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Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 21

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 237-245).

XXI

CONTRADICTION DANS L’EXISTENCE DE DIEU

La religion est l’ensemble des rapports de l’homme avec son propre être, — en cela consistent sa force et sa puissance morale et salutaire, — mais avec cet être comme s’il était autre, différent de nous, — et c’est là ce qui est en elle la source de l’erreur, du mensonge, de l’étroitesse d’esprit, de sa contradiction avec la raison et la morale, la source funeste du fanatisme religieux, le principe suprême des sacrifices humains, en un mot le fondement de toutes les horreurs, de toutes les scènes épouvantables qu’on rencontre dans la tragédie de l’histoire de la religion. —

Cette contemplation de l’être humain comme s’il était un être autre, existant par lui-même, est cependant à l’origine involontaire, enfantine, c’est-à-dire telle qu’en faisant une distinction entre l’homme et Dieu elle les identifie immédiatement après. Mais quand la religion acquiert des années de plus et avec des années de l’intelligence, quand dans son sein la réflexion commence à poindre et à la surveiller, que la conscience de l’unité de la nature humaine et de la nature divine se fait jour, quand, en un mot, la religion devient théologie, alors la séparation, d’abord involontaire et innocente, de Dieu et de l’homme devient une séparation étudiée, voulue, et qui n’a pas d’autre but que de classer de la conscience l’idée de l’unité qui s’y était introduite.

Plus la religion est près de son origine, plus elle est vraie, sincère, moins elle cache sa nature ; c’est-à-dire, il n’y a d’abord aucune différence qualitative, essentielle entre Dieu et l’homme, et cette identité ne choque pas l’homme religieux, parce que son intelligence est encore en harmonie avec sa religion. Dans l’ancien judaïsme, Jéhovah n’était distinct que par son existence personnelle de l’individu humain ; par ses qualités, ses attributs, il était complétement semblable à l’homme, il avait les mêmes passions, les mêmes facultés humaines de corps et d’esprit. Plus tard seulement on fit une distinction entre Jéhovah et l’homme et l’on eut recours à l’allégorie pour donner aux anthropomorphismes un autre sens que celui qu’ils avaient auparavant. Il en fut ainsi dans le christianisme. Les plus anciennes traditions ne font pas ressortir la divinité du Christ comme celles qui les ont suivies. Chez l’apôtre saint Paul, le Christ est un être flottant entre Dieu et l’homme, entre le ciel et la terre, le premier des anges, le premier créé, mais cependant créé. Admettons qu’il fut engendré ; mais alors les anges et les hommes sont aussi engendrés et non créés, car Dieu est aussi leur père. C’est l’Église qui la première identifia le Christ et la divinité, formula sa différence d’avec les hommes et les anges, le proclama fils unique et exclusif de Dieu, lui accorda enfin le monopole d’être incréé et éternel.

De quelle manière s’y prit tout d’abord la théologie pour faire de l’être divin un être différent de l’homme et placé en dehors de lui ? Elle isola la question de l’existence et s’efforça d’en donner une démonstration, une preuve en forme.

Les preuves de l’existence de Dieu ont été déclarées contradictoires à l’essence de la religion, et elles le sont en effet, mais pour la forme seulement. La religion, dès son premier mot, fait de la nature intime de l’homme un être extérieur, un objet, et la preuve n’a pas d’autre but que de prouver que la religion a raison. Le plus parfait des êtres est celui au-dessus duquel on n’en peut penser aucun autre ; Dieu est ce que l’homme pense et peut penser de plus élevé ; cette prémisse de la preuve ontologique, — la plus intéressante de toutes, parce qu’elle a en nous son point de départ, — exprime la nature la plus secrète et la plus intime de l’idée religieuse. Ce qui paraît le plus grand et le plus beau à l’homme, ce dont il ne peut faire abstraction, ce qui est pour son intelligence une limite essentielle, infranchissable est, pour lui Dieu, id quo nihil majus cogitari potest. Mais cet être ne serait pas l’être suprême s’il n’existait pas ; car nous pourrions nous représenter un être supérieur ayant de plus que lui l’existence. Or l’idée de l’être parfait ne nous permet pas une pareille supposition. N’être pas est un défaut, exister une perfection, un bonheur, une félicité. L’homme ne peut donc garder à part lui l’existence et la refuser à un être à qui il donne tout, à qui il sacrifie tout ce qui lui est cher et sacré. Ce qui est ici en contradiction avec le sens religieux, c’est que, par la forme de la démonstration, l’existence étant pensée à part, Dieu paraît lui-même un être pensé purement et simplement, un être d’imagination ; mais cette apparence est immédiatement détruite, car la preuve démontre précisément que Dieu est un être différent d’une pensée pure, un être en dehors de l’homme et de son esprit, un être réel, un être pour soi

La preuve diffère de la religion en cela seulement qu’elle exprime et enferme dans une conclusion formelle l’enthymème secret et obscur de celle-ci, qu’elle développe et par cela même distingue ce que la religion lie étroitement ; car ce qui pour cette dernière est l’être suprême, Dieu, n’est pas une pensée, mais une vérité immédiate, une réalité. Qu’il se fasse cependant dans la conscience religieuse une espèce de conclusion secrète, chaque religion l’avoue dans sa polémique contre les autres. « Vous, païens, vous n’avez rien pu vous représenter de plus grand que vos dieux, parce que votre âme était en proie à des inclinations coupables ; vos dieux se fondent sur une conclusion qui a pour prémisses vos penchants sensuels, vos passions en général. La vie parfaite, pensiez-vous, consiste à suivre la voie où la nature nous entraîne, et c’est parce que la vie ainsi comprise vous paraissait la meilleure et la plus vraie que vous en avez fait votre divinité. Votre Dieu n’est donc que votre sensualité, votre ciel que l’espace libre donné à vos passions comprimées et inassouvies dans la société civile, dans le monde réel en général. » Ainsi parle le christianisme ; mais par rapport à lui-même il n’a conscience d’aucune conclusion pareille ; la plus haute pensée dont il est capable est pour lui une limite absolue, a la force d’une inéluctable nécessité, c’est-à-dire ce n’est pas une pensée, mais un être réel.

Les preuves de l’existence de Dieu ont donc pour but de le séparer de l’homme. Par l’existence il devient un être pour lui-même et non pas seulement pour nous ; il n’est plus foi pure, pensée pure, imagination pure, sentiment pur, mais une existence en dehors de tout cela, une existence réelle ; or, une existence réelle n’est pas autre chose qu’une existence matérielle, sensible.

C’est ce qui est déjà contenu dans cette expression caractéristique : Dieu est en dehors de nous. La sophistique de la théologie n’interprète pas, il est vrai, ces mots dans le sens propre et leur en substitue d’autres plus vagues et indéterminés. Elle aime mieux dire : Dieu a une existence différente et indépendante de la nôtre. Mais si les termes « en dehors de nous » sont des termes impropres, impropre est aussi le mot existence appliqué à la manière d’être de Dieu ; il s’agit ici d’une existence dans le sens précis et exact du mot, et il n’en est pas de plus précis et de plus exact que l’adjectif « extérieur » pour caractériser cette existence.

L’existence sensible, réelle est celle qui ne dépend en rien de mon action sur moi-même, par laquelle, au contraire, je suis involontairement saisi et déterminé, qui est lors même que je ne suis pas, lors même que je ne puis ni la penser ni la sentir. Telle devrait être l’existence de Dieu. Mais Dieu ne peut être ni vu, ni entendu, ni senti. Il n’existe pas pour moi si je n’existe pas pour lui ; si je ne pense et ne crois aucun dieu, il n’y a pas pour moi de dieu. Il n’est donc qu’autant que je le pense. Son existence est une existence réelle qui en même temps ne l’est pas ; une existence spirituelle, objectera-t-on ; mais exister spirituellement, c’est exister tout simplement dans la pensée ou dans la foi. Dieu est donc un terme moyen entre pensée et réalité, un être immatériel matériel, un être plein de contradictions.

L’athéisme est la conséquence nécessaire de ces contradictions. L’être divin a la substance d’une existence empirique ou matérielle sans en avoir les signes et les propriétés caractéristiques. Il est une affaire d’expérience dans sa nature, et dans la réalité rien que l’existence puisse atteindre. Par les représentations sensibles sous lesquelles il s’impose, il invite l’homme à le chercher, et si dans le monde sensible l’homme ne trouve rien qui ne soit en contradiction avec lui, il est complétement en droit de le nier.

Kant, dans sa critique des preuves de l’existence de Dieu, a soutenu que cette existence ne pouvait pas être démontrée par la raison. Il ne méritait point pour cela les reproches que lui a faits Hegel, car son assertion était fondée sur la vérité pure ; d’une idée il est impossible de faire sortir la réalité. Sa seule faute était de croire par là dire quelque chose de particulier et de vouloir imposer ainsi une limite à l’intelligence. L’intelligence est complétement impuissante à faire de ce qu’elle pense un objet des sens. La preuve de l’existence de Dieu dépasse donc la mesure de ses forces, mais dans le même sens que la vue, l’ouïe ou l’odorat sont en dehors et au-dessus de sa conception. C’est une folie que de lui reprocher de ne pas satisfaire une curiosité dont on ne peut demander la satisfaction qu’aux sens en général. Dans la question de l’existence de Dieu, il ne s’agit pas d’une réalité intérieure, d’une vérité pure et simple, mais d’une manière d’être formelle, externe, telle qu’elle appartient aux êtres différents de l’homme et indépendante de sa manière de voir.

La religion, en se fondant sur l’existence de Dieu comme sur une vérité extérieure, empirique, devient elle-même quelque chose de purement extérieur, d’indifférent à nos sentiments et à nos intentions intimes. De même que les cérémonies, les usages, les sacrements deviennent nécessairement dans le culte quelque chose par eux-mêmes, on pourrait dire tout, sans qu’ils soient vivifiés par l’esprit ou l’intention, de même la foi à l’existence de Dieu, abstraction faite de ses qualités essentielles, de son contenu spirituel, devient à la fin l’affaire principale de la religion. Si tu crois seulement à Dieu, cela suffit pour ton salut. Que sous ce Dieu tu te représentes un être bon ou un monstre, un Néron ou un Caligula, un modèle justificateur de ta passion principale, de ta soif de vengeance ou de gloire, c’est tout un ; l’important, c’est que tu ne sois point athée. L’histoire de la religion l’a suffisamment prouvé ; si l’existence de Dieu par elle-même ne s’était pas consolidée dans les esprits comme la première des vérités religieuses, jamais on n’en serait arrivé à ces conceptions de Dieu ignobles, insensées, cruelles, que l’histoire de la religion et de la théologie a flétries et marquées au front.

L’athéisme passait autrefois et passe encore aujourd’hui pour la négation de tous les principes et de tous les liens moraux ; si Dieu n’existe pas, il n’y a plus de différence entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu. Cette différence est donc fondée tout entière sur l’existence divine ; la vertu n’est rien par elle même, elle n’a de vérité que dans un être extérieur. L’existence de la vertu est ainsi liée à l’existence de Dieu ; mais ce n’est pas par intention vertueuse ni par la conviction qu’il y a dans la vertu une valeur intime et absolue. Tout au contraire, la foi à Dieu comme à la condition nécessaire de la vertu est la foi à la nullité, au néant de la vertu par elle-même.

Il est d’ailleurs à remarquer que l’idée de l’existence empirique de Dieu ne s’est complétement formée que dans l’époque moderne, au moment d’éclosion de l’empirisme et du matérialisme. La religion, dans son enfance, accorde bien à Dieu une existence extérieure à nous et lui assigne même un lieu particulier, bien au-dessus de la terre ; mais l’imagination avait alors bientôt fait d’identifier de nouveau le dieu extérieur avec les sentiments et le cœur de l’homme. L’imagination est en général le séjour véritable d’une existence absolue, inaccessible aux sens et cependant sensible dans sa nature. La fantaisie seule a le pouvoir de résoudre ces contradictions et de sauvegarder de l’athéisme. Là où l’existence de Dieu est une vérité vivante, une affaire d’imagination, là on croit nécessairement à des apparitions divines. Là, au contraire, où le feu de l’imagination religieuse s’éteint, où les manifestations de Dieu, conséquence nécessaire de son existence sensible, disparaissent entièrement, là cette existence devient une existence morte, contradictoire, et tombe nécessairement sous la négation de l’athée.

La foi à l’existence de Dieu est la foi à une existence particulière, différente de celle de l’homme et de la nature. Une existence particulière ne peut se manifester que d’une manière particulière. On ne croit donc réellement à cette existence que si l’on croit en même temps à des effets particuliers, à des apparitions immédiates de Dieu, en un mot, à des miracles. Ce n’est que lorsque la foi à Dieu s’identifie avec la foi au monde, lorsque l’être général de l’univers s’empare de l’homme tout entier, que la foi à Dieu n’étant plus une foi particulière, les apparitions de Dieu disparaissent naturellement. Dès lors on ne croit plus qu’au monde, qu’aux phénomènes naturels comme les seuls véritables. De même que la foi aux miracles n’est plus que la foi à des miracles passés, historiques, de même l’existence de Dieu n’est plus qu’une conception historique entachée par elle-même d’athéisme.