Essais/édition Musart, 1847/08

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 49-52).
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CHAPITRE VIII.

du parler, prompt ou tardif.

Onc ne furent à tous toutes grâces données :

Aussi voyons-nous qu’au don d’éloquence les uns ont la facilité et la promptitude, et, ce qu’on dit, le boutehors si aisé, qu’à chaque bout de champ ils sont prêts ; les autres, plus tardifs, ne parlent jamais qu’élaboré et prémédité.

Comme on donne des règles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps selon l’avantage de ce qu’elles ont le plus beau, si j’avais à conseiller de même en ces deux divers avantages de l’éloquence, de laquelle il semble en notre siècle que les prêcheurs et les avocats fassent principale profession, le tardif serait mieux prêcheur, ce me semble, et l’autre, mieux avocat, parce que la charge de celui-là lui donne autant qu’il lui plaît de loisir pour se préparer, et puis sa carrière se passe d’un fil et d’une suite sans interruption, là où les commodités de l’avocat le pressent à toute heure de se mettre en lice ; et les réponses imprévues de sa partie adverse le rejetent de son branle, où il lui faut sur-le-champ prendre nouveau parti. Si est-ce qu’à l’entrevue du pape Clément et du roi François à Marseille, il advint, tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourri au barreau, en grande réputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l’ayant de longue main pour pensée, voire, à ce qu’on dit, apportée de Paris toute prête, le jour même qu’elle devait être prononcée, le Pape craignant qu’on lui tînt propos qui pût offenser les ambassadeurs des autres princes qui étaient autour de lui, manda au Roi l’argument qui lui semblait être le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune tout autre que celui sur lequel monsieur Poyet s’était travaillé ; de façon que sa harangue demeurait inutile, et lui en fallait promptement refaire une autre ; mais s’en sentant incapable, il fallut que monsieur le cardinal du Bellay en prît la charge.

La part de l’avocat est plus difficile que celle du prêcheur ; et nous trouvons pourtant, ce m’est avis, plus de passables avocats que prêcheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l’esprit d’avoir son opération prompte et soudaine, et plus le propre du jugement de l’avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s’il n’a loisir de se préparer, et celui aussi à qui le loisir ne donne avantage de mieux dire, sont en pareil degré d’étrangeté.

On récite de Severus Cassius, qu’il disait mieux sans y avoir pensé ; qu’il devait plus à la fortune qu’à sa diligence ; qu’il lui venait à profit d’être troublé en parlant ; et que ses adversaires craignaient de le piquer, de peur que la colère ne lui fît redoubler son éloquence. Je connais par expérience cette condition de nature, qui ne peut soutenir une véhémente préméditation et laborieuse : si elle ne va gaiment et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d’aucuns ouvrages qu’ils puent l’huile et la lampe, pour certaine âpreté et rudesse que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la sollicitude de bien faire, et cette contention v de l’âme trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l’empêche ; ainsi qu’il advient à l’eau qui, par force de se presser, de sa violence et abondance ne peut trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature de quoi je parle, il y a quand et quand aussi cela, qu’elle demande à être non pas ébranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colère de Cassius (car ce mouvement serait trop âpre) ; elle veut être non pas secouée, mais sollicitée ; elle veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes et fortuites ; si elle va toute seule, elle ne fait que traîner et languir ; l’agitation est sa vie et sa grâce. Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hasard y a plus de droit que moi ; l’occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit que je n’y trouve lorsque je le sonde et emploie à part moi. Ainsi les paroles en valent mieux que les écrits, s’il y peut avoir choix où il n’y a point de prix. Ceci m’advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par inquisition de mon jugement. J’aurai élancé quelque subtilité en écrivant (j’entends bien, mornée[1] pour un autre, affilée pour moi : laissons toutes ces honnêtetés ; cela se dit par chacun selon sa force) : je l’ai si bien perdue que je ne sais ce que j’ai voulu dire ; et l’étranger l’a découverte parfois avant moi. Si je portais le rasoir partout où cela m’advient, je me déferais tout. Le rencontre m’en offrira le jour quelque autre fois, plus apparent que celui du midi, et me fera étonner de mon hésitation.


  1. C’est-à-dire émoussée", sans pointe.