Essais sur le régime des castes/Introduction

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INTRODUCTION

ESSENCE ET RÉALITÉ DU RÉGIME DES CASTES


Le régime des castes est-il un phénomène universel, commun à toutes les civilisations, ou un phénomène unique, particulier à l’Inde ? Et quelle parenté relie ce régime aux formes sociales analogues, à la ghilde, au clan, à la classe ?

Pour délimiter le champ de notre recherche, c’est à ces questions qu’il nous faut répondre d’abord.


I. – Définition du régime des castes.

L’abbé Dubois, dans ses précieuses observations sur les Mœurs, institutions et cérémonies du peuple de l’Inde[1], s’efforçait d’établir que la division en castes était commune à la plupart des anciennes nations. De même Max Müller, dans son article sur la caste[2], démontrait l’universalité des différences ethniques, des oppositions politiques, des spécialisations professionnelles sur lesquelles, suivant lui, repose tout le régime. « L’antipathie entre le Saxon et le Celte, entre la noblesse et la bourgeoisie, la distinction du financier et du savetier, tout cela existe encore, et semble presque indispensable au développement normal de toute société. » Des indications analogues ne manquent pas dans les ouvrages plus récents. « C’est une grave erreur, dit W. Crooke, que de croire que la caste est particulière à l’Inde et liée d’une manière intime à la religion hindoue[3]. » Il n’est pas rare que les voyageurs, en décrivant les usages hindous, les rapprochent de leurs équivalents européens : ils rappellent qu’entre la répugnance du brahmane pour le paria et la répugnance du lord pour le balayeur, il n’y a pas de différence de nature[4].

Inversement, l’auteur dont les réflexions ont le plus puissamment contribué à renouveler tout le problème, M. Senart[5], insiste sur l’idée que la caste est un phénomène essentiellement hindou ; cette idée est le pivot de son argumentation. En présentant ses recherches sur l’ethnographie du Bengale[6], M. Risley mettait de même en évidence l’originalité des subdivisions de la société hindoue.

Entre ces affirmations contraires comment opter ? Le choix dépendra naturellement de la façon dont on définira le régime en question. La Révolution est-elle socialiste ? Les sociétés primitives sont-elles égalitaires ? La réponse tient à l’idée qu’on se fait du socialisme et de l’égalitarisme. Faute de définition préalable, la discussion tournera sans fin. Force nous est donc de commencer par construire la notion du régime des castes.

Si nous consultons l’usage courant, le mot de caste semble éveiller d’abord l’idée d’une spécialisation héréditaire. Le fils du forgeron sera forgeron, comme le fils du guerrier sera guerrier. Pour la répartition des tâches il sera tenu compte, non des vœux exprimés ou des aptitudes manifestées par l’individu, mais seulement de sa filiation. Race et métier sont accouplés. Nul autre que le fils ne peut continuer la profession du père, et le fils ne peut choisir d’autre profession que celle de son père. Les professions sont pour les familles comme autant de monopoles obligatoires ; l’exercice en est pour les enfants non seulement un droit, mais un devoir de naissance. Il faut que cet esprit règne dans une société pour que nous disions qu’elle est soumise au régime des castes.

Mais cela suffit-il ? Il faut en outre, à ce qu’il nous semble, que nous distinguions dans cette société des niveaux, des étages, une hiérarchie. Le mot de caste ne fait pas seulement penser aux travaux héréditairement divisés, mais aux droits inégalement répartis. Qui dit caste ne dit pas seulement monopole, mais privilège. Par le fait de sa naissance, tel individu paie de lourds impôts ; tel autre y est soustrait. Devant la justice celui-ci « vaut » cent sous d’or, celui-là cinquante. L’anneau d’or, la robe rouge ou le cordon jaune que porte l’un sont rigoureusement interdits à l’autre. Leur « statut » personnel est déterminé, pour la vie, par le rang du groupe auquel ils appartiennent. On dira que ces inégalités sont l’œuvre du régime des castes.

Un autre élément nous paraît nécessaire à sa définition. Quand nous déclarons que l’esprit de caste règne dans une société, nous entendons que les différents groupes dont cette société est composée se repoussent au lieu de s’attirer, que chacun d’eux se replie sur lui-même, s’isole, fait effort pour empêcher ses membres de contracter alliance, ou même d’entrer en relation avec les membres des groupes voisins. Un homme refuse systématiquement de chercher femme en dehors de son cercle traditionnel ; bien plus, il repousse tout aliment préparé par d’autres que par ses congénères ; le seul contact des « étrangers », pense-t-il, est quelque chose d’impur et de dégradant. Cet homme obéit à l’ « esprit de caste ». Horreur des mésalliances, crainte des contacts impurs, répulsion à l’égard de tous ceux dont on n’est pas parent, tels nous paraissent être les signes caractéristiques de cet esprit. Il nous semble fait pour émietter les sociétés qu’il pénètre ; il les partage non seulement en quelques couches superposées, mais en une multitude de fragments opposés ; il dresse leurs groupes élémentaires les uns en face des autres, séparés par une répulsion mutuelle.

Répulsion, hiérarchie, spécialisation héréditaire, l’esprit de caste réunit ces trois tendances. Il faut les retenir toutes trois si l’on veut obtenir une définition complète du régime des castes. Nous dirons qu’une société est soumise à ce régime si elle est divisée en un grand nombre de groupes héréditairement spécialisés, hiérarchiquement superposés, et mutuellement opposés — si elle ne tolère en principe ni parvenus, ni métis, ni transfuges de la profession — si elle s’oppose à la fois aux mélanges de sangs, aux conquêtes de rangs et aux changements de métiers.

Que cette définition ne fasse pas violence à l’usage courant du mot, on s’en rendra compte, si on la rapproche d’un certain nombre de définitions reçues. La plupart mettent en évidence la liaison de l’idée de caste avec l’idée de spécialisation héréditaire. « La caste est essentiellement héréditaire, dit Guizot[7] : c’est la transmission de la même situation, du même pouvoir de père en fils. Là où il n’y a pas d’hérédité, il n’y a pas de caste. » Suivant Ampère[8], trois conditions sont essentielles à l’existence d’une caste : « s’abstenir de certaines professions qui lui sont étrangères, se préserver de toute alliance en dehors de la caste, continuer la profession qu’on a reçue de ses pères. »

À la répartition héréditaire des métiers, on ajoute souvent, pour définir le régime des castes, l’inégalité des droits. Le régime des castes, d’après James Mill[9], c’est « la classification et la distribution des membres d’une communauté en un certain nombre de classes ou d’ordres pour l’accomplissement de certaines fonctions, les uns devant jouir de certains privilèges, et les autres supporter certaines charges ». « Trois éléments constituent la caste, dit Burnouf[10] ; le partage des fonctions entre les hommes, leur transmission héréditaire et la hiérarchie. »

D’autres définitions posent comme essentiel au régime des castes cet esprit de division que nous notions en troisième lieu. « La caste, d’après Senart[11], est un organisme de sa nature circonscrit et séparatiste. La classe et la caste ne se correspondent ni par l’étendue, ni par les caractères, ni par les tendances natives. Chacune, parmi les castes mêmes qui se rattachent à une seule classe, est nettement distinguée de ses congénères ; elle s’en isole avec une âpreté que ne désarme aucun souci d’une unité supérieure. La classe sert des ambitions politiques ; la caste obéit à des scrupules étroits, à des coutumes traditionnelles, tout au plus à certaines influences locales, qui n’ont d’ordinaire aucun rapport avec les intérêts de classe. Avant tout, la caste s’attache à sauvegarder une intégrité dont la préoccupation se montre ombrageuse jusque chez les plus humbles. » « Au point de vue social et politique, lit-on dans un rapport anglais[12], la caste c’est la division, la haine, la jalousie, la défiance entre voisins. »

La plupart de ces définitions n’ont qu’un défaut, qui est leur étroitesse. Elles mettent en lumière l’un ou l’autre des aspects du régime à définir ; mais aucun d’eux ne doit être laissé dans l’ombre. C’est en tenant sous les yeux les trois éléments constitutifs de la caste qu’il nous faut rechercher à quelles civilisations elle s’est imposée, et avec quelles formes sociales elle est apparentée.


II. – Réalité du régime des castes

Si, pour retrouver le régime des castes parmi les réalités historiques, on se laisse guider par cette définition intégrale, on s’apercevra sans doute, au premier coup d’œil, qu’autant il est aisé de reconnaître, ici ou là, des éléments et comme des membres épars de ce régime, autant il est difficile de le rencontrer complet, parfait, pourvu de tous ses organes. S’il est peu de civilisations où l’une ou l’autre de ses tendances caractéristiques ne se glisse, il en est peu aussi où toutes trois réunies s’épanouissent librement.

Il est clair, par exemple, que l’on peut aisément relever, jusque dans notre civilisation occidentale contemporaine, certaines traces de l’esprit de caste. Là aussi se rencontrent l’horreur des mésalliances et la crainte des contacts impurs. La statistique des mariages montre que s’il y a des professions dont les membres s’allient volontiers, il en est beaucoup entre lesquelles les alliances sont très rares[13]. Nombre de coutumes prouvent que les différents « mondes » n’aiment pas à se mêler ; c’est ainsi que certains quartiers, certains cafés, certaines écoles sont fréquentés exclusivement par certaines catégories de la population[14]. Que ces distinctions correspondent encore, en gros, aux degrés d’une hiérarchie, il est difficile de le contester. Si les lois n’avouent plus l’existence des classes, les mœurs la manifestent clairement : elles sont loin d’attribuer aux différentes catégories de citoyens le même coefficient de « considération » ; et cette considération se traduit, sinon par des privilèges déclarés, au moins par des avantages indéniables[15]. La spécialisation héréditaire, enfin, est loin d’avoir complètement disparu. Il y a toujours des villages où la même industrie s’exerce depuis des siècles[16] ; le nombre des métiers monopolisés par telle ou telle race est encore considérable[17] ; et les cas où le père transmet, avec sa fortune, sa profession à son fils, semblent de plus en plus fréquents[18].

Pour nombreux que soient ces indices, personne ne soutiendra que le régime des castes domine notre civilisation. Elle s’en éloigne à chaque pas qu’elle fait. Que l’on analyse les réformes juridiques, politiques, économiques qu’elle a opérées depuis l’ère moderne ; on ne pourra méconnaître qu’elle obéit, plus ou moins lentement, mais sûrement, aux exigences des idées égalitaires[19]. Les habitudes qui rappellent le régime des castes, alors même qu’elles subsistent en fait, n’obtiennent plus la consécration du droit. De plus en plus elles seront classées comme des survivances.

Est-ce à dire qu’il suffirait de nous retourner vers notre moyen-âge pour retrouver le régime des castes ? Certes, à mesure que nous remontons vers le passé, les divisions de la société nous apparaissent plus tranchées. Entre ses couches superposées, les distances sont marquées non pas seulement par les mœurs, mais par les lois ; les professions sont plus fréquemment monopolisées par les familles. Toutefois, que l’organisation sociale du moyen-âge soit loin de correspondre exactement au régime que nous avons défini, on s’en rendra aisément compte si l’on se rappelle les caractères sociologiques des deux puissances qui ont régné sur lui, le clergé catholique et la noblesse féodale.

On a souvent dit du clergé qu’il constituait une caste. Mais, ainsi que le remarque justement Guizot[20], l’expression est alors essentiellement inexacte. Si l’idée d’hérédité est inhérente à l’idée de caste, le mot de caste ne peut être appliqué à l’Église chrétienne, puisque ses magistrats ne doivent être que des célibataires. Là où les fonctions, bien loin d’être réservées par les pères à leurs fils, sont distribuées entre des hommes qui ne peuvent descendre de leurs prédécesseurs, là où la cooptation remplace l’hérédité, il peut bien y avoir esprit de corps ; mais les corps ne sont pas des castes. En fait, par son mode de recrutement, le clergé servait indirectement des idées contraires à celles sur lesquelles le régime des castes s’appuie ; une Église qui pouvait transformer des esclaves en pontifes, et élever le fils d’un pâtre au-dessus des rois, opérait ainsi des espèces de rédemptions sociales qui, plus encore que ses dogmes, étaient des leçons d’égalité[21].

De même, une grande distance sépare le régime féodal du régime des castes proprement dit. Et d’abord, dans la mesure où le régime féodal obéit à ce principe, que « la condition de la terre emporte celle de l’homme », il contrarie le principe du régime des castes. Car il cesse alors de déterminer la situation des personnes par leur naissance, il introduit des bouleversements dans la hiérarchie héréditaire. Du jour au lendemain, par cela seul qu’une conquête ou un contrat le rend maître d’une terre, un homme peut se trouver élevé d’un degré sur l’échelle sociale. Ajoutons que lorsqu’un même homme est possesseur de plusieurs fiefs, sa situation devient ambiguë ; vassal des uns, suzerain des autres, son rang social cessera d’être nettement défini. Un pareil système n’aboutit pas à une hiérarchie stricte.

D’un autre côté, « l’émiettement féodal » n’empêchait-il pas les individus de s’agglomérer pour former des castes ? Chaque seigneur vit sur ses terres et gouverne pour son propre compte un certain nombre d’hommes qui ne dépendent que de lui ; la féodalité n’est donc pas constituée par une superposition de collectivités, mais bien plutôt par une « collection de despotismes individuels[22] ». En ce sens, on a pu soutenir sans paradoxe que, comme l’Église fut, par certaines de ses tendances, une école d’égalité, la féodalité fut une école d’indépendance. Son organisation se prêtait à l’individualisme. Elle ne découpait pas la société en petits corps compacts, et se repoussant les uns les autres. Elle ne la fragmentait pas en castes.


Pas plus que notre moyen-âge, l’antiquité classique ne nous offrirait une image exacte du régime cherché.

Certes, une hiérarchie stricte a longtemps marqué les rangs dans la cité. Sans parler des esclaves, on sait quelles inégalités religieuses, juridiques et politiques séparent le plébéien du patricien. La spécialisation héréditaire n’est pas inconnue ; on rencontre souvent dans l’histoire grecque des familles de médecins, ou des familles de prêtres[23] ; à Athènes, les noms des quatre tribus ioniennes sont des noms de professions[24]. Il n’est pas douteux enfin que les groupes élémentaires qui devaient composer la cité font effort pour ne pas se mêler : aussi longtemps qu’il peut, fidèle au culte des ancêtres, le γένος s’isole et se rétracte.

Mais c’était précisément la destinée et comme la mission de la cité antique que de surmonter toutes ces tendances. La spécialisation héréditaire – si tant est qu’elle ait jamais été de règle[25], – y est vite devenue une exception. L’organisation hiérarchique n’y devait pas aboutir à la superposition de groupes opposés. En effet, tant que la cité reste une collection de γένη, les inférieurs ne forment pas de groupes à part : esclaves ou clients, ils appartiennent à une famille ; ils font partie du même corps que l’eupatride[26]. Plus tard, quand une plèbe indépendante s’est constituée, elle supporte impatiemment d’être regardée comme une société inférieure. Elle impose à la cité des divisions nouvelles qui, venant chevaucher sur les divisions anciennes, forcent les citoyens à se mêler. Agglomérés ici par dèmes, et là classés suivant leur fortune ou d’après leur armement, ils ne peuvent rester groupés par clans. Progressivement et comme méthodiquement, l’isonomie, l’iségorie, l’isotimie sont conquises. Les réformateurs passent et repassent, pour les effacer, sur les sillons tracés par les divisions primitives.

Ainsi, dès l’antiquité, la civilisation occidentale répugne au régime que nous avons défini.


Combien, d’ailleurs, il est difficile de le rencontrer parfait et comme à l’état pur, nous le prouverons, mieux que par une revue générale des civilisations, si nous examinons un « cas privilégié ». – On prend souvent la civilisation égyptienne pour le type d’une civilisation soumise au régime des castes ; essayons donc d’y retrouver la spécialisation héréditaire, la hiérarchie stricte, l’opposition tranchée des groupes.

Si l’on s’en fie au témoignage de l’antiquité, le doute semble impossible. Les Égyptiens, nous dit Hérodote[27], sont divisés en sept γένη : prêtres, guerriers, bouviers, porchers, marchands, interprètes et pilotes. Seuls les prêtres et les guerriers jouissent de marques de distinction ; des terres spéciales leur sont réservées ; ils sont exempts de toutes charges[28]. Mais, comme le reste de la population, ils sont rivés à la profession de leurs ancêtres. Si quelqu’un des prêtres meurt, il est remplacé par son fils[29]. Les guerriers n’ont le droit de pratiquer aucun autre métier que celui des armes, qu’ils exercent de père en fils[30].

Diodore n’est pas moins explicite. Il rappelle que les terres sont divisées en trois parts : celle des prêtres, celle des rois, celle des soldats[31]. Quant aux ordres συντάγματα inférieurs à ces ordres privilégiés – ceux des pasteurs, des laboureurs et des artisans – ils ne peuvent s’occuper des affaires publiques, ni pratiquer aucun autre métier que le métier traditionnel de leur famille. Et Diodore ne nous présente pas seulement cette spécialisation comme une habitude : elle est, suivant lui, commandée par les lois[32].

Les découvertes modernes confirment-elles les renseignements des anciens ? Cela semble au premier abord indubitable. Le décret trilingue de Rosette montre les terres divisées, comme l’indiquait Hérodote, en terres sacrées, terres militaires et terres royales. D’autres documents, comme le décret de Canope, témoignent des privilèges réservés aux classes sacerdotale et guerrière[33]. D’un autre côté, nombre d’inscriptions prouvent qu’il existait, à tous les étages de la société, de véritables dynasties. On possède les cercueils d’une trentaine de générations de prêtres, attachés au Montou Thébain[34] : ils appartenaient presque tous à deux ou trois familles qui se mariaient entre elles ou prenaient femme chez les prêtres d’Ammon. On connaît une famille d’architectes du roi qui conserva la charge pendant plusieurs siècles, sous toutes les dynasties égyptiennes. On possède, en démotique, tous les contrats et papiers d’une famille de choachytes thébains, depuis le règne de Tabraka (680 avant J.-C.) jusqu’à l’occupation romaine : comme leurs plus lointains ancêtres, les petits-fils sont de pauvres ouvriers. Ce sont des faits de ce genre qui amènent M. Revillout à conclure[35] que les anciens avaient bien vu l’Égypte et que le régime des castes y régnait.

Regardons-y cependant de plus près. La division des tâches ne semble pas avoir été toujours et partout aussi nette qu’on le croyait. Les fonctions sacerdotales et militaires ne s’excluaient pas. On possède le sarcophage d’un prêtre de la déesse Athor, lequel était, en même temps que prêtre, commandant d’infanterie[36]. La spécialisation n’était donc pas absolue ; le cumul des professions n’était pas interdit. Du moins leur transmission par l’hérédité était-elle vraiment prescrite ? En fait, nous constatons bien que le fils d’un pontife a le plus souvent sa place marquée dans le temple, que le fils d’un scribe entre à son tour dans les bureaux. Mais ces faits, pour nombreux qu’ils soient, s’ils prouvent que « le népotisme est aussi vieux que les pyramides[37] », ne suffisent pas à prouver que la transmission des métiers de père en fils était de droit[38].

On a d’ailleurs la preuve positive que l’homme n’était pas enfermé pour jamais dans la situation de son père. Non seulement, aux temps démotiques, on voit apparaître une sorte de classe bourgeoise[39] dont les membres ne semblent astreints à aucune profession particulière, mais encore, dès la haute époque, le nombre des « parvenus » est considérable. Le fameux Amten était fils d’un pauvre scribe. Placé lui-même dans un bureau des subsistances, il devient crieur et taxateur des colons, puis chef des huissiers, maître crieur, directeur de tout le lin du roi ; bientôt placé à la tête d’un village, puis d’une ville, puis d’un nome, il finit par être primat de la Porte occidentale. Il meurt comblé d’honneurs, possesseur de plusieurs fiefs, ayant doté sa famille et placé ses fils[40]. L’exemple montre que la hiérarchie sociale était loin d’être pétrifiée. Le pouvoir du roi pouvait bouleverser les situations traditionnelles. Il est à remarquer que si dans la féodalité égyptienne la transmission héréditaire des terres et des titres est de règle, il faut, pour qu’un baron soit reconnu tel, qu’à l’hérédité s’ajoute l’investiture du Pharaon. En donnant des terres ou des charges, il peut créer des nobles[41]. Il y a là des faits de mobilité sociale difficilement compatibles avec la rigidité du régime des castes.

Ajoutons que rien ne permet d’affirmer que cet esprit de division et d’opposition mutuelle, qui nous a paru être un élément constitutif du régime des castes, ait dominé dans la société égyptienne. Nous n’avons pas la preuve positive qu’un système de prohibitions ait longtemps isolé ses groupes élémentaires. Au contraire on a justement remarqué que l’Égypte est un des pays où l’organisation administrative a le plus vite effacé les divisions spontanées de la population. Les nécessités de la culture commune y devaient faire oublier les répugnances de clans : le Nil, a-t-on dit, exigeait l’unité[42]. Quelle qu’en soit la raison, il est certain que l’histoire de la civilisation égyptienne ne nous révèle pas cette invincible résistance à l’unification qui caractérise le régime des castes. Il devait se heurter, dans notre civilisation occidentale, à la puissance de la démocratie ; dans la civilisation égyptienne, c’est une monarchie forte qui entrave son développement.


III. – Le régime des castes en Inde.

Ce régime rencontre-t-il, dans la civilisation hindoue, des obstacles analogues ? Ou au contraire y verrons-nous enfin, librement épanouies, en pleine terre, ses trois tendances essentielles ?

Nous constaterons d’abord que nulle part la spécialisation n’est poussée plus loin qu’en Inde. Certes, les métiers différenciés y sont moins nombreux que dans notre civilisation contemporaine. Pour qu’une société compte plus de dix mille professions et voie leur nombre s’accroître de plus de quatre mille en treize ans[43], il faut qu’elle possède une industrie « scientifique », seule capable de multiplier et de varier, en même temps que les besoins, les moyens de production. L’Inde, tant qu’elle est restée livrée à elle-même, n’a pas connu ces progrès.

Mais si ses procédés de production sont demeurés relativement simples, au moins a-t-elle autant que possible divisé les tâches entre des corps différents. On n’a, pour s’en rendre compte, qu’à relever le nombre des sous-groupes dont chacun des grands groupes professionnels est composé. C’est ainsi que l’on distinguera 6 castes de commerçants, 3 de scribes, 40 de paysans, 24 de journaliers, 9 de pasteurs et chasseurs, 14 de pêcheurs et mariniers, 12 d’artisans divers, charpentiers, forgerons, orfèvres, potiers, 13 de tisserands, 13 de fabricants de liqueurs, 11 de domestiques[44]. Et sans doute, ces subdivisions internes ne correspondent pas toutes à des distinctions professionnelles. Mais, dans nombre de cas, ce qui distingue une caste de ses congénères, c’est qu’elle s’abstient de certains procédés, n’utilise pas les mêmes matériaux, ne façonne pas les mêmes produits.

Dans les légendes bouddhiques, on distingue les différentes castes de pêcheurs d’après les instruments dont elles se servent, ou d’après les poissons qu’elles pêchent[45]. Dans le groupe du vêtement, les ouvriers en turbans ne veulent avoir rien de commun avec les ouvriers en ceintures. Dans le groupe du cuir, il y a une caste pour fabriquer la chaussure, une autre pour la réparer, une autre pour façonner les outres[46]. On ne voit pas, nous dit-on, le même homme pousser la charrue et paître les bestiaux[47]. Parmi les clans Ghosis, il y en a qui gardent les vaches et ne vendent que du lait ; d’autres achètent le lait et vendent le beurre[48]. Les Kumhars d’Orissa sont divisés en Uria Kumhars, qui travaillent debout et font de grands vases, et Kattya Kumhars, qui tournent la roue assis et font de petits pots[49]. Le coolie qui porte un fardeau sur la tête refuserait de le charger sur ses épaules ; celui qui use de la perche n’use pas du havre-sac. Les différentes castes de domestiques ont chacune leur emploi propre ; et chacune refuserait énergiquement de s’acquitter de l’emploi des autres[50]. Du haut en bas de la société hindoue, le cumul des fonctions est interdit en principe.

Les changements de fonctions ne sont pas moins illicites. Les travaux sont divisés une fois pour toutes ; et chacun, par sa naissance, a sa tâche marquée. L’hérédité des professions est la règle, et l’a été dès la plus haute Antiquité. C’est ce trait qui frappe les voyageurs mahométans qui visitèrent l’Inde au IXe siècle[51]. « Dans tous ces royaumes… il y a des familles de gens de lettres, de médecins et d’ouvriers employés à la construction des maisons, et on ne trouve personne dans les autres familles qui fasse profession des mêmes arts. » Dans les Jâtakas, qui nous laissent apercevoir quelques traits de la société hindoue du VIe siècle, l’expression « fils d’un conducteur de caravanes » signifie conducteur de caravanes ; « fils d’un forgeron » signifie forgeron[52], des familles de potiers, des familles de tailleurs de pierres sont désignées ; allusion est faite à des rues, à des villages où certains métiers sont localisés de père en fils[53].

Strabon notait déjà[54] que chaque classe, en Inde, a son métier spécial. Les noms mêmes des castes, dont la plupart sont des noms de professions, prouveraient suffisamment l’ancienneté de la spécialisation hindoue[55].

Et sans doute cette règle supporte bien des exceptions. Ne parlons pas des changements de profession tout récents, qui poussent nombre de gens de toutes castes vers l’administration ou vers l’agriculture[56] : ils résultent des secousses que l’invasion anglaise fait subir à la tradition hindoue. Mais de tout temps, les Brahmanes se sont ouvert toutes espèces de professions. Bien loin qu’ils se confinent dans l’étude des livres sacrés, on en voit qui sont laboureurs, soldats, commerçants, cuisiniers[57]. « Pour son ventre il faut jouer bien des rôles », disait l’un d’eux à l’abbé Dubois[58].

Leur supériorité même leur réserve plus de possibilités qu’au commun des mortels. Il est vrai que cette supériorité implique la pureté, et que le souci de rester pur exclut bien des modes d’action. La doctrine de l’Ahimsa, qui défend de blesser la moindre créature vivante, n’interdit-elle pas au prêtre d’éventrer le sol avec le soc de la charrue[59] ? En fait, devant les nécessités matérielles, il fallait bien faire fléchir la rigidité de ces prohibitions. La théorie même en prit son parti : les codes brahmaniques reconnaissent au Brahmane le droit de pratiquer différents métiers en cas de détresse. Si Manou lui interdit formellement le commerce des liqueurs et des parfums, de la viande et de la laine, il lui permet le service militaire, le labour, le soin des troupeaux, un certain nombre d’entreprises commerciales.

À leur tour les membres des autres castes, que ces mêmes codes prétendaient river à l’occupation traditionnelle, devaient prendre, à l’exemple des Brahmanes, plus d’une liberté à l’égard de la règle. Nous notions tout à l’heure que les noms de castes sont d’ordinaire d’anciens noms de professions. Mais ajoutons qu’il est relativement rare que la profession exercée aujourd’hui par une caste soit celle que son nom désigne. Les Atishbaz sont bien, comme leur nom l’indique, artificiers, et les Nalbands maréchaux-ferrants[59]. Mais il n’est pas vrai que tous les Chamars soient aujourd’hui tanneurs, les Ahirs pasteurs, les Banjaras porteurs, les Luniyas fabricants de sel. Les Baidyas forment, suivant la tradition, la caste des médecins. cins. Or, c’est à peine si le tiers d’entre eux pratiquent la médecine : beaucoup sont maîtres d’école, fermiers, intendants[60]. Parmi les Sunris, que la tradition désigne comme les fabricants de liqueurs, on trouve, dans certaines provinces, des charpentiers et des couvreurs, ailleurs des marchands de grain. Si les Doms sont pêcheurs en Assam, ils sont cultivateurs en Kachmir, et maçons en Kumaon[61]. Les Kansaris et les Sankaris sont employés comme domestiques, bien qu’ils appartiennent théoriquement aux castes commerçantes[62]. Chez les Kaibarttas du Bengale, si les Mechos sont restés pêcheurs conformément à la tradition, les Hélos sont passés à la culture[63]. On compte d’ailleurs aujourd’hui beaucoup plus de cultivateurs et beaucoup moins de pasteurs qu’il ne devrait y en avoir si les divisions consacrées étaient respectées[64]. Le système de la spécialisation héréditaire comporte donc, en Inde, beaucoup plus de mobilité qu’on pouvait le croire à première vue[65].

Mais remarquons d’abord que cette mobilité est collective bien plutôt qu’individuelle. On voit rarement un fils, pour obéir à sa vocation propre, quitter le métier de ses ancêtres et chercher seul sa voie[66]. Ce sont plutôt des groupes qui se détachent de l’ensemble pour prendre possession d’une profession nouvelle ; mais à l’intérieur du groupe détaché, la règle ne cesse pas d’être en vigueur : les fils continuent normalement l’œuvre des pères. Ajoutons que si, en fait, les changements de métiers ne sont pas rares, ils restent en droit illicites et comme scandaleux. Lorsqu’il s’agissait de l’Égypte, nous avons observé que le fait ne prouvait pas le droit. Que les fils exercent le plus souvent, en Égypte, le métier des pères, cela ne prouve pas que la spécialisation héréditaire soit une règle pour la société égyptienne. Nous pouvons faire ici un raisonnement analogue et inverse. Que les fils n’exercent pas toujours la profession des pères, cela ne prouve pas que la spécialisation héréditaire ne soit pas une règle pour la société hindoue. Nous l’induirons légitimement, si nous constatons qu’une certaine sanction est attachée aux changements de profession, et qu’ils ne vont pas sans une sorte de dégradation sociale.

On nous dira que les Brahmanes, quoique exerçant les métiers les plus différents, restent universellement respectés. Mais d’abord la situation particulière qui leur est faite dans la société hindoue explique qu’ils échappent à la sanction commune : le Brahmane est toujours, en un certain sens, au-dessus de la loi. D’ailleurs il n’est pas exact que le Brahmane conserve, dans toutes les situations, le même prestige : on respecte le pandit tout autrement que le cuisinier. Quant à la masse des castes non brahmaniques, il est entendu qu’un changement de métier avoué, étant une dérogation aux normes essentielles de l’organisation sociale, entraîne une déchéance[67]. Lorsque les membres d’une caste changent de profession, ils s’en cachent, ou ils cherchent à se justifier par quelque légende[68] ; ils se sentent atteints par le blâme de l’opinion.

Elle n’aime pas les évadés, même lorsque l’évasion a été le point de départ d’une ascension dans l’ordre économique. Certains Sunris se sont élevés de la situation de fabricants de liqueurs à celle de grands commerçants. Ils s’appellent désormais Shahas et repoussent toute alliance avec ceux qui ont conservé l’occupation traditionnelle de la caste. Vains efforts : ces parvenus continuent d’être tenus en médiocre estime. Inversement, celui qui conserve pieusement la profession, même basse, même impure, de ses pères, tire honneur de sa fidélité à la tradition. Dans Sakountala, le pêcheur, à qui l’on reproche sa cruauté envers les poissons, de répondre : « Seigneur, ne me blâmez pas. Nous ne devons jamais abandonner le métier de nos ancêtres, quelque bas qu’il soit. » C’est sans doute pour obéir à ce même sentiment que certaines castes se raidissent et font des efforts désespérés avant d’abandonner, sous la pression du besoin, la profession traditionnelle. Il a fallu, nous dit-on, 30 pour 100 de morts pour décider les tisserands de l’Ouest du Bengale, ruinés par l’importation anglaise, à chercher un nouveau gagne-pain[69] : tant il est vrai que l’attachement au métier des ancêtres se présente à la conscience hindoue comme un devoir.


En mesurant la place de la spécialisation héréditaire dans la société hindoue, nous venons de rappeler que cette société est organisée hiérarchiquement. Et en effet, nulle part on ne peut constater des distinctions aussi tranchées, nulle part il ne se fait une telle dépense de mépris et de respects.

Les voyageurs ont souvent dépeint la triste condition faite aux Parias. « Il ne leur est pas permis, dit l’abbé Dubois, de cultiver la terre pour leur propre compte. Obligés de se louer aux autres tribus, leurs maîtres peuvent les battre quand ils le veulent, sans qu’ils puissent demander de réparation. Les aliments dont ils font leur nourriture sont de qualité repoussante : ils disputent les débris aux chiens. » Sur la côte de Malabar, on ne leur permet même pas de bâtir des huttes. Si un Naïr les rencontre, il a le droit de les tuer[70]. Lisons maintenant la description de l’entrée d’un gourou[71] : il marche entouré de cavaliers, de musiciens, de bayadères : devant lui l’encens fume, les tapis s’étendent, les arcs de triomphe s’élèvent. La malédiction d’un tel homme pétrifie, et sa bénédiction sauve. Une pincée des cendres avec lesquelles il s’est barbouillé le front est un don inestimable. En retour, on verra de pauvres gens vendre leurs femmes et leurs enfants pour lui procurer les présents qu’il exige[72].

Tous les Brahmanes ne mènent pas cette existence royale, mais la plupart vivent aux dépens des autres castes. En principe, le Brahmane doit se nourrir d’aumônes. Si vous lui demandez quelque chose, il vous répond : « Passez ! » Il est fait pour recevoir, non pour donner[73]. Quand on traverse un hameau, disait Jacquemont[74], on croirait que la caste des Brahmanes est la plus nombreuse ; c’est qu’ils y restent oisifs quand les autres sont dehors qui travaillent. Un autre voyageur nous montre les bateliers de Bénarès trop honorés si un Brahmane veut se faire promener dans leur barque. Un autre dit, en parlant des Brahmanes, qu’ils marchent avec un air satisfait d’eux-mêmes et conscients de leur supériorité qui est inimitable. Il n’est pas étonnant, remarque l’abbé Dubois[75], qu’on rencontre souvent chez les Brahmanes un égoïsme superbe : ne sont-ils pas élevés dans l’idée que tout leur est dû et qu’ils ne doivent rien à personne ? Leur supériorité absolue est aussi incontestée[76] que l’absolue infériorité des Parias.

Entre ces deux degrés extrêmes, la multitude des castes s’étage, chacune très occupée de tenir son rang et de ne pas laisser usurper ses prérogatives[77]. Pour la détermination des rangs, diverses considérations entrent en ligne de compte : la pureté du sang, la fidélité au métier traditionnel, l’abstention des aliments interdits[78]. Pratiquement l’élévation ou la bassesse d’une caste se définit surtout par les rapports qui l’unissent à la caste brahmanique. Les Brahmanes accepteront-ils n’importe quel don d’un homme de cette caste ? Prendront-ils sans hésitation un verre d’eau de sa main ? Feront-ils des difficultés ? Refuseront-ils avec horreur[79] ? Voilà le vrai critère de la dignité des castes : l’estime du Brahmane est la mesure de leur noblesse relative.

Si nous consultions les codes sacrés, nous y trouverions les grandes distinctions sociales exprimées avec précision, en rapports mathématiques. Nous constaterions que le nombre des cérémonies pratiquées, le chiffre des amendes imposées, voire le taux de l’intérêt payé, varient avec le rang des castes, et que toujours au Brahmane est attribué le maximum des bénéfices comme le minimum des peines[80].

Et sans doute, comme nous le verrons, nous ne pouvons nous fier au détail des codes. Les distinctions réelles sont loin d’être aussi strictes que leurs distinctions idéales. Sur bien des points la hiérarchie reste incertaine[81]. La place d’une caste varie suivant les régions[82] et les préséances donnent lieu à des contestations fréquentes. Mais ces incertitudes de fait laissent le principe sauf ; ces contestations mêmes et les luttes qu’elles entraînent prouvent à quel point les différents membres de la société hindoue sont pénétrés de l’idée qu’elle doit être organisée hiérarchiquement.


Que ses éléments spécialisés non seulement se superposent, mais s’opposent, que la force qui anime tout le système du monde hindou soit une force de répulsion, qui maintient les corps séparés et pousse chacun d’eux à se replier sur lui-même, c’est ce qui frappe tous les observateurs.

On a souvent noté le dégoût que les Européens inspirent aux Hindous. Un voyageur remarque qu’un Brahmane avec lequel il avait lié connaissance lui rendait visite de très bon matin : c’est que le Brahmane préférait le voir avant l’heure du bain, afin de se purifier aisément des souillures qu’il aurait pu contracter. Un Hindou qui se respecte mourrait de soif plutôt que de boire dans un verre qui eût servi à un « Mleccha[83] » . Ce qui est remarquable, c’est que les Hindous semblent éprouver, à l’égard les uns des autres, quelque chose de cette même répugnance ; preuve qu’ils restent jusqu’à un certain point des étrangers les uns pour les autres. On eut beaucoup de peine à établir à Calcutta une canalisation d’eau : comment les gens de castes différentes pourraient-ils se servir du même robinet ? Le contact des Parias inspire une véritable horreur. C’est pourquoi on les obligeait, comme leur nom l’indique, à porter des clochettes révélatrices de leur présence[84]. Sur la côte de Malabar, il y a encore des gens que l’on force à aller presque nus, de peur d’être touché par leurs vêtements flottants[85]. La crainte de « l’atmosphère impure » est, de tout temps, un des traits dominants de l’âme hindoue[86]. Les Jâtakas sont pleins d’anecdotes qui témoignent du dégoût qu’ont inspiré de tout temps le contact ou même la vue des races impures. Un Brahmane s’aperçoit qu’il a fait route avec un Tchandala : « Sois damné, oiseau de malheur ; ôte-toi de mon vent ! » Deux amies, la fille d’un gahapati et d’un purohita jouent aux portes de la ville. Surviennent deux frères Tchandalas, qu’elles aperçoivent. Elles se sauvent aussitôt et vont se laver les yeux[87].

Et sans doute toutes les races ne provoquent pas un dégoût pareil. Cependant, toute caste autre que la sienne, quelle qu’elle soit, est en un sens impure aux yeux de l’Hindou orthodoxe. Et ce sentiment de répulsion latente se manifestera clairement en certaines circonstances.

Par exemple, tel ne craindra pas d’être touché par un homme d’une autre caste qui refusera pourtant de manger avec lui. C’est par les aliments surtout que l’on craint d’être contaminé. Ils ne peuvent être partagés qu’entre gens de même caste : ils ne doivent même pas être touchés par un étranger[88]. Son regard parfois suffit à les souiller. Si un Paria jetait les yeux dans une cuisine, tous les ustensiles devraient en être brisés[89]. Jacquemont raconte qu’à l’heure du dîner il va troubler le repas de son domestique « Le saïsse, quand il me vit approcher, cria d’un air pitoyable « Monsieur, monsieur, je vous en prie. Ah, monsieur, prenez garde ! Je suis Hindou, monsieur, Hindou. » Il remarque que dans son escorte de cipayes il y a autant de fourneaux, de pots, de feux qu’il y a d’hommes. « J’ignore s’ils sont tous de castes différentes : il n’y en a pas deux qui mangent ensemble »[90]. Il arrive en effet que l’Hindou s’isole pour manger, afin d’être sûr de ne pas contracter de souillure. Chez les Râdjpouts, les familles différentes, alors même qu’elles appartiennent à la même caste, mangent difficilement ensemble[91]. D’où le dicton « pour douze Râdjpouts, il faut treize cuisiniers ». « Pour trois Brahmanes Kanaujas, dit-on encore, il faut trente foyers »[92]. Les scrupules de ce genre sont naturellement plus vifs dans les hautes castes. Mais du haut en bas de l’échelle sociale, on rencontre le même souci. En temps de famine, des Santals se laissèrent mourir de faim plutôt que de toucher à des aliments préparés par des Brahmanes[93]. Qui mange des aliments prohibés par sa caste devient un « outcast », un « hors la loi ». C’est pourquoi on a pu dire que la caste est « affaire de repas »[94].

Il est pourtant un terrain sur lequel le protectionnisme de la caste élève des barrières encore plus hautes : plus que de repas, la caste est « affaire de mariage »[95]. Il est en effet formellement interdit de se marier hors de sa caste : la caste est rigoureusement endogame. Il faut ajouter que cette endogamie se double d’une exogamie interne. S’il y a un cercle large à l’intérieur duquel l’Hindou doit prendre femme, il y a un cercle étroit, inscrit dans le premier, où il ne peut pas prendre femme. Beaucoup de castes, à l’imitation de la caste brahmanique, se divisent en gotras : les membres d’un même gotra ne peuvent s’épouser. Tantôt, c’est aux membres d’un même groupe éponymique, composé des descendants d’un même aïeul, tantôt c’est aux membres d’un même groupe territorial, composé des habitants d’une même localité, que cette prohibition s’applique[96]. Ces règles exogamiques sont complexes et varient avec les castes. Mais ce que nous avons à retenir pour l’instant, c’est la rigueur de la règle générale qui isole les castes et tend à les fermer éternellement l’une à l’autre.

Sans doute, cette règle aussi supporte bien des exceptions. Les sentiments provoqués par l’existence d’une hiérarchie triomphent parfois des sentiments de répulsion réciproque qui séparent les castes. Beaucoup de familles recherchent pour leurs filles des maris de caste supérieure ; « l’hypergamie »[97] domine alors l’endogamie. Certains Radhyas de haut rang sont si recherchés comme fiancés qu’ils font du mariage une profession : ils tiennent des registres où ils inscrivent les femmes auxquelles ils ont fait l’honneur de s’unir[98]. Jusque dans les hautes castes les dérogations à la règle endogamique ne sont pas rares. Suivant Carnegy[99], les Râdjpouts de l’Oudh prendraient souvent leurs femmes chez les aborigènes, sans qu’il en résulte pourtant une déchéance pour leur postérité. De même il est constant, suivant Crooke, que les Jâts recherchent souvent des filles de basse caste, les font passer pour des filles de leur sang et les épousent.

À défaut de l’observation, l’analyse anthropologique serait d’ailleurs capable de prouver que, malgré les prohibitions les plus strictes, les mélanges de toutes sortes ont été innombrables[100]. Il n’en reste pas moins que le seul mariage « pur » ne se contracte qu’entre gens de même caste, que la conscience publique manifeste, par les sanctions qu’elle distribue, son souci de maintenir cet idéal, que, plus souvent encore qu’un changement de profession, un mariage « hors caste » entraîne une déchéance ; tant il est vrai que la tendance séparatiste est inhérente à la société hindoue.

Nous pouvons d’ailleurs mesurer la force de cette tendance à ses œuvres : la multiplicité des groupements entre lesquels la société hindoue est divisée sera la meilleure preuve de l’existence d’une répulsion réciproque entre ses éléments.

À vrai dire, si nous devions nous fier à ses livres sacrés, l’Inde ne nous apparaîtrait pas si divisée. Il y a quatre castes, suivant Manou ; et « il n’y en a pas cinq ». Cette tradition s’est généralement imposée, jusqu’ici, aux historiens et aux voyageurs. Mais c’est justement la valeur de cette tradition que les récents travaux des indologues nous invitent à suspecter. Critiquant la théorie brahmanique des castes, M. Senart en dénonce les incertitudes et les flottements : sur plus d’un point, on s’aperçoit qu’elle masque et fausse la réalité plutôt qu’elle ne la reproduit[101]. S’agit-il en particulier de la quantité des castes, les codes sacrés, aussitôt après avoir affirmé qu’il n’y en a que quatre, en reconnaissent implicitement un nombre considérable. La « théorie des castes mêlées » nous présente, en effet, un certain nombre de castes, déchues, comme résultant d’alliances illégitimes entre les castes pures. Mais cette théorie est visiblement une théorie construite après coup, pour expliquer ce qu’on ne pouvait nier, elle est un aveu de la multiplicité des castes données dont les noms, géographiques ou professionnels, trahissent pour la plupart une origine très ancienne[102]. Si d’ailleurs, pour éprouver la véracité des codes brahmaniques, on consulte la littérature bouddhique, on trouvera sans doute la théorie des quatre castes mentionnée, mais à titre de système discuté, plutôt qu’à titre d’image des faits : à travers les légendes du VIe siècle, la société hindoue apparaît déjà divisée en une multiplicité de sections[103]. La littérature sanscrite elle-même ne trahissait-elle pas cette multiplicité ? Jolly, confirmant les vues de Senart, cite plus de 40 noms de « jâtis » qui ne sauraient correspondre à des subdivisions de quatre « varnas » primitifs[104].

L’observation du présent tend d’ailleurs à démontrer que la théorie des quatre castes, le « çaturvarnya » n’a jamais été qu’un idéal, mêlant, à une représentation simplifiée et comme raccourcie de la réalité, des prescriptions souvent violées. On cherche en vain à reconnaître, dans les castes actuelles, les descendantes des quatre castes traditionnelles ; les Brahmanes qui ont le monopole de la prière et du sacrifice ; les Kshatriyas, guerriers-nés, les Vaiçyas, destinés au commerce, les Çûdras, faits pour servir les autres.

La caste des Brahmanes, telle qu’on la rencontre aujourd’hui, est celle qui correspond le mieux au type décrit par les codes : encore faudra-t-il noter bien des différences. Non seulement les Brahmanes exercent des professions beaucoup plus nombreuses que ne le voudrait la loi brahmanique, mais encore et surtout, bien loin de constituer une seule caste comme on le croirait d’après les livres sacrés, ils sont divisés en une foule de castes fermées les unes aux autres[105]. S’il s’agit des autres castes, le manque de coïncidence entre la théorie et les faits est encore plus frappant. Ce sont les Râdjpouts qui prétendent descendre des Kshatriyas ; mais d’abord, outre que, pour beaucoup d’entre eux, ces prétentions sont évidemment mensongères[106], eux aussi forment une multitude de familles plutôt qu’une caste[107]. Les occupations assignées par la tradition aux Vaiçyas n’apparaissent pas réservées à une seule caste, mais divisées entre des castes très diverses[108].

Enfin, on cherche vainement à quelle caste pourrait correspondre la caste des Çûdras[109]. C’est pourquoi le recensement anglais a renoncé à se servir, pour distinguer les différentes catégories de la population, de ces appellations traditionnelles. Que l’on considère face à face la réalité présente, on s’aperçoit que c’est par milliers qu’il faut compter les castes[110]. La théorie brahmanique essaie en vain de voiler cette multiplicité essentielle. Le régime des castes a divisé la société hindoue en un nombre considérable de petites sociétés opposées.

En résumé, sur ces trois points – spécialisation héréditaire, organisation hiérarchique, répulsion réciproque – le régime des castes se rencontre, autant qu’une forme sociale peut se réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. Du moins descend-il, dans la société hindoue, à un degré de pénétration inconnu ailleurs. Il garde une place dans les autres civilisations ; ici il envahit tout. Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes est un phénomène propre à l’Inde.

Est-ce à dire que l’étude de ce régime ne puisse en conséquence avoir qu’un intérêt historique, et aucun intérêt sociologique ? qu’elle doive nous confiner dans les faits particuliers, sans nous laisser entrevoir aucune conclusion générale ? Parce que la caste ne s’épanouit librement qu’en Inde, nous est-il interdit a priori de dégager, des circonstances contingentes, ses propriétés essentielles, et de démêler les influences qu’elle doit normalement exercer sur la vie économique et politique, religieuse et morale ? Nous ne le pensons pas.

Et d’abord, s’il est vrai que le régime des castes s’étale, pour ainsi dire, dans la civilisation hindoue, et y prend un développement « unique », par là même incomparable, n’oublions pas que ce même régime se montre, plus ou moins développé, dans toutes ou presque toutes les civilisations. Si l’on veut discerner les conséquences de la spécialisation héréditaire, on pourra, sur bien des points, rapprocher légitimement ce qui se passe en Inde de ce qui se passe en Égypte, puisque ici, sans être une règle absolue, la transmission du métier du père au fils semble avoir été du moins un usage très répandu. De même, un parallèle entre les Brahmanes hindous et les Lévites hébreux ne nous instruirait-il pas sur les causes ou les effets de la constitution d’une caste sacerdotale ? Pour l’étude des propriétés générales de la hiérarchie, même les sociétés finalement vouées à la démocratie fourniraient certes des documents assez abondants. Les plus unifiées enfin ont connu dans leurs phases premières et longtemps porté dans leurs flancs cet esprit de répulsion qui maintient à l’état de division intime toute la société hindoue. Les éléments de comparaison ne nous manqueront donc pas : la caste hindoue n’est à nos yeux que la synthèse d’éléments partout présents, le prolongement et comme l’achèvement de lignes partout ébauchées, l’épanouissement unique de tendances universelles.

Au surplus, ce qui importe pour l’établissement d’une induction, n’est-ce pas, plutôt que la faculté de rapprocher superficiellement des cas nombreux, la faculté d’analyser profondément un « cas privilégié[111] » ? Il est heureux pour la curiosité sociologique que le régime des castes ait triomphé en Inde de toutes les forces qui devaient ailleurs l’entraver ou l’étouffer, et qu’il y ait définitivement imposé sa forme à toute la vie sociale : ainsi pourront se manifester clairement ses vertus propres. Par cela même qu’il s’est réalisé dans une civilisation aussi parfait et aussi complet que possible, il nous sera permis de l’examiner, pour ainsi dire, « à l’état pur » et d’observer plus aisément ses propriétés caractéristiques. L’Inde est la terre choisie du régime des castes : c’est pourquoi l’histoire de l’Inde sera, pour qui voudra soumettre ce régime à une étude sociologique, comme une expérience cruciale.


  1. Paris, Martin, 1825, pp. 26, 46.
  2. Essais de mythologie comparée, trad. Perrot, Paris, Didier, 1873, pp. 370-373.
  3. The Tribes and Castes of the N. W. Provinces and Oudh. Calcutta, 1896, I, p. xvi.
  4. Wilkins, Modern Hinduism, Religion and Life of Hindus in North India. Londres, Unwin, 1887, p. 163-164. De Lanoye, L’Inde contemporaine. Paris, Hachette, 1855, p. 32.
  5. Les Castes dans l’Inde. Les faits et le système. Paris, Leroux, 1896, p. 257.
  6. The Tribes and Castes of Bengal. Calcutta, 1896, p. xxi sq.
  7. La Civilisation en Europe. Paris, Didier, 1882, p. 138.
  8. Comptes rendus de l’Acad. des Inscrip., 1848, cités par Revillaut. Droit égyptien. Paris, Leroux 1884, I, p. 132 sqq.
  9. Voir le Supplément de l’Encyclopédie britannique, art. « Caste ».
  10. Essai sur le Véda, ou Étude sur les religions, la littérature et la constitution sociale de l’Inde, Paris, Dezobry, 1863, p. 218.
  11. Op. cit., pp. 158, 180.
  12. Cité Par Schlagintweit, Zeitschrift der Deutschen morgenländischen Gesellschaft, Bd. XXXIII, p. 587. Sherring insiste sur ce même trait, Hindu Tribes and Castes, Calcutta, 1879, III, pp. 218, 235.
  13. Karl Bücher, Die Entstehung der Volkswirtschaft, Tübingue Laupp, 2e édition, 1898, p. 338 sqq.
  14. Que ces questions de classes ne soient sans doute pas étrangères à la « crise de l’enseignement secondaire », c’est ce que différents observateurs ont mis en évidence. V. par exemple Langlois, La question de l’enseignement secondaire dans la Revue de Paris des 1er  et 15 janvier 1900.
  15. Voir Goblot, Revue d’économie politique, janvier 1899. Une bonne définition de la classe reste d’ailleurs à trouver. Le difficile, quand la hiérarchie sociale n’est plus consacrée par le système juridique, est de discerner les signes distinctifs auxquels les classes se reconnaissent. On a cherché quelquefois dans les diverses professions les centres des classes. Mais si cette définition convient, partiellement, aux castes, il semble qu’elle soit pour les classes décidément trop étroite (voir dans l’Année sociologique, t. VI, pp. 125-129, la critique du livre de M. A. Bauer sur les Classes sociales, Paris, Giard & Brière, 1902). Il faut évidemment faire entrer en ligne de compte, pour la différenciation des classes, à côté des spécialisations professionnelles, les différences de niveau économique. Mais ces différences elles-mêmes demandent à être, selon les cas, estimées de différentes manières. Si dans les classes aisées c’est la dépense plus ou moins fastueuse qui marque les rangs, ailleurs les différences de salaire semblent suffire à classer les gens (voir à ce propos, dans la Revue de métaphysique et de morale, 1905, p. 890-905, les remarques suggestives de M. Halbwachs sur la Position du problème sociologique des classes. L’auteur y résume et critique les théories de Schmoller, de Sombart et de Bücher).
  16. Par exemple, chez nous le village de Monistrol ou celui de Villedieu-les-Poêles.
  17. On en trouverait des exemples assez nombreux dans Auerbach, Les races et les nationalités en Autriche-Hongrie, Paris, Alcan, 1898, pp. 75, 119, 125, 209, 266.
  18. On trouvera, à ce sujet, dans la Revue de sociologie (année 1900) une instructive discussion. Elle montre que les cas où le père transmet son métier au fils ne sont pas rares, mais aussi combien il est difficile de classer et de dénombrer ces cas.
  19. C’est ce que nous avons essayé de démontrer dans la première partie de notre étude sur les Idées égalitaires.
  20. Civilisation en Europe, p. 138.
  21. Cf. Fustel de Coulanges, l’Alleu et le Domaine rural, p. 299.
  22. C’est l’expression de Guizot dans son étude sur le Régime féodal.
  23. Ainsi les Eumolpides à Eleusis.
  24. Schömann, Griechische Alterthümer, Berlin, Weidmann, 1897. I, p. 327 sqq.
  25. Cf. I. von Müller, Handbuch der klassischen Altertumswissenschaft. Nördlingen Beck, 1886, IV, I.
  26. Sans doute, on rencontre à Rome des gentes minores, et des γένη analogues, de laboureurs et d’artisans, à Athènes (Cf. Wilbrandt, Die politische und sociale Bedeutung der attischen Geschlechter vor Solon). Le γένος était tellement essentiel au droit de cité que la plèbe, pour entrer dans la cité, dut organiser en γένη. Mais, à ce moment, l’infériorité collective de la plèbe n’est déjà plus absolue, et les plébéiens commencent la conquête de l’égalité des droits.
  27. II, 164.
  28. Ibid., 168.
  29. Ibid., 37.
  30. Ibid., 166.
  31. I, 73.
  32. Ibid., 74 § 3, 8.
  33. Cf. Revillout. Cours de droit égyptien. I, 137, 138.
  34. Cf. Maspero, Histoire ancienne des Peuples de l’orient classique. Paris, Hachette, 1895, I, p. 305.
  35. Op. cit., p. 131, 136, 147.
  36. Cf. Ampère, loc. cit.
  37. C’est l’expression d’Ampère.
  38. Il faut se garder de confondre l’état de fait avec le droit. C’est ainsi que chez beaucoup de peuples qui admettent pourtant, en droit, la polygamie, un grand nombre d’hommes restent de fait monogames, — que ce soit à cause de leur pauvreté ou à cause de la rareté des femmes.
  39. D’après M. Revillout lui-même, op. cit., I, p. 165.
  40. Voir Maspero, op. cit., I, p. 290.
  41. Ibid., p. 300 sqq. Cf. Revillout, loc. cit., p. 145.
  42. Leist, Grœco-italische Rechtsgeschichte, Iéna, Fischer, 1884, p. 106.
  43. Comme il arrive en Allemagne. Cf. Bücher, Die Entstehung der Volkswirtschaft, p. 319.
  44. Schlagintweit, art., cit,. p. 578.
  45. Fick, Die sociale gliederung im nordoestlichen Indien zu Buddha’s Zeit mit besonderer berücksichtigung der Kastenfrage. Kiel, Haeseler, 1897, p. 194.
  46. Sylvain Lévi, article Inde de la Grande Encyclopédie".
  47. Nesfield, Brief View of the Caste System of the N.-W. Provinces and Oudh. Allahabad, 1885, p. 19.
  48. Risley, op cit., II, p. 183.
  49. Ibid., I, p. xlvii. Cf. pour les Provinces Centrales le rapport de M. Russell (Census in India, 1901, vol. XIII p. 185.
  50. On trouverait de nombreux faits de ce genre dans les voyages de Jacquemont (Voyage dans l’Inde pendant les années 1828 à 1832, 6 vol. in-4o, Paris, Didot, 1835-1844).
  51. Ancienne relation des Indes et de la Chine. Éd. de 1728, p.40.
  52. Fick, op. cit., p. 178.
  53. Ibid., p. 180, 181.
  54. XV, I, 49.
  55. C’est ainsi que le mot Mayara, qui désigne les pâtissiers serait une forme altérée du sanscrit Modakakàra (pâtissier) ; Tatwa et Tanti, qui désignent les tisserands, dériveraient du sanscrit Tantuvâya (tisserand) ; le nom des Kandus (brûleurs de grains) viendrait du sanscrit Kandu (four), etc. Suivant M. Nesfield (Brief View of the Caste System, p. 89) 77 pour 100 des noms de castes seraient d’anciens noms de métiers. Il est vrai qu’un certain nombre des étymologies proposées par M. Nesfield sont contestées, mais il en reste assez d’incontestées pour soutenir l’argument (voy. par exemple dans Lassen, Indische Altertumskunde, I, p. 795, 820, ou plus récemment dans le livre de Jogendranàth Bhattacharya. Hindu Castes and Sects. Calcutta, Thacker, 1896, p. 238, 236, 252).
  56. Ce dernier fait contredit la prétendue loi qui veut que jamais on ne fasse retour à l’agriculture, une fois qu’on a goûté d’un autre métier. Cf. disc. cit. dans la Revue de Sociologie, 1900.
  57. Senart, op. cit., p. 42 sqq. Cf. Jogendranàth Bhattacharya, op. cit. p. 74, 112.
  58. Op. cit., I, p. 410.
  59. a et b Crooke, The Tribes and Castes of the N. W. Provinces, I, p CXI, IX.
  60. Risley, The Tribes and Castes of Bengal, I, p. 49. Gait, Bengal Report (Census of India, 1901, vi). p. 351.
  61. Risley, loc. cit., I p. 380.
  62. Jogendranàth Bhattacharya. Hindu Castes and Sects, p. 809.
  63. Risley, Ibid., I, p. lxxii.
  64. Les castes proprement agricoles ne compteraient que 6 millions ½ de membres. On en compte 34 millions ¾ d’agriculteurs. Inversement, les castes de pasteurs comprennent 5 millions ½ de personnes. Or on n’en trouve plus que 337 000 environ qui se consacrent aux occupations pastorales. Cf. Crooke, op. cit., I, p. cxlx.
  65. M. Enthoven, analysant la situation dans la province de Bombay, (Census of India, 1901, ix, p. 209, 220) fait observer que 22 pour 100 seulement des Brahmanes y restent attachés à leurs fonctions traditionnelles. On en trouve malgré les prohibitions classiques 47 pour 100 dans l’administration et dans l’agriculture, 5 pour 100 dans les services d’alimentation. Parmi les Vanis, qui correspondent à peu près aux Vaiçyas de la tradition, 25 pour 100 sont occupés dans le commerce, 39 pour 100 dans les services d’alimentation, 10 pour 100 fabriquent des draps et des vêtements, 3 pour 100 sont agriculteurs, 2 pour 100 ont trouvé une place dans l’administration. M. Sylvain Lévi (Le Népal, Étude historique d’un royaume hindou. Paris, Leroux, 1905, I, p. 246) fait remarquer que dans bien des cas la caste « réserve » plus qu’elle n’« impose » une occupation à ses membres — surtout, ajouterons-nous, si ses membres occupent une assez haute place dans la hiérarchie. C’est ainsi qu’au Népal, la caste bouddhique, créée de toutes pièces à l’imitation de la caste hindoue, a pris comme unique noyau de formation la profession. Elle s’est constituée pour l’exploitation d’une sorte de monopole légal, accessible aux seuls descendants des fondateurs. « Le monopole, il est vrai, n’est pas toujours lucratif, tel le privilège de peindre les yeux à l’image de Bhairava. Les bénéfices en seraient souvent maigres pour faire vivre un nombre croissant d’intéressés. Heureusement la liste des professions héréditaires, si longue qu’elle soit, n’épuise pas toutes, les catégories de gagne-pain.. » La caste laisse volontiers ses membres « s’échapper dans le terrain vague des métiers qui n’appartiennent en propre à personne. »
  66. V. cependant certains exemples cités, d’après les Jatakas, par C. Rhys Davids. Notes on early économie conditions in northern India, p. 868.
  67. Steele (Law and Customs of Hindoo Castes, Londres, Allen, 1868), p. XI, compte, parmi les critères de la dignité des castes, la fidélité au métier traditionnel.
  68. Ou par quelque étymologie fantaisiste. C’est ainsi que les Telis du Bengale qui ont quitté la fabrication de l’huile pour le grand commerce, prétendent que leur nom dérive de Tula (balance de boutique) et non de Taila (huile). Jogendranàth Bhattacharya, op. cit., p. 263.
  69. J. Bhattacharya, p. 228
  70. Dubois, op, cit., p. 51, 59, 66.
  71. Ibid., p. 172.
  72. Ibid., p. 167, 169.
  73. Sonnerat, I, p. 98.
  74. Op. cit., I, p. 234.
  75. Op. cit., p. 144.
  76. On rencontre bien quelques exceptions. Cf. Dubois, op. cit., I, p. 13. Max Müller, Essais de mythologie comparée, p. 404. Mais, « outre qu’elles sont très rares, ces exceptions se fondent généralement sur quelque motif défini » (Senart, op. cit., p. 101).
  77. Les questions de préséances donnent parfois lieu à des batailles sanglantes (Dubois, op. cit., I, p. 18). On a remarqué, lors du dernier recensement, l’émoi qu’éprouvèrent certaines castes, à la pensée qu’elles risquaient de n’être pas classées à leur rang. Les Khattris tinrent un meeting de protestation à Bareilly, et ils envoyèrent un mémoire aux autorités chargées du recensement, afin de maintenir leur droit à être classés parmi les Kshatriyas (Census of India, 1901, Rapport général, par MM. Risley et Gait, I, p. 539).
  78. Steele, Law and Customs of Hindoo Castes, p. xi.
  79. Dans son énumération des castes, Jogendranàth Bhattacharya commence toujours par se poser ces questions (Hindu Castes and Sects, 1re  partie). C’est à ces mêmes critères que reviennent le plus souvent les enquêteurs anglais. V. Census of India, 1901, vol. VI, p. 187, vol. XVIII, p. 487, vol. XXV, p. 133.
  80. Weber, Indische Studien., X p. 20-24. Steele, op. cit., p. 23, 28. Jolly, Recht und Sitte, dans le Grundriss der indo-arischen Philologie und Altertumskunde de Bühler. Strasbourg, Trübner, 1896, p. 127.
  81. Jacquemont (Voyages, I, p. 281-282) remarque combien il est difficile de classer sûrement les castes. Non seulement les mêmes noms ne se retrouvent pas dans les différentes provinces, mais encore il manque dans chaque province une classification des préséances universellement reconnue. « Un homme de très basse caste n’élèvera jamais sa caste au premier rang ; mais il l’élèvera de quelques rangs au-dessus de celui que les autres s’accordent à lui assigner. »
  82. Quand de basses castes améliorent leur situation, elles cherchent une généalogie qui les rehausse ; elles inventent, pour leur nom ancien, une étymologie nouvelle, ou bien essaient de changer de nom. Mais leurs rivales tolèrent impatiemment cette ascension. D’où des contestations interminables. On en pourrait multiplier les exemples. Les Kshettris prétendent être des Kshatriyas et observent les rites prescrits pour les castes militaires, mais le peuple les classe parmi les Banyias. Les Sunris enrichis luttent depuis longtemps pour obtenir d’être reconnus comme une caste pure. Mais seuls les prophètes dégradés de l’hindouisme flattent cette ambition. Ceux-là mêmes qui travaillent pour les Sunris, nous dit M. Risley, ne voudraient pas toucher leurs aliments. Un Tchandala perdrait sa caste s’il touchait le siège sur lequel un Sunri est assis. V. Risley, Tribes and Castes, II, p. 279. Cf. Jogendranàth Bhattacharya, op cit., p. 79, 109, 124, 138, 255 et dans l’article cité de Schlagintweit, p. 557, 566, 574.
  83. Cf. Jacquemont, op. cit., I, p. 157. Sonnerat, op. cit. I, p. 110. De Lanoye, l’Inde contemporaine, 1855, p. 128.
  84. Les missionnaires chrétiens, malgré la doctrine qu’ils cherchent à répandre, sont obligés de compter avec ces répugnances. P. Suau (l’Inde Tamoule, Oudin, 1901), raconte qu’en beaucoup d’endroits la nef de droite de chaque Église est réservée aux Parias : ils ne communient qu’après les autres castes. À Vadakenkoulam, village composé de Sanars et de Mondéliars, les hostilités mutuelles sont si vives qu’on a dû bâtir aux néophytes chrétiens une église à deux nefs, qui rayonnent hors d’un chœur commun.
  85. Schlagintweit, art. cit., p. 581. Les rapports de l’État de Gochin classent les castes impures d’après la distance à laquelle elles souillent celle-ci à 24 pas, celles-là à 36, d’autres à 48, d’autres à 64 (Cité par Vidal de la Blache, Annales de géographie, juillet 1906, p. 440).
  86. R. Fick, Die Sociale Gliederung im Nord. Indien, p. 25.
  87. Ibid., p. 26, 28.
  88. Il faudrait distinguer entre les aliments. La manière dont ils sont préparés les rend, si l’on peut dire, plus ou moins « dangereux ». Les Brahmanes acceptent de certaines castes les aliments cuits avec du beurre clarifié (pakki) non les aliments cuits autrement (kachchi) V. Gait, Bengal report (Census of India, 1901, VI, p. 367).
  89. Sonnerat, op. cit., I, p. 108.
  90. Op. cit., p. 266.
  91. J. Bhattacharya, op, cit., p. 135.
  92. Risley, op. cit., I, p. 157.
  93. M. Risley remarque, à ce propos, combien il importe, lorsqu’on veut distribuer des secours en temps de famine, de connaître la hiérarchie des castes, et de savoir de quelle main elles peuvent recevoir des aliments. C’est ainsi que les Chattar-Kais, en Orissa font partie désormais des « castes-perdues » parce qu’ils ont mangé aux cuisines de secours en 1866 (Tribes and Castes, I, p. viii).
  94. Elliot. Memoirs on the history, folklore and distribution of the races of the N. W. Provinces, Ed. Beames. Londres, Trübner, 1869, I, p. 67 en note.
  95. Risley, op. cit. I, p. xlii.
  96. Risley, I, p. li sqq.
  97. C’est l’expression proposée par M. Risley pour désigner ce phénomène.
  98. J. Bhattacharya, op. cit., p. 41. Cf. Risley, op. cit., p. lxxxii.
  99. Cité par Schlagintweit, art. cit., p. 360.
  100. The Tribes and Castes of N. W. Prov., III, p. 27.
  101. Les Castes dans l’Inde, ch. ii.
  102. Cf. Senart, op, cit., p. 121. Max Müller, Essais sur la mythologie comparée, p. 399. Jolly, Zeitschrift der D. Morg. Gesell., Bd. 50, p. 507.
  103. Fick, Die Sociale Gliederang, passim.
  104. Article cité, p. 515.
  105. Senart, p. 28. Dans les seules provinces du N. W., Nesfield distingue jusqu’à quarante castes de brahmanes. Brief View of the Caste system, p. 49,115. Les 1 050 000 Brahmanes de la province de Bombay sont divisés, selon M. Enthoven, en plus de 200 groupes, entre lesquels les mariages sont interdits. (Census of India, 1901, IX, p. 178).
  106. Lyall (Études sur les mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient, Trad. fr. Paris, Thorin, 1885, p. 217 sqq) montre comment se « fabriquent » les Râdjpouts, par la brahmanisation de chefs aborigènes. Crooke (Tribes and Castes of the N. W, Provinces), cite p. xxii, un certain nombre de « septs » radjpoutes dont les noms trahissent une origine aborigène. Ibbetson (Punjab Ethnogr., p. 421) va jusqu’à dire, tant il croit peu à la pureté du sang des prétendus descendants des Kshatriyas : « Le terme de Radjpout est à mon sens une expression plutôt professionnelle qu’ethnographique. »
  107. On se rappelle la répugnance que les différents clans radjpoutes éprouvent à manger ensemble. Voy. plus haut p. 21.
  108. Cf. Schröder, Indiens Literatur und Cultur. Leipzig, Haessel, 1887, p. 419. Jolly, Z. der Deutsch. Morg. Gesell., Bd. 50, p. 614, prouve par les nom employés dans les Smritis, que les métiers attribués par la théorie à la seule caste des Vaiçyas étaient en fait pratiqués par des groupes très différents. Cf. Fick, op. cit., p 163 sqq.
  109. D’après Fick (op. cit., p. 202), il n’y a pas traces, dans les textes pâlis, d’une caste réelle qui corresponde à la caste théorique des Çûdras. D’un autre côté, les recenseurs de l’Inde moderne déclarent à peu près unanimement qu’ils n’y rencontrent rien qui corresponde à une caste de Vaiçyas, encore moins à une caste de Çûdras. (Cf. les résultats du recensement de 1873 résumés par Schlagintweit, art. cit.) Cf. Beames. The races of the N. W. Provinces, p. 167 et Risley. Tribes and Castes of Bengal, I, p. 271.
  110. Il est impossible d’assigner un chiffre précis, les chiffres variant suivant que les recenseurs envisagent les subdivisions ou s’en tiennent aux divisions principales. D’après Schlagintweit, on distinguerait 1 000 groupes principaux dans le Bengale, 307 dans les provinces du N.-O., 127 dans l’Ouddh, 500 dans l’Inde centrale, 413 dans le Maissur. À ne compter que les grandes castes, celles qui comprennent de 100 000 à un million de membres, on obtenait, au recensement de 1881, le chiffre de 207 ; quant aux castes comprenant plus d’un million de membres, on en comptait 39. Au recensement de 1901, on a pris le parti de compter à part tous les groupes entre lesquels les mariages sont interdits. On a dénombré ainsi plus de 2 300 castes.
  111. N’est-ce pas ainsi, par l’analyse du cas privilégié des démocraties américaines, que Tocqueville a mis en lumière les principaux effets politiques, économiques, moraux, religieux et même littéraires, du progrès de l’idée de l’égalité des hommes ?