Essence du christianisme/Introduction

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 21-58).

INTRODUCTION




I

ESSENCE DE L’HOMME EN GÉNÉRAL

La religion a pour base la différence essentielle qui existe entre l’homme et l’animal ; les animaux n’ont point de religion. Les anciens naturalistes attribuaient bien à l’éléphant, entre autres louables qualités, la vertu de la religiosité ; mais cette religion des éléphants est du domaine des fables. Cuvier, s’appuyant sur ses observations personnelles, ne place pas l’éléphant à un plus haut degré d’intelligence que le chien.

Mais quelle est cette différence essentielle entre l’homme et l’animal ? Il n’y a point à cette question de réponse plus simple, plus générale et en même temps plus populaire que celle-ci : c’est la conscience. — mais conscience dans le sens strict du mot ; car on ne peut refuser la conscience aux animaux si on lui donne le sens de sentiment de soi-même, de faculté d’apercevoir, de distinguer et même de juger par les sens les objets extérieurs. La conscience dans le sens vrai n’existe que chez un être qui peut faire de son essence, de son espèce l’objet de sa pensée. L’animal se sent bien comme individu, il a bien le sentiment de lui-même ; mais il ne se connaît pas comme espèce, et c’est pourquoi il est dépourvu de la conscience dont le nom dérive de savoir. Là où il y a conscience, là. il y a capacité pour la science. La science n’est que la conscience des espèces. Dans la vie, nous sommes en rapport avec des individus, mais dans la science avec des genres, et il n’y a qu’un être capable de connaître sa propre essence, son espèce, qui puisse examiner les choses et les êtres différents de lui et s’en faire une idée qui réponde exactement à la nature spéciale de chacun d’eux.

L’animal n’a, par conséquent, qu’une vie simple ; l’homme a une vie double. Chez l’animal, la vie intérieure est une avec la vie extérieure ; chez l’homme, ces deux vies sont distinctes. La vie intérieure de l’homme, c’est sa vie dans ses rapports avec son espèce, son être ; quand l’homme pense, il converse, il parle avec lui-même. L’animal ne peut accomplir les fonctions de son espèce sans le secours d’un autre individu ; mais l’homme peut penser et parler sans l’aide d’un autre homme, et penser et parler sont les vraies fonctions de son espèce. Il est à lui-même tout à la fois moi et toi, et peut aussi se mettre à la place d’un autre par cette raison que, non-seulement son individualité, mais encore son espèce, son être peuvent être l’objet de sa pensée.

L’être de l’homme dans ce qui le distingue de l’animal est non-seulement le fondement, mais encore l’objet de la religion. Mais la religion est la conscience de l’infini ; elle est par conséquent et ne peut pas être autre chose que la conscience qu’a l’homme, non pas de la limitation, mais bien de l’intimité de son être. Un être réellement fini, borné, n’a pas le pressentiment le plus éloigné, et, à plus forte raison, ne peut avoir la conscience d’un être infini ; car la borne de l’être est aussi la borne de la conscience. La chenille, dont une espèce de plante déterminée renferme l’être et la vie. ne dépasse pas dans sa connaissance ce cercle si étroit ; elle distingue bien cette plante d’une autre plante, mais elle ne va pas au delà. Une conscience si bornée que sa limitation rend infaillible se nomme instinct. Conscience dans le sens propre et conscience de l’infini sont inséparables. La conscience de l’infini n’est pas autre chose que la conscience de l’infinité de la con science, ou bien : quand l’homme a conscience de l’infini, c’est l’infinité de sa propre nature qui est l’objet de sa pensée.

Mais quelle est cette essence de l’homme que la conscience lui révèle, ou bien qu’est-ce qui constitue dans l’homme l’espèce, la véritable humanité ? c’est la raison, la volonté, le cœur. Dans un homme accompli doivent se trouver réunies la force de la pensée, la force de la volonté, la force du cœur. La force de la pensée est la lumière de la connaissance, la force de la volonté l’énergie du caractère, la force du cœur l’amour. Raison, amour, volonté, voilà les perfections, les forces les plus hautes, l’être absolu de l’homme dans l’homme et le but de son existence. L’homme existe pour connaître, pour aimer, pour vouloir. Mais quel est le but de la raison ? la raison ; de l’amour ? l’amour ; de la volonté ? la liberté. Nous connaissons pour connaître, nous aimons pour aimer, nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres. Il n’y a d’être véritable que l’être pensant, aimant, voulant. Il n’y a de vrai, de parfait, de divin que ce qui existe par soi et pour soi-même ; mais ainsi est l’amour, ainsi la raison, ainsi la volonté. La trinité divine dans l’homme, puissance qui domine son individualité, c’est l’unité de ces trois forces. Mais ces forces, l’homme n’en est pas maître, car il n’est rien sans elles, et ce qu’il est, il ne l’est que par elles. Elles sont les éléments fondamentaux de son être, de son être qu’il ne possède ni ne fait, elles sont des puissances qui l’animent, le déterminent, le gouvernent, des puissances absolues, divines, auxquelles il ne peut opposer aucune résistance[1].

Comment l’homme sensible pourrait-il résister au sentiment, l’homme aimant à l’amour, l’homme raisonnable à la raison ? Qui n’a pas éprouvé la puissance de la musique ? mais qu’est la puissance de la musique sinon la puissance du sentiment ? Le son, c’est le sentiment qui s’exprime, qui se communique. Qui n’a pas éprouvé la puissance de l’amour ou n’en a pas au moins entendu parler ? Quel est le plus fort de l’amour ou de l’homme individuel ? Quand l’amour s’empare de l’homme et le pousse même à braver la mort pour l’objet aimé, cette force qui triomphe de la mort est-ce sa force propre, individuelle, ou n’est-ce pas plutôt la force de l’amour ? Et qui a jamais véritablement pensé sans éprouver la puissance de la pensée, cette puissance calme, muette et si mystérieuse ? Quand tu es plongé dans de profondes réflexions, dans l’oubli de toi-même et du monde, diriges-tu la raison ou n’es-tu pas dirigé par elle et comme englouti ? L’enthousiasme scientifique n’est-il pas le plus beau triomphe que la raison remporte et fête sur toi ? Cette puissance du penchant à connaître, n’est-ce pas une puissance irrésistible, capable de tout dompter ? Et quand tu réprimes une passion, te défais d’une habitude, en un mot quand tu remportés une victoire sur toi-même, cette force victorieuse, est-ce ta force personnelle, ou n’est-ce pas plutôt l’énergie du caractère, la force de la moralité qui s’empare de toi avec violence et te remplit d’indignation contre toi et tes faiblesses individuelles[2] ?

Sans objet l’homme n’est rien. Les hommes grands, exemplaires, ceux qui nous révèlent l’essence de l’humanité ont confirmé cette assertion par leur vie. Ils n’avaient qu’une passion fondamentale, dominante, la réalisation du but essentiel de leur activité. Mais lorsqu’un sujet, l’homme, par exemple, est lié à un objet par des rapports nécessaires, essentiels, cet objet est la révélation, la manifestation de l’être même du sujet. S’il est commun à plusieurs individus de même espèce, mais de qualités différentes, il manifeste et révèle leur nature au moins par la manière dont il est l’objet de chacun d’eux.

Ainsi le soleil est l’objet commun des planètes ; mais il ne l’est pas pour la terre de la même manière que pour Mercure, Saturne, Uranus. Chaque planète a pour ainsi dire son propre soleil. Le soleil, en tant qu’il échauffe Uranus, n’a pour nous aucune existence physique, il n’en a qu’une astronomique et scientifique. Non-seulement il paraît autre, mais encore il est tout autre pour Uranus que pour nous. Le rapport de la terre avec le soleil est en même temps un rapport de la terre avec elle-même, avec sa propre nature ; car la mesure de la grandeur et de la force de la lumière sous laquelle le soleil se révèle à la terre est aussi la mesure de l’éloignement qui forme la nature propre de la terre. Chaque planète a par conséquent dans son soleil un miroir de son propre être.

Ainsi, par les objets, l’homme acquiert la conscience de lui-même ; par eux on le reconnaît, en eux se réflète sa nature ; et ici il ne s’agit pas seulement des objets de la pensée, mais encore de ceux qui tombent sous les sens. Les choses les plus éloignées de l’homme donnent sur son essence des révélations en tant que et parce que elles sont l’objet de sa pensée. La lune, le soleil, les étoiles lui crient : « Γνῶθι σεαυτόν ». Connais-toi toi-même. La faculté qu’il a de les voir et la manière dont il les voit rendent témoignage de sa propre nature. L’animal n’est sensible qu’au rayon de lumière nécessaire à sa vie. L’homme est réjoui par le rayon indifférent de l’étoile la plus éloignée. L’homme seul a des joies pures, intellectuelles, désintéressées. Le regard, qui se perd dans la contemplation du ciel étoilé et dans l’admiration de cette lumière qui n’a rien de commun avec la terre et ses besoins, y voit sa propre nature, sa propre origine. L’œil est d’une nature céleste ; ce n’est que par son secours que l’homme s’élève au-dessus de son séjour ici-bas. C’est pourquoi la science commence lorsque les regards se dirigent pour la première fois vers le ciel. Les premiers philosophes étaient astronomes. Le ciel rappelle à l’homme sa destination, c’est-à-dire qu’il n’est pas né seulement pour agir, mais encore pour contempler.

L’être absolu, le Dieu de l’homme, c’est l’être même de l’homme. De la même manière la puissance exercée par un objet sur lui n’est pas autre chose que la puissance même de sa nature intime. L’homme dont l’être est susceptible d’être affecté par les sons est dominé par le sentiment, au moins par le sentiment qui trouve dans les sons l’élément qui lui correspond. Mais ce n’est pas le son par lui-même, ce n’est que le son plein de sens et de sentiment qui peut faire impression sur l’homme sensible ; c’est-à—dire le sentiment n’est produit que par ce en quoi il est contenu, il n’est déterminé que par lui-même, que par son essence, et ainsi il en est de la volonté, ainsi de la raison. Nous ne pouvons avoir conscience de rien sans avoir en même temps conscience de nous-mêmes, rien affirmer sans nous affirmer aussi, et comme vouloir, pouvoir, sentir sont des perfections, des réalités essentielles, il est impossible que nous puissions sentir ou juger avec la raison la raison, avec le sentiment le sentiment, avec la volonté la volonté, comme des forces bornées, finies, c’est-à-dire nulles. Car limitation et néant sont la même chose ; limitation est un euphémisme pour néant ; limitation est l’expression métaphysique théorique, néant l’expression pathologique, pratique. Ce qui est fini, borné pour la raison, est nul pour le cœur. On ne peut pas s’apercevoir que l’on est un être pensant, aimant, voulant, sans regarder ces facultés comme des perfections, sans en ressentir une joie infinie. Avoir conscience, c’est se prendre soi—même pour objet : la conscience n’est donc rien de particulier, rien de différent de l’être lui-même ; autrement, comment pourrait-il y avoir conscience de soi ?

Il est donc impossible que nous ayons conscience d’une perfection comme d’une imperfection, impossible que nous puissions sentir le sentiment comme borné, impossible que nous puissions penser la pensée comme limitée, finie.

Conscience est affirmation.de soi, amour de soi, joie de sa propre perfection ; c’est le signe caractéristique d’un être accompli ; elle n’existe que dans un être, pour ainsi dire, rassasié, parfait. La vanité humaine confirme cette vérité. L’homme se regarde volontiers dans un miroir, il éprouve du plaisir à se contempler. Ce plaisir est une conséquence nécessaire, involontaire de la beauté de sa forme. Toute belle forme est satis faite d’elle-même, est nécessairement charmée de sa beauté. Il y a vanité quand l’homme se plaît à contempler sa beauté individuelle, mais non quand il admire le visage humain en général. Ce visage, il doit d’admirer, il ne peut en imaginer ni un plus beau ni un plus sublime[3]. Chaque être s’aime et doit s’aimer. Exister est un bien. « Tout, dit Bacon, tout ce qui est digne d’exister est aussi digne d’être connu. » Tout ce qui a de la valeur est un être de distinction ; c’est pourquoi cet être s’aime, se soutient, s’affirme lui-même. Mais la forme la plus élevée de l’affirma tion de soi-même, la forme qui en elle-même est une distinction, une perfection, un bonheur, c’est la conscience.

Toute limitation de la raison ou en général de la nature de l’homme repose sur une illusion, une erreur. L’individu humain peut, à la vérité, — et c’est en cela qu’il se distingue de l’animal, — se sentir et se reconnaître comme borné ; mais cela provient uniquement de ce que, soit par le sentiment, soit par la pensée, il a l’idée de la perfection et de l’infinité de son espèce. S’il impose les bornes de son être à l’espèce elle même, c’est qu’il se croit un avec elle, c’est qu’ainsi il est le jouet d’une illusion, illusion d’ailleurs profondément d’accord avec la paresse, la vanité et l’égoïsme de l’homme. En effet, une limitation que je ne puis attribuer qu’à moi-même, me fait honte et m’inquiète, et pour me délivrer de cette honte et de cette inquiétude, je fais des bornes de mon individualité les bornes de l’espèce humaine en général. Ce qui m’est incompréhensible est aussi incompréhensible aux autres. Pourquoi m’affliger davantage ? Ce n’est point une faute, cela ne provient point de mon intelligence, mais de l’intelligence de l’espèce elle-même, Mais c’est une erreur, une erreur ridicule et coupable à la fois que de déterminer comme borné et fini ce qui constitue la nature de l’homme, l’essence de l’espèce, ce qui est l’être absolu de l’individu. Chaque être est pour soi assez. Chaque être est en soi et pour soi infini, a son Dieu en soi-même. Un être n’a de bornes que pour un autre être en dehors et au-dessus de lui. La vie des éphémères est extraordinairement courte, comparée à celle d’autres animaux, et néanmoins cette vie de quelques instants leur paraît aussi longue qu’à d’autres une vie de plusieurs années. La feuille sur laquelle vit la chenille est pour cet insecte un monde, un espace infini.

Ce qui fait d’un être ce qu’il est réellement, c’est là son talent, sa puissance, sa richesse, son ornement. Comment lui serait-il possible de sentir sa richesse comme manque, son talent comme impuissance ? Si les plantes avaient du goût et du jugement, chacune d’elles déclarerait que sa fleur est la plus belle de toutes, parce que son intelligence et son goût ne dépasse raient pas la force productive de son être. La plus haute production d’un être doit être reconnue par lui comme la plus haute production en général dans le sens absolu ; ce qu’il affirme ne peut être nié par son intelligence, son goût, son jugement, car autrement cette intelligence et ce goût n’appartiendraient pas à cet être déterminé, mais à un autre être quelconque. La. mesure de l’être est la mesure de l’intelligence ; si l’un est borné, l’autre l’est aussi. Mais un être, quelque borné qu’il soit, ne sent pas les bornes de son intelligence ; il loue au contraire et estime cette faculté comme une force sublime, divine, et de son côté l’intelligence loue et estime l’être auquel elle appartient. Tous les deux sont en harmonie ; comment pourraient ils tomber en désaccord ? L’intelligence d’un être est un cercle dont il ne peut sortir. L’animal ne voit pas au delà de ses besoins ; sa nature ne s’étend pas non plus au delà. Aussi loin que s’étend ton être aussi loin’ s’étend le sentiment de toi-même, aussi loin ta divinité ! Le désaccord entre l’intelligence et l’être, entre la force de la pensée et la force de production dans la conscience, ce désaccord est d’un côté purement individuel, sans importance générale, et de l’autre il n’est qu’apparent. L’homme qui reconnaît comme mauvaises ses mauvaises poésies est moins borné dans sa nature. parce qu’il l’est moins dans sa connaissance que celui qui est satisfait de ses mauvais vers.

Penses-tu par conséquent l’infini ? Eh bien ! tu penses et tu affirmes l’infinité de la puissance de la pensée. Sens-tu l’infini ? Tu sens et tu affirmes l’infinité de la puissance du sentiment. L’objet de la raison, c’est la raison se pensant elle-même ; l’objet du sentiment, c’est lesentiment se sentant lui-même. Si tu n’as aucun sens, aucun sentiment pour la musique, tu n’entendras, dans la plus belle symphonie, rien de plus que dans le vent qui siffle à tes oreilles, que dans le ruisseau qui passe en murmurant à tes pieds. En effet, qu’est-ce qui te saisit lorsque tués affecté par les sons ? Quoi, si ce n’est la voix de ton propre cœur ? c’est-à-dire le sentiment ne parle qu’au sentiment, il n’est intelligible que pour lui-même. La musique est un monologue du sentiment ; mais le dialogue de la philosophie n’est en vérité qu’un monologue de la raison. L’éclat des couleurs des cristaux ravit les sens ; la raison n’est intéressée qu’à la connaissance des lois de leur formation. La raison n’a pour objet que ce qui est raisonnable.

Il suit de là que tout ce qui, par la spéculation philosophique ou par la religion, est pris dans le sens de dérivé, de subjectif ou humain, de moyen ou d’organe, tout cela a pour la vérité le sens de primitif, de divin, de l’être et de l’objet lui-même. Si, par exemple, on regarde le sentiment comme l’organe de la religion, comme le révélateur de la divinité, l’essence de Dieu n’exprimera rien autre chose que l’essence du sentiment. Le sens vrai mais caché de cette proposition : « Le sentiment est l’organe de la divinité, » le voici : le sentiment est ce qu’il y a de plus noble, de plus parfait, de plus divin dans l’homme. Comment pourrais-tu comprendre la divinité par le sentiment si le sentiment n’était pas de nature divine, car le divin ne peut être compris que par le divin, Dieu ne peut être connu que par Dieu. L’être divin conçu par le sentiment n’est en réalité que le sentiment enchanté et ravi de sa propre nature, ivre de joie et de bonheur en lui-même.

Aussi, depuis que le sentiment est devenu le point important de la religion, les articles de foi du Christianisme, autrefois si sacrés, sont devenus indifférents. Et cette indifférence provient de ce que là où le sentiment est déclaré l’être subjectif, l’organe de la religion, là aussi il en est l’être objectif réel, en un mot le Dieu. Du moment qu’on déclare que le sentiment est religieux, on supprime toute différence entre le sentiment religieux et celui qui ne l’est pas. En effet, pourquoi ferais—tu du sentiment l’organe de l’infini, si ce n’est à cause de son essence, de sa nature ? Mais la nature du sentiment, en général, n’est-elle pas aussi la nature de tout sentiment particulier, quel que soit son objet ? Qu’est-ce qui rend donc tel ou tel sentiment religieux ? L’objet auquel il s’applique ? Point du tout. car ce même objet n’est lui—même religieux que s’il est un objet du sentiment et non de la froide raison. Son caractère religieux dépend donc de la nature du sentiment en général, à laquelle participe tout sentiment particulier, et cette nature est déclarée sainte, et c’est en elle qu’est fondée toute religiosité. Le sentiment est ainsi proclamé l’absolu, le divin, et puisqu’il est par lui-même bon, religieux, c’est-à-dire saint, n’a-t-il pas sa divinité en lui-même, n’est-il pas son propre Dieu ?

Si néanmoins tu veux fonder sur le sentiment l’objet de la religion, Dieu, que peux-tu faire autre chose que d’établir une distinction entre tes sentiments individuels et l’essence du sentiment, et de séparer cette essence des influences qui rendent impure ta faculté de sentir, parce que comme individu tu es soumis à mille conditions, à mille circonstances qui peuvent être autant de causes de corruption ? Ce que, par conséquent, tu déclareras comme étant l’infini, comme en constituant l’essence, ce sera la nature du sentiment ; tu n’auras pour Dieu d’autre détermination que celle-ci : Dieu est le sentiment pur, libre, sans bornes. Tout autre Dieu te serait imposé du dehors. Le sentiment est athée dans le sens de la foi orthodoxe, qui lie la religion à un Dieu existant en dehors de nous. Il est à lui-même son Dieu ; à son point de vue, la négation de lui-même est la négation de Dieu. Ce n’est donc que par lâcheté de cœur ou par faiblesse d’esprit que tu n’oses pas avouer ouvertement ce que tes sentiments avouent en secret. Retenu par des arrière—pensées traditionnelles, incapable de comprendre la grande âme du sentiment, tu t’effrayes de l’athéisme de ton propre cœur, et, dans cet effroi, tu te laisses retomber dans les questions et les doutes antiques ; si un Dieu existe ou n’existe pas, questions et doutes qui disparaissent nécessairement là où l’on fait du sentiment l’essence de la religion. Le sentiment est ta force la plus intime, et pourtant différente et indépendante de toi ; il est ton être propre qui t’affecte, comme si c’était un autre être, en un mot, ton Dieu.

Le sentiment n’a été pris à part jusqu’ici que pour nous servir d’exemple. Il en serait de même pour toute autre force, faculté, puissance (le nom est indifférent), dont on ferait l’organe essentiel, le révélateur de la religion, ou de quoi que ce soit. Ce qui subjectivement, c’est—à-dire du côté de l’homme, a la signification de l’être, de l’essence, a la même signification du côté de l’objet, c’est-à-dire dans la réalité. L’homme ne peut s’élever au-dessus de sa nature réelle ; il peut bien, au moyen de la fantaisie, se figurer des êtres différents, même supérieurs, mais il lui est impossible de faire abstraction de son espèce, de son être. Les qualités qu’il donne aux individus produits de son imagination sont toujours puisées dans sa propre nature et ne sont en réalité que son image. Il y a bien sûrement d’autres êtres pensants dans les corps célestes, mais par l’admission de ces êtres nous ne changeons rien à notre point de vue ; nous ne l’enrichissons que sous le rapport de la quantité, nullement sous celui de la qualité. De même que partout la matière obéit aux lois de la gravitation, de même partout l’esprit est soumis aux mêmes lois de la pensée et du sentiment. En réalité, nous animons les étoiles afin qu’il y existe des êtres, non pas différents de nous, mais bien plutôt semblables à nous[4].



II

essence de la religion en général


Ce que nous avons dit jusqu’ici d’une manière générale, même quand il s’agissait des choses extérieures, du rapport de l’homme avec l’objet de sa pensée et de ses sentiments, s’applique surtout aux rapports de l’homme avec l’objet de la religion.

Dans les rapports de l’homme avec les objets extérieurs, la conscience qu’il a de l’objet peut se distinguer de la conscience qu’il a de lui-même ; mais pour l’objet religieux, ces deux consciences n’en font qu’une. L’objet sensible existe en dehors de l’homme, l’objet religieux est au contraire en lui ; c’est un objet intérieur qui l’abandonne aussi peu que sa conscience même ; c’est l’objet le plus proche, le plus intime. « Dieu, dit saint Augustin, nous est plus proche, plus parent, et par conséquent plus facile à connaître que les choses extérieures. » L’objet des sens est en soi indifférent, indépendant de nos intentions et de notre faculté de juger ; l’objet de la religion est un objet choisi ; c’est le premier, le plus élevé de tous les êtres ; il suppose nécessairement un jugement critique, une distinction, faite d’avance entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas, entre ce qui mérite d’être adoré et ce qui ne mérite pas de l’être. Aussi c’est ici que s’applique sans limitation aucune cette assertion : L’objet de la pensée de l’homme n’est pas autre chose que son être même révélé, manifesté, devenu pour l’homme un objet réel. Telle est la pensée de l’homme, telle est sa manière de voir, tel est son Dieu. Autant de valeur a l’homme, autant et pas davantage en a son Dieu. La conscience que l’homme a de Dieu est la conscience qu’il a de lui-même, sa connaissance de l’être suprême est la connaissance qu’il a de son propre être. D’après son Dieu tu jugeras l’homme, et réciproquement d’après l’homme son Dieu. Dieu est la révélation de l’homme intérieur ; il ne fait qu’exprimer son essence ; la religion dévoile avec pompe les trésors cachés de la nature de l’homme ; elle est l’aveu de ses pensées intimes, elle est la révélation publique des secrets, des mystères de son amour.

D’après ce que nous venons de dire, il ne faudrait pas croire que l’homme sait directement que la conscience qu’il a de Dieu n’est pas autre chose que la conscience qu’il a de lui-même, car c’est précisément le manque de cette connaissance qui est le fondement de l’essence propre de la religion. Pour éviter ce malentendu, il est mieux de dire : La religion est la première, mais indirecte conscience que l’homme a de lui-même ; aussi la religion précède partout la philosophie, non-seulement dans l’histoire de l’humanité, mais encore dans celle des individus. Elle est l’être de l’humanité dans son enfance ; mais l’enfant ne voit point en lui-même il ne se connaît pas directement ; il se considère comme il considérerait un autre que lui. Le progrès historique des religions consiste en ce que les dernières regardent comme subjectif ou humain ce que les premières contemplaient comme objectif et adoraient comme divin. Les premières religions sont idolâtrie pour celles qui viennent après elles ; celles-ci reconnaissent que primitivement l’homme a adoré son propre être sans le savoir ; c’est là leur progrès, et par conséquent chaque progrès dans la religion est pour l’homme une connaissance plus profonde de lui-même. Mais chaque religion particulière qui accuse ses sœurs aînées d’idolâtrie, croit faire exception à cette règle, et cela nécessairement, car, dans le cas contraire, elle ne serait plus religion. Elle rejette sur les autres religions seulement ce qui est la faute de toute religion, si faute il y a. Parce qu’elle a un autre objet, une autre doctrine qu’elles, doctrine plus élevée et plus pure, elle se figure être au-dessus des lois nécessaires et éternelles qui fondent l’essence de toute religion ; elle considère son objet comme un objet surhumain. Mais ce qu’elle ne peut faire par elle-même, c’est-à-dire étudier sa nature comme un objet quelconque, le penseur peut le faire et aucun de ses secrets ne lui échappe. Et notre tâche, est précisément de prouver que la distinction entre ce qui est humain et ce qui est divin n’est qu’illusoire, qu’elle n’est pas autre chose que la distinction entre l’essence de l’humanité, entre la nature humaine et l’individu, que par conséquent l’objet et la doctrine du Christianisme sont humains et rien de plus.

La religion, du moins la religion chrétienne est l’ensemble des rapports de l’homme avec lui-même, mais comme si ce lui-même était un être différent du sien. — L’être divin n’est pas autre chose que l’être de l’homme délivré des liens et des bornes de l’individu, c’est-à-dire des liens du corps, de la réalité, que cet être “objectivé”, c’est-à-dire contemplé et adoré comme un être à part. Toutes les déterminations de l’essence divine sont par conséquent des déterminations de l’essence humaine.

Pour ce qui regarde les attributs, c’est-à-dire les qualités, les déterminations de Dieu, on accorde cela sans façon, mais pas du tout pour ce qui regarde le sujet, c’est-à-dire l’être qui sert de fondement, de substance à ces attributs. Quiconque nie le sujet est déclaré impie, athée ; les attributs, on peut les nier sans passer pour tel. Mais ce qui n’a aucune qualité, aucun attribut ne peut avoir sur nous aucune influence, et ce qui n’a aucune influence n’a pour nous aucune existence. Supprimer les attributs c’est supprimer l’être lui-même. Par conséquent, là où l’homme écarte de Dieu toute détermination, là Dieu est pour lui un être négatif, c’est-à-dire rien. Pour l’homme vraiment religieux Dieu n’est pas un être indéfini, indéterminé, c’est un être certain, réel. Le manque de détermination pour Dieu, ou ce qui est la même chose, la prétention qu’il est impossible de le connaître, c’est là un fruit des temps nouveaux, c’est un produit de l’incrédulité moderne. De même que l’homme n’impose et ne peut imposer des bornes à la raison que là où il regarde soit les plaisirs sensuels, soit le sentiment religieux comme les seules choses vraies, absolues ; de même il ne peut établir et proclamer comme un dogme l’impossibilité de connaître Dieu que là où il ne trouve plus aucun intérêt à le connaître, que là où la réalité seule, l’absorbant tout entier, a pour lui la signification et l’importance de l’essentiel, de l’absolu, du divin, mais où en même temps un vieux reste de religiosité se trouve encore, tout à fait en contradiction avec cette direction mondaine de son esprit. L’homme s’excuse devant sa conscience restée religieuse de se laisser aller au torrent du monde et d’avoir oublié Dieu, en prétextant l’impossibilité de le connaître. Il ne le nie point en théorie, il n’attaque point son existence : non, il la laisse debout ; mais cette existence ne le touche ni ne l’incommode : c’est une existence négative, qui se contredit, qui par ses effets ne peut se distinguer du néant. La négation d’attributs positifs, déterminés pour l’être suprême n’est pas autre chose que la négation de la religion, mais conservant encore une apparence religieuse, de manière à ne pas paraître négation ; ce n’est qu’un athéisme subtil, plein de fausseté et de ruse. Celui qui croit sérieusement à l’existence de Dieu n’est point choqué par les qualités de Dieu même les plus matérielles. Un Dieu qui se sent offensé par les déterminations de son être n’a pas le courage, n’a pas la force d’exister. La qualité est le feu, l’oxygène, le sel de l’existence. Une existence en général, une existence sans qualités est aussi sans goût, sans attraits, et comme il n’y a en Dieu que ce qui se trouve dans la religion, ce n’est que là où la religion n’a plus d’attraits pour l’homme que l’existence de Dieu devient une existence insipide et indifférente.

On peut encore nier les attributs de Dieu d’une manière moins directe que celle que nous venons de décrire. On avoue que ces attributs ne conviennent pas à Dieu, qu’ils sont ceux d’un être fini, borné, principalement de l’homme, mais on ne veut pas qu’ils soient rejetés, on les protège même sous prétexte qu’il est nécessaire à l’homme de se faire de Dieu des idées déterminées, et que l’homme étant homme et rien de plus, il lui est impossible de se faire de l’être suprême d’autres idées que des idées humaines. Par rapport à Dieu, dit-on, ces déterminations sont sans importance ; mais pour nous, puisque pour nous il doit exister, il ne peut pas nous apparaître autrement qu’il ne nous apparaît, c’est-à-dire autrement que comme un être humain. Cette distinction entre ce que Dieu est en soi et ce qu’il est pour nous détruit la paix de la religion et est d’ailleurs une distinction sans fondement. Nous ne pouvons savoir si Dieu est en soi ou pour soi autrement que pour nous. Son être tout entier repose sur les attributs qui nous le font concevoir ; en cherchant à les dépasser nous voulons nous mettre au-dessus de nous-mêmes, au-dessus de la mesure absolue de notre propre nature. Une distinction entre un objet tel qu’il est en soi et ce même objet tel qu’il est pour nous, nous ne pouvons la faire que là où il nous est possible de le voir autrement que nous le voyons, mais non là où nous le voyons comme nous devons le voir d’après la mesure, la portée absolue de notre espèce ; dans ce cas, en effet, la conception que nous avons de l’objet est une conception absolue, parce que la mesure de l’espèce est la mesure, la loi et le critérium de l’homme. Mais la religion a précisément la conviction que les idées et les déterminations de Dieu telles qu’elle les conçoit doivent être celles de tout homme qui aime la vérité, parce qu’elles sont nécessairement celles de la nature humaine et entièrement d’accord avec la nature divine. Pour chaque religion les dieux des autres religions ne sont que des représentations de Dieu, mais l’idée qu’elle a elle-même de Dieu, c’est Dieu tel qu’il est en soi, le seul vrai, le seul existant. Chaque religion veut Dieu lui-même, Dieu en personne, elle se détruit elle-même, elle n’est plus une vérité dès qu’elle renonce à la possession de la divinité véritable. La distinction entre un objet et l’idée qu’on s’en fait, entre Dieu en soi et Dieu tel qu’il est pour nous est une distinction sceptique, et comme le scepticisme est l’ennemi juré de la religion, c’est une distinction impie.

Ainsi là où il est entré dans la conscience de l’homme que les attributs divins ne sont que des anthropomorphismes, c’est-à-dire que des produits de l’imagination humaine, là le doute et l’incrédulité se sont emparés de la foi, et il n’y a que l’inconséquence de la lâcheté du cœur et de la faiblesse de l’esprit qui n’ose pas aller jusqu’à la négation des attributs, et de cette seconde négation jusqu’à celle de l’être qui leur sert de fondement. Les attributs que tu donnes à Dieu sont-ils des anthropomorphismes, leur sujet doit en être un aussi : L’amour, la bonté, la personnalité, toutes ces manières d’être sont-elles des déterminations de l’homme, eh bien ! l’être que tu leur donnes pour substance, même l’existence de cet être, même la croyance qu’un Dieu existe est un anthropomorphisme, une supposition de l’homme. D’où sais-tu que la croyance en Dieu n’est pas une limite de l’intelligence de l’homme dans sa manière de se représenter les choses ? Des êtres plus élevés — et tu en admets — sont peut-être assez heureux en eux-mêmes, assez d’accord avec leur propre nature pour ne pas trouver une scission, un abîme entre eux et un être supérieur. Connaître Dieu et n’être pas Dieu soi-même, connaître le bonheur et n’en pas jouir, c’est un désaccord et même un malheur ; ce malheur, des êtres plus parfaits ne le connaissent même pas, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils ne sont pas eux-mêmes[5].

Tu crois que l’amour est un attribut de Dieu parce que toi-même tu aimes ; tu crois que Dieu est un être sage et bon parce que tu ne connais rien de meilleur que la bonté et l’intelligence ; tu crois que Dieu existe, qu’il est un sujet, un être, parce que toi-même tu existes, parce que tu es toi-même un être. Tu ne connais pas de bien humain au-dessus de celui d’aimer, d’être sage et bon et en général d’exister ; car la conscience de tout ce qui est bon et heureux est liée en toi à la conscience de ton existence. Dieu pour toi existe par la même raison pour laquelle il est bon et heureux. La seule différence entre les qualités divines et l’être divin, la voici : l’être, l’existence ne te semble pas un anthropomorphisme parce que dans ce fait que tu es est fondée pour toi la nécessité que Dieu soit ; les qualités, au contraire, te paraissent anthropomorphisme, parce que leur nécessité, la nécessité que Dieu soit sage, bon, juste, etc., n’est pas une nécessité immédiate comme celle de l’existence, mais un produit de l’activité de ta pensée. Sage ou non, bon ou méchant, tu n’en existes pas moins. Exister est pour l’homme la chose première, l’être fondamental nécessaire à son imagination pour qu’elle puisse lui imposer des attributs. Aussi ces attributs, même en Dieu, il peut les nier, les rejeter, tandis que l’existence de ce Dieu est pour lui une vérité absolue et inattaquable. C’est encore une illusion. La nécessité du sujet repose sur la nécessité de l’attribut ; tu n’es un être que parce que tu es un être humain ; la certitude et la réalité de ton existence dépendent de la certitude et de la réalité de tes qualités humaines. L’attribut est la vérité du sujet ; le sujet n’est que l’attribut personnifié, existant. La négation de l’un est donc la négation de l’autre. Même dans le langage ordinaire on se sert des qualités divines, la providence, la sagesse, la toute-puissance pour exprimer l’être divin. La certitude de l’existence de Dieu, dont on a dit qu’elle était aussi grande, même plus grande pour l’homme que celle de la sienne propre, dépend par conséquent de la certitude des attributs de Dieu. Pour le chrétien il n’y a que l’existence d’un Dieu chrétien, pour le païen que l’existence d’un Dieu païen qui soit certaine, réelle. Le païen ne doutait pas de l’existence de Jupiter, parce qu’il n’était pas choqué de la nature de ce dieu ; il ne pouvait se représenter la divinité sous aucune autre manière d’être, et cette manière d’être lui paraissait seule sublime et divine. La vérité de l’attribut est la seule caution de l’existence.

Ce que l’homme regarde comme vrai, il se le représente immédiatement comme réel, parce que dans l’origine il n’y a de vrai pour lui, vrai dans le sens de non rêvé, non figuré, que ce qui existe réellement. L’idée de l’existence est l’idée première, originelle de la vérité ; ou bien, l’homme fait d’abord dépendre la vérité de l’existence, et plus tard l’existence de la vérité. Eh bien ! Dieu est l’être de l’homme contemplé comme la plus haute vérité ; il est donc aussi divers, ou, ce qui est la même chose, la religion est aussi diverse que sont diverses les déterminations sous lesquelles l’homme conçoit sa propre nature ; et comme ces déterminations sont essentielles à l’homme, que sans elles il n’existerait pas, qu’elles sont pour lui la vérité, il s’ensuit qu’en Dieu, puisqu’elles sont les mêmes, elles sont aussi la vérité absolue et, par conséquent, la plus haute existence. De là pour chaque religion la certitude de l’existence de Dieu est une certitude immédiate. Aussi nécessairement le Grec était Grec, aussi nécessairement Grecs étaient ses dieux, aussi nécessairement certaine était leur existence pour lui. La religion est la contemplation de l’essence de l’homme et du monde, contemplation identique, complètement d’accord avec la nature humaine. L’homme n’est pas élevé au-dessus de sa manière essentielle de voir les choses ; au contraire, il est animé et gouverné par elle. Ainsi tombe la nécessité d’une preuve, d’un moyen terme entre la qualité et l’existence ; ainsi tombe même la possibilité du doute. Je ne puis douter que de ce que je sépare, ou de ce qui est séparé de mon être. Douter d’un Dieu qui est mon propre être, ce serait douter de moi-même. Ce n’est que là où Dieu est pensé d’une manière abstraite, là où ses attributs sont le résultat de l’abstraction philosophique, qu’on regarde le sujet comme indubitable, nécessaire, et l’attribut comme douteux, incertain. Un Dieu qui n’a que des attributs abstraits n’a aussi qu’une existence abstraite ; l’existence est aussi diverse que les attributs le sont.

L’identité du sujet et de l’attribut se montre de la manière la plus claire dans la marche du développement de la religion, qui est la même que la marche du développement de l’humanité. Tant que l’homme est purement et simplement homme de nature, son Dieu n’est aussi qu’un Dieu purement naturel. Là où l’homme s’enferme dans des maisons, là il enferme aussi ses dieux dans des temples. Le temple n’est qu’un témoignage de la valeur que l’homme attache à de beaux monuments. Les temples en l’honneur de la religion ne sont en vérité que des temples en l’honneur de l’architecture. Lorsque l’homme s’élève de l’état de barbarie à l’état de civilisation, lorsqu’il est capable de faire une distinction entre ce qui convient à l’homme et ce qui ne lui convient pas, alors aussi se produit la distinction entre ce qui convient à Dieu et ce qui ne lui convient pas. Dieu est l’idée de la majesté, de la plus sublime dignité ; le sentiment religieux est le sentiment de la plus haute convenance. Ce n’est qu’à une époque déjà avancée que les artistes de la Grèce incorporèrent dans les statues des dieux les idées de dignité, de noblesse, de calme et de bonheur absolus. Mais pourquoi ces qualités étaient-elles pour eux des attributs des dieux ? parce qu’en elles-mêmes elles leur paraissaient des divinités. Pourquoi écartaient-ils de leurs œuvres toutes les basses affections du cœur ? parce que ces affections leur paraissaient indignes, inconvenantes, non humaines, par conséquent non divines. Les dieux d’Homère mangent et boivent ; cela veut dire : le boire et le manger sont des jouissances divines ; la force corporelle est une de leurs qualités ; Jupiter est le plus fort des dieux ; pourquoi ? parce que la force corporelle paraissait alors quelque chose de grand, de divin. La vertu du guerrier était regardée par les anciens Germains comme la plus grande vertu, aussi leur plus grand dieu était le dieu de la guerre, Odin, et la guerre était pour eux la plus ancienne loi. Ce n’est pas la divinité par elle-même, non c’est la divinité de l’attribut, de la qualité, qui est le véritable être suprême. Ainsi ce qui, pour la théologie et la philosophie, était jusqu’ici dieu, l’essentiel, l’absolu, cela n’est pas dieu ; ce qui est dieu, c’est ce qu’elles ne regardaient pas comme tel, c’est l’attribut, la détermination, la réalité en général. Le véritable athée n’est pas celui qui nie Dieu, le sujet ; c’est celui pour qui les attributs de la divinité, tels que l’amour, la sagesse, la justice ne sont rien. Et la négation du sujet n’est pas du tout nécessairement la négation des attributs. Les attributs ont une signification propre, indépendante ; par leur valeur ils forcent l’homme à les reconnaitre, ils s’imposent à lui, ils se prouvent immédiatement à son intelligence comme vrais par eux-mêmes, ils sont leur propre affirmation, leur propre caution. Bonté, justice, sagesse ne sont pas des chimères parce que l’existence de Dieu est une chimère, ni une vérité parce que cette existence est une vérité. Dieu est dépendant des idées de sagesse, de justice, de bonté, etc., car un dieu qui ne serait ni bon, ni sage, ni juste, ne serait pas un dieu ; mais le contraire n’a pas lieu : une qualité n’est pas divine parce que Dieu la possède ; Dieu doit la posséder, parce que sans elle il serait un être imparfait. Une qualité se reconnaît par elle-même, on ne connaît Dieu que par la qualité, la détermination, et ce n’est que dans le cas où je regarderai Dieu et la justice comme un même être, là où je penserai Dieu comme la réalisation immédiate de l’idée de justice ou de toute autre qualité que je pourrai connaître et définir Dieu par lui-même. Lorsque Dieu comme sujet est le déterminé, et l’attribut le déterminant, ce n’est pas au sujet, mais à l’attribut qu’appartient en vérité le rang d’ètre suprême, de divinité.

Lorsque des qualités diverses et en contradiction les unes avec les autres sont réunies dans un même être, et que cet être est conçu comme personnel ; lorsqu’on fait ressortir cette personnalité, alors on oublie l’origine de la religion, on oublie que ce qui, dans l’imagination, est un attribut distinct et séparable du sujet est primitivement le sujet véritable. Les Grecs et les Romains ont divinisé des accidents comme substances, des vertus, des affections du cœur comme des êtres indépendants. L’homme, surtout l’homme religieux, est pour lui-même la mesure de toutes choses, de toute réalité. Tout ce qui en impose à l’homme, tout ce qui produit sur lui une impression particulière, — fût-ce même un son étrange, inexplicable, — il se le représente comme un être particulier, divin. La religion embrasse tous les objets du monde. Tout ce qui peut exister a été l’objet de l’adoration religieuse. La peur même et l’effroi ont eu dans Rome leurs temples. Pour les chrétiens, des phénomènes du cœur ont été des êtres, des sentiments les qualités mêmes des choses, les affections qui les dominaient des puissances gouvernant le monde. Les démons, les spectres, les sorciers, les anges ont été des vérités sacrées tant que l’imagination religieuse a régné sans partage sur l’humanité.

Pour se débarrasser de l’identité des attributs divins et des attributs de la nature humaine, et par là de cette vérité que l’essence de Dieu est la même que l’essence de l’homme, on a recours à cette idée que Dieu, comme être infini, possède une infinité d’attributs divers dont nous ne connaissons maintenant que quelques-uns analogues et semblables aux nôtres, et dont les autres ne pourront être connus de nous que plus tard, c’est-à-dire dans une autre vie. Mais un nombre infini d’attributs réellement divers, assez différents pour que l’existence et la connaissance des uns n’entraîne pas immédiatement l’existence et la connaissance des autres, ne peut se réaliser et se maintenir que dans un nombre infini d’êtres divers ou individus. Ainsi la nature humaine est infiniment riche en qualités diverses, justement parce qu’elle est infiniment riche en individus différents. Chaque homme nouveau est un nouvel attribut, un nouveau talent de l’humanité. Autant il y a d’hommes, autant il y a de forces, autant il y a de facultés dans l’espèce humaine. La même force qui est dans tous est aussi dans chacun, mais déterminée et circonscrite, de telle sorte qu’elle paraît une force nouvelle, une force propre à chaque homme.

Le mystère de l’abondance inépuisable des attributs divins n’est, par conséquent, que le mystère de l’essence de l’homme, en tant que susceptible d’une infinité de déterminations diverses, et par cela même sensibles. Car ce n’est que dans le monde des sens, dans le temps et dans l’espace que peut exister un être véritablement infini, infiniment riche en qualités différentes. Cet homme que voici est un bon musicien, un écrivain distingué, un médecin habile, mais il ne peut tout à la fois faire de la musique, écrire et guérir. Ce n’est pas la dialectique de Hegel, c’est le temps qui est le moyen de réunir des contrastes, des contradictions dans un seul et même être. Liée à l’idée de Dieu, distinguée et séparée de l’essence de l’homme, la pluralité infinie d’attributs divers est un produit de l’imagination, une pure fantaisie ; c’est une représentation de la nature sensible, sans les conditions essentielles, sans la vérité de cette nature ; une représentation qui est en contradiction directe avec l’être abstrait, simple, unique, car les attributs de Dieu sont d’une nature telle qu’avec l’un d’eux on a immédiatement tous les autres, parce qu’il n’y a entre eux aucune différence réelle. En effet, pourquoi cet attribut est-il un attribut de Dieu ! parce qu’il n’exprime aucun manque, aucune limitation. Pourquoi d’autres attributs sont-ils aussi divins ? Parce que, quelle que soit la différence qui les distingue, ils s’accordent tous à exprimer la perfection, l’infinité. Je puis, par conséquent, me figurer une infinité d’attributs divins parce qu’ils s’accordent tous avec l’idée abstraite de la divinité, parce qu’ils doivent tous avoir en commun ce qui fait de chacun d’eux en particulier un attribut de Dieu. Il en est ainsi chez Spinoza ; il parle d’une infinité d’attributs de la divine substance, mais hors ceux de la pensée et de l’étendue, il n’en nomme aucun. C’est qu’il est tout à fait inutile d’en connaître d’autres ; ces deux seuls en disent plus qu’une infinité. Pourquoi la pensée est-elle un attribut de la substance ? Parce que, d’après Spinoza, elle est intelligible par elle-même, parce qu’elle exprime quelque chose d’indivisible, de parfait, d’infini. Pourquoi l’étendue en est-elle aussi un ? Parce qu’en elle-même elle exprime la même chose. Ainsi la substance n’a un nombre indéterminé d’attributs que parce qu’ils sont tous nécessairement égaux, ou mieux : la substance n’a d’innombrables qualités que parce que, — chose étrange —, elle n’en a aucune déterminée, réelle. L’unité indéfinie de la raison est ainsi développée par la pluralité indéfinie de la fantaisie : parce que l’attribut n’est pas un multum, on en fait un multa.

Si maintenant il est prouvé que l’être ou le sujet repose sur ses propres déterminations, c’est-à-dire que l’attribut est le vrai sujet, il sera également prouvé que, si les attributs divins sont des attributs de la nature humaine, leur sujet Dieu est aussi un être humain. Mais les attributs de Dieu sont d’un côté généraux, de l’autre personnels. Les attributs généraux sont les attributs métaphysiques, ils ne caractérisent qu’imparfaitement la religion ; les attributs personnels seuls en fondent l’essence, et c’est surtout par eux que la religion fait connaître sa manière de concevoir l’être divin, lorsqu’elle dit, par exemple, que Dieu est une personne, qu’il est le législateur moral, le père des hommes, le saint, le bon, le juste, le miséricordieux. De plus, ces attributs ne sont pas pour la religion des images que l’homme se fait de Dieu, et différentes de ce que Dieu est en lui-même ; ce sont des vérités, des réalités. Ils ne peuvent ètre regardés comme des images, des représentations, que par la raison sceptique qui, étudiant la religion, la nie même lorsqu’elle veut la défendre. Ce sont même les attributs qui répugnent à la raison qui conviennent le mieux à la nature divine. Pour la religion, qui est une affection purement subjective, tous les sentiments, toutes les affections sont en réalité d’essence divine ; même la colère ne lui paraît pas indigne de Dieu, pourvu que le mal n’en soit ni la cause ni le but.

Ici il faut remarquer (et c’est là un phénomène qui caractérise l’essence la plus intime de la religion) que plus Dieu est humain dans son être, plus en même temps paraît grande la distance qui le sépare de l’homme, plus tout ce qui est humain est rabaissé et plus l’unité, de la nature divine et de la nature humaine est niée par la théologie et la spéculation religieuse. La raison en est claire. Si le positif, l’essentiel dans la détermination de la nature de Dieu est emprunté à la nature de l’homme, l’homme sera dépouillé de tout ce qu’on donnera à Dieu. Pour que Dieu soit enrichi, l’homme devra être appauvri ; pour que Dieu soit tout, l’homme devra n’être rien. Mais il n’a pas besoin d’être quelque chose par lui-même, puisque tout ce dont il se dépouille, loin de se perdre en Dieu, y est au contraire conservé et porte intérêt. Tout ce dont il sent la perte en lui-même, il en a la jouissance en Dieu à un degré incomparablement plus élevé.

Les moines faisaient vœu de chasteté à l’être divin ; ils réprimaient en eux l’amour du sexe ; mais, en revanche, ils avaient dans le ciel en la vierge Marie l’image de la femme, l’image de l’amour. Ils pouvaient d’autant mieux renoncer à la femme réelle qu’ils avaient pour objet d’un véritable amour une femme idéale. Plus ils attachaient d’importance à l’anéantissement de la sensualité, plus la Vierge céleste avait de valeur pour eux : elle leur tenait même la place du Christ, la place de Dieu. Plus ce qui est sensuel est nié, rejeté, plus est sensuel le Dieu à qui l’on fait ce sacrifice. Car tout ce que nous offrons à Dieu a pour nous un mérite particulier, et, Dieu éprouve de cette offrande un plaisir particulier. Ce qu’il y a de plus élevé pour l’intelligence de l’homme l’est aussi pour l’intelligence de son Dieu : ce qui plaît à l’homme plaît à Dieu. Les Juifs offraient à Dieu, non pas les animaux immondes, mais ceux qui avaient pour eux le plus de valeur ; ceux qu’ils mangeaient étaient aussi la nourriture de Dieu. Ainsi là où l’on regarde la négation de la sensualité comme un sacrifice agréable à Dieu, c’est là justement qu’on attribue à la sensualité la valeur la plus grande, et qu’on est forcé de mettre Dieu lui-même à la place de l’objet sensuel auquel on renonce. La nonne a Dieu pour époux ; elle a un fiancé céleste comme le moine une céleste fiancée, et cette céleste fiancée n’est qu’une manifestation palpable de cette vérité générale qui exprime l’essence la plus intime de la religion : l’homme affirme en Dieu ce qu’il nie en lui-même. Ainsi l’homme religieux nie sa raison, il croit que par elle il ne peut rien connaître de Dieu, que ses pensées sont seulement mondaines, terrestres ; mais, par compensation, les pensées de Dieu ne sont que des pensées humaines. Dieu a des plans comme l’homme, dans la tête ; il se règle sur les circonstances et la force d’intelligence des hommes comme un professeur sur les facultés de ses élèves ; il calcule au plus juste l’effet de ses dons et de ses révélations ; il observe l’homme en tout ce qu’il fait ; il sait tout, même ce qu’il y a de pis, de plus terrestre, de plus commun. En un mot, l’homme nie sa pensée, sa science, pour les placer en Dieu ; il sacrifie sa personnalité ; mais, Dieu, l’être infini, tout-puissant, est pour lui un être personnel ; il sacrifie l’honneur humain, le Moi humain ; mais Dieu est pour lui un être égoïste qui, en toutes choses, ne pense qu’à lui même ; Dieu n’est qu’une personnalité ennemie de toute autre qu’elle, que l’égoïsme qui se repaît de la jouissance de son moi. D’un autre côté, la religion ne trouve rien de bon dans la nature humaine ; pour elle l’homme est mauvais, corrompu, porté au mal ; Dieu seul est bon, seul voulant le bien. Mais du moment où l’on veut que le bien, dont la nature est divine, soit l’objet de la pensée et le but des actions de l’homme ne déclare-t-on pas que le bien est un attribut de la nature humaine ? Si je suis méchant d’une manière absolue, dans ma nature, dans mon essence, comment ce qui est bon peut-il être l’objet de ma pensée ? Comment pourrai-je trouver de la beauté dans un beau tableau si mon âme n’a pas le sens esthétique ? Ou le bien n’existe pas pour l’homme, ou il existe pour lui, et c’est là la révélation de la bonté, de la sainteté de sa nature. Ce qui n’a avec ma manière d’être aucun lien commun, cela je ne puis ni le penser, ni le sentir. La sainteté est bien en contradiction avec ma personnalité, mais non avec mon être ; elle m’est un reproche de ma faiblesse, elle me montre à moi-même comme pécheur, elle me fait voir ce que je ne suis pas et ce que je dois être, et ce que, par conséquent, je puis être d’après ma destination : car un devoir sans le pouvoir de le remplir n’est qu’une chimère ridicule. En reconnaissant le bien comme ma destination, je reconnais, que j’en aie conscience ou non, le bien comme ma propre nature. Un être autre que moi, différent de moi dans son essence, ne me regarde nullement, n’a pour moi aucune valeur. Je ne puis sentir le péché comme péché que si je le sens en moi comme une contradiction de moi-même avec moi-même, c’est-à-dire de ma personnalité avec mon être ; comme contradiction avec un être divin autre que moi le sentiment du péché est inexplicable, n’a pas de sens.

Ce que nous venons de dire de la doctrine de la corruption originelle de l’homme s’applique aussi à la doctrine identique que l’homme, par lui-même, par ses propres forces, ne peut rien produire de bien, rien absolument. Cette négation de la puissance et de l’activité humaines ne serait une vérité que si l’homme niait en Dieu l’activité morale et s’il disait, comme le nihiliste ou le panthéiste de l’Orient : L’être divin est absolument indifférent ; dépourvu d’action et de volonté et incapable de distinguer le bien du mal. Mais celui qui détermine Dieu comme un être actif, surtout moralement actif, comme un être qui aime le bien, le produit, le récompense, qui condamne le mal et le punit, celui qui détermine ainsi Dieu ne nie qu’en apparence l’activité humaine, il en fait en vérité l’activité la plus réelle, la plus sublime. Celui qui fait agir Dieu à la façon de l’homme, celui-là dit : Un Dieu qui n’agit pas moralement, humainement, n’est point un Dieu, et ainsi il fait dépendre l’idée de Dieu de l’idée de l’activité et précisément de l’activité humaine, parce qu’il n’en connaît pas de plus élevée.

L’homme — tel est le mystère de la religion — place son propre être en dehors de lui et se fait ensuite objet de la pensée de cet être métamorphosé en sujet, en personne ; il se pense, mais comme objet de la pensée d’un autre étre, et cet étre, c’est Dieu. Que l’homme soit bon ou méchant, cela n’est point indifférent à Dieu, bien loin de là ! Dieu est vivement intéressé à ce qu’il soit bon, à ce qu’il soit heureux, car sans le bien, pas de bonheur. L’homme fait de ses actions et de ses intentions l’objet de la pensée de Dieu, il se fait le but de Dieu, — car ce qui est objet dans la pensée est but dans l’action ; — il réduit l’activité divine à n’être plus qu’un moyen de salut pour lui même ; ainsi, tout en paraissant se mettre au comble de l’abaissement, il se met en réalité au plus haut degré d’élévation ; il n’a que lui-même pour but en Dieu et par Dieu, et l’activité divine ne diffère en rien de la sienne propre.

Comment, en effet, l’activité divine pourrait-elle agir en moi et sur moi si elle était essentiellement différente de la mienne ? comment pourrait-elle avoir pour but l’amélioration et le bonheur de l’homme si elle n’était pas humaine ? L’action n’est-elle pas déterminée par le but ? Quand l’homme se propose son amélioration morale, il a alors un dessein divin ; il prend une résolution divine ; mais quand Dieu se propose le salut de l’homme, il a des desseins humains, et par conséquent une activité humaine. L’homme n’a donc pour objet en Dieu que sa propre activité ; mais parce qu’il regarde cette activité comme différente de la sienne ; parce qu’il contemple le bien comme existant en dehors de lui, comme objet extérieur, il reçoit nécessairement toute impulsion morale, non de lui-même, mais de cet objet. Puisque c’est en dehors de lui-même qu’il contemple son propre être comme l’être bon par excellence, il est clair — et ce n’est qu’une tautologie — qu’il ne reçoit l’impulsion vers le bien que de là où il place ce bien lui-même.

Plus Dieu est subjectif, plus il est humain, plus en même temps l’homme se dépouille de sa propre subjectivité, de sa propre humanité, mais pour les reprendre ensuite. De même que l’activité artérielle pousse le sang jusqu’aux extrémités du corps, d’où il est ramené au cœur par l’activité des veines, de même que la vie consiste en une systole et une diastole perpétuelles, de même la religion. Dans la systole religieuse, l’homme repousse loin de lui sa propre nature, il se rejette lui-même ; dans la diastole religieuse, il reprend dans son cœur cet être qu’il avait rejeté, il rentre en possession de lui-même. Dieu est le seul être actif, agissant par lui-même : — voilà dans la religion l’effet de la force de répulsion ; Dieu est l’être agissant en moi, avec moi, par moi, pour moi, le principe de mon salut, de mes bonnes intentions et de mes bonnes actions, par conséquent mon propre bon principe, mon être même : — voilà l’effet de la force d’attraction religieuse.

La marche du développement de la religion, signalée plus haut, consiste plus précisément en ce que l’homme ôte de plus en plus à Dieu pour s’attribuer de plus en plus à lui-même. Dans les temps modernes, chez un peuple civilisé, on regarde comme un don de la nature ou de la raison, ce que dans les temps primitifs, chez un peuple barbare, on regardait comme un don de Dieu. Tous les penchants naturels de l’homme, même le penchant à la propreté, étaient regardés par les Israélites comme des ordres positifs, comme des commandements de la divinité, et l’on voit par cet exemple que Dieu est d’autant plus abaissé, d’autant plus mesquinement humain, que l’homme renonce plus à lui-même. Comment l’homme peut-il aller plus loin dans l’humilité, dans la négation de lui même, que lorsqu’il se refuse la force d’accomplir volontairement les actes de la plus vulgaire convenance ? La religion chrétienne fit une distinction entre les affections et les penchants de l’homme d’après leur nature, d’après leur valeur ; pour elle il n’y eut que les bonnes intentions, les bonnes affections, les bonnes pensées qui fussent les affections, les pensées, les résolutions de Dieu. Tout ce que Dieu révèle est une détermination de Dieu ; ce dont le cœur est plein, la bouche l’exprime ; tel effet, telle cause, telle révélation, tel l’être qui se révèle. Elle fit une distinction entre la pureté morale et la propreté extérieure. Les juifs les identifiaient toutes deux. Le Christianisme est, par rapport au judaïsme, la religion de la critique et de la liberté. Le Juif n’osait faire que ce que Dieu ordonnait ; il était sans volonté, même pour les choses extérieures ; même sur les mets de sa table s’étendait la puissance de la religion. Le chrétien, au contraire, est dans toutes ces choses laissé maître de lui-même. Pour le juif, le chrétien est un esprit fort. Ainsi changent les idées : ce qui était hier religion, ne l’est plus aujourd’hui ; ce qui passe aujourd’hui pour athéisme sera demain religion.

  1. « Toute opinion est assez forte sur l’homme pour qu’il la défende jusqu’à la mort. » Montaigne.
  2. Que cette distinction entre l’individu et l’amour, la raison, la volonté, soit fondée ou non dans la nature, c’est tout à fait indifférent pour le but de cet écrit La religion sépare les forces et les qualités de l’homme lui-même et les divinise comme des êtres indépendants, sans s’inquiéter si elle fait de chacune d’elles un être, comme dans le polythéisme, ou si elle les réunit toutes dans un seul, comme dans le monothéisme Pour expliquer et ramener à l’homme tous ces êtres divins nous sommes donc obligés de faire cette distinction : elle a d’ailleurs son fondement dans le langage, ou, ce qui est tout un, dans la logique. Car l’homme se distingue lui-même de son esprit, de son cerveau, de son cœur, comme si sans eux il était quelque chose. (Note du traducteur.)
  3. « L’homme est ce qu’il y a de plus beau pour l’homme Cicéron, De mat. D., l. I), et ce n’est point là une preuve de la limitation de sa nature, car il trouve aussi de la beauté dans les autres êtres en dehors de lui. Il se réjouit de la beauté des animaux, des plantes, de la magnificence de la nature en général. Mais il n’y a que, la forme parfaite, absolument belle, qui puisse voir sans jalousie celle des autres êtres et se réjouir « le leur perfection. »
  4. Christ. Huygens dit dans son Cosmotheoros (liv. I) : « Il est probable que le plaisir que procurent la musique, les mathématiques, etc., n’est pas seulement éprouvé par les hommes, mais encore par un grand nombre d’êtres dans d’autres mondes que le leur. » Cela veut dire précisément : La qualité des êtres est la même, mais leur nombre est illimité.
  5. Aussi dans l’autre monde ce désaccord entre Dieu et l’homme disparaît ; — là l’homme n’est plus homme, il n’a plus une volonté particulière différente de la volonté divine, et par conséquent son être ne lui appartient plus, — car qu’est l’être sans la volonté ! — il est un avec Dieu. Mais là où Dieu seul est, là il n’y a plus de Dieu ; — là où la majesté n’a rien qui fasse contraste avec elle, là il n’y a plus de majesté.