Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 22

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 245-255).

XXII

CONTRADICTION DANS LA RÉVÉLATION DE DIEU

L’idée de la révélation est en rapport direct avec l’idée de l’existence ; la révélation est la preuve que l’existence donne d’elle-même, le témoignage primitif que Dieu existe. Les preuves rationnelles n’étaient que des preuves subjectives de l’existence de Dieu ; la révélation en est la preuve objective, la seule vraie. Dieu parle à l’homme, — la révélation est la parole de Dieu, — il laisse échapper de son être un son, une voix qui saisit le cœur et la fantaisie et leur donne la joyeuse certitude que Dieu existe. La parole est l’évangile de la vie, le signe de distinction entre l’être et le non-être. La foi la révélation est le point culminant de l’objectivisme religieux ; la foi subjective à l’existence de Dieu devient en elle un fait extérieur, historique, indubitable. Dieu s’est révélé, s’est démontré lui-même. Qui pourrait douter désormais ? Un dieu qui existe seulement, sans se révéler, qui n’existe pour nous que par notre faculté de penser, un tel dieu est abstrait, représenté, subjectif. Le seul dieu objectif, existant réellement, est celui qui se fait connaître lui-même à nous. La foi à la révélation est dans l’imagination religieuse la certitude immédiate que ce qu’elle croit, ce qu’elle désire, ce qu’elle se représente, existe nécessairement. Elle ne distingue pas entre subjectif et objectif, elle ne doute jamais. Les sens ne lui sont pas donnés pour voir autre chose que nous, mais seulement pour contempler en dehors d’elle ses conceptions transformées en êtres réels. Pour elle, un objet de théorie devient une affaire de pratique, une affaire de conscience, un fait en un mot. Est un fait tout ce qu’on ne peut critiquer sans se rendre coupable d’une profanation, ce que nolens volens, bon gré, mal gré, on doit croire ; ce n’est pas un principe, mais une puissance sensible. Le fait va à la raison comme un coup de poing sur l’œil. Ô vous, philosophes religieux de l’Allemagne, hommes à courte vue, qui nous jetez à la tête les faits de la conscience religieuse pour étourdir notre raison et faire de nous les esclaves de vos croyances superstitieuses, ne voyez-vous donc pas que les faits sont aussi relatifs, aussi différents, aussi subjectifs que les manières de voir des religions ? Les dieux de l’Olympe n’étaient-ils pas des faits, des existences se démontrant elles-mêmes ? Les histoires miraculeuses les plus ridicules du paganisme ne passaient-elles pas pour des faits accomplis ? Les anges, les démons n’étaient-ils pas des personnages historiques ? N’ont-ils pas fait réellement des apparitions ? L’âne de Balaam n’a-t-il pas réellement parlé ? Les savants éclairés du dernier siècle n’ont-ils pas cru à l’âne parlant tout aussi bien qu’à l’Incarnation ou à tout autre miracle ? Ô philosophes profonds, étudiez donc avant tout la langue de l’âme du prophète ! Elle n’a un son étrange que pour les ignorants ; mais je vous garantis que, grâce à une étude plus approfondie, vous reconnaîtrez dans cette langue votre langue maternelle, et vous serez obligés d’avouer que cet âne a divulgué, il y a deux mille ans, les secrets les plus profonds de votre sagesse spéculative. Un fait, messieurs, c’est, pour vous le répéter encore, une conception imaginaire de la vérité de laquelle on ne doute pas, parce que son objet n’est pas une affaire de science ; c’est une affaire du cœur et de l’imagination dont le vœu le plus ardent est que ce qu’ils désirent, ce qu’ils croient, soit réellement ; c’est ce qu’il est défendu de nier, du moins en esprit ; c’est toute possibilité qui passe pour réalité, toute idée qui pour son temps, dans lequel elle est un fait, exprime un besoin, et par cela même est pour l’intelligence une infranchissable barrière ; est un fait tout désir représenté comme accompli, en un mot, tout ce dont on ne doute pas, par la simple raison qu’on n’en doute pas, qu’on n’en doit point douter.

L’imagination religieuse, conformément à l’explication que nous avons donnée de sa nature, possède la certitude immédiate que toutes ses émotions involontaires sont des impressions extérieures, des apparitions d’un autre être. Elle fait de soi un être passif, de Dieu un être actif. Dieu est l’activité, — mais ce qui le détermine mine à agir, ce qui fait de son activité, qui n’est d’abord qu’omnipotence vague, une activité réelle, le motif, le fondement, ce n’est pas lui, car pour lui il n’a besoin de rien, c’est l’homme, le sujet religieux. Mais bientôt l’homme éprouve à son tour l’action de Dieu ; il reçoit de lui des révélations particulières, des témoignages particuliers de son existence. Ainsi, dans la révélation, l’homme est déterminé par lui-même en tant qu’il est le fondement de la détermination de Dieu. La révélation n’est qu’une action produite par l’homme sur l’homme ; seulement, entre lui le déterminant et lui le déterminé s’est glissé un objet, un autre être, Dieu. Il fait de Dieu un terme médiateur entre lui-même et sa propre nature. Dieu est la personnification du lien qui existe entre l’espèce et l’individu, entre la nature humaine et la conscience humaine.

La foi à la révélation dévoile de la manière la plus caractéristique l’illusion de la conscience religieuse. La prémisse de cette foi est celle-ci : « L’homme ne peut rien savoir par lui-même de Dieu ; toute sa science est vaine, purement humaine et terrestre. » Nous ne savons donc rien de Dieu que ce que lui-même il nous en révèle, et cela seul est divin, surhumain, surnaturel. L’homme se nie donc ici lui-même, il se place en dehors et au-dessus de sa propre nature, il oppose la révélation à son savoir, à sa façon de penser ; en elle s’ouvre pour lui une science cachée, le trésor complet des secrets surnaturels, et la raison est forcée de se taire. Mais, malgré tout, la révélation divine est subordonnée à la manière d’être de l’homme ; elle ne parle ni aux animaux ni aux anges, mais à l’homme seulement, c’est-à-dire un langage humain avec des idées humaines. L’homme est l’objet de Dieu avant de recevoir sa parole. Dieu se conforme à sa nature et à ses besoins ; s’il est libre dans sa volonté de révéler ou non, il ne l’est pas dans son intelligence ; il ne peut pas révéler ce qu’il veut. Il faut qu’il révèle ce qu’il doit révéler si sa révélation veut être une révélation pour l’homme et non pour un autre être quelconque. Ce que Dieu pense pour l’homme provient donc de ses réflexions sur la nature humaine. Il se met à la place de l’âme humaine et pense de soi ce que cette âme peut et doit penser de lui, c’est-à-dire, il pense non avec sa pensée mais avec la pensée humaine. Ce qui vient de Dieu à l’homme passe donc d’abord de l’homme à Dieu pour revenir ensuite, vient de l’homme qui est en Dieu ou mieux de la nature humaine à l’homme conscient, de l’espèce à l’individu. Il n’y a donc entre la révélation divine et la raison de l’homme qu’une différence illusoire. Le contenu de la première est d’origine humaine, car il est sorti non de Dieu, comme tel, mais de Dieu en tant que déterminé par la raison de l’homme et par ses besoins, c’est-à-dire il provient uniquement de ces besoins et de cette raison. Ainsi, même dans la révélation, l’homme ne se sépare de lui-même que pour y revenir par un détour ; ainsi se confirme de nouveau, de la manière la plus éclatante, cette vérité que le mystère de la théologie n’est que l’anthropologie.

D’ailleurs, la conscience religieuse avoue elle-même, par rapport aux temps passés, l’humanisme du contenu de la révélation. Elle ne se contente plus d’un Jéhovah qui est homme des pieds à la tête, et qui montre impudemment son humanité à tous les égards. Ce Jéhovah, dit-elle, est une représentation par laquelle Dieu s’accommodait à l’insuffisante faculté qu’avait alors l’homme pour le concevoir. Mais pour ce qui la regarde, pour son contenu à elle, son contenu actuel, comme elle y est plongée jusqu’au cou, elle ne laisse pas valoir de telles considérations. Néanmoins, chaque révélation de Dieu est une révélation de la nature de l’homme. La révélation laisse entrevoir à l’homme l’intérieur caché de son être, en fait pour lui un objet ; en elle il reçoit des mains de Dieu ce que sa nature, inconnue encore, lui impose comme une nécessité, sous la pression de circonstances de temps particulières.

La foi à la révélation est une foi enfantine et n’est respectable qu’aussi longtemps qu’elle conserve ce caractère. L’enfant ne reçoit d’impressions que du dehors ; et la révélation a précisément le but d’accomplir, par le secours de Dieu, ce que l’homme ne peut atteindre par ses propres forces ; aussi l’a-t-on nommée l’éducation du genre humain, et c’est vrai, à condition qu’on n’en fasse rien de surnaturel. Le même penchant intime qui porte l’homme à exposer des doctrines morales et philosophiques sous la forme de narrations et de fables, le même penchant l’entraîne nécessairement à présenter comme une révélation ce qui vient de son essence intime. Le fabuliste a un but, celui de rendre les hommes sages et bons ; il choisit à dessein la forme de la fable, comme la forme la plus transparente et la plus conforme à son but, et sa nature le porte à cette méthode d’enseignement. Il en est ainsi de la révélation, au sommet de laquelle il y a toujours un individu. Celui-ci a un but, mais il vit lui-même au milieu des idées et des conceptions imaginaires par lesquelles il veut le réaliser. L’homme, par l’imagination, s’adresse involontairement à son être intime qui semble lui répondre du dehors. Cet être objectivé et personnifié agissant sur lui par la puissance de l’imagination comme loi de ses pensées et de ses actes, cet être est Dieu.

Il faut chercher dans cette illusion seulement la cause des effets moraux et salutaires de la foi à la révélation sur l’homme. Ce n’est, en effet, que l’homme subjectif, encore sans culture, qui se sent agité et déterminé par sa propre nature, comme si c’était un être autre que lui, et qui se la représente comme une personnalité en droit et en puissance de le punir, comme le regard auquel rien n’échappe.

Mais, de même que la nature w produit sans conscience des œuvres qui paraissent faites avec conscience, » de même la révélation enfante des actions morales, mais qui ne proviennent point de la moralité, des actions morales, mais point d’intentions vertueuses. Les commandements moraux peuvent être remplis ; ils n’en sont pas moins complétement étrangers au cœur et aux intentions intimes, par cela même qu’ils se présentent comme des lois d’un législateur absent et tombent dans la catégorie de l’arbitraire, des ordonnances de police. Ce qui se fait ne se fait pas parce qu’il est bon et juste d’agir ainsi, mais parce que Dieu l’a ordonné. La valeur intrinsèque de l’acte n’est rien ; cela seul que Dieu ordonne est juste. Ses ordres s’accordent-ils avec la raison, avec l’éthique ; c’est un hasard, une bonne fortune, mais sans valeur aux yeux de la révélation. Les lois cérémoniales des Juifs étaient aussi des lois révélées, divines, quoique arbitraires par elles-mêmes et sans motif bien fondé. Les Juifs avaient même reçu de Dieu, par faveur, l’ordre de voler ; il est vrai que c’était dans des circonstances particulières.

La foi à la révélation ne corrompt pas seulement le sens, le goût moral, l’esthétique de la vertu ; elle empoisonne, elle tue le sens le plus divin dans l’homme, le sens de la vérité, le sentiment et l’amour du vrai. La révélation de Dieu est une révélation spéciale et temporelle ; Dieu s’est révélé une fois pour toutes, telle année, tel jour et non pas à l’homme de tous les temps et de tous les pays, à la raison, à l’espèce, mais à certains individus bornés. Ces conditions étroites de temps et de lieu exigent que la révélation soit conservée par écrit pour que d’autres puissent en jouir à leur tour. La foi à la révélation devient ainsi, avec le temps, la foi à une révélation écrite. La conséquence nécessaire, l’effet d’une foi dans laquelle un livre historique, nécessairement conçu sous la pression de toutes sortes de circonstances oppressives a l’importance d’une parole éternelle, absolue, universellement valable ; cette conséquence et cet effet sont : la superstition et la sophistique.

La foi à une révélation écrite n’est une foi réelle, vraie, sincère, et en ce sens digne de respect que là où l’on croit que tout ce qui est dans la sainte Écriture est par cela même vrai, sacré, d’un sens profond et divin. Dès qu’on y distingue des choses humaines et divines, relatives et absolues, historiques et éternelles ; dès qu’on n’admet pas tout sans distinction comme vérité pure, dès lors la sentence de l’incrédulité contre la Bible est acceptée ; elle n’est plus le livre de Dieu ; on lui refuse, indirectement du moins, le caractère d’une divine révélation. Cette révélation doit être une, sans condition, sans exception, sans possibilité d’être mise en doute. Un livre qui m’impose la nécessité de choisir, la nécessité de la critique, qui n’est plus absolument vrai de la première ligne à la dernière, est renvoyé dans la classe des livres profanes ; car chaque livre profane a comme lui la propriété de contenir des choses humaines à côté de choses divines, c’est-à-dire à côté de choses individuelles des choses générales et éternelles. Un livre vraiment divin n’est pas celui où se trouvent des parties bonnes et d’autres mauvaises ; c’est celui où tout est conçu d’un seul jet, où tout est bon, éternellement vrai. Mais qu’est-ce qu’une révélation dans laquelle je dois écouter d’abord l’apôtre saint Pierre, puis Pierre, puis Jacques, puis Jean, puis Mathieu, puis Lucas, pour arriver enfin à un endroit où mon âme qui a soif de Dieu, puisse s’écrier : J’ai trouvé ! εὕρηκα ? Ici parle le Saint-Esprit, ici il y a quelque chose pour moi, quelque chose pour tous les temps et tous les hommes. Combien plus sincère et plus vraie était l’ancienne foi qui étendait l’inspiration jusqu’au mot, jusqu’à la syllabe ! Le mot n’est pas indifférent à la pensée ; une pensée particulière ne peut être rendue que par un mot particulier. Un autre mot, une autre syllabe,-un autre sens. Une telle foi est certainement superstition, mais cette superstition est la seule foi véritable, ouverte, la seule qui ne rougisse pas de ses conséquences. Si Dieu compte les cheveux sur la tête de l’homme, si aucun moineau ne tombe du toit sans sa volonté, comment pourrait-il avoir abandonné à l’ignorance, à l’arbitraire, au jugement étroit des scribes sa parole sacrée, cette parole dont dépend l’éternelle félicité de l’âme humaine ? Mais si l’homme n’était tout simplement qu’un organe de l’Esprit Saint, la liberté humaine serait détruite ! » Oh ! quelle raison pitoyable ! la liberté humaine a-t-elle donc plus d’importance que la vérité divine ? ou bien la liberté de l’homme consiste-t-elle à corrompre et à défigurer la parole de Dieu ?

Si la foi à une révélation historique spéciale admise comme vérité absolue est nécessairement liée à la superstition ; elle est aussi nécessairement liée à la sophistique. La Bible est en contradiction avec la morale, en contradiction avec la raison, en contradiction avec elle-même des milliers de fois ; mais elle est la parole de Dieu, l’éternelle vérité, « et la vérité ne peut pas, ne doit pas se contredire. Comment le croyant se tire-t-il de cette contradiction entre l’idée de la révélation divine comprise comme vérité harmonique et la révélation réelle ou supposée telle ? Il est obligé de se tromper lui-même, d’avoir recours aux raisons apparentes les plus grossières, aux sophismes les plus détestables. La sophistique chrétienne est un produit de la foi chrétienne, surtout de la foi à la Bible.

La vérité absolue est contenue en fait dans la Bible, en esprit dans la foi. En face de la parole de Dieu, je ne puis que croire et me soumettre. Il ne reste plus à la raison et à l’intelligence qu’une occupation formelle et subordonnée ; leur position devient fausse, contradictoire à leur nature. Elles sont indifférentes à la distinction du vrai et du faux, n’ayant plus en elles-mêmes leur criterium. Ce qui est dans la révélation est vrai, lors même que c’est en contradiction directe avec elles. Livrée sans défense aux hasards de l’empirisme le plus grossier, obligée de croire tout ce qu’elle trouve dans le livre sacré et de le défendre s’il en est besoin, l’intelligence est le canis Domini ; elle doit se laisser imposer comme des vérités toutes les choses possibles sans distinction aucune, car la critique serait doute et profanation ; il ne lui reste donc plus qu’une manière de penser frivole, vague, mensongère, intrigante. Mais, plus l’homme s’éloigne de l’époque de la révélation, plus sa raison mûrit et s’élève à l’indépendance, plus ressort nécessairement la contradiction entre l’intelligence et la foi. Le croyant ayant désormais pleine conscience de sa contradiction avec lui-même, avec la vérité, avec la raison, ne peut plus défendre que par un péché contre l’Esprit-Saint la vérité et la divinité de la parole révélée.