Essais/édition Musart, 1847/09

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 52-55).
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CHAPITRE IX.

de la constance.

La loi de la résolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu’il est en notre puissance, des maux et inconvénients qui nous menacent, ni par conséquent d’avoir peur qu’ils nous surprennent ; au rebours, tous moyens honnêtes de se garantir des maux, sont non-seulement permis, mais louables ; et le jeu de la constance se joue principalement à porter de pied ferme les inconvénients où il n’y a point de remède. De manière qu’il n’y a souplesse de corps ni mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s’il sert à nous garantir du coup qu’on nous rue.

Plusieurs nations très-belliqueuses se servaient, en leurs faits d’armes, de la fuite, pour avantage principal, et montraient le dos à l’ennemi plus dangereusement que leur visage ; les Turcs en retiennent quelque chose, et Socrate, en Platon, se moque de Lachès qui avait défini la fortitude : « Se tenir ferme en son rang contre les ennemis. » « Quoi, fit-il, serait-ce donc lâcheté de les battre en leur faisant place ? » et lui allègue Homère, qui loue en Ænéas la science de fuir. Et parce que Lachès, se ravisant, avoue cet usage aux Scythes et enfin généralement à tous gens de cheval, il lui allègue encore l’exemple des gens de pied lacédémoniens, nation sur toutes duite à combattre de pied ferme, qui, en la journée de Platée, ne pouvant ouvrir la phalange persienne, s’avisèrent de s’écarter et sier[1] arrière, pour, par l’opinion de leur fuite, faire rompre et dissoudre cette masse en les poursuivant, par où ils se donnèrent la victoire.

Touchant les Scythes, on dit d’eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu’il manda à leur roi force reproches, pour le voir toujours reculant devant lui et gauchissant la mêlée. À quoi Indathyrses, car ainsi se nommait-il, fit réponse : « Que ce n’était pour avoir peur de lui ni d’homme vivant ; mais que c’était la façon de marcher de sa nation, n’ayant ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, et à craindre que l’ennemi en pût faire profit ; mais s’il avait si grande faim d’y mordre, qu’il approchât pour voir le lieu de leurs anciennes sépultures, et que là il trouverait à qui parler tout son soûl. »

Toutefois aux canonnades, depuis qu’on leur est planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est messéant de s’ébranler pour la menace du coup ; d’autant que, par sa violence et vitesse, nous le tenons inévitable ; et y en a maint un qui, pour avoir haussé la main et baissé la lête, en a, pour le moins, apprêlé à rire à ses compagnons. Si est-ce qu’au voyage que l’empereur Charles cinquième lit contre nous en Provence, le marquis de Guast étant allé reconnaître la ville d’Arles, et s’étant jeté hors du couvert d’un moulin à vent, à la faveur duquel il s’était approché, fut aperçu par les seigneurs de Bonneval et sénéchal d’Agenois, qui se promenaient sur le théâtre aux arènes : lesquels l’ayant montré au sieur de Villiers, commissaire de l’artillerie, il braqua si à propos une couleuvrine, que, sans ce que ledit marquis, voyant mettre le feu, se lança à quartier, il fut tenu qu’il en avait dans le corps. Et de même quelques années auparavant, Laurent de Médicis, duc d’Urbin, père de la reine mère du roi[2], assiégeant Mondolfc, place d’Italie, aux terres qu’on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce qui le regardait, bien lui servit de faire la cane ; car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, lui donnait sans doute dans l’estomac. Pour en dire le vrai, je ne crois pas que ces mouvements se lissent avec discours ; car quel jugement pouvez-vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine ? et est bien plus aisé à croire que la fortune favorisa leur frayeur, et que ce serait moyen une autre fois aussi bien pour se jeter dans le coup, que pour l’éviter. Je ne me puis défendre, si le bruit éclatant d’une arquebusade vient à me frapper les oreilles à l’imprévu, en lieu où je ne dusse pas attendre, que je n’en tressaille ; ce que j’ai vu advenir à d’autres qui valent mieux que moi.

Ni n’entendent les stoïciens que l’âme de leur sage puisse résister aux premières visions et fantaisies qui lui surviennent ; mais comme à une subjection naturelle, consentent qu’il cède au grand bruit du ciel ou d’une ruine, pour exemple, jusqu’à la pâleur et contraction ; ainsi aux autres passions, pourvu que son opinion demeure sauve et entière, et que l’assiette de son discours n’en souffre atteinte ni altération quelconque, et qu’il ne prête nul consentement à son effroi et souffrance. De celui qui n’est pas sage, il en va de même en la première partie, mais tout autrement en la seconde ; car l’impression des passions ne demeure pas en lui superficielle ; mais va pénétrant jusqu’au siége de sa raison, l’infectant et la corrompant ; il juge selon icelles, et s’y conforme.


  1. Sier, pour se placer.
  2. Catherine de Médicis, mère de François II, de Charles IX et de Henri III, alors régnant.