Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 23

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 255-268).

XXIII

CONTRADICTION DANS L’ESSENCE DE DIEU EN GÉNÉRAL

L’idée de Dieu est le principe suprême, le point central de la sophistique chrétienne. Dieu est l’être humain par excellence, et cependant il doit être différent de l’homme et au-dessus de lui ; il est l’être pur, universel, l’idée de l’existence elle-même, et cependant il doit être une personne, un individu. Dieu est ; son existence est certaine, plus certaine que la nôtre, distincte de nous et des choses, et cependant elle doit être spirituelle, impossible à saisir comme quelque chose de particulier. Ce qu’il doit être est toujours le contraire de ce qu’il est. L’idée fondamentale est une contradiction qui ne peut être voilée que par des sophismes. Un dieu qui ne s’inquiète pas de nous n’exauce pas nos prières, ne nous voit ni ne nous entend n’est pas un dieu ; on affirme ainsi que l’humanité est un de ses attributs essentiels. Mais en même temps il est dit : Un dieu qui n’existe pas par lui-même, en dehors et au-des sus de l’homme et différent de lui est un fantôme. — Un dieu qui n’est pas comme nous, qui n’a pas de conscience, d’intelligence personnelle, qui ressemble à la substance de Spinoza n’est point un dieu ; la condition principale de la divinité, c’est son unité d’essence avec nous ; la personnalité et la conscience étant ce que nous pouvons penser de plus grand, de plus sublime, la divinité ne peut en être privée. — Mais un dieu, est-il dit de nouveau, qui ne diffère pas de nous essentiellement n’est pas, ne peut pas être un dieu. Le caractère de la religion consistant dans la contemplation immédiate, inconsciente et involontaire de l’être de l’homme comme d’un être autre, dès que cet être devient l’objet de la réflexion et de la théologie, il devient en même temps une mine inépuisable d’illusions, de contradictions et de mensonges.

L’insondabilité ou l’incompréhensibilité de l’être divin est un de ces expédients caractéristiques dont se sert pour son avantage la scolastique chrétienne. Le secret de cette incompréhensibilité consiste tout simplement, comme on le verra plus tard, en ce que d’une qualité connue on fait une qualité inconnue, d’une qualité naturelle une qualité surnaturelle. Par ce procédé on arrive à produire l’apparence, ou plutôt l’illusion que l’être divin est différent de l’être humain, et par cela même incompréhensible.

Dans l’origine, l’incompréhensibilité n’a pas d’autre sens que celui d’une exclamation arrachée par l’étonnement, l’admiration ou un sentiment quelconque. C’est ainsi que, surpris par un phénomène étrange, nous nous écrions d’abord : « C’est inintelligible, inexplicable, » bien que plus tard, revenus à nous-mêmes, nous ne trouvions plus en lui rien qui nous étonne. L’incompréhensibilité religieuse n’est pas ce point final absurde que la science esclave de la foi pose si souvent là où l’intelligence lui fait défaut ; c’est un cri pathétique qui témoigne de l’impression que fait la fantaisie sur le cœur, et la fantaisie est l’organe primitif de la religion. Pour elle il n’y a d’abord entre Dieu et l’homme, d’un côté, qu’une différence d’existence, en ce sens que Dieu est un être indépendant, existant en dehors de nous ; de l’autre, qu’une différence quantitative, c’est-à-dire imaginaire. Dieu est tout ce qu’est l’homme ; il a tout ce que l’homme possède, mais élevé à une puissance au-dessus de laquelle il n’y a rien. La nature de Dieu n’est que la nature de la fantaisie réalisée. Dieu est un être sensible, mais délivré des bornes de la sensibilité, l’être sensible infiniment. Et qu’est la fantaisie ? la sensibilité sans bornes ni mesure. Dieu est l’existence éternelle, c’est-à-dire dans tous les temps, l’existence omniprésente, c’est-à-dire dans tous les lieux à la fois. Dieu est l’être omniscient, c’est-à-dire qui sait toutes les particularités, tout ce qui est objet des sens, sans condition de temps et de lieu.

L’éternité et l’omniprésence sont des qualités sensibles, car par elles on ne nie pas l’existence dans le temps et dans l’espace ; on nie seulement la limitation exclusive à un temps ou à un lieu déterminé. De même l’omniscience est une faculté sensible, un savoir des sens. La religion ne se gêne pas pour accorder à Dieu les sens les plus nobles. Dieu voit tout et entend tout. L’omniscience divine est un savoir dépouillé des qualités essentielles du savoir réel. Mes sens ne peuvent me représenter les objets que séparés et les uns après les autres ; Dieu se représente tout d’une seule fois, c’est-à-dire tout ce qui est dans l’espace d’une manière inspacieuse, tout ce qui est dans le temps d’une manière intemporelle. Il est purement et simplement la puissance personnifiée de l’imagination qui rend présentes à notre esprit toutes les choses même absentes dans l’idée confuse d’un ensemble monotone et monochrome, sans lumière et sans vie. En fait, il nous serait impossible d’accorder l’omniscience à un objet ou à un être en dehors de nous, si cette faculté différait essentiellement de notre nature, si elle n’était pas une espèce de représentation de nous-mêmes, si elle n’existait pas dans notre puissance représentative. Les choses sensibles sont aussi bien le contenu de l’omniscience divine que de notre savoir particulier. Seulement Dieu les connaît toutes, mais nous qu’une seule ou du moins peu d’entre elles.

L’effet bienfaisant de la religion consiste dans le développement qu’elle donne à la conscience en la faisant sortir des bornes de la perception externe. Dans la religion, l’homme est à l’air libre, sub divo ; dans sa conscience, il est comme emprisonné, tant qu’elle ne dépasse pas le cercle des impressions extérieures. La religion n’est faite essentiellement, originairement, — et c’est seulement dans son origine qu’elle est sacrée, vraie, pure, et bonne, — que pour les cœurs et les esprits non cultivés. Elle est la mise à l’écart des limites imposées à l’intelligence humaine par une connaissance insuffisante des choses. Les hommes et les peuples bornés, ignorants conservent la religion dans son sens original, parce qu’ils sont eux-mêmes restés à l’origine, à la source de la religion. Plus le point de vue de l’homme est étroit, moins il sait de la nature, de l’histoire, de la philosophie, plus il s’attache à ses idées religieuses, moins il peut avoir le désir de s’en débarrasser.

Aussi l’homme religieux ne sent en lui-même aucun besoin de développement. Pourquoi les Hébreux n’avaient-ils ni science ni art comme en avaient les Grecs ? Parce qu’ils n’en sentaient pas le besoin. Et pourquoi n’en sentaient-ils pas le besoin ? Parce que Jéhovah les satisfaisait complétement là-dessus. L’omniscience divine est le point d’appui de l’homme pour faire disparaître les limites de son savoir ; l’omniprésence renverse les limites de son point de vue local ; l’éternité divine, les limites du temps qu’il a à vivre. L’homme religieux est heureux dans sa fantaisie : il a tout in nuce ; sa besace est toujours pleine et bien fermée. Jéhovah m’accompagne partout, je n’ai pas besoin de sortir de moi-même, j’ai dans mon Dieu la table complète de tous les trésors, de toutes les choses dignes d’être connues et pensées. La civilisation dépend du monde extérieur, elle a des besoins sans nombre et d’une immense variété ; elle ne triomphe des limites de la science et de la vie que par une activité réelle et non par la puissance d’enchantement de la fantaisie religieuse. Le christianisme n’a pas besoin de tant de choses ; aussi n’a-t-il en lui, — on ne peut trop le répéter, — aucun principe de progrès, d’éducation, aucune tendance au travail, à l’effort, car il ne brise les obstacles de la vie terrestre qu’en imagination, qu’en Dieu dans le ciel. Dieu est tout ce que le cœur désire et demande, toutes les choses, tous les biens. « Veux-tu l’amour, la fidélité, la vérité ? tout cela est en lui sans mesure. Désires-tu la beauté ? il est ce qu’il y a de plus beau ; la richesse ? il est ce qu’il y a de plus riche ; la puissance ? il est tout-puissant. Enfin, tout ce que peut demander ton cœur, on le trouve mille fois en lui, dans le bien unique, le plus grand, en Dieu. » Comment celui qui a tout en Dieu, qui jouit en imagination de la félicité céleste pourrait-il ressentir ce besoin, ce manque qui est le ressort de tout travail humain ? La société n’a pas d’autre but, par le travail, que de réaliser un ciel terrestre ; mais le ciel de la religion ne peut être réalisé ou acquis que par une activité religieuse.

La différence d’abord purement quantitative entre l’être divin et l’être humain, travaillée peu à peu par la réflexion, devient une différence de qualité, et par là, ce qui d’abord n’était qu’un sentiment, qu’une expression admirative, un effet de la fantaisie sur le cœur, est fixé comme une qualité subjective, une incompréhensibilité réelle. Le genre d’expression le plus usité en pareil cas, c’est que nous savons de Dieu le que mais jamais le comment. Que Dieu, par exemple, soit créateur, qu’il ait produit le monde, non pas au moyen d’une matière déjà existante, mais par sa toute-puissance, c’est-à-dire avec rien, voilà ce qui est clair, certain, indubitable ; mais comment cela est-il possible ? ah ! notre intelligence est trop bornée pour pouvoir le comprendre.

L’idée de l’activité, du faire, du créer est par elle-même une idée divine ; aussi ne fait-on pas de façons pour l’attribuer à Dieu. Dans l’acte, l’homme se sent libre, dégagé de tout, heureux ; dans la passion, borné, opprimé, malheureux. L’activité est sentiment positif de soi ; est positif en général tout ce qui dans l’homme est accompagné de joie. Or Dieu est, comme nous l’avons dit plus haut, l’idée de la joie pure et sans bornes. Rien ne nous réussit que ce que nous faisons volontiers. L’activité joyeuse triomphe de tout. Une activité joyeuse est celle qui est d’accord avec notre nature, que nous ne ressentons ni comme une limite ni comme une contrainte. L’activité la plus heureuse est l’activité productive ; il est agréable de lire, par exemple, mais créer des choses dignes d’être lues est plus agréable encore. L’activité créatrice est donc accordée à Dieu, c’est-à-dire contemplée et objectivée comme une activité divine. Seulement, Dieu n’a pas produit quelque chose de particulier, ceci ou cela, comme l’homme, mais tout. Il est donc évident que la manière dont Dieu a tout produit est inintelligible, parce que cette manière ne rentre dans aucune catégorie particulière et que la question sur le comment est ici hors de saison, rejetée par l’idée fondamentale de l’activité sans bornes. Ce n’est pas Dieu, mais le carbone, qui a produit le diamant ; ce sel doit son origine à la combinaison d’un acide déterminé avec une base déterminée aussi. On peut chercher à s’expliquer toutes ces créations particulières de la nature ; mais Dieu ayant tout produit dans l’ensemble et sans différence, ce serait folie de songer seulement à s’en rendre compte.

La religion n’a aucune idée, aucune intuition physique du monde, elle ne s’intéresse pas pour une explication naturelle qui ne peut être donnée qu’avec l’origine et la formation des choses. Ce genre de recherches dont s’étaient déjà occupés les philosophes anciens lui fait horreur comme païen et impie. Elle saute à pieds joints par-dessus toutes les difficultés et se contente de l’idée pratique ou subjective de l0a création qui n’est que la défense de se représenter les choses comme venues naturellement, qu’un interdit jeté sur toute physique et toute philosophie de la nature. La conscience religieuse lie immédiatement le monde à Dieu ; pour elle tout vient de lui, et c’est assez pour la satisfaire complétement. Demander comment, c’est un doute indirect qu’il en soit ainsi. Cette question a conduit l’homme à l’athéisme, au matérialisme, au naturalisme ; celui qui la fait regarde déjà le monde comme un objet de la théorie, de la science en général, c’est-à-dire le contemple comme une réalité. Or la réalité est en contradiction avec l’idée de l’activité indéfinie et immatérielle, et cette contradiction mène infailliblement à la négation de l’idée première.

Au fond, l’incompréhensibilité a pour but de dissimuler, de cacher tout à fait l’uniformité ou plutôt l’unité essentielle de l’activité divine et de l’activité humaine, parce qu’il n’y a entre elles qu’une différence, le néant. Dieu fait, il fait quelque chose en dehors de lui comme l’homme. Faire est une conception purement, fondamentalement humaine. La nature produit, l’homme fait. Le faire est un agir dont on peut se passer, préconçu, voulu, extérieur, un agir dans lequel notre être intime n’est pas de moitié. Une activité véritable, au contraire, est celle qui est pour nous un besoin profond, qui nous attaque et nous affecte pathologiquement. Tel est, par exemple, le travail de la pensée ; les ouvres de science et d’art ne sont pas faites, ce qu’il y a de façon en elles est extérieur, elles se produisent en nous. Le faire est un acte arbitraire. Dieu est donc en ce point semblable à l’homme, que comme lui il fait, simplement pour faire quelque chose, sans autre raison que sa bonne volonté. Il lui a plu de créer le monde, voilà tout. L’homme divinise ici le bon plaisir qu’il prend à son propre bon plaisir, à son arbitraire sans fond. L’activité divine est ainsi dégradée, devient une activité humaine tout à fait commune. De miroir de l’être humain Dieu devient le miroir de la vanité humaine, de la complaisance de l’homme pour lui-même.

Mais à ce moment l’harmonie se détruit. Dieu fait tout avec rien, il crée : — voilà ce qui le distingue de nous. Dès lors l’intelligence n’y voit plus clair ; il ne reste plus qu’une idée nulle, sans contenu aucun, parce que la puissance de la pensée, de la représentation est épuisée ; c’est-à-dire la différence entre Dieu et l’homme est en réalité un rien, un nihil negativum de l’intelligence. L’aveu naïf de ce rien intellectuel, c’est le rien considéré comme quelque chose, comme matière première.

Un autre exemple remarquable de la sophistique de la théologie, c’est l’insondable mystère de la génération du fils de Dieu. — La génération divine est naturellement différente de la génération ordinaire, c’est-à-dire une génération surnaturelle, illusoire, apparente, car il lui manque une partie intégrante de la génération, la différence sexuelle. Elle est en contradiction avec la raison et la nature, elle ne donne rien à penser, et par cela même elle rend la fantaisie d’autant plus libre, tout en lui laissant l’impression de la profondeur. Dieu est père et fils, — Dieu, pensez-y donc, Dieu ! — L’émotion s’empare de l’homme, le sentiment de son unité avec Dieu le ravit hors de lui-même ; ce qu’il y a de plus éloigné de nous est exprimé par ce que nous avons de plus proche ; ce qui nous est le plus étranger par ce que nous connaissons le mieux, par ce qu’il y a en nous de plus intime ; le surnaturel par le naturel, le divin par ce qu’il y a de plus humain. Mais cette unité à peine affirmée est niée immédiatement. Ce que Dieu a de commun avec l’homme doit signifier en lui toute autre chose qu’en nous, et alors ce qui nous appartient nous devient étranger, ce que nous connaissons inconnu, ce que nous avons de plus proche s’éloigne infiniment. Dieu ne produit pas comme la nature, il n’est pas père, il n’est pas fils comme nous ; — alors, comment donc ? — Ah ! voilà le merveilleux, l’indicible profondeur de la génération divine. Dans toutes les autres déterminations de l’être divin, la nullité de la différence entre lui et nous est quelque chose de caché ; dans la création, au contraire, c’est un rien révélé, exprimé, un rien objet ; de là le néant officiel, notoire de la théologie, qui la distingue de l’anthropologie.

L’attribut fondamental par lequel l’homme fait de Dieu, c’est-à-dire de son propre être, un être étranger et incompréhensible, c’est celui de l’indépendance, de l’individualité, ou, pour nous servir d’une expression encore plus abstraite, de la personnalité. Dieu est un être personnel ; voilà le mot mystérieux qui d’un seul coup métamorphose le subjectif en objectif, l’idée en réalité. Tous les attributs divins, en tant qu’ils appartiennent à un être personnel, paraissent des attributs différents en réalité de ceux de l’homme malgré l’unité essentielle qui leur sert de fondement. De là naît pour la réflexion l’idée de ce qu’on nomme des anthropomorphismes. — Les anthropomorphismes sont des ressemblances entre Dieu et l’homme, les attributs des deux êtres ne sont pas les mêmes, mais se ressemblent réciproquement. Aussi la personnalité est-elle l’antidote contre le panthéisme ; par elle la réflexion religieuse se chasse de la tête, la non-différence de l’être humain et de l’être divin. — L’expression grossière mais cependant significative du panthéisme est celle-ci : l’homme est une émanation ou bien une partie de la divinité. Pour l’homme religieux, au contraire, l’homme est une image de Dieu ou un être parent de Dieu ; car, d’après la religion, l’homme ne provient pas de la nature, il est de race et d’origine divines. — L’expression de parenté est indéfinie et fuyante ; il y a en elle des degrés ; quel est celui que l’on pense ? Pour exprimer le rapport de l’homme à Dieu, le seul convenable, selon la religion, c’est le plus proche, le plus intime, le plus saint qu’on puisse se représenter, le rapport de l’enfant au père. L’indépendance de Dieu et la dépendance de l’homme sont ainsi établies, tandis que dans le panthéisme la partie paraît aussi indépendante que le tout, parce que celui-ci n’existerait pas sans les parties qui le constituent. Malgré tout, la différence n’est qu’apparente. Le père n’est pas père sans enfant ; à eux deux ils forment un être commun. Dans l’amour, l’homme renonce à son indépendance, s’abaisse au rang de membre ; son abaissement et son humiliation ne se compensent que par l’humiliation de l’autre, en sorte que tous les deux sont soumis à une puissance supérieure, celle de l’esprit de famille, par exemple. Le rapport entre Dieu et l’homme est donc ici le même que dans le panthéisme ; seulement, ce que celui-ci représente comme un rapport général, exprime logiquement et directement, la religion le représente comme un rapport personnel, patriarcal et l’exprime furtivement par les détours de la fantaisie. Dieu a beau être un individu, il ne diffère pas de l’homme ; quiconque est comme lui père du fond du cœur a dans son enfant même sa vie et son être.

Le rapport de dépendance intime, réciproque, qui existe entre Dieu comme père et l’homme comme son enfant ne peut pas être atténué par cette distinction que le Christ seul est le fils naturel, tandis que les hommes sont tout simplement des fils adoptifs et qu’ainsi il n’y a de dépendance pour Dieu que par rapport au premier. Cette distinction est purement théologique, c’est-à-dire illusoire. Dieu adopte les hommes et non les animaux. Le fond de cette adoption est dans la nature humaine. L’homme adopté par la grâce de Dieu est seulement l’homme qui a conscience de sa nature et de sa dignité divines. D’ailleurs le fils engendré de toute éternité n’est pas autre chose que l’idée de l’humanité, que l’homme préoccupé de sa propre nature, que l’homme céleste se cachant en Dieu de lui-même et du monde. Le Verbe est l’homme secret, encore tenu sous silence ; l’homme est le Verbe exprimé, révélé ; le Verbe n’est que son avant-propos. Ce qui a de la valeur dit du Verbe en a autant dit de l’homme. Or, entre Dieu et le fils il n’y a pas de différence essentielle ; qui connaît le fils connaît le père, — il n’y en a pas, par conséquent, entre l’homme et Dieu.

Il en est de même de l’image de la divinité. L’image n’est pas ici quelque chose de mort ; c’est un être vivant. L’homme est l’image de Dieu, cela veut dire : l’homme est un être semblable à Dieu. La ressemblance entre des êtres vivants repose sur leur parenté de nature. L’homme ressemble à Dieu parce qu’il est son enfant. La ressemblance n’est que la parenté qui tombe sous les sens ; de la première on conclut partout à la seconde. Comme symbole des rapports entre Dieu et l’homme, la ressemblance est une représentation aussi décevante, aussi illusoire que la parenté ; l’idée seule de la personnalité est capable de rompre l’unité des deux natures. La ressemblance est l’unité qui ne veut pas entendre dire qu’elle est unité, qui se cache derrière le nuage de la fantaisie ; si j’écarte ce nuage, j’arrive à l’unité pure. Plus deux êtres se ressemblent, moins ils se distinguent l’un de l’autre ; si je connais le premier, je connais aussi le second. La ressemblance a des degrés, il est vrai ; mais la ressemblance entre Dieu et l’homme a aussi des degrés. L’homme bon et pieux ressemble plus à Dieu que celui qui n’a que la nature de l’homme en général pour fondement de sa ressemblance. — On peut donc aller ici jusqu’à la dernière limite, ne dût-elle être atteinte que dans l’autre monde. Mais ce que l’homme doit un jour devenir lui appartient déjà, du moins en puissance. Le dernier degré de ressemblance est celui où deux êtres disent et expriment la même chose. Les qualités essentielles étant les mêmes chez eux, la raison est incapable de les distinguer, les sens seuls peuvent le faire. Si mes yeux ne m’affirmaient pas que ce sont deux individus, ma raison les prendrait pour un seul. Des personnes complétement semblables ont un charme extraordinaire pour elles-mêmes et pour la fantaisie ; elles donnent lieu à toutes sortes de mystifications et d’illusions, — car mon œil rit de ma raison pour laquelle l’idée d’une existence indépendante est toujours liée à l’idée d’une différence spéciale.

La religion est la lumière de l’esprit brisée par le milieu de la fantaisie, le même être vu double. La ressemblance est l’unité, telle que l’entend la raison, rompue sur le terrain de la réalité par la représentation sensible, sur le terrain de la religion par la représentation imaginaire, en un mot l’identité rationnelle coupée en deux par l’idée de la personnalité. Je ne puis trouver aucune différence entre le père et le fils, le modèle et l’image, Dieu et l’homme, si je n’intercale pas entre eux l’idée de personne. La ressemblance est l’unité affirmée par la raison, le sens du vrai, niée par l’imagination, l’unité qui laisse subsister une ombre de différence, une représentation illusoire qui ne dit ni tout à fait oui, ni tout à fait non.