Essence du christianisme/Première partie

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 59-224).

PREMIÈRE PARTIE

Essence vraie, c’est-à-dire anthropologique de la religion



III

DIEU EN TANT QU’ÊTRE DE RAISON

Dans la religion, l’homme divise sa nature en deux natures distinctes, il se met en opposition avec lui-même ; il place vis—à-vis de lui Dieu comme un être opposé au sien : Dieu est l’être infini, l’homme l’être fini ; Dieu parfait, l’homme imparfait ; Dieu éternel, l’homme passager ; Dieu tout-puissant, l’homme impuissant ; Dieu saint, l’homme pécheur ; Dieu, l’être essentiellement positif, embrasse toutes les réalités ; l’homme, l’être essentiellement négatif, n’exprime que le néant.

Mais, comme nous l’avons déjà dit, l’homme dans la religion a pour objet sa propre nature, dont il ne peut pénétrer les mystères. Il faut donc prouver que cette opposition, cette discorde entre Dieu et l’homme n’est qu’une opposition de l’homme avec lui-même, avec son propre être,

Cette assertion contient déjà sa preuve en elle-même. En effet, si l’être divin, objet de la religion, était autre que l’être de l’homme, une séparation, un désaccord ne pourraient avoir lieu. Si Dieu est réellement un autre être, que m’importe sa perfection ? Un désaccord, une scission ne peuvent se produire qu’entre des êtres qui, malgré leur séparation réciproque, peuvent être un, doivent être un et par conséquent ne font qu’un. De ce principe général il résulte que l’être avec lequel l’homme se sent en désaccord doit être inné en lui, mais en même temps d’une autre nature, d’un autre mode que l’être dont il reçoit le sentiment, la conscience de sa réconciliation et de son unité avec Dieu, ou, ce qui est la même chose, avec lui-même.

Cet être n’est pas autre chose que l’intelligence ou la raison. Dieu, conçu comme extrême de l’homme, comme non humain, c’est-à-dire comme non personnellement humain, n’est que l’essence même de la raison dont on fait un objet, un être extérieur. Dieu, l’être divin, pur, parfait, est la conscience que la raison a d’elle-même, la conscience qu’a la raison de sa propre perfection. La raison ne connaît rien des souffrances du cœur ; elle n’a aucun désir, aucune passion, aucun besoin et par cela même aucun manque et aucune faiblesse comme le cœur. Les hommes de pensée pure, ceux qui d’une manière d’autant plus caractéristique qu’elle est plus prononcée, nous révèlent et personnifient pour nous l’essence de l’intelligence se dérobent aux tourments des passions et aux excès des hommes de sentiment ; ils ne s’éprennent avec ardeur pour aucun objet fini, déterminé ; ils ne s’engagent point, ils sont libres : « N’avoir besoin de rien et par-là ressembler aux dieux immortels, ne pas se laisser dominer par les choses, mais les dominer soi-même, » telles sont, avec d’autres semblables, les maximes des hommes de pure intelligence. La raison est en nous l’être neutre, indifférent, incorruptible, la lumière pure de l’esprit ; elle est la conscience nécessaire de la chose comme chose, parce qu’elle est elle même de nature objective ; la conscience de tout ce qui est vide de contradiction, parce qu’elle est elle même l’unité sans contradiction, la source de l’identité logique ; la conscience de la loi, de la nécessité de la règle, de la mesure, parce qu’elle est elle-même l’activité de la loi comme force agissant sur elle-même, la règle des règles, la mesure de toutes les mesures. Ce n’est que par la raison que l’homme peut agir contradictoirement à ses sentiments les plus chers, c’est-à-dire à ses sentiments personnels. Le père qui comme juge condamne à mort son propre fils, parce qu’il le reconnaît coupable, ne peut le faire qu’en tant qu’homme de raison et non pas en tant qu’homme de sentiment. La raison nous montre les défauts et les faiblesses même de ceux que nous aimons, même les nôtres propres. C’est pour cela qu’elle nous met si souvent en lutte avec nous-mêmes, avec notre cœur. Nous ne voulons pas exécuter ses jugements vrais et justes, mais durs et inexorables, soit par faiblesse pour nous, soit par égard pour les autres. La raison est en nous la faculté propre de l’espèce ; elle s’occupe des affaires générales, le cœur des affaires particulières, des individus ; elle est la force surhumaine et au-dessus de la personnalité dans l’homme. Ce n’est que dans l’intelligence et par l’intelligence que l’homme a la faculté de faire abstraction de lui-même, de son être subjectif, personnel, de s’élever à des idées et à des rapports généraux, de distinguer les objets des impressions qu’ils produisent et de les considérer en eux et par eux-mêmes indépendamment de leurs rapports avec sa propre nature. La philosophie, les mathématiques, l’astronomie, en un mot la science en général est la preuve en fait, parce qu’elle en est le produit, de cette activité réellement infinie, divine. Aussi les anthropomorphismes religieux répugnent à la raison ; elle les nie, elle ne veut pas les admettre en Dieu ; mais ce Dieu sans passions, pur de tout anthropomorphisme, n’est pas autre chose justement que l’être même, que l’essence même de la raison considérée comme un être à part.

Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire conçu comme non borné, non humain, non matériel, ne peut être objet que de la pensée ; il ne peut être connu que par abstraction ou négation (viâ negationis). Pourquoi ? parce qu’il n’est pas autre chose que l’essence même de la faculté de penser ou bien de la force ; de l’activité, qu’on la nomme comme on voudra, par laquelle l’homme a conscience de la raison, de l’esprit, de l’intelligence. L’homme ne peut pas croire, pressentir, se figurer, penser une autre intelligence que celle qui l’éclaire, qui se manifeste en lui. Tout ce qu’il peut faire, c’est de la délivrer des bornes de son individualité. L’esprit infini, distingué de l’esprit fini, n’est pas autre chose que l’intelligence débarrassée des limites de l’individu et du corps, — car l’individu et le corps sont inséparables — que l’intelligence établie et pensée elle-même. Dieu, disaient les scolastiques, les Pères de l’Église et avant eux les philosophes païens, Dieu est un être immatériel, un esprit pur, par conséquent on ne peut se faire de lui aucune image. Mais peux—tu te faire une image de la raison, de l’intelligence ? a-t-elle une figure ? son activité n’est-elle pas la plus insaisissable, la plus difficile à se représenter ? Dieu est incompréhensible ; mais connais-tu la nature de l’intelligence ? as-tu sondé la mystérieuse opération de la pensée ? la conscience de soi-même n’est-elle pas l’énigme des énigmes ? Les anciens mystiques, scolastiques et Pères de l’Église n’ont-ils pas comparé la difficulté de comprendre et de se représenter l’esprit divin avec la difficulté de comprendre et de se représenter l’âme humaine ? n’ont-ils pas ainsi, en vérité, identifié l’être de Dieu avec l’être de l’homme ? Dieu n’est pas autre chose que la raison se prenant elle-même pour objet. Demandes-tu ce qu’est la raison ? Dieu seul te le dira. Pour l’imagination, la raison est la révélation ou une révélation de Dieu ; pour la raison, Dieu est la révélation de la raison, parce que c’est seulement en Dieu que se manifeste ce qu’elle est et que se montre sa toute-puissance. Dieu est un besoin de l’intelligence, une idée nécessaire, le plus haut degré que puisse atteindre la force de la pensée. « La raison ne peut pas s’arrêter aux êtres et aux choses qui tombent sous les sens ; » ce n’est que lorsqu’elle remonte à l’être le plus élevé, le premier, le nécessaire, accessible à elle seule, qu’elle peut être satisfaite. Pourquoi ? parce que c’est seulement chez cet être qu’elle est véritablement chez elle, parce qu’ainsi le plus haut degré de la pensée et de l’abstraction est atteint, et que nous sentons nous un vide, un mécontentement tant que nous ne sommes pas arrivés à la plus haute réalisation d’une faculté, tant que nous n’avons pas porté à sa plus grande perfection la capacité innée en nous pour telle ou telle science ou pour tel ou tel art ; car la plus grande perfection d’un art est seule réellement art, le plus haut degré de la pensée est seul pensée, raison. À parler rigoureusement, tu ne penses véritablement que lorsque tu penses Dieu ; car Dieu seul est la force de la pensée réalisée, accomplie, épuisée. En pensant Dieu, tu penses la raison telle qu’elle est en réalité, bien que par l’imagination tu te représentes l’être divin comme différent de celui de l’intelligence. Accoutumé dans le monde des sens à distinguer l’objet réel de l’idée que tu t’en fais, tu suis cette habitude même dans la contemplation de l’Être suprême et, par contradiction avec toi-même, tu rends à cet être abstrait, accessible à la pensée seule, l’existence extérieure dont tu avais fait abstraction pour le connaître.

Dieu en tant qu’être métaphysique n’est que l’intelligence satisfaite en soi, ou plutôt la raison se pensant comme être absolu, c’est le Dieu métaphysique. Par conséquent, tous les attributs métaphysiques de Dieu sont des attributs réels, si on les reconnaît comme appartenant à l’intelligence ou à la raison.

La raison est l’être originel, primitif ; elle fait dériver toutes choses de Dieu comme de la cause première ; elle trouve que, sans une cause intelligente, le monde est livré aux caprices du hasard, c’est-à-dire elle ne trouve qu’en elle-même, dans sa propre essence, le fondement et le but de l’univers ; elle ne trouve intelligible l’existence du monde que si elle en puise l’explication en elle-même, à la source des idées claires et intelligibles. L’être agissant avec intention, dans un but, voilà pour la raison[1] le seul être vrai, immédiatement clair et certain par lui-même, le seul qui soit à lui-même son propre fondement. Ce qui n’a en soi aucune intention, aucun but, doit avoir le principe de son existence dans l’intention d’un autre être et d’un être intelligent. Ainsi la raison, par sa dignité et par son rang, le premier des êtres, dans le temps le dernier, se fait aussi le premier des êtres dans le temps ; elle fait précéder l’existence du monde de la sienne propre.

La raison est pour elle-même le criterium de toute vérité, de toute réalité. Ce qui est sans raison, ce qui se contredit n’est rien. Ce qui est en contradiction avec la raison est en contradiction avec Dieu. Ainsi, la raison ne peut allier avec l’idée de la suprême réalité les bornes du temps et de l’espace ; aussi elle les rejette en Dieu. La raison ne peut croire qu’en un Dieu d’accord avec sa propre essence, qu’en un Dieu qui n’est pas au-dessous de sa propre dignité, c’est-à-dire elle ne croit qu’en elle-même, en la vérité, en la réalité de sa propre essence ; elle ne se met pas sous la dépendance de Dieu, mais Dieu sous la sienne. Même dans les temps de foi aux miracles et à l’autorité elle se faisait, sinon en réalité, du moins d’après la forme, le criterium de la Divinité. Dieu, disait-on alors, est tout et peut tout, mais il ne peut faire rien qui se contredise, rien qui soit en contradiction avec la raison. Ainsi au-dessus de la puissance de la Toute-Puissance est la puissance de la raison, au-dessus de l’être divin l’être de la raison comme criterium de ce qu’on doit affirmer ou nier de Dieu. Ce que dans mon intelligence je reconnais comme essentiel, je le fais exister en Dieu ; ce que la raison reconnaît pour ce qu’il y a de plus grand, de plus parfait, c’est Dieu ; mais c’est justement dans ce que je reconnais comme essentiel que se révèle l’essence de ma raison, que se montre toute la puissance de ma faculté de penser.

La raison est ainsi l’ens realissimum, l’être réel par excellence de l’ancienne ontothéologie. Au fond, nous ne pouvons penser Dieu, dit l’ontothéologie, qu’en lui attribuant toutes les réalités qui sont en nous, mais sans limitation aucune. Les qualités essentielles, positives, sont les mêmes en Dieu qu’en nous ; en nous limitées, en Dieu infinies. Mais qui ôte à ces qualités leur limitation et leur donne l’infini pour attribut ? c’est la raison. Qu’est par conséquent l’ètre conçu comme infini, sinon l’être même de la raison mettant de côté toute barrière, toute limitation. Ta manière de penser Dieu révèle ta manière de penser en général ; la mesure de ton Dieu est la mesure de ton intelligence. Penses-tu Dieu, par exemple, comme un être revêtu d’un corps, eh bien ! le corps est la borne de ton intelligence, puisque tu ne peux rien te représenter d’incorporel. Penses-tu Dieu, au contraire, comme un être immatériel, tu affirmes par là la liberté de ton intelligence, et son indépendance de la matière. Dans l’infinité de l’être divin tu ne fais que rendre sensible l’infinité de la raison, tu ne fais que déclarer ceci : La raison est l’être suprême.

La raison est l’être indépendant, maître de soi. Est esclave et dépendant tout ce qui n’a pas d’intelligence. Un homme sans intelligence est aussi un homme sans volonté. Qui n’a pas d’intelligence se laisse séduire, éblouir, employer comme instrument. Comment pourrait-il être libre dans ses actions, par sa volonté, celui qui dans sa pensée n’est qu’un instrument d’autrui ? Celui-là seul qui pense est libre. Ce n’est que par son intelligence que l’homme abaisse les êtres en dehors de lui au rang de simples moyens de son existence. Il n’y a d’indépendant que ce qui est à soi-même objet, à soi-même son propre but. Être sans intelligence, c’est être pour d’autres, être objet ; être intelligent, c’est être pour soi, être sujet. Ce qui n’est que pour soi rejette toute dépendance d’un autre être. Nous dépendons bien, même lorsque nous pensons, des êtres extérieurs ; mais dans l’activité de la pensée comme telle nous sommes libres, car l’activité de la pensée n’agit que sur la pensée. « Quand je pense, dit Kant, j’ai la conscience que c’est moi qui pense et non pas un autre être ; je conclus que cette pensée en moi n’est pas inhérente à autre chose en dehors de moi, qu’elle n’appartient qu’à moi seul, que par conséquent je suis substance, c’est-à-dire que j’existe par moi-même et ne suis point l’attribut d’un autre être. » Quoique l’air soit un besoin pour nous, cependant, comme physiciens, d’un objet de besoin nous en faisons l’objet de l’activité désintéressée de la pensée ; il devient pour nous une chose purement et simplement. Il n’y a de dépendant que ce qui est l’objet d’un être autre que soi. Ainsi la plante dépend de l’air et de la lumière, elle est un objet pour la lumière et l’air et non pour elle-même ; mais réciproquement la lumière et l’air deviennent objet pour la plante, et la vie physique consiste dans ce changement continuel qui fait qu’un même être devient tour à tour sujet et objet, but et moyen. La raison seule est l’être qui se sert et jouit de toutes choses sans que rien puisse jouir d’elle ; c’est l’être satisfait, rassasie de lui-même, le sujet absolu qui ne peut être, abaissé au rang d’objet ou de moyen pour un autre être parce que lui-même fait de tous les objets, de tous les êtres, des attributs de sa propre nature ; c’est l’être qui comprend en lui toute chose, parce que lui-même n’est point une chose, parce qu’il est libre, en dehors de tout.

L’unité de la raison est l’unité de Dieu. La raison a nécessairement conscience de son unité et de son universalité, c’est-à-dire ce qui pour la raison est conforme à la raison est aussi pour elle une loi générale, absolue. Il lui est impossible de penser que ce qui est faux, en contradiction avec soi-même, puisse être vrai quelque part, et réciproquement que ce qui est vrai, raisonnable, puisse quelque part être déraisonnable et faux. « Il peut bien y avoir, dit Malebranche, des êtres intelligents qui ne me ressemblent pas, et pourtant je suis certain qu’il n’y a pas d’être intelligent qui reconnaisse d’autres lois et d’autres vérités que moi ; car chaque esprit voit nécessairement que deux et deux font quatre et que l’on doit préférer son ami à son chien. » Je n’ai pas la moindre idée, je n’ai pas le pressentiment le plus éloigné d’une raison essentiellement différente de celle qui se montre dans l’homme. Tout au contraire, toute autre intelligence dont j’affirme l’existence n’est qu’une affirmation de la mienne, c’est-à-dire une idée en moi, une conception qui ne dépasse pas et ne fait qu’exprimer ma faculté de penser. Dans les choses purement intellectuelles, ce que je pense, je le fais ; ce que je me représente comme uni, je l’unis ; comme séparé, je le sépare ; comme détruit, comme nul, je le détruis, je le nie. Si, par exemple, je conçois une intelligence dans laquelle, comme dans l’intelligence divine, la pensée d’un objet est liée à cet objet, c’est-à-dire entraîne son existence, j’unis l’existence et la pensée ; mon imagination est la faculté qui lie ensemble ces contrastes ou ces contradictoires. L’idée de la raison comprend l’idée de l’unité. L’impossibilité pour la raison de penser deux êtres suprêmes, deux substances infinies, deux dieux, est pour elle l’impossibilité de se contredire, de nier sa propre essence, de se penser comme susceptible d’être divisée ou multipliée.

La raison est l’être infini. L’infinité découle immédiatement de l’unité, la limitation de la pluralité. La limitation dans le sens métaphysique se fonde sur la différence qu’il y a entre l’existence et l’être, entre l’individu et l’espèce. Est borné tout ce qui peut être comparé à des individus du même genre ; est infini ce qui n’a d’égal que soi-même, ce qui ne peut être rangé dans aucune catégorie, ce qui est à la fois espèce et individu, existence et essence. Mais ainsi est la raison. Elle a son être en elle-même et non point en dehors ; elle est incomparable, parce qu’elle est elle-même la source de toutes les comparaisons ; incommensurable, parce qu’elle est la mesure des mesures ; elle ne peut être subordonnée à aucun autre être plus élevé ni être rangée dans aucune espèce de choses, parce qu’elle est le principe suprême de toute classification. Les définitions que les philosophes spéculatifs et les théologiens donnent de Dieu comme de l’être en qui l’existence et l’essence sont inséparables et en qui les attributs et le sujet sont identiques ne renferment que des déterminations empruntées à l’essence de la raison.

L’intelligence ou la raison est enfin l’être nécessaire. La raison est parce qu’il n’y a que l’existence de la raison qui est raison, parce que s’il n’y avait aucune raison, aucune conscience, tout ne serait rien, l’être serait égal au néant. C’est la conscience seule qui établit une différence entre l’être et le non-être ; c’est en elle que se révèle la valeur de la vie, la valeur de la nature. Pourquoi y a-t-il en général quelque chose ? Pourquoi un monde ? par la simple raison que si quelque chose n’existait pas, ce serait le rien qui existerait ; que s’il n’y avait pas de raison il n’y aurait que non raison. Le monde existe donc parce que c’est une absurdité que le monde n’existe pas. Dans le non-sens de sa non-existence tu trouveras le vrai sens de son existence ; dans le manque de fondement de l’idée qu’il n’existe pas la vraie raison pour laquelle il existe. Le néant est sans signification et sans but ; l’être seul a un but et un sens. Il y a de l’être parce que l’être seul est raison et vérité. Être est le besoin absolu et l’absolue nécessité. Quel est le fondement de l’existence qui a le sentiment d’elle-même, de la vie ? le besoin de la vie. Mais à qui est-ce un besoin ? à ce qui ne vit pas. Ce n’est pas un être ayant la faculté de voir qui a fait l’œil ; si déjà il voit, pourquoi le ſerait-il ? Non ! ce n’est qu’un être qui ne voit pas qui a besoin d’yeux. Nous sommes tous venus dans le monde sans connaissance et sans volonté, mais nous y sommes venus afin qu’il y eût dans le monde connaissance et volonté. Le monde provient donc d’un besoin, d’une nécessité, mais non pas d’une nécessité ayant sa source dans un autre être, dans un être différent, — ce qui est une pure contradiction ; — il provient de sa propre nécessité, de la nécessité de la nécessité, parce que sans le monde il n’y aurait point de nécessité et par conséquent point de raison, point d’intelligence. Ainsi c’est la négativité, comme s’expriment les philosophes spéculatifs, c’est le néant qui est le fondement de l’univers, mais un néant qui se détruit lui-même, un néant qui existerait per impossibile si le monde n’existait pas. C’est d’un besoin, d’un manque que provient l’existence en général ; mais c’est une fausse spéculation que de faire de ce manque un être ontologique, un Dieu, car ce manque n’existe que dans la supposition que rien n’existe. L’univers ne provient que de lui-même et est par lui-même nécessaire ; mais sa nécessité n’est que la nécessité de la raison. La raison en tant qu’elle embrasse toutes les réalités — car que sont toutes les splendeurs de l’univers sans la lumière et qu’est la lumière extérieure sans la lumière intérieure — la raison est l’être le plus indispensable, le besoin le plus essentiel et le plus profond. La raison est l’existence qui a conscience d’elle-même ; en elle se révèlent le but et la signification des choses ; elle est l’être se considérant lui-même comme son propre but, comme le but final de tout. Ce qui est à soi-même son propre objet, son propre but, c’est l’être suprême ; ce qui est maître de soi est tout-puissant.



IV

DIEU EN TANT QU’ÊTRE MORAL OU LOI

Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire l’être infini, universel, pur de tout anthropomorphisme, n’a pas plus d’importance pour la religion que n’en a pour une science particulière un principe général qui lui sert de point de départ. La conscience de la limitation et du néant de l’homme provenant de la conscience de l’infinité de l’être divin n’est point du tout une conscience religieuse ; elle indique au contraire le sceptique, le matérialiste, le panthéiste. La religion est aussi peu sérieuse lorsqu’elle parle de notre néant que lorsqu’elle parle de cet être abstrait dont la comparaison avec nous nous fait sentir ce néant ; elle ne s’attache réellement qu’aux attributs, aux qualités qui révèlent l’homme à l’homme ; nier l’homme, c’est nier la religion.

Il est bien dans l’intérêt de la religion que l’être qui est son objet soit différent de l’homme, mais il est encore plus dans son intérêt que cet être soit un être humain. Car si dans son essence il n’avait rien de commun avec la nature humaine, comment l’homme pourrait-il s’inquiéter s’il existe ou non ? comment l’homme prendrait-il tant d’intérêt à son existence si son propre être n’y avait aucune part ?

Dans la religion l’homme cherche la satisfaction de ses désirs ; la religion est son bien suprême. Mais il lui serait impossible de trouver en Dieu la consolation et la paix, si ce Dieu était d’une nature tout à fait différente de la sienne. Il me serait impossible de partager le contentement intérieur d’un être si mon propre être n’était pas identique au sien. Tout ce qui vit ne sent de goût et de satisfaction que dans sa propre nature, dans son propre élément. Par conséquent, si l’homme trouve en Dieu la paix et le bonheur, c’est parce que Dieu est son être véritable, c’est parce qu’en Dieu seul il est réellement chez lui et qu’il reconnaît comme étrangères à sa nature toutes les choses dans lesquelles il cherchait jusqu’alors la satisfaction et le repos. Pour que l’homme soit heureux en Dieu il faut qu’il s’y trouve lui-même. « Personne ne trouvera la divinité et en même temps le bonheur, s’il ne la cherche pas comme elle-même veut être cherchée, c’est-à-dire dans la contemplation et l’étude de l’humanité dans le Christ. » Chaque être trouve le repos dans le lieu de son origine, de sa naissance : le lieu de ma naissance c’est la divinité ; la divinité est ma patrie. « Ai-je un père en Dieu ! oui, et non-seulement un père, mais encore mon propre être ; avant d’être en moi et par moi-même, j’étais déjà né dans le sein de la divinité. »

Un Dieu qui n’exprime que l’essence de la raison pure n’est point le Dieu de la religion, parce qu’il ne peut la satisfaire. La raison ne s’intéresse pas seulement à l’homme, mais encore aux êtres en dehors de l’homme, c’est-à-dire à la nature. L’homme d’intelligence pure va jusqu’à s’oublier lui-même dans la contemplation des choses extérieures. Les chrétiens se moquaient des philosophes païens, parce qu’au lieu de penser à eux-mêmes, à leur salut, ils ne s’étaient occupés que de ce qui n’était pas eux. Le chrétien ne pense qu’à lui. L’intelligence étudie avec autant d’enthousiasme la puce, le pou, que l’homme même l’image de Dieu. La raison est l’indifférence absolue, l’identité de toutes les choses et de tous les êtres. Ce n’est pas au Christianisme, ce n’est pas à l’enthousiasme religieux, mais à l’enthousiasme de la raison que nous sommes redevables de l’existence d’une botanique, d’une minéralogie, d’une physique et d’une astronomie. En un mot, l’intelligence est un être universel, panthéistique ; c’est l’amour de l’ensemble des ètres et des choses, tandis que le caractère propre de la religion, et surtout de la religion chrétienne, c’est d’être anthropothéistique, c’est d’être l’amour exclusif de l’homme pour lui-même, l’affirmation exclusive de la nature humaine considérée en elle-même indépendamment des choses extérieures. La raison s’occupe bien de la nature de l’homme, mais d’une manière objective, c’est-à-dire dans ses rapports avec les objets et pour les objets eux-mêmes, et l’exposition de ces rapports constitue la science. Il faut donc, pour que l’homme trouve dans la religion la paix et le bonheur, qu’elle contienne autre chose que l’essence de la raison pure, et ce quelque chose doit nous révéler sa nature intime, doit en être le noyau même, le cœur.

Le premier des attributs de Dieu dans toutes les religions et surtout dans le Christianisme est celui de la perfection morale. Mais Dieu conçu comme l’être moralement parfait n’est pas autre chose que l’idée de moralité réalisée, que la loi morale personnifiée, que l’être moral de l’homme proclamé l’étre absolu. C’est l’essence propre de l’homme, puisque le Dieu moral exige de l’homme qu’il soit semblable à lui-même : « Dieu est saint, vous devez être saints comme Dieu ; » c’est la conscience humaine elle-même ; car autrement comment l’homme pourrait-il trembler devant l’être divin, comment lui adresser ses plaintes et ses prières, comment en faire le juge de ses pensées et de ses intentions les plus secrètes ?

Mais la conscience de l’être moralement parfait entendu comme être abstrait et affranchi des passions de l’humanité nous laisse froids et vides ; elle nous fait sentir notre nullité personnelle et, ce qui nous est le plus sensible, notre nullité morale. Je ne suis pas douloureusement affecté du contraste de la toute-puissance et de l’éternité divines avec ma limitation dans le temps et dans l’espace, parce que la toute-puissance ne m’ordonne pas d’être moi-même tout-puissant, ni l’éternité d’être moi-même éternel. Mais je ne puis avoir conscience de la perfection morale sans sentir en même temps qu’elle est une loi pour moi. Cette perfection, du moins pour la conscience morale, ne dépend pas de la nature ; elle ne dépend que de la volonté ; c’est la volonté parfaite. Cette volonté une avec la loi, elle-même loi, je ne puis la peuser sans la considérer en même temps comme un devoir. En un mot, l’idée de l’être moralement parfait n’est pas seulement une idée abstraite, mais encore une idée pratique, qui m’excite à l’action et me met dans un état de tension, de désaccord avec moi-même, parce qu’en me criant ce que je dois être, elle me dit en même temps sans détours ce que je ne suis pas. Et ce désaccord est dans la religion d’autant plus douloureux et d’autant plus terrible qu’elle oppose à l’homme son propre être en le lui représentant comme un être différent de lui et de plus comme un être personnel qui hait et maudit les pécheurs et leur refuse sa grâce, source de tout salut et de toute félicité.

Comment l’homme rétablit-il l’accord entre lui et l’être parfait ? comment se délivre-t-il des tourments causés par la conscience de ses fautes, par la conscience de son néant ? comment parvient-il à émousser l’aiguillon mortel du péché ? le voici : c’est en faisant du cœur, de l’amour, la puissance suprême, la vérité absolue ; c’est en considérant Dieu, non plus seulement comme loi, comme être moral et abstrait, mais encore et bien plutôt comme être sensible, aimant, subjectivement humain.

La raison ne juge que d’après la loi, le cœur est plein de condescendance et d’égards, et chacun trouve avec lui des accommodements. Personne ne peut satisfaire à la loi qui nous impose la perfection morale, et c’est pourquoi la loi ne satisfait pas l’homme, le cœur. La loi condamne, le cœur s’éprend de pitié même pour le coupable ; pour la loi je suis un être abstrait ; pour le cœur un être réel. Le cœur me donne la conscience que je suis homme ; la loi me donne seulement la conscience que je suis pécheur. La loi soumet l’homme à sa puissance, l’amour le rend libre.

L’amour est le lien, le principe médiateur entre le parfait et l’imparfait, le général et l’individuel, entre Dieu et l’homme, entre l’être saint et l’être pécheur ; l’amour est dieu même, et hors de lui il n’y a point de Dieu. L’amour fait de l’homme un dieu et de Dieu un homme, fortifie le faible et affaiblit le fort, abaisse ce qui est élevé, relève ce qui est abaissé, idéalise la matière et matérialise l’esprit. Dans l’amour la nature est esprit, et l’esprit nature. Aimer, au point de vue de l’esprit, c’est anéantir l’esprit ; au point de vue matériel, c’est anéantir la matière. L’amour est matérialisme, un amour immatériel n’est rien. Dans les aspirations de son amour pour un objet éloigné, l’idéaliste abstrait prouve malgré lui la vérité du monde sensible. Mais en même temps l’amour est l’idéalisme de la nature ; c’est lui qui inspire au rossignol ses chants, et qui orne d’une couronne de fleurs les organes générateurs de la plante. Quels miracles ne fait-il pas dans notre vie commune, dans notre vie politique ! Il réunit et réconcilie ce que la foi, les symboles divers et l’erreur séparent et rendent ennemis. Ce que les anciens mystiques disaient de Dieu, qu’il est à la fois le plus sublime et le plus commun des êtres, cela ne peut se dire en vérité que de l’amour, et non pas d’un amour rêvé, imaginaire, non ! de l’amour réel, de l’amour qui a chair et sang.

Oui, de l’amour qui a chair et sang, parce que lui seul peut remettre les péchés commis par la chair et le sang. Un être purement moral ne peut point pardonner ce qui enfreint la loi de la moralité. Si, par conséquent, on regarde Dieu comme un être miséricordieux, c’est qu’on en fait un être non moral ou mieux plus que moral, c’est-à-dire un être humain. Notre délivrance du péché est notre délivrance de la justice morale abstraite ; c’est l’affirmation de l’amour, de la pitié, de la sensualité. Ce ne sont pas des êtres abstraits, non ! ce sont seulement des êtres matériels qui peuvent être émus, touchés. La pitié est le sentiment du droit de la sensualité. C’est pourquoi Dieu ne pardonne les fautes des hommes que dans sa conscience de Dieu homme, de Dieu fait chair et non de Dieu abstrait, purement intelligent. Dieu comme homme ne pèche point, mais il connaît et prend sur lui les passions, les souffrances et les besoins de la matière ; le sang du Christ nous purifie à ses yeux de nos fautes : le sang humain de Dieu est seul capable d’apaiser sa colère et d’exciter sa pitié ; c’est-à-dire nos péchés nous sont pardonnés parce que nous sommes des êtres de chair et de sang, et non pas des êtres abstraits.



V

LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION OU DIEU EN TANT QU’ÊTRE MISÉRICORDIEUX

C’est donc par la conscience de l’amour que l’homme se réconcilie avec Dieu ou plutôt avec lui-même, avec son propre être que dans la loi il se représente comme un ètre différent de lui. La conscience de l’amour divin, ou, ce qui est la même chose, Dieu envisagé comme un être humain, voilà le mystère de l’Incarnation, le mystère du Dieu fait homme. L’Incarnation n’est que l’apparition sensible, visible et palpable de la nature humaine de Dieu. Ce n’est pas pour lui-même que Dieu s’est incarné, c’est pour nous, c’est par pitié pour nos besoins qui sont encore ceux de l’homme religieux ; c’est parce qu’il était déjà en lui-même un Dieu homme que son cœur s’est ému des malheurs de l’humanité. L’incarnation a été une larme de la pitié divine, la manifestation pour nos sens d’un être doué des mêmes sentiments que nous, et, par conséquent, d’une nature semblable à la nôtre.

Si l’on n’a en vue que le Dieu fait homme, l’incarnation paraîtra un événement extraordinaire, inexplicable, mystérieux ; mais le Dieu devenu homme n’a fait que révéler l’homme devenu Dieu. Avant que Dieu s’abaissât jusqu’à ètre homme, l’homme a dû s’élever jusqu’à être Dieu. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ce vieux principe : Rien ne vient de rien, peut aussi s’appliquer ici. Un roi qui n’a pas à cœur le bien de ses sujets, qui, bien que sur le trône, n’habite pas en esprit dans leurs demeures, qui, dans sa manière de voir et de sentir, n’est pas, comme dit le peuple, un homme comme tout le monde ; un tel roi ne daignera jamais descendre de ce trône pour honorer et réjouir son peuple par sa présence ; et, si le sujet se sent honoré par la présence de son roi, ce sentiment se rapporte-t-il à cette présence même ? non, il se rapporte à l’intention, à la manière d’être qui en est le fondement. Mais ce qui, en vérité, est cause dans la religion devient effet dans la conscience religieuse. L’élévation de l’homme jusqu’à Dieu est regardée comme une conséquence de l’abaissement de Dieu jusqu’à l’homme. Dieu, dit la religion, s’est fait homme afin que l’homme devint Dieu.

Si l’on trouve quelque chose de profond et de mystérieux ou plutôt de contradictoire dans cette proposition : « Dieu est ou devient homme, » cela provient de ce que l’on confond l’idée ou les attributs de l’être métaphysique, universel, infini, avec l’idée ou les attributs du Dieu de la religion, c’est-à-dire les attributs de l’intelligence avec ceux du cœur, confusion qui apporte le plus grand obstacle à la connaissance précise et exacte des mystères religieux. Il ne s’agit en réalité que de la forme humaine d’un Dieu qui, dans son essence, dans le fond intime de son âme, est déjà un être miséricordieux, capable de pitié, c’est-à-dire humain.

C’est ce qu’exprime la doctrine de l’Église lorsqu’elle fait incarner non la première personne de la Divinité, mais la seconde ; la seconde qui représente l’homme en Dieu et devant Dieu, la seconde qui, en vérité, comme la suite le démontrera, est pour la religion la personne vraie, la personne première. Par l’intermédiaire de cette idée, l’incarnation devient une conséquence nécessaire, intelligible par elle-même. Soutenir que l’incarnation est purement et simplement un fait qui ne peut être connu que par une révélation théologique. C’est faire preuve du matérialisme religieux le plus stupide ; car ce mystère est une conclusion qui a pour base des prémisses faciles à comprendre. Mais il est aussi insensé de vouloir la déduire de principes abstraits, purement spéculatifs ; car la métaphysique n’a affaire qu’à la première personne, qui ne s’incarne pas et qui n’est point une personne dramatique.

On voit, par cet exemple, quelle différence sépare l’anthropologie de la philosophie spéculative. L’anthropologie ne considère pas l’incarnation comme quelque — chose d’extraordinaire, ainsi que le fait la spéculation éblouie par son apparence mystique ; elle détruit au contraire l’illusion qui fait croire à quelque chose de surnaturel, de mystérieux ; elle critique le dogme et le réduit à ses éléments naturels, innés dans l’homme, à son centre et à sa source intimes ; elle le ramène — à l’amour.

Le dogme met en présence l’amour et Dieu. Dieu est l’amour : qu’est-ce que cela veut dire ? Dieu est-il quelque chose en dehors de l’amour, un être particulier, d’une nature différente, comme lorsque je dis d’une personne : Elle est l’amour même ? Assurément ; car, dans le cas contraire, je devrais renoncer au nom de Dieu. L’amour devient ainsi quelque chose à part ; il devient une qualité personnelle, il n’a plus que le rang d’attribut et non celui de sujet, de l’être même. Dieu peut m’apparaître encore sous une autre forme que celle de l’amour, sous celle, par exemple, de la toute-puissance, d’une puissance sombre à laquelle, quoique à un degré inférieur, les démons, les diables peuvent aussi prendre part.

Tant que l’amour n’est pas élevé au rang de substance, de l’être lui-même, il reste derrière lui un sujet qui, sans amour, est encore quelque chose, un monstre sans sympathie, un être diabolique dont la personnalité distincte de l’amour s’abreuve et se réjouit du sang des incrédules et des hérétiques ; il reste le fantôme du fanatisme religieux. Mais l’amour n’en est pas moins le point essentiel de l’incarnation, bien que plongé dans la nuit de la conscience telle que la religion la fait. C’est l’amour qui a déterminé Dieu à se dépouiller de sa divinité. Ce n’est pas de cette divinité comme telle, du sujet, c’est de l’amour, de l’attribut qu’est sortie la négation de lui-même. Ainsi il y a dans l’amour une puissance et une vertu supérieures à la divinité. Par l’amour Dieu a été vaincu ; c’est à lui qu’il a sacrifié sa majesté divine. Et qu’était cet amour ? un autre que le nôtre ? un autre que celui auquel nous sacrifions nos biens et notre sang ? Était-ce l’amour de lui-même en tant que Dieu ? Non, c’était l’amour de l’homme, et l’amour de l’homme n’est-il pas un amour humain ? Puis-je aimer l’homme sans l’aimer humainement, sans l’aimer comme il aime lui-même quand il aime réellement ? Dans le cas contraire, l’amour ne serait-il pas peut-être un amour diabolique ? car le démon aussi aime l’homme ; il est vrai que ce n’est pas pour l’homme lui-même ; c’est par égoïsme, c’est pour s’élever en dignité, pour augmenter sa puissance. Mais Dieu aime l’homme pour lui-même, pour le rendre bon et heureux. Ne l’aime-t-il pas par conséquent comme l’homme digne de ce nom aime son semblable ? L’amour en général a-t-il un pluriel ? n’est-il pas partout égal à lui-même ? Quel est donc notre sauveur, notre rédempteur ? Dieu ou l’amour ? l’amour ; car Dieu comme tel ne m’a pas délivré : c’est l’amour qui, dans sa sublimité, est au-dessus de la différence entre personnalité divine et personnalité humaine. De même que Dieu s’est donné, s’est nié lui-même par amour, de même par amour nous devons nier Dieu ; car, si nous ne sacrifions pas Dieu à l’amour, nous sacrifierons l’amour à Dieu, et il ne nous restera plus à la place de l’être miséricordieux que l’être sanglant du fanatisme.

Le mystère surnaturel et incompréhensible est ainsi ramené à une vérité simple, naturelle à l’homme, à une vérité exprimée non-seulement par la religion chrétienne, mais encore par toute autre religion, quoique d’une manière moins précise et moins complète. Toute religion qui prétend à ce nom suppose nécessairement que Dieu n’est pas indifférent pour les êtres qui l’honorent, que rien d’humain ne lui est étranger, et qu’il est lui-même un Dieu humain par cela même qu’il est l’objet de l’adoration de l’humanité. Chaque prière dévoile le mystère de l’Incarnation, chaque prière est en réalité une incarnation de Dieu. Dans la prière je fais descendre Dieu dans le malheur de l’homme, je lui fais prendre part à mes besoins et à mes faiblesses. Dieu n’est pas sourd à mes plaintes, il s’éprend de pitié pour moi, il nie sa divine majesté, son élévation sublime au-dessus de tout ce qui est humain et borné ; il devient homme avec l’homme, il est affecté de mes douleurs. Dieu aime l’homme, cela veut dire : Dieu souffre du malheur de l’homme. L’amour est inintelligible sans une communauté de sentiments ; point de communauté de sentiments sans sympathie. Je ne sens que pour un ètre sensible, que pour un être de même nature que moi, dans lequel je me sens moi-même, dont je partage les souffrances. Sympathie suppose égalité de nature. Cette identité de nature entre Dieu et l’homme est exprimée par l’incarnation, par la providence, par la prière.

La théologie, il est vrai, qui n’a dans la tête que les attributs métaphysiques de Dieu, tels que l’éternité, l’immuabilité et d’autres semblables, la théologie nie en Dieu la faculté de souffrir ; mais elle nie en même temps la vérité de la religion. Dans l’acte de la prière l’homme religieux croit à une participation réelle de l’être divin, à ses besoins et à ses souffrances ; croit que la volonté de Dieu peut être influencée par la force intime de la prière, par la puissance du cœur ; croit qu’il sera entendu réellement et au moment même. L’homme vraiment religieux met sans façon son cœur en Dieu ; Dieu est pour lui un cœur sensible à tout ce qui affecte l’homme. Le cœur ne peut s’adresser qu’au cœur, il ne peut trouver qu’en lui-même sa consolation.

Cette assertion que l’accomplissement de la prière est déterminé de toute éternité, que dès l’origine il est entré dans le plan de la création, est une fiction vide et absurde, produit d’une manière de penser purement mécanique et en contradiction directe avec l’essence de la religion. « Nous avons besoin, dit Lavater, en cela tout à fait d’accord avec l’idée religieuse, nous avons besoin d’un Dieu arbitraire qui fasse ce qui lui plaît. D’ailleurs dans cette fiction Dieu n’en est pas moins à la disposition de l’homme ; seulement la difficulté est reculée dans le lointain de l’éternité. Que Dieu se décide maintenant à exaucer ma prière, ou qu’il s’y soit déjà décidé, au fond c’est tout un.

On se rend coupable de la plus grande inconséquence lorsqu’on rejette comme indigne de Dieu l’idée qu’il peut être influencé par la prière, par la puissance des vœux de l’homme. Croit-on en un être objet de l’adoration, objet des aspirations du cœur, en une providence inintelligible sans amour, et que l’amour, par conséquent, guide dans toutes ses actions : alors on croit aussi en un être qui a un cœur, sinon anatomiquement, du moins physiquement humain. La fantaisie religieuse met tout en Dieu, tout, excepté ce qu’elle-même dédaigne. Les chrétiens n’ont pas donné à leur Dieu des sentiments en contradiction avec leurs idées morales, mais ils lui ont donné et devaient lui donner les sentiments, les affections de l’amour et de la pitié. Et l’amour que la religion met en Dieu n’est pas un amour imaginaire, mais un amour véritable, réel. Dieu est aimé et aime à son tour. Dans l’amour divin se manifeste, s’affirme l’amour humain. L’amour se contemple lui-même en Dieu, il ne voit en lui que sa propre vérité. Dans l’incarnation la religion ne fait qu’avouer ce qu’elle nie en devenant théologie, en réfléchissant sur elle-même ; elle avoue que Dieu est un être entièrement humain. Pour rendre heureux ce qu’il aime, l’amour ne connaît rien de mieux que de se laisser voir. Contempler face à face l’invisible bienfaiteur est pour l’amour le désir le plus ardent. Voir est un acte divin. Le bonheur réside dans la seule vue de ce qu’on aime. Le regard est la certitude de l’amour. Et l’incarnation ne doit rien être, rien exprimer, rien produire autre chose que la certitude complète de l’amour de Dieu pour l’homme. L’amour reste, mais l’incarnation sur la terre est un fait passager ; l’apparition de Dieu a été limitée dans le temps et dans l’espace, et elle ne s’est révélée aux regards que d’un petit nombre, mais la cause intime de cette apparition est générale et éternelle.

L’amour de Dieu pour l’homme est la preuve la plus claire, la plus irréfutable que l’homme dans la religion se contemple comme un divin objet, comme un but divin, et que ses rapports avec Dieu ne sont que ses rapports avec lui-même. Dieu, l’Être suprême, sans besoins et sans désirs, s’humilie et s’abaisse pour moi ; pour lui j’ai de la valeur et par là se révèle à mon intelligence l’importance divine de mon être. Rien ne peut, en effet, exprimer d’une manière plus sublime la valeur de l’homme que la vue d’un Dieu devenu homme lui-même, que la certitude que l’homme est l’objet, le but final de l’être divin. L’amour de Dieu me rend aimant ; l’amour de Dieu pour l’homme est le fondement de l’amour de l’homme pour Dieu. « Aimons-le, dit l’apôtre, puisqu’il nous a aimés le premier. » Qu’aimé-je donc en Dieu si ce n’est son amour pour l’homme ? Mais si j’aime et adore l’amour avec lequel Dieu aime l’homme, n’est-ce pas en réalité l’homme que j’aime ; mon amour de Dieu n’est-il pas, quoique indirectement, mon amour de l’homme ? Ce que j’aime est mon cœur, mon contenu, mon être ; en perdant l’objet aimé nous perdons tout désir de vivre. L’homme est par conséquent le contenu, le cœur même de Dieu ; son bonheur est pour Dieu l’affaire la plus importante. L’amour de Dieu, pour nous fondement et centre de la religion, n’est en réalité que notre amour de nous-mêmes, et cette proposition : Dieu aime l’homme, n’est qu’un orientalisme qui, traduit en français, exprime simplement ceci : L’amour de l’homme est ce qu’il y a de plus grand et de plus sublime.

Cette vérité, à laquelle nous avons réduit par l’analyse le mystère de l’Incarnation, n’a pas échappé à la conscience religieuse. « Celui, dit Luther, celui qui, pourrait faire pénétrer ce mystère dans son cœur, celui-là resterait en paix avec les hommes et aimerait sur la terre toute chair et tout sang à cause de la chair et du sang dont la place est là-haut à la droite de Dieu. La tendre humanité du Christ remplirait les cœurs d’une telle félicité, que jamais aucun sentiment de colère ou d’inimitié ne pourrait s’y introduire, et que, dans son ivresse, tout homme porterait son frère en triomphe. Nous ressentirions une joie infinie d’être ainsi élevés au-dessus de toutes les créatures, au-dessus même des anges, car nous pourrions nous écrier avec orgueil : « Notre propre chair, notre propre sang sont « assis à la droite de Dieu, » et cette pensée allumerait en nous un feu si ardent que nous serions tous unis et fondus comme dans une même fournaise, dans notre amour les uns pour les autres. » Mais ce qui est en vérité dans la religion l’affaire principale, l’essence même de la fable, devient affaire secondaire, n’est plus que la morale de la fable dans la conscience religieuse.



VI

LE MYSTÈRE DE LA PASSION


Un des caractères essentiels du Dieu fait homme, du Christ, c’est la passion. Souffrir est le plus grand témoignage que l’amour puisse donner de lui-même. Toutes les pensées, tous les sentiments qui se rattachent au Christ se concentrent dans l’idée de la douleur. Dieu en tant que Christ est l’idéal de toutes les misères de l’homme. Les philosophes païens célébraient l’activité et surtout la libre activité de l’intelligence comme l’activité suprême et divine ; les chrétiens ont sanctionné la douleur et l’ont placée en Dieu même. Si Dieu, comme acte pur, est le Dieu de la philosophie abstraite, le Christ, au contraire, le Dieu des chrétiens est la passion pure, la plus haute pensée métaphysique, l’être suprême du cœur. Est-il rien, en effet, qui fasse sur le cœur plus d’impression que la souffrance ? et surtout la souffrance de l’ètre qui par lui-même ne peut ni ne doit souffrir, la souffrance de l’innocent, la souffrance pour le salut des autres, la souffrance de l’amour et du dévouement ? Et c’est justement parce que l’histoire des douleurs de l’amour est l’histoire la plus saisissante pour le cœur humain, — et il serait ridicule de vouloir se figurer un autre cœur que celui de l’homme, — c’est pour cela qu’elle ne fait qu’exprimer l’essence même du cœur, qu’elle ne doit qu’à lui son existence, et non à une invention de l’esprit ou de la fantaisie. Le cœur, en effet, n’est pas inventif comme l’imagination ; il est complètement passif, et tout ce qui vient de lui lui paraît venir d’ailleurs, produit sur lui l’effet d’une inexorable nécessité. Le cœur s’empare de l’homme et le maîtrise comme un démon ou comme un dieu. Il ne connaît point d’autre dieu, point d’être plus parfait que lui-même ; son Dieu peut bien avoir un nom particulier, mais non une nature différente de la sienne. Et c’est du cœur, du penchant intime à faire le bien, à vivre et à mourir pour les hommes, du penchant divin de la bienfaisance qui veut rendre heureux tous les êtres sans exception, même le plus coupable et le plus vil, du devoir moral de la bienfaisance dans le sens le plus élevé, lorsqu’il est devenu une nécessité intime, le cœur tout entier, c’est du cœur humain par conséquent, tel qu’il se révèle à nous, toujours et partout ; qu’est sorti le Christianisme vrai, le Christianisme sublime, le Christianisme tel qu’il est, une fois purifié des éléments et des contradictions théologiques.

Comme nous l’avons fait jusqu’ici, retournons les oracles de la religion, regardons-les comme des contre-vérités, changeons l’attribut en sujet et le sujet en attribut, et nous aurons le vrai. Dieu souffre, non pour lui-même, mais pour les autres, pour l’humanité. Souffrir ici est l’attribut. Traduisons cela en français, et voici le sens que nous trouverons : Souffrir pour les autres est une action divine ; quiconque vit et meurt pour autrui agit divinement, est pour l’homme un dieu.

Cependant la passion du Christ représente non-seulement la souffrance morale, la souffrance de l’amour qui se dévoue, mais encore la souffrance comme telle, comme expression de notre faculté de souffrir en général. La religion chrétienne est si peu une religion surhumaine qu’elle sanctifie même la faiblesse de l’homme. Si le philosophe païen s’écrie, en apprenant la mort de son fils : « Je savais que j’avais engendré un mortel, » le Christ, au contraire, du moins le Christ biblique, — et nous n’en connaissons point d’autre, — verse des larmes sur la mort de Lazare, sur une mort qui n’était pourtant, en vérité, qu’une mort apparente. Si Socrate vide la coupe de ciguë sans faiblesse et sans émotion, le Christ s’écrie, au contraire : « S’il est possible, éloignez de moi ce calice. » Le Christ est, sous ce rapport, l’aveu que se fait à elle-même la sensibilité de l’homme. La conscience de cette sensibilité, tout à fait en contraste avec le principe païen du stoïcisme dans l’énergie de sa volonté et de son indépendance, le chrétien l’a mise dans la conscience de Dieu  ; en Dieu il la retrouve affirmée et pardonnée, pourvu qu’elle ne soit pas une coupable faiblesse.

Souffrir, tel est le plus grand commandement du Christianisme  : l’histoire du Christianisme lui-même est l’histoire de la passion de l’humanité. Chez les païens, des cris de joie sensuelle se mèlaient au culte des dieux  ; chez les chrétiens, du moins chez les premiers, les larmes et les soupirs du cœur font partie du service divin. Mais de même qu’un culte sensuel indique partout un dieu des sens et de la vie, de même que les cris de joie ne sont qu’une définition sensible de la nature des dieux auxquels ils sont adresses  ; de même aussi les soupirs du cœur chez les chrétiens sont, pour ainsi dire, des sons qui proviennent de l’âme, de l’essence intime de leur Dieu. C’est avec des larmes, avec les larmes de l’aspiration et du repentir, que les premiers chrétiens croyaient le mieux honorer la Divinité. La religion chrétienne dit bien  : « Le Christ a tout fait pour nous, il nous a délivrés et réconciliés avec Dieu  ; » et l’on pourrait de là tirer cette conclusion  : « Livrons-nous désormais à la joie  ; qu’avons-nous besoin de nous inquiéter de notre pardon, nous sommes déjà pardonnés  ; » mais la passion produit sur nous une plus grande impression que notre délivrance. Notre salut n’est que le résultat de la passion  ; la passion est le fondement, la cause de notre salut. Aussi s’empare-t-elle de nous plus fortement et devient-elle un objet d’imitation. Si Dieu lui-même a souffert pour moi, puis-je me permettre la joie, du moins sur cette terre corrompue qui a été le théâtre de ses souffrances  ? Ce que fait mon Dieu, mon Seigneur, ne doit-il pas me servir d’exemple ? Dois-je me mettre au-dessus de lui, ne prendre aucune part à ses souffrances, m’emparer du gain sans partager les frais ? L’histoire de sa passion ne doit-elle être pour moi que l’objet d’un froid souvenir, ou bien même une cause de joie, parce que cette passion a payé mon bonheur futur ? Qui peut avoir cette pensée ? Qui peut vouloir s’exclure des tourments supportés par son Dieu ?

Le Christianisme est la religion de la douleur. Les images du Crucifié que nous rencontrons aujourd’hui. encore dans tous les temples ne nous représentent pas le Sauveur, mais seulement le Dieu sur la croix, le Dieu qui a souffert. Les mortifications, les tourments que s’imposaient les chrétiens n’étaient que les conséquences psychologiques de l’effet produit par cette contemplation religieuse. Comment pourrait-il ne pas avoir envie de crucifier les autres et lui-même celui qui n’a dans l’esprit que l’image de la croix ? N’avons-nous pas le droit de tirer cette conclusion tout aussi bien que les Pères de l’Église celui de reprocher au paganisme l’excitation à la débauche et à la licence par la vue des images licencieuses des dieux ?

Dieu souffre, cela veut dire tout simplement : Dieu est un cœur. Le cœur est la source de toutes les souffrances. Un être qui ne peut pas souffrir est un être sans cœur. Le mystère de la passion n’est que le mystère de la sensibilité. Cette proposition : Dieu est un être sensible, n’est que l’expression religieuse de cette autre : La sensibilité est d’une nature divine.

L’homme a la conscience non-seulement d’une source d’action, mais encore d’une source de passion en lui-même. Je sens : et je sens non-seulement la volonté et la pensée avec lesquelles je ne suis que trop souvent en lutte, mais encore le sentiment ; et ce sentiment, bien qu’il soit la source de toutes mes souffrances, de toutes mes faiblesses et de toutes mes douleurs, je ne puis m’empêcher de voir qu’il appartient à ma nature intime ; qu’il est une puissance, une perfection sublime et divine. Que serait un homme sans sentiment ? Le sentiment est la puissance musicale dans l’homme. De même que l’homme sent en lui un penchant à la musique, une nécessité intime qui le pousse à exprimer à par des sons, par des chants ses impressions de douleur ou de joie, de même aussi et avec la même nécessité, il est entraîné à adresser ses pleurs et ses soupirs religieux au sentiment lui-même comme à un être extérieur et divin.

La religion ne fait que refléter la nature humaine. Tout ce qui est trouve en soi plaisir et joie, s’aime et s’aime avec droit. Reprocher à un être son amour de lui-même, c’est lui reprocher son existence. Exister, c’est se soutenir, s’affirmer, s’aimer ; quiconque est las de la vie cherche à s’en délivrer. Partout où le sentiment n’est pas abaissé, opprimé, comme chez les stoïciens, partout où on lui permet d’exister, là il obtient une signification et une puissance religieuses, là il s’élève à un degré qui lui permet de se réfléchir en lui-même, de se contempler en Dieu.

Dieu est le miroir de l’homme.

Tout ce qui a de la valeur pour l’homme, ce qui lui paraît accompli, parfait, ce qui lui procure une joie véritable, cela seul est pour lui, Dieu. Le sentiment te paraît-il une faculté sublime, il est par cela même pour toi une faculté divine. L’homme sensible ne croit qu’à un Dieu sensible, c’est-à-dire ne croit qu’à la vérité de sa propre nature, car il ne peut croire autre chose que ce qu’il est lui-même. Sa foi n’est que la conscience de ce qui lui est sacré, et il n’y a de sacré pour l’homme, que ce qu’il y a en lui de plus intime, que le dernier fondement, que l’essence même de son individualité. Dieu n’est que le grand livre ou l’homme traduit ses plus hautes pensées, ses sentiments les plus purs, où il écrit les noms des êtres qui lui sont les plus chers, les plus sacrés.

On reconnaît une âme amie des affections domestiques, un cœur de femme dans ce penchant à rassembler et à mettre à part tout ce que l’on a connu de grand et de digne d’amour, au lieu de l’abandonner à lui-même, aux vagues du temps qui amène l’oubli, au hasard du capricieux souvenir. L’esprit fort est exposé au danger d’une vie prodigue, dissipée et dissolue ; l’homme religieux, au contraire, unissant toutes choses dans un seul étre, est exposé au danger d’une vie concentrée en elle-même, avare et égoïste. Pour l’homme religieux, quiconque est sans religion, paraît orgueilleux et frivole, non parce que ce qui est sacré pour le premier ne l’est pas pour le second ; mais ce que celui-ci n’a que dans l’esprit, regarde comme un simple idéal, celui-là le place en dehors et au-dessus de lui comme un être réel auquel il se subordonne. En un mot, l’homme religieux ayant un point de concentration, a par cela même un but, un point d’appui. Ce n’est pas la volonté seule, ce n’est pas la connaissance vague, c’est le but seul appliqué aux actions qui fonde l’unité de la théorie et de la pratique, qui donne à l’homme un fondement moral, c’est-à-dire un caractère. Tout homme doit se faire un dieu, c’est-à-dire un but final de ses actes. Qui a un but a une loi au-dessus de lui ; il ne se conduit pas seulement lui-même, il est aussi conduit. Qui n’a pas de but n’a ni sanctuaire ni patrie : aucun malheur plus grand ne peut lui arriver. Le but impose des limites, mais ces limites instruisent et dirigent la vertu. Quiconque a un but, un but véritable, a par cela même une religion, sinon dans le sens borné de la plèbe théologique, du moins, et c’est là l’important, dans le sens de la raison, dans le sens de la vérité.



VII

LE MYSTÈRE DE LA TRINITÉ ET DE LA MÈRE DE DIEU

Si l’homme être sensible et sujet à souffrir ne se trouve pas satisfait par un Dieu sans sentiment et sans passion, il ne peut pas non plus se contenter d’un Dieu qui n’est que sentiment, qui n’a ni intelligence ni volonté. Seul, un être qui exprime l’homme tout entier est capable de donner à l’homme pleine et entière satisfaction. Cette conscience de l’homme complet se réalise dans la Trinité. Tous les attributs que nous avons jusqu’ici considérés séparément, la Trinité les réunit dans un seul être déterminé. Toutes les images par lesquelles on a cherché à rendre ce mystère à peu près intelligible, telles qu’esprit, intelligence, mémoire, amour ou charité,— mens, intellectus, memoria, voluntas, amor, caritas, — toutes ces images ou comparaisons employées par la théologie, nous n’avons qu’à les considérer comme l’original, comme modèle, comme réalité, et l’énigme se trouvera résolue.

Dieu pense, Dieu aime, et d’abord il se pense, il s’aime ; ce qui est connu et aimé, c’est Dieu lui-même. La conscience manifestée, réalisée, voilà ce que nous rencontrons tout d’abord dans la Trinité. Pour l’homme la conscience est involontairement, nécessairement quelque chose d’absolu. Que j’existe ou non, si je ne le sais pas, c’est tout un. Un Dieu qui ne se connaît pas, un Dieu sans conscience n’est pas un Dieu. De même que l’homme, Dieu ne peut se penser sans être conscient de sa pensée : La conscience de Dieu n’est pas autre chose que la conscience s’affirmant elle même, comme une manière d’être absolue et divine. Mais ce n’est pas là, seulement ce qu’exprime la Trinité. Conscience, intelligence, volonté, amour dans le sens d’êtres abstraits, n’appartiennent qu’à la philosophie abstraite. La religion va plus loin, elle est la conscience que l’homme a de lui-même dans sa totalité vivante, conscience dont l’unité n’est réalisée que par l’unité du moi et du toi.

La religion, du moins la religion chrétienne, fait abstraction du monde. L’homme religieux mène une vie silencieuse, retirée en Dieu, éloignée des joies mondaines ; il se sépare du monde parce que Dieu lui-même est un être en dehors et au-dessus du monde. Dieu, comme être distinct de la nature, n’est pas autre chose que l’être même de l’homme retiré en soi, s’élevant au-dessus de tout, se délivrant de tout rapport avec l’ensemble des choses, ou bien n’est que la conscience de notre faculté de faire abstraction de tout, de pouvoir vivre seuls avec nous-mêmes, faculté qui, dans la religion, devient pour l’homme un être extérieur, objet de sa pensée. Dieu en tant que Dieu est l’être qui existe seul purement et simplement ; c’est la solitude absolue et l’absolue indépendance : car cela seul peut vivre seul qui ne dépend de rien. Pouvoir vivre seul est un signe de caractère et de force de pensée ; la solitude est le besoin du penseur, la société est le besoin du cœur. Nous sommes dépendants dans l’amour, car l’amour est le besoin d’un autre être ; nous ne sommes indépendants que dans la pensée. Qui peut vivre seul est maître de soi, se suffit à lui-même.

Mais un Dieu solitaire exclut le besoin essentiel de la vie à deux, de l’amour, de la communauté, de la conscience réelle et complète, de l’autre moi. La religion satisfait à ce besoin en plaçant dans cette silencieuse solitude de l’être divin un autre être différent de Dieu par la personnalité, mais un avec lui par sa nature. Dieu le fils par distinction de Dieu le père. Dieu le père est moi, Dieu le fils toi ; moi est intelligence, toi est amour ; et l’amour avec l’intelligence, l’intelligence avec l’amour, cela seul est esprit, cela seul est l’homme tout entier.

La vie avec d’autres est seule une vie véritable, satisfaite en soi, une vie divine. Cette simple pensée, cette vérité naturelle, innée dans l’homme, fait tout le secret du mystère de la Trinité. Mais la religion exprime cette vérité d’une manière indirecte, contradictoire, comme elle exprime toutes les autres ; elle fait du général le particulier, du sujet l’attribut, et elle dit : Dieu est une vie en commun, une manière d’être toute d’amour et d’amitié. La troisième personne dans la Trinité ne fait qu’exprimer l’amour des deux personnes divines l’une pour l’autre : c’est l’unité du fils et du père, l’idée de communauté dont on a fait assez mal à propos un être particulier.

L’Esprit-Saint ne doit son existence qu’à un mot, qu’à un nom. Les premiers Pères de l’Église, chacun le sait, identifiaient l’Esprit avec le Fils. Même la personnalité dogmatique qu’il acquit plus tard manque de fondement. Il est l’amour avec lequel Dieu s’aime lui-même et aime les hommes, et de plus l’amour avec lequel l’homme aime ses semblables et Dieu. Il est ainsi l’unité de Dieu et de l’homme, telle que la conçoit la religion, c’est-à-dire personnifiée, réalisée dans un être particulier. Pour nous, cette unité est déjà dans le Père et encore plus dans le Fils ; nous n’avons donc pas besoin de faire de l’Esprit-Saint l’objet de notre analyse : en lui la religion se contemple elle-même ; il n’est que le représentant des sentiments et de l’enthousiasme religieux, il n’est que l’aspiration de la créature vers le créateur.

Ce qui prouve qu’il n’y a au fond que deux personnes, c’est que pour l’amour le nombre deux suffit. Partagée entre un plus grand nombre de personnes, sa force se trouverait diminuée. Mais l’amour et le cœur ne font qu’un ; le cœur n’est pas une puissance particulière, il est l’homme lui-même en tant qu’il aime. La seconde personne n’est que l’affirmation du cœur humain, l’affirmation du principe de la vie complète, de la vie avec d’autres. C’est comme fils que Dieu échauffe pour la première fois le cœur de l’homme, qu’il devient un objet du sentiment, de l’affection, de l’enthousiasme, du ravissement, parce que le fils n’est pas autre chose que l’ardeur de l’amour, que le feu de l’enthousiasme. Dieu, comme fils, est l’incarnation primitive, la négation de Dieu en Dieu ; il est un être borné, puisqu’il provient d’un autre, ab alio, tandis que, comme père, il est infini, parce qu’il ne dérive que de lui-même. L’attribut essentiel de la divinité, celui de l’existence absolue, indépendante, s’évanouit dans la seconde personne. Mais c’est Dieu qui engendre lui-même le fils ; il renonce à sa divinité rigoureuse et exclusive ; il s’abaisse, il s’humilie ; il admet en lui la limitation, il devient homme, non pas d’abord par la forme, mais par la nature. Aussi est-ce seulement comme fils que Dieu devient l’objet des sentiments et du cœur de l’homme.

Le cœur ne comprend que ce qui vient du cœur. Par l’impression faite sur lui, on peut juger l’objet qui l’a produite. L’intelligence pure, libre, renie le fils de Dieu ; mais l’intelligence que le sentiment détermine, que le cœur obscurcit, le proclame avec ardeur. Celle-ci trouve en lui toute la profondeur de l’être divin, parce qu’elle y trouve le sentiment, le sentiment qui par lui-même est quelque chose d’obscur et paraît profond et mystérieux. Le fils saisit le cœur, parce que le vrai père du fils de Dieu est le cœur humain lui-même ; le fils n’est pas autre chose que le cœur divin, que le cœur de l’homme, qui pour lui-même est un Dieu.

Un Dieu qui n’a pas en lui le principe de la limitation, du sentiment de dépendance, de la sensualité, un tel Dieu n’est rien pour un être sensible et borné. Un tel Dieu ne peut avoir ni sens, ni intelligence, ni sympathie pour ce qui est limité, fini. Comment pourrait-il être le père des hommes, comment aimer des êtres inférieurs, s’il n’avait pas en lui-même un être subordonné, un fils, s’il ne savait pas pour ainsi dire, par sa propre expérience, ce que c’est que l’amour ? L’homme qui n’a pas de famille prend beaucoup moins de part aux chagrins domestiques d’un autre que celui qui en a une. C’est pourquoi Dieu le père n’aime les hommes que dans son fils et à cause de son fils. Son amour pour les hommes dérive de l’amour qu’il sent en lui comme père.

Le père et le fils dans la Trinité ne sont pas père et fils dans un sens imaginaire, mais dans le sens propre. Leur enlève-t-on cette différence sensible, naturelle, on leur enlève en même temps leur existence comme personnes, c’est-à-dire leur réalité. Les anciens chrétiens, que les chrétiens du monde moderne, devenus païens et frivoles, reconnaîtraient difficilement pour leurs frères dans le Christ, remplaçaient l’unité et l’amour naturels innés dans l’homme par une unité et un amour dont la religion était la source ; ils rejetaient les liens intimes de la vie de famille, les affections naturelles et morales comme impies, terrestres, c’est-à dire comme choses de néant. Mais, par compensation, ils avaient en Dieu un père et un fils qu’ils aimaient d’un amour profond, de cet amour que seuls les rapports de nature peuvent inspirer. Le mystère de la Trinité était pour eux un objet de l’admiration la plus exagérée, de l’enthousiasme et de l’extase, parce qu’ils trouvaient en lui la satisfaction des besoins humains les plus profonds, besoins qu’ils niaient et rejetaient dans la vie commune et réelle.

Aussi était-il tout à fait dans l’ordre que, pour agrandir la famille divine, pour fortifier les liens d’amour entre le fils et le père, on admit encore dans le ciel une troisième personne et surtout une personne du sexe féminin. Le Saint-Esprit était une personnalité trop vague, était trop visiblement la personnification de l’amour réciproque des deux premières personnes, pour pouvoir remplir cette place. Marie, il est vrai, ne fut point placée entre le père et le fils, comme si le premier avait produit le second par son entremise, parce que les chrétiens regardaient l’association de l’homme et de la femme comme quelque chose de profane, comme un péché ; mais il suffit pour notre thème que l’être maternel fût admis entre le père et le fils au sein de la divinité.

En réalité, on ne voit pas pourquoi la mère serait quelque chose d’indigne de Dieu, lorsque Dieu est lui-même père et fils. Bien qu’il ne le soit pas dans le sens de la génération naturelle, bien que la génération divine doive être entièrement différente de celle de l’homme, il n’en est pas moins père en vérité, et l’idée d’une mère de Dieu, qui nous paraît aujourd’hui si étrange, n’est pas plus étrange ou paradoxale, n’est pas plus en contradiction avec les attributs généraux, abstraits de la divinité, que les rapports de fils et de père. Bien plus, on peut dire que Marie, concevant sans l’aide de l’homme le fils que Dieu a engendré sans l’aide de la femme, forme dans le sein de la Trinité un contraste nécessaire avec le père. D’ailleurs, nous avons déjà dans le fils le principe féminin, sinon en personne, du moins en puissance, en idée. Dieu comme père est le principe de l’indépendance virile ; mais le fils est engendré et n’engendre pas lui-même, Deus genitus, il est en Dieu l’être doux, miséricordieux, réconciliateur, féminin, l’être passif qui reçoit du père l’existence, et comme tel est soumis à l’autorité paternelle. Le fils est en Dieu le sentiment féminin de la soumission, de la dépendance ; il nous fait sentir irrésistiblement, involontairement le besoin d’une mère réelle.

Le fils, — je veux dire le fils naturel, humain — tient le milieu entre le père et la mère, est encore moitié homme, moitié femme, parce qu’il ne possède pas encore la conscience pleine et entière de l’indépendance qui caractérise l’homme, et il se sent plus entraîné vers la mère que vers le père. L’amour du fils pour la mère est le premier amour de l’ètre viril pour l’être féminin. L’amour de l’homme pour la femme, du jeune homme pour la jeune fille, reçoit sa première consécration, la seule consécration vraiment religieuse de l’amour que sent le fils pour celle qui l’a mis au monde ; l’amour maternel dans le fils est la première aspiration, le premier désir, la première douce humilité qui s’empare de l’homme en présence de la femme.

C’est pourquoi l’idée de la mère de Dieu est nécessairement liée à l’idée du fils de Dieu ; le même cœur qui a besoin du fils a également besoin de la mère. La où est le fils, là se trouve aussi la mère et nécessairement. Pour le père, le fils compense le besoin de la mère, mais non le père pour le fils. Pour le fils, la mère est indispensable, son cœur et le cœur maternel ne font qu’un. Pourquoi donc le fils de Dieu ne devient-il homme que dans la femme ? Le Tout-Puissant n’aurait-il pas pu s’incarner d’une manière toute différente ? n’aurait-il pas pu paraître immédiatement homme parmi les hommes ? Pourquoi, je le répète, le fils a-t-il choisi le sein de la femme pour lieu de sa naissance ? Pourquoi, si ce n’est parce que le fils est le désir de la mère, parce que son cœur aimant, féminin, n’a trouvé que dans un corps de femme l’élément qui lui convient ? Le fils, il est vrai, ne reste que neuf mois sous le cœur maternel ; mais ineffaçables sont les impressions qu’il y recoit ; jamais la mère n’abandonne la mémoire et le cœur du fils. Si donc l’adoration du fils de Dieu n’est pas idolàtrie, l’adoration de la mère de Dieu ne l’est pas non plus. Si nous devons reconnaître l’amour de Dieu pour nous en ce qu’il a sacrifiė pour notre salut son fils unique, c’est-à-dire ce qu’il avait de plus cher, nous pourrons le reconnaître encore bien mieux si nous savons qu’en lui bat pour nous un cœur de mère. L’amour le plus élevé et le plus profond est l’amour maternel. Le père se console de la perte de son fils, il a en lui un principe stoïque ; la mère, au contraire, est inconsolable, la mère est riche en douleurs, — mais inconsolable est le véritable amour.

Là où tombe la croyance à la mère de Dieu, là tombe aussi la croyance à Dieu le père et à Dieu le fils. Le père n’est une vérité que là où la mère est aussi une vérité. L’amour est par lui-même de sexe féminin. Croire à l’amour de Dieu c’est croire au principe féminin comme à une essence divine. Sans nature l’amour est un rien, un fantôme. Reconnaissons dans l’amour la profondeur de la nature et sa nécessité sacrée.

Le protestantisme a mis de côté la mère de Dieu ; mais la femme ainsi repoussée en a tiré une vengeance éclatante. Les armes dont il s’était servi contre la mère de Dieu se sont retournées contre lui-même, contre le fils de Dieu et contre toute la Trinité. Quiconque rejette une fois la mère comme contraire à la raison n’est pas loin de rejeter le mystère du fils de Dieu comme un anthropomorphisme. En effet, l’anthropomorphisme est moins évident si l’on écarte de la divinité l’élément féminin ; mais il n’est que caché, il n’est pas détruit. Le protestantisme, il est vrai, n’avait aucun besoin d’une femme céleste, puisqu’il avait reçu à bras ouverts et pressé sur son cœur la femme terrestre ; mais il aurait dû être assez courageux et assez conséquent pour rejeter avec la mère le père et le fils. Celui-là seul qui n’a pas de parents sur la terre a besoin de parents dans le ciel. Le Dieu triple et un est le Dieu du catholicisme ; il n’a une signification nécessaire et vraiment religieuse que comme contraste avec le principe de l’ascétisme des moines et des anachorètes, avec la négation de tous les liens naturels. Le Dieu triple et un est un Dieu qui contient tout et par conséquent il est un besoin là où on fait abstraction de tout, là où la vie réelle n’est rien. Plus vide est la vie, plus pleine, plus concrète est la divinité. C’est un même acte qui dépouille le monde de tout ce qu’il contient et qui le transporte en Dieu. Seul l’homme pauvre a un Dieu riche ; Dieu a son origine dans le sentiment d’un manque, d’un besoin, et c’est le sentiment inconsolable du vide et de la solitude qui a besoin d’un Dieu qui soit à lui seul une société, d’un Dieu qui réunisse en lui plusieurs êtres s’aimant d’un mutuel amour.

C’est ce qui explique pourquoi, dans les temps nouveaux, la Trinité, après avoir perdu son importance et sa signification pratiques, a fini par perdre aussi sa signification et son importance théoriques.



VIII

LE MYSTÈRE DU VERBE OU DE L’IMAGE DE DIEU

Pour la religion, l’importance de la Trinité se concentre tout entière dans la seconde personne. Quand l’humanité chrétienne s’intéressait si vivement pour ce mystère, elle ne s’intéressait en vérité que pour le fils de Dieu.

La dispute acharnée sur l’homousios et l’homoiousios n’était pas une dispute vaine, bien qu’une syllabe f‍ît toute la différence. Il s’agissait de la dignité divine de la seconde personne et en même temps de l’honneur de la religion chrétienne elle-même ; car cette seconde personne est son objet caractéristique, essentiel, et ce qui est l’objet essentiel d’une religion en est par cela même le vrai Dieu. Le Dieu véritable d’une religion est en général celui qu’elle nomme le médiateur, parce que ce médiateur est un objet immédiat. Quiconque au lieu de s’adresser à Dieu s’adresse aux saints ne le fait que parce qu’il croit à leur puissance absolue sur Dieu, à l’efficacité de leurs prières. La prière est le moyen d’exercer sa supériorité et sa domination sur un autre être, sous l’apparence de la soumission et de l’humilité. L’être vers lequel ma pensée se dirige tout d’abord est en réalité pour moi l’être principal. J’ai recours aux saints, non parce qu’ils dépendent de Dieu, mais parce qu’au contraire Dieu se soumet à eux, est dominé par leur volonté, leurs désirs et leurs prières. En un mot, le Dieu caché derrière le médiateur n’est qu’une conception abstraite, que l’idée de la divinité en général, et ce n’est pas pour nous réconcilier avec cette idée, mais pour l’éloigner, pour la nier, que le médiateur intervient. Le Dieu au-dessus du médiateur n’est pas autre chose que la froide raison au-dessus du cœur de l’homme, — semblable à la puissance du Destin sur les divinités de l’Olympe.

L’homme, être sensible, impressionnable, n’est dominé, réjoui, que par l’image et par la raison sensible, la fantaisie créatrice. La seconde personne en Dieu, la première en vérité pour la religion, est l’essence de la fantaisie révélée, manifestée. Ses attributs ne sont que des images, et cela ne provient pas de l’impuissance de l’homme à penser la chose autrement, mais de ce que la chose elle-même est image et ne peut être pensée que d’une manière figurative. Le fils s’appelle expressément image de Dieu ; sa nature est d’être l’image, la fantaisie de Dieu, la splendeur visible de l’invisible divinité. Le fils n’est que la satisfaction du besoin de la faculté représentative comme d’une faculté absolue et divine. L’homme se fait une image de Dieu, c’est-à-dire il métamorphose l’être abstrait de la raison et de la pensée en un être objet des sens et de l’imagination ; mais il place cette image en Dieu parce qu’elle ne répondrait pas à ses besoins si elle n’était pas une vérité, si elle était différente de Dieu, si elle n’était que subjective, c’est-à-dire une œuvre de l’homme. Et, en réalité, cette image n’est pas non plus arbitraire parce qu’elle exprime la réalité de la fantaisie, la nécessité pour l’homme d’affirmer la fantaisie comme une divine puissance. Le fils est l’image chérie du cœur ; il exprime l’essence de l’imagination par contraste avec Dieu le père, qui n’est que l’essence personnifiée de l’abstraction.

On voit par là quelle est l’erreur de la spéculation dogmatique lorsque, perdant complétement de vue cette genèse intime du fils de Dieu comme image de la divinité, elle fait de ce fils un être métaphysique, une essence intellectuelle. Le fils est au contraire une scission, une chute de l’idée métaphysique de la divinité, scission que la religion met naturellement en Dieu pour ne pas la sentir comme telle, pour la justifier. Le fils est le premier et dernier principe du culte des images, parce qu’il est l’image de Dieu ; mais l’image prend nécessairement la place de l’objet. L’honneur rendu au saint dans son image est l’honneur rendu à l’image comme si elle était le saint ; là où l’image est l’expression essentielle, l’organe de la religion, là elle en est aussi l’essence.

Parmi les motifs allégués pour l’emploi religieux des images, le concile de Nicée donne comme autorité Grégoire de Nysse qui rapporte n’avoir jamais pu regarder sans en être ému jusqu’aux larmes un tableau représentant le sacrifice d’Abraham, tant l’histoire sacrée y était reproduite d’une manière vivante. Mais l’effet de l’objet représenté n’est pas l’effet de l’objet lui-même. Le sujet sacré n’est que l’apparence sainte sous laquelle l’image cache sa puissance mystérieuse ; il n’est qu’un prétexte dont se servent l’art et la poésie pour pouvoir exercer sans obstacle leur puissance sur l’homme. La conscience religieuse rattache, il est vrai, la sainteté de l’image à la sainteté du sujet ; mais la conscience religieuse n’est pas la mesure de la vérité. Quelque différence que l’Église ait établi entre l’image et son sujet ; bien qu’elle ait proclamé qu’à ce dernier seul des honneurs doivent être rendus, elle n’en a pas moins exprimé la vérité sans le vouloir, et indirectement elle a reconnu la sainteté de l’image[2].

Mais le dernier et suprême fondement du culte des images, c’est l’adoration de l’image de Dieu en Dieu. Les images des saints ne sont que les multiplications optiques de cette image toujours la même. La déduction spéculative de l’image de Dieu n’est sans le savoir qu’une déduction du culte, dont elle est par cela même le fondement, car la sanction du principe est nécessairement aussi la sanction de ses conséquences nécessaires. La sanction de l’image primitive est la sanction de l’image dérivée. Si Dieu a une image de lui-même, pourquoi n’aurais-je pas une image de Dieu ? Si Dieu aime sa propre image comme lui-même, pourquoi n’aimerais-je pas l’image de Dieu comme Dieu même ? Si l’image de Dieu est Dieu, pourquoi l’image du saint ne serait-elle pas aussi le saint ? S’il n’y a pas de superstition à croire que l’image que Dieu se fait de lui-même est un être, une personne, pourquoi y aurait-il superstition à croire que l’image du saint est l’être sensible du saint lui-même ? L’image de Dieu saigne et pleure, pourquoi l’image du saint ne pourrait-elle pas saigner et pleurer ? La différence viendrait-elle de ce que l’image du saint est une œuvre des mains de l’homme ? eh ! mais ce ne sont pas les mains qui l’ont faite, c’est l’esprit qui les animait, et quand Dieu fait sa propre image ce n’est aussi qu’un produit de l’imagination. Ou bien cette différence viendrait-elle de ce que l’image de Dieu est produite par Dieu même, tandis que l’image du saint est l’œuvre d’un autre être ? Eh ! mais l’image du saint n’est qu’une révélation que le saint donne de lui-même ; car le saint apparaît à l’artiste, et l’artiste ne fait que le représenter tel qu’il s’est montré à ses regards.

Un autre attribut de la seconde personne, tout à fait en rapport avec l’essence de l’image, c’est qu’elle est le Verbe, le logos, la parole de Dieu.

La parole, le mot est une image abstraite, la chose imaginaire, et comme chaque chose est en définitive un objet de la pensée, c’est la pensée imaginée, ce qui fait que les hommes, quand ils savent le mot, le nom d’une chose, se figurent connaître la chose elle-même. Le mot est une affaire d’imagination ; l’homme parle en dormant s’il est agité par des rêves, le malade sur son lit s’il est en proie au délire ; ce qui excite la fantaisie fait parler, ce qui excite l’enthousiasme rend éloquent. La faculté de parler est un talent poétique, les animaux incapables de poésie sont aussi incapables de parole. La pensée se manifeste au dehors par des images, la force qui excite la pensée à se produire est l’imagination, et l’expression de l’imagination c’est le langage. Celui qui parle ravit, enchante celui à qui il parle, mais la force de la parole est la puissance de l’imagination. C’est pourquoi les anciens peuples regardaient la parole comme un être mystérieux doué d’une puissance magique. Même les chrétiens et non-seulement les ignorants, mais encore les savants, les Pères de l’Église attachaient au simple nom du Christ une salutaire et mystérieuse influence sur l’homme et sur la nature. Aujourd’hui encore le peuple croit que des hommes peuvent être ensorcelés par de simples paroles. D’où vient cette croyance à des forces imaginaires résidant dans les mots ? elle vient de ce que le mot lui-même est un être d’imagination, produit sur l’homme des effets narcotiques et le met sous la domination de la fantaisie. Les mots possèdent des forces révolutionnaires ; les mots gouvernent l’humanité. Sacrée est la tradition, ouvre de la parole ; profane et décriée est l’œuvre de la raison et de la vérité.

L’homme ne sent pas seulement en lui un penchant, une impulsion irrésistible à penser, à rêver, à imaginer, mais encore un irrésistible penchant à parler, à exprimer ses pensées et à les communiquer. Divin est ce penchant, divine la puissance du langage. La parole est la pensée devenue image, révélée, manifestée, brillante, rayonnante, répandant autour d’elle une immense clarté. La parole est la lumière du monde, conduit à toute vérité, dévoile tous les secrets, fait concevoir l’invisible, rapproche le lointain du temps et de l’espace, met des bornes à l’infini, éternise ce qui est passager. Les hommes passent, la parole reste ; la parole est vie et vérité ; toute puissance lui a été donnée ; par elle les aveugles voient, les boiteux marchent, les malades guérissent, les morts ressuscitent, elle fait des miracles et les seuls miracles raisonnables. La parole est l’Évangile, le Paraclet, la consolatrice de l’humanité. Pour se convaincre de son essence divine, figure-toi seul et abandonné, mais connaissant le langage, et suppose que tu entendes pour la première fois la parole d’un homme. Cette parole ne serait-elle pas pour toi comme un ange envoyé du ciel ? n’aurait-elle pas pour toi la magnificence de la voix de Dieu même, l’harmonie de la plus céleste musique ? La parole n’est pas en réalité plus pauvre, plus vide d’âme que le ton musical, bien que le ton paraisse dire infiniment plus. C’est cette apparence seule, cette illusion dont il est entouré qui le fait paraître plus riche et plus profond.

Il y a dans la parole une force productrice de bonheur, de délivrance et de réconciliation. Les fautes que nous avouons nous sont pardonnées en vertu de sa puissance divine. Le mourant dans son dernier adieu se réconcilie avec ses frères par l’aveu d’un crime jusque-là tenu secret. Les douleurs que nous révélons à un ami sont déjà à moitié guéries. Quand nous parlons, le jour se fait en nous ; l’objet de notre colère, de notre chagrin, se montre à nous sous une lumière qui nous fait reconnaître l’indignité de la passion. Sommes-nous en doute sur quelque chose, nous n’avons besoin que d’en parler ; souvent au moment même où nous ouvrons la bouche pour interroger notre ami, le doute et les obscurités s’évanouissent. La parole rend l’homme libre. Qui ne peut s’exprimer est un esclave. Muettes sont les passions trop violentes, les joies trop vives, les douleurs désespérées. Parler est un acte libre, la elle-même est liberté ! Aussi est-ce avec droit que l’on regarde la culture du langage comme la racine de la civilisation. Là où la parole est cultivée, là l’humanité l’est aussi. À mesure que la langue se formait, la barbarie du moyen âge disparaissait peu à peu.

De même que nous ne pouvons pressentir, penser nous représenter d’autre être divin que la vérité objet de notre raison, que le bien objet de notre amour, que le beau objet de nos sentiments, de même nous ne pouvons nous représenter aucune force spirituelle supérieure à la force de la parole. Tout ce que l’homme sent et reconnaît comme réalité, il est obligé de le placer en Dieu ou de le prendre pour Dieu. La religion ne peut donc s’empêcher d’avoir conscience de la puissance de la parole comme d’une puissance divine. Pour elle, il est vrai, la parole de Dieu diffère de la parole de l’homme en ce qu’elle n’est pas, comme celle-ci, un souffle, un son passager, mais une communication de l’être divin lui-même. Mais ici elle se trompe comme partout ailleurs. L’homme par la parole, du moins quand cette parole est vraie, communique aux autres son propre être. La religion prend donc les dehors, l’apparence de la parole humaine pour son essence même ; elle est forcée par conséquent de se représenter cette essence comme un être particulier, comme un

verbe divin, différent du verbe de l’homme.

IX

LE MYSTÈRE DU PRINCIPE CRÉATEUR DU MONDE EN DIEU

Dieu parle (Deus se dicit), Dieu s’exprime, se révèle, se produit au dehors, il engendre la seconde personne ; cette seconde personne est en lui le principe créateur de l’univers.

L’univers est le contraire de Dieu, ou, si cette expression paraît trop forte, parce qu’elle nomme l’enfant par son vrai nom, c’est ce qui diffère de Dieu. Or ce qui diffère de Dieu ne peut venir immédiatement de Dieu, mais d’une différence de Dieu en Dieu même. La seconde personne est le Dieu se distinguant en lui-même de lui-même, s’opposant à soi, devenant pour soi objet, en un mot le Dieu conscient. Cette distinction que Dieu fait dans son être est le fondement de ce qui diffère de lui. La conscience par conséquent est l’origine de l’univers. Dieu pense le monde par cela même qu’il se pense. Se penser c’est se produire, penser le monde c’est le créer. L’idée productrice du monde, c’est-à-dire d’un autre être qui n’est pas Dieu, a pour fondement l’idée productrice d’un autre être qui est semblable à Dieu.

Tout cela n’est qu’une périphrase mystique pour exprimer un développement de l’âme humaine, l’unité de la connaissance et de la conscience. Dieu se pense et par là il est conscient ; il n’est que la conscience même comme objet, comme être. Mais du moment qu’il se sait, qu’il se pense, il pense en même temps un autre que lui, car se connaître c’est se distinguer d’un autre, que cet autre soit un être possible, imaginaire ou réel. Ainsi le monde, ou du moins la possibilité, l’idée du monde, provient de la conscience, et le fils, le Dieu pensé par lui-même, le Dieu conscient en est le principe. La vérité qui est au fond de toutes ces idées, c’est la nature de l’homme. Avant d’arriver à l’idée d’un autre en général, d’un être essentiellement différent de lui, l’homme doit passer par l’idée d’un autre être semblable à lui.

La conscience du monde est pour l’homme la conscience de sa limitation ; mais cette conscience est en contradiction directe avec le penchant de sa personnalité à un développement indéfini. Il lui est impossible ? de passer de cette personnalité — entendue dans le sens absolu — immédiatement à son contraire. Il faut qu’il prépare, qu’il modère, qu’il amène peu à peu ce contraste par l’idée d’un être qui, à la vérité, diffère de lui et lui donne le sentiment de sa limitation, mais qui en même temps affirme son propre être et le lui mette pour ainsi dire sous les yeux. La conscience du monde est une conscience humiliante : la création a été « un acte d’humilité. » Mais le premier obstacle contre lequel vient se briser l’orgueil de l’individu, du moi, c’est le toi, c’est une autre individualité pareille à la sienne. Il doit aiguiser ses regards dans les yeux de son semblable avant de pouvoir supporter la vue d’un être qui ne lui renvoie pas sa propre image. L’homme mon semblable est le lien entre moi et le monde. Je suis et je me sens dépendant de la nature, parce que je suis et que je me sens dépendant des autres hommes. Si je n’avais pas besoin d’eux, je n’aurais pas besoin du monde, et c’est par eux que je me réconcilie avec lui. Sans les autres, non-seulement le monde serait pour moi vide et inanimé, mais encore dépourvu de sens et de raison. Ce n’est que par ses semblables que l’homme arrive à se connaitre et à voir clair en lui-même, et ce n’est que quand je vois clair en moi que je vois clair en dehors de moi. Un homme seul, isolé, existant pour lui-même, se perdrait comme une vague dans l’océan de la nature, sans rien comprendre à lui-même et à l’ensemble des choses. Le premier objet de l’homme c’est l’homme. Le sens pour les choses extérieures qui nous ouvre pour la première fois le monde et nous le fait voir tel qu’il est, ne se développe que très-tard par un acte de séparation de l’homme d’avec lui-même. Les philosophes de la nature, en Grèce, furent précédés par les sept sages, dont la sagesse n’eut d’abord pour objet que la vie humaine.

L’homme n’arrive donc à la conscience de l’univers que par la conscience de ses semblables. C’est ainsi que l’homme est le Dieu de l’homme. Son existence, il la doit à la nature ; son humanité, à ses frères. Sans eux il ne peut rien, ni physiquement ni intellectuellement. Leur force réunie à la sienne diffère de la force isolée non-seulement par la quantité, mais encore par la qualité. Bornée est la connaissance de l’individu, mais infinie est la raison, infinie la science, car elle est un acte commun de l’humanité, et non seulement parce que des millions d’intelligences travaillent à sa construction, mais encore, dans un sens plus profond et plus intime, parce que le génie scientifique d’un temps particulier réunissant en lui, quoique d’une manière individuelle, toutes les forces des génies qui l’ont précédé, est une force composée, synthétique et non une force simple. L’esprit, la pénétration, la fantaisie, le sentiment, la raison, toutes ces forces intellectuelles sont des produits de la civilisation, des produits de la société humaine. Là seulement où l’homme éprouve le frottement de l’homme on voit l’esprit s’allumer et briller ; aussi se manifeste-t-il plus à la ville qu’à la campagne, dans les grandes cités que dans les petites. Là seulement où l’homme s’échauffe au soleil de l’homme, on voit se produire le sentiment et l’imagination, et l’amour, acte de réciprocité ; par cela même le plus grand des tourments s’il reste sans réponse, est la source de la poésie. Enfin, là seulement où l’homme parle avec l’homme, dans la conversation et les discours, actes qui exigent le concours de plusieurs individus, là seulement peut se développer la raison. Demander et répondre, tels sont les premiers actes de la pensée. Pour “penser il fallut d’abord être deux. Plus tard, à un degré plus élevé de culture, l’homme parvint à se doubler pour ainsi dire et à jouer par lui-même le rôle de l’interlocuteur. Chez les peuples anciens et chez les peuples sauvages, penser et parler sont une même chose ; ils ne pensent qu’en parlant et leur pensée n’est que conversation. Aujourd’hui encore les gens peu cultivés, incapables d’abstraction, ne comprennent pas ce qui est écrit s’ils ne le lisent pas à haute voix, s’ils ne se disent pas eux-mêmes ce qu’ils lisent. Combien juste sous ce rapport était l’idée de Hobbes que l’intelligence de l’homme lui vient par les oreilles !

Réduit à une catégorie logique abstraite, le principe créateur en Dieu n’exprime rien autre chose que cette proposition tautologique : Le monde, ce qui diffère, ne peut provenir que d’un principe de différence et non d’un être simple. Quelques phrases qu’aient faites sur la création les philosophes chrétiens et les théologiens, ils ont été obligés de se heurter sans pouvoir aller plus loin contre ce vieux principe : « Rien ne vient de rien, » parce qu’il exprime une loi de la pensée. Ils n’ont pas admis, il est vrai, une matière réelle comme fondement des choses ; mais l’intelligence divine, {incise|et le fils est la sagesse, la science, l’intelligence du père,}} l’intelligence divine a été pour eux la matière spirituelle, fondement de la matière réelle. Les choses étaient, avant d’exister, non comme objet des sens, mais comme objet de l’esprit. Cette manière d’être purement subjective, imaginaire est pour eux la matière première bien supérieure à la matière sensible. Mais, malgré tout, cette différence des deux matières ne consiste que dans le mode d’existence. Le monde est éternel en Dieu. En effet, se serait-il produit en lui comme une idée subite, comme un caprice ? L’homme peut bien se figurer aussi cela, mais dans ce cas il ne ferait que diviniser sa propre folie. Si, au contraire, j’écoute la raison, elle me dit que le monde ne peut provenir que de son essence même, de son idée, c’est-à-dire une manière d’être d’une autre manière d’être ; en un mot, qu’il ne provient que de lui-même. Le monde a en lui-même son fondement, comme tout ce qui dans le monde mérite le nom d’être véritable. La différence spécifique, ce par quoi un être déterminé est ce qu’il est, cela ne peut être expliqué dans le sens ordinaire du mot, ne peut être dérivé, est par soi, a son principe en soi.

La différence entre le monde et Dieu comme créateur est une différence de pure forme, sans aucune réalité. L’être divin n’est pas autre chose que le monde isolé par l’abstraction, objet de la pensée pure ; l’être du monde n’est que l’être divin devenu réel, concret, objet des sens. La création n’est par conséquent qu’un acte formel ; car ce qui avant elle était l’objet de la pensée, de l’intelligence devient après elle objet de la perception externe ; son contenu est toujours le même, seulement il reste encore à expliquer comment d’un objet de la pensée peut sortir une chose matérielle, une chose réelle.

Si je réduis le monde à la catégorie abstraite de la différence et de la variété par contraste avec l’unité et la simplicité de l’ètre divin, je ne fais donc qu’affirmer ce principe rationnel : l’idée de différence est dans la raison aussi nécessairement que l’idée d’unité. Dieu se pense, il est à soi-même objet, il se distingue de lui-même ; cet être différent de lui, cet être qui est le monde provient donc d’un acte de séparation qu’il fait en lui-même ; c’est-à-dire la différence extérieure provient d’une différence intérieure, la différence ne provient que d’elle-même, est une idée primitive, une borne de notre intelligence, une loi, une nécessité, une vérité. La différence qui sépare un être d’un autre se comprend d’elle-même, est une vérité qui tombe sous les sens, car ils sont deux. Mais pour la raison la différence ne devient un principe que si je la saisis dans un seul et même être, que si je l’allie au principe d’identité. Le principe créateur en Dieu n’est que l’expression de l’acte de la pensée réduite à ses éléments les plus simples. Un Dieu être simple et sans distinction en lui-même ne peut être pensé, car la distinction, la différence est un principe essentiel de la pensée. Si donc je place la différence en Dieu, je ne fais que donner un fondement, une expression au principe de différence, je ne fais qu’en proclamer la vérité et la nécessité.



X

LE MYSTÈRE DU MYSTICISME OU DE LA NATURE EN DIEU

Une doctrine qui fournit une matière intéressante pour la critique des fantaisies cosmo-et théogoniques, c’est celle de l’éternité de la nature en Dieu empruntée à Jacob Bœhm et renouvelée par Schelling.

Dieu est esprit pur, conscience lumineuse, personnalité morale. La nature, au contraire, du moins dans certaines parties, est sombre, désordonnée, immorale, ou bien, si l’on veut, sans moralité. Mais c’est une contradiction que l’impureté puisse provenir de la pureté, le désordre de l’ordre, l’obscurité de la lumière. Comment pourrons-nous donc faire dériver de Dieu ce qui dément ouvertement une origine divine ? Il n’y a qu’un moyen, c’est de placer en Dieu ce côté sombre et impur, c’est de distinguer en lui un principe de la lumière et des ténèbres. En d’autres termes, nous ne pouvons nous représenter l’origine des ténèbres qu’en renonçant en général à l’idée d’origine, qu’en supposant les ténèbres comme existant de toute éternité.

L’obscur dans la nature, c’est ce qui est irrationnel, matériel, c’est la nature proprement dite vis-à-vis de l’intelligence. Le sens de cette doctrine est tout simplement celui-ci : La matière ne peut ni dériver de l’intelligence ni être expliquée par elle ; elle est bien plutôt le fondement de l’intelligence, le fondement de la personnalité, sans être elle-même fondée ; l’esprit sans nature n’est qu’un être d’abstraction ; la conscience ne se développe qu’en prenant la nature pour point de départ. Cette doctrine est donc matérialiste, mais on l’enveloppe d’un voile mystique, d’une obscurité qui plaît au sentiment, et au lieu de l’exprimer avec les mots clairs et simples de la raison, on l’exprime avec le mot sacré du sentiment, avec le mot Dieu. Si la lumière en Dieu provient des ténèbres en Dieu, c’est tout simplement parce qu’il est dans l’idée de lumière d’éclairer les ténèbres, parce que la lumière suppose l’obscurité, mais ne la fait pas. Si donc tu soumets une fois Dieu à une loi générale, ce qui est absolument nécessaire, à moins que tu ne fasses de lui le rendez-vous des imaginations les plus grotesques ; si aussi bien en Dieu qu’en toi la conscience est subordonnée à un principe naturel, pourquoi ne pas faire abstraction de Dieu ? Ce qui est une loi pour la conscience en elle-même en est une pour la conscience de tout être personnel, que cet être soit homme, ange, démon, Dieu ou tout ce qu’on peut imaginer. À quoi se réduisent donc en définitive tes deux principes ? L’un à la nature, du moins telle qu’elle existe dans ton imagination, c’est-à-dire dépouillée de vie et de réalité ; l’autre à l’esprit, la personnalité, la conscience. Dans une de ses moitiés, par derrière, Dieu pour toi n’est pas Dieu ; il n’est Dieu que par devant, que par son visage où tu vois se peindre l’intelligence ; mais si la conscience, l’esprit constituent l’essence caractéristique de la divinité, si elles sont en Dieu le sujet véritable, pourquoi donc en fais-tu des attributs, comme si, sans esprit et sans conscience, Dieu pouvait encore être quelque chose ? Pourquoi, sinon parce que ta pensée est esclave de l’imagination religieuse, parce que tu ne te trouves à l’aise que dans le crépuscule trompeur du mysticisme ?

Mysticisme est deutéroscopie. Le mystique fait des spéculations à perte de vue sur l’essence de la nature ou de l’homme, mais en s’imaginant qu’il spécule sur un être tout autre, entièrement différent, sur un être personnel. Le mystique étudie les mêmes objets que le simple penseur, mais l’imagination tient pour lui la place de la réalité. C’est ainsi que, dans cette vue mystique de deux principes en Dieu, l’objet réel est la pathologie, l’objet imaginaire la théologie, et que tout est confondu. Il n’y aurait rien à dire si l’on faisait cela avec conscience, car notre tâche est précisément de prouver que la théologie n’est qu’une pathologie et qu’une psychologie qui s’ignorent elles-mêmes. Mais on a la prétention de nous faire pénétrer dans la vie d’un être différent de nous, et ce n’est en réalité que notre être qu’on nous fait voir et qu’on nous cache en même temps, par cela même qu’on en veut montrer un autre. Ce n’est pas en nous, individus humains — car ce serait une vérité par trop triviale — mais en Dieu que la raison n’arrive qu’après la passion de la nature ; ce n’est pas notre moi, c’est Dieu qui doit s’élever peu à peu de l’obscurité de penchants et de sentiments confus à la clarté de la connaissance ; ce n’est pas en nous mais en Dieu que le frisson nerveux causé par la nuit doit précéder la joyeuse conscience de la lumière, — en un mot, ce n’est pas l’histoire d’une maladie humaine — et les développements ne sont que des maladies — c’est l’histoire du développement, c’est-à-dire d’une maladie de Dieu que l’on veut nous exposer.

Si, comme nous l’avons vu, le principe créateur en Dieu ne fait que nous mettre sous les yeux l’acte même de la pensée, la faculté de distinguer, de même la nuit ou la nature en Dieu nous représente les pensées confuses, comme les nomme Leibnitz. Mais les pensées confuses, les idées ou plutôt les images troubles et obscures représentent elles-mêmes la matière, la chair. Une intelligence pure n’a que des pensées pures, libres ; elle n’a aucune de ces conceptions matérielles qui excitent la fantaisie et mettent le sang en révolution. La nuit en Dieu exprime donc tout simplement ceci : Dieu n’est pas seulement un être spirituel, mais encore corporel, matériel, charnel ; mais de même que l’homme n’est et ne s’appelle homme que d’après son intelligence et non d’après sa chair, de même aussi Dieu.

Le mot nuit n’exprime cela que par des images sombres, mystiques, trompeuses. Au lieu de l’expression énergique, et en même temps précise et piquante, chair, on aime mieux employer les mots abstraits et susceptibles de mille interprétations, nature et principe. « Comme il n’y a rien avant Dieu ou en dehors de lui, il doit avoir en lui-même le principe, le fondement de son existence. C’est ce que disent toutes les philosophies ; mais elles parlent de ce fondement comme d’une simple conception, sans en faire quelque chose de réel. Ce fondement de son existence que Dieu a en lui-même n’est pas Dieu absolument parlant, en tant qu’il existe, car c’est par cela qu’il existe. C’est la nature — en Dieu, un être inséparable de lui et cependant différent ; c’est ce qui, en lui, est dépourvu d’intelligence, mais d’où l’intelligence provient. Sans ce fond obscur, primitif, il n’y a aucune réalité dans la création. » « Avec les idées abstraites de Dieu conçu comme acte pur, telles que la philosophie ancienne les a exprimées, ou avec les idées pareilles que les philosophes modernes, pour séparer Dieu autant que possible de la nature, produisent toujours de nouveau, on ne vient à bout de rien. Dieu est quelque chose de bien plus réel qu’un simple ordre moral du monde, et possède en lui des forces motrices tout autres et bien plus vivantes que celles que lui accorde la stérile subtilité des idéalistes. L’idéalisme, s’il n’a pas pour base un réalisme vivant, est et sera toujours un système aussi vide et aussi abstrait que celui de Leibnitz et de Spinoza. Tant que le Dieu des déistes modernes restera un être simple, une essence pure, c’est-à-dire un rien, tant qu’on ne reconnaîtra pas en lui un dualisme réel, deux forces opposées et se limitant l’une l’autre, une force d’expansion et une force de concentration, aussi longtemps on devra être assez sincère pour regarder la négation d’un dieu personnel comme une vérité scientifique. Conscience est concentration en soi, cette puissance réagissant sur elle-même est dans un être la personnalité, le moi. Comment pourrait-il y avoir une crainte de Dieu s’il n’y avait en lui aucune force ? Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait en Dieu quelque chose qui soit purement force et puissance, pourvu qu’on ne soutienne pas qu’il n’est que cela et rien de plus[3]. »

Mais que sont donc la force et la puissance, qui ne sont que force et puissance, autre chose que la puissance et la force corporelles ? Après la puissance de la raison et de la bonté, as-tu à ton service une autre puissance que la puissance musculaire ? Quand la bonté et la raison ne suffisent pas, n’es-tu pas obligé d’avoir recours à la force ? En dehors de la puissance de l’ordre moral du monde, en connais-tu une autre que celle du code pénal ? La nature sans corps n’est-elle pas une « idée vide et abstraite, une subtilité stérile ? » Le mystère de la nature n’est-il pas contenu dans le mystère du corps, le système d’un réalisme vivant dans le système du corps organique ? Y a-t-il, en général, une autre force opposée à l’intelligence que la force de la chair et du sang ? une autre puissance de la nature que la puissance des penchants sensuels ? Et connais-tu un penchant plus fort que le penchant du sexe ? Qui ne se rappelle pas la maxime antique : Amare et sapere vix Deo competit ? Si donc nous voulons placer en Dieu une nature, un être opposé à la pure lumière de l’intelligence, pouvons-nous imaginer un contraste plus vivant et plus réel que celui de l’amour et de la pensée, de l’esprit et de la chair, de la liberté et du pen chant sexuel ? Tu t’effraies de ces ' conséquences ? Mais elles sont les filles légitimes du mariage sacré institué par toi entre la nature et Dieu. Tu les as engendrées sous les auspices favorables de la nuit. Je ne fais maintenant que te les montrer au grand jour.

Sans nature, personnalité et conscience ne sont que des abstractions creuses, et sans le corps la nature n’est rien. Le corps seul est cette force de négation, de limitation et de concentration, sans laquelle la personnalité est inintelligible. Le corps seul distingue la personnalité réelle de la personnalité imaginaire d’un fantôme. Quels êtres vides, vagues et abstraits ne serions-nous pas si nous ne possédions pas la propriété d’être impénétrables et si, sous la même forme, dans le même lieu où nous sommes, d’autres êtres pouvaient se trouver en même temps ? Pour que nos personnes soient réelles, il faut qu’elles soient séparées dans l’espace. Mais le corps n’est rien sans la chair et le sang ; la chair et le sang font la vie, et la vie est la réalité du corps. De leur côté le sang et la chair ne sont rien sans la différence des sexes, et cette différence ne s’étend pas seulement à la surface ou à quelques parties du corps, elle pénètre dans la moelle et les os. Sans elle la personnalité n’existe pas ; il y a personnalité mâle et personnalité femelle. Là où il n’y a pas de toi, il n’y a pas non plus de moi, et la distinction entre le moi et le toi, ce fondement de toute personnalité et de toute conscience, n’est réalisée d’une manière vivante que dans la différence de l’homme et de la femme. Le toi entre la femme et l’homme a un tout autre son que le toi monotone entre amis.

Nature distinguée de personnalité n’exprime rien autre chose que différence sexuelle. Un être personnel sans nature n’est qu’un être sans sexe, et réciproquement. Nature, dis-tu, doit être attribuée à Dieu, « dans le même sens que lorsqu’on dit d’un homme qu’il est une nature forte, saine, active ; » mais est-il rien de plus maladif, de plus insupportable, de plus repoussant qu’une personne sans sexe ou une personne qui nie son sexe dans son caractère, ses sentiments et ses mœurs ? Tu rejettes « ce dégoût de toute réalité, cette délicatesse qui craint de souiller l’esprit par le moindre contact avec la matière ; » commence donc par rejeter, tout d’abord, ton dégoût de la différence des sexes. Si la nature ne souille pas Dieu, le sexe ne le souillera pas non plus. Ton dégoût pour un Dieu sexuel n’est qu’une fausse pudeur, — fausse pour un double motif, — d’abord parce que la nuit dans laquelle tu places Dieu te dispense de la pudeur qui ne convient qu’à la lumière, ensuite parce qu’elle te fait abandonner tes propres principes. Un Dieu moral sans nature est aussi sans fondement, et le fondement de la moralité, c’est la différence des sexes. Cette différence rend même l’animal capable d’amour et de dévouement ; en elle se sont concentrées et individualisées la magnificence, la force, la sagesse et la profondeur de la nature. Pourquoi donc crains-tu de nommer la nature de Dieu par son vrai nom ? Tout simplement parce que tu éprouves je ne sais quelle aversion pour les choses dans leur vérité et leur réalité, parce que tu ne les vois qu’à travers le nuage trompeur du mysticisme. Eh bien, puisque la nature en Dieu n’est que l’apparence vaine, le spectre fantastique de la nature réelle, — car elle n’a pas un fondement réel, c’est-à-dire la chair et le sang, — puisque la personnalité divine établie par toi manque ainsi de base solide, je suis autorisé à tirer cette conclusion : « La négation d’un Dieu personnel sera une vérité scientifique, » tant qu’on n’aura pas prouvé d’abord, à priori, par des arguments spéculatifs, que la forme, le sexe, la limitation dans l’espace n’ont rien de contradictoire avec la nature divine, puis, à posteriori, tant qu’on n’aura pas dit quelle est la forme de Dieu, quel est son sexe, son séjour ; s’il est homme ou femme, ou bien même hermaphrodite. Déjà d’ailleurs, en l’an 1682, un pasteur a posé cette question audacieuse : « Dieu peut-il se marier ? a-t-il une femme ? et combien de moyens a-t-il à son service pour produire des hommes ? » Que les profonds philosophes de l’Allemagne se décident donc à prendre pour modèle ce brave pasteur ! Puissent-ils se débarrasser courageusement de ce reste de rationalisme auquel ils s’accrochent encore par la plus criante des contradictions ! Puissent-ils réaliser enfin dans un Dieu réellement puissant et capable de produire la puissance mystique de la nature qu’ils reconnaissent en lui ! Amen.

La doctrine de la nature en Dieu veut fonder le déisme sur le naturalisme. Le déisme se représente Dieu comme un être personnel pur de toute matière ; il ne le soumet à aucune espèce de développement ou de progrès, parce que le développement d’un être n’est que sa délivrance de toutes les limitations, de toutes les conditions successives qui sont en désaccord avec sa nature et lui portent obstacle ; en Dieu il n’y a ni commencement, ni fin, ni milieu ; il est en une seule fois ce qu’il est de toute éternité, ce qu’il doit être et peut être ; il est l’unité de l’existence et de l’essence, de l’idée et de la réalité, de la volonté et de l’action. Deus suum Esse est. Le déisme est en cela complètement d’accord avec la religion. Toutes les religions, quelque positives qu’elles soient, reposent sur l’abstraction. Les dieux mêmes d’Homère, malgré leur vie active et leur ressemblance avec l’homme, ne sont que des formes abstraites. Ils ont des corps comme les hommes, mais ces corps sont délivrés des défauts et des incommodités du corps humain. Le premier attribut de l’être divin, c’est d’être purifié et distillé. Il est évident, d’ailleurs, que cette abstraction n’est pas arbitraire, mais déterminée par le point de vue auquel l’homme se trouve ; telle est, en général, sa manière d’être ; telle est sa manière de penser, telle est aussi sa manière d’abstraire.

L’abstraction exprime un jugement, — affirmatif et négatif à la fois, louange et blâme. Ce que l’homme loue et estime, cela est pour lui Dieu ; ce qu’il blâme et réprouve est indigne de la Divinité. La religion est un jugement. Pour arriver à la détermination de l’idée de l’être divin, elle distingue le parfait de l’imparfait, ce qui est digne de louange : de ce qui est digne de blâme, ce qui est essentiel de ce qui est accidentel. Le culte lui-même n’est qu’une reproduction perpétuelle de cet acte religieux, origine de tous les autres, qu’une séparation critique et en même temps célébrée avec pompe entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas.

Ces efforts pour fonder sur la nature la personnalité de Dieu accusent un mélange impur de la philosophie et de la religion, un manque complet de conscience et de critique. Dès que la personnalité passe pour l’attribut essentiel de la Divinité, dès que l’on dit : —  Un Dieu impersonnel n’est pas un Dieu, — dès lors la personnalité est ce qu’il y a de plus grand et de plus réel, dès lors on dit : Ce qui n’est pas une personne est mort, n’est rien absolument. La vérité de la personnalité se fonde sur le néant de la nature, bien que ce ne soit que par abstraction de la nature, qu’on puisse la saisir. Un Dieu purement personnel est, il est vrai, un Dieu abstrait ; mais c’est ce qu’il doit être : il n’est en effet rien de plus que l’être personnel de l’homme se plaçant lui-même en dehors de tout rapport avec les choses, se déclarant libre de toute dépendance de la nature. Dans la personnalité de Dieu, l’homme célèbre sa propre personne comme surnaturelle, immortelle, indépendante et infinie.

Si un Dieu personnel est un besoin pour l’homme, c’est que l’homme ne se trouve réellement chez soi que dans la personnalité : substance, esprit pur, pure intelligence ne lui suffisent pas, sont pour lui trop abstraites, ne l’expriment pas, ne le ramènent pas à lui-même, et il ne peut être heureux et satisfait que dans sa propre nature. Plus un homme a de personnalité, plus est grand chez lui le besoin d’un Dieu qui soit une personne. L’esprit libre et abstrait ne connaît rien au-dessus de la liberté ; il n’a pas besoin d’en faire un attribut d’un être personnel, elle est pour lui, par elle-même, un être véritable, réel. Une tête mathématique, un homme objectif, d’intelligence pure, qui ne se sent libre et heureux que dans la contemplation des rapports des choses, que dans la raison qui est au fond des choses elles-mêmes, un tel homme est plein d’antipathie pour un Dieu personnel ou subjectif, et proclame comme être suprême la substance de Spinoza ou toute autre idée semblable.

On peut, il est vrai, on doit même trouver un fondement à la personnalité par une voie naturelle ; mais il faut pour cela cesser d’errer dans les ténèbres du mysticisme, sortir au grand jour de la nature réelle et échanger l’idée du Dieu personnel pour l’idée de la personnalité en général. Dieu n’est que la personnalité abstraite, délivrée des chaînes de la nature ; vouloir lui donner pour fondement obscur cette même nature, c’est aussi absurde que si l’on voulait mêler au nectar des Dieux une sauce bien épaisse pour fournir une base solide à la boisson éthérée. Le suc céleste qui nourrit les dieux ne contient pas bien sûr les éléments du sang animal, et la fleur de la sublimation ne se produit que par l’évanouissement de la matière. Pourquoi veux-tu donc retrouver dans la substance sublimée les éléments que tu en avais séparés ? Là où la personnalité est la vérité unique, la nature n’a plus ni importance ni fondement. La création seule peut l’expliquer, car elle fait entendre que la nature n’est rien ; elle exprime d’une manière précise l’importance qu’a la nature pour la personnalité absolue.



XI

MYSTÈRE DE LA PROVIDENCE ET DE LA CRÉATION

Dieu dit : « Que le monde soit, » et aussitôt le monde fut ; le monde est le discours de Dieu. La parole créa trice identique à la pensée, tant qu’elle est encore dans le sein de la divinité, tant qu’elle n’est pas prononcée, devient, dès qu’elle se fait entendre, l’acte créateur lui-même. La création est la parole divine exprimée. S’exprimer est un acte libre : la création est par conséquent un produit de la volonté. De même que le Verbe divin ne représente que la divinité de la parole, de même la création ne représente que la divinité de la volonté et non pas de la volonté rationnelle, mais de la volonté de la fantaisie subjective, absolue, illimitée. De même que l’éternité du monde ou de la matière n’exprime que la réalité de la matière, de même la création du monde du sein du néant n’exprime que le néant du monde. Avec le commencement d’une chose est posée immédiatement la fin de cette chose, sinon dans le temps, du moins en idée. Le commencement de l’univers est le commencement de sa fin ; tel il est venu, tel il s’en ira. La volonté l’a appelé à l’existence, la volonté le rappellera au néant ; quand ? le temps est indifférent. L’existence du monde est, par conséquent, une existence arbitraire, à laquelle on ne peut se fier, c’est-à-lire nulle.

La création est la plus haute expression de la toute-puissance. Mais la toute-puissance n’est pas autre chose que la puissance par laquelle nous nous délivrons en idée de toutes les bornes de la réalité, que notre faculté de mettre au rang des choses possibles tout ce que nous pouvons concevoir, que la puissance de l’imagination ou de la volonté, qui prend en elle sa source, la puissance de l’arbitraire. Ce qui exprime le mieux l’arbitraire, c’est le bon plaisir. — « Il a plu à Dieu d’appeler à l’existence un monde de corps et d’esprits, — et c’est là la preuve irréfutable que l’homme a fait de sa propre subjectivité, de son propre bon plaisir l’être suprême, le fondement tout-puissant des choses. — La création, comme œuvre de la volonté à qui tout est possible, peut être rangée dans la même catégorie que le miracle ; ou plutôt elle est le premier miracle, non-seulement dans le temps, mais encore par son importance ; elle est le principe d’où tous les miracles dérivent, et l’histoire en est la preuve. Tous les miracles ont été justifiés, expliqués par le pouvoir suprême qui a fait le monde de rien. Comment, en effet, celui qui a fait le monde de rien, ne ferait-il pas du vin avec de l’eau, ne pourrait-il pas faire prononcer par un âne des paroles humaines, faire jaillir du rocher une source d’eau vive ? Le miracle, comme nous le verrons plus tard, n’est qu’une æuvre, qu’un objet de la fantaisie, et il en est de même de la création. Aussi a-t-on déclaré que la doctrine de la création est une doctrine surnaturelle à laquelle la raison ne serait jamais arrivée par elle-même ; aussi en a-t-on appelé aux philosophes païens, d’après lesquels l’intelligence divine n’aurait fait que façonner la matière déjà existante. Mais le principe de cette doctrine n’est pas autre chose que le principe de la subjectivité humaine élevé par le christianisme à la monarchie universelle. — La philosophie ancienne ne pouvait pas faire, de l’être exclusivement subjectif, l’être infini et absolu, parce que pour elle le monde était une vérité, une réalité.

La création, qui ne fait qu’un avec le miracle, ne fait aussi qu’un avec la providence ; car l’idée de la providence, dans l’origine, dans le sens religieux, lorsqu’elle n’a pas encore été faussée par la raison incrédule, ne fait qu’un avec l’idée du miracle. Le miracle est la preuve de la providence. Croire à la providence, c’est croire à une puissance qui fait de toutes choses l’usage qu’il lui plaît d’en faire, devant laquelle s’évanouit comme un rien toute la puissance de la réalité. La providence détruit les lois de la nature, elle brise la marche de la nécessité, le lien de fer qui lie inévitablement l’effet à la cause ; elle est en un mot la même volonté toute-puissante qui a appelé le monde du néant à l’être. Le miracle est une création ex nihilo. Qui fait du vin avec de l’eau, fait en réalité du vin avec rien, car l’eau ne contient pas les éléments qui constituent le vin ; dans le cas contraire, le miracle n’en serait pas un, mais tout simplement une action naturelle. La création ne peut être comprise et expliquée que conjointement avec la providence et le miracle ; car le miracle n’exprime rien de plus que l’identité de son auteur avec celui qui produit les choses par sa simple volonté, avec Dieu le créateur.

La providence ne se rapporte qu’à l’homme. C’est pour l’homme qu’elle dispose des choses selon son bon plaisir, pour lui qu’elle anéantit la valeur de la loi partout ailleurs toute-puissante. Quand on admire la providence dans la nature, on n’admire en vérité que la nature elle-même ; car la nature ne manifeste qu’une providence naturelle et non la providence divine, objet de la religion. La providence religieuse ne se révèle que dans le miracle et surtout dans le miracle du Dieu fait homme. Mais nous ne voyons nulle part que Dieu se soit fait animal pour le salut des animaux, ni qu’en général il ait fait des miracles pour les animaux ou pour les plantes ; — aux yeux de la religion, une telle pensée est déjà entachée de l’impiété la plus grossière. — Tout au contraire, nous lisons qu’un pauvre figuier fut maudit parce qu’il ne portait pas de fruits dans un temps où il lui était impossible d’en porter, simplement pour donner à l’homme un exemple de la puissance de la foi sur la nature, et que les démons chassés du corps de l’homme passaient dans le corps d’un pourceau ou de tout autre animal. L’Évangile dit bien qu’aucun moineau ne tombe du toit sans la volonté du Père ; mais ces moineaux n’ont pas plus de valeur et d’importance que les cheveux sur la tête de l’homme, lesquels sont tous comptés.

L’animal n’a, à part l’instinct, aucun autre génie protecteur, aucune autre providence que ses sens ou en général ses organes. Un oiseau, en perdant la vie, perd tout et périt nécessairement si aucun miracle ne se fait pour lui. Nous savons bien par la Bible qu’un corbeau porta longtemps la nourriture au prophète Élie ; mais jamais, — du moins à ma connaissance, — jamais elle ne nous montre un animal protégé pour lui-même, autrement que d’une manière naturelle. Or, quand un homme croit qu’il n’a pas d’autre protection que les facultés de son espèce, que ses sens ou son intelligence, alors il est pour la religion un homme impie, parce qu’il ne croit qu’à une providence naturelle, et qu’aux yeux de la religion la providence naturelle n’est rien. La providence n’a pour but que l’homme et surtout l’homme religieux ; « Dieu est le sauveur de tous, mais particulièrement de ceux qui croient ; » comme la religion, elle n’appartient qu’à l’homme, elle n’exprime que la différence essentielle qui distingue l’homme de l’animal, elle arrache l’homme à la puissance des forces de la nature. Jonas dans le corps de la baleine, Daniel dans la fosse aux lions sont des exemples qui nous montrent quelle distinction la providence fait entre l’animal et l’homme (religieux). Si donc la providence révélée par les organes qu’ont reçus les animaux pour saisir et dévorer leur proie, et qu’admirent tant les pieux naturalistes chrétiens, si cette providence est une vérité, la providence de la Bible et de la religion est un mensonge et réciproquement. Quelle hypocrisie pitoyable et ridicule à la fois que de vouloir faire la cour en même temps à la Bible et à la nature ! Quelle contradiction entre la nature et la Bible ! Le Dieu de la nature se révèle en donnant au lion la force et les organes nécessaires pour pouvoir égorger un individu humain ; le Dieu de la Bible, au contraire, se révèle en arrachant au lion l’homme tombé entre ses griffes redoutables.

La providence est un privilège de l’homme ; elle exprime sa supériorité sur les autres êtres naturels ; elle le dégage de ses rapports avec l’ensemble du monde. Elle est pour l’homme la conviction de la valeur infinie de son existence, conviction dans laquelle il perd toute foi en la vérité de la nature, — c’est l’idéalisme de la religion. Aussi la foi en la providence ne fait qu’un avec la croyance à l’immortalité personnelle, et ici la valeur infinie de l’homme s’exprime par l’infinie durée dans le temps. Celui qui n’a pas de prétentions pour lui-même, qui ne se sépare pas de la nature et se voit disparaître comme un détail dans l’ensemble des choses, celui-là ne croit en aucune providence, c’est-à-dire en aucune providence particulière, la seule qu’admette la religion. Croire à la providence c’est croire à sa propre valeur, et de la découlent des conséquences bienfaisantes, mais en même temps la fausse humilité et l’orgueil religieux qui, plein, il est vrai, de méfiance en lui-même, par compensation ne se fie qu’à Dieu et le laisse pourvoir à tout. Dieu s’inquiète de moi : Il a pour but mon salut et ma félicité, il veut que je sois heureux ; mais telle est aussi ma volonté ; mon propre intérêt est donc l’intérêt de Dieu, ma propre volonté la volonté de Dieu, mon propre but le but de Dieu ; — l’amour de Dieu pour moi n’est que l’amour de moi-même divinisé.

Partout où règne la croyance à la providence, là elle est la condition de la croyance en Dieu. Qui nie la providence nie Dieu, car un Dieu qui n’est pas la providence de l’homme est un Dieu ridicule à qui manque l’attribut le plus divin, le plus digne d’adoration. La croyance en Dieu n’est par conséquent que la croyance à la dignité humaine, la croyance à l’importance de l’être de l’homme. Et comme la croyance à la providence ne fait qu’un avec la croyance à la création, il s’ensuit que cette dernière ne peut pas avoir d’autre signification que celle que nous venons de développer pour la providence, et elle n’en a en réalité point d’autre. C’est ce que la religion exprime en termes aussi clairs que possible lorsqu’elle fait de l’homme le but de la création. C’est pour l’homme que toutes choses existent. Celui pour qui cette doctrine, comme pour les pieux naturalistes chrétiens, n’est qu’une expression de l’orgueil humain, déclare par cela même que le christianisme n’est qu’orgueil ; car, dire que le monde matériel n’existe que pour l’homme, c’est dire infiniment moins que si l’on dit qu’un Dieu, ou du moins pour parler comme saint Paul, qu’un être presque dieu s’est fait homme pour le salut de l’homme.

Mais si l’homme est le but de la création, il en est aussi le fondement véritable, car le but est le principe de l’activité. L’homme, il est vrai, ignore qu’il est le fondement de cette création dont il se sait le but, mais c’est tout simplement parce qu’il fait de ce fondement un être personnel différent de son propre être. C’est là une illusion. Cet être personnel, créateur, n’est en réalité rien de plus que la personnalité humaine dégagée de tout rapport avec le monde, et qui, par la création, c’est-à-dire par l’idée que tout ce qui n’est pas elle n’a qu’une existence arbitraire, bornée, et nulle, se donne la certitude de son exclusive réalité. Dans la création il ne s’agit pas de la vérité et de la réalité de la nature, mais de la vérité et de la réalité de l’existence personnelle. De là la sympathie qu’inspire cette doctrine, et l’effroi et la haine qu’inspirent les cosmogonies panthéistes. La création, ainsi que le Dieu personnel en général, n’est pas une affaire de science, mais une affaire de personnalité ; ce n’est pas un objet de l’intelligence, mais un objet du cœur et de la fantaisie qui y est vivement intéressée. Elle est en effet la garantie, le dernier gage de la personnalité conçue comme existant à part, au-dessus et en dehors du monde.

L’homme fait une différence entre la nature et lui. Cette différence est son Dieu. La différence qui existe entre la nature et Dieu n’est pas autre chose que différence qui existe entre la nature et l’homme. L’opposition du panthéisme et du personnalisme se résout dans cette simple question : L’être de l’homme est-il dans le monde ou en dehors du monde, naturel ou surnaturel ? Inutiles, vaines, absurdes sont par conséquent toutes les discussions sur la personnalité ou l’impersonnalité de Dieu ; car tous ceux qui discutent, surtout ceux qui défendent la personnalité, ne nomment pas l’enfant par son vrai nom, mettent la lumière sous le boisseau, ne raisonnent en réalité que sur eux-mêmes, que dans l’intérêt de leur propre penchant au bonheur ; et pourtant ils ne veulent pas accorder qu’ils ne se cassent la tête, qu’ils ne spéculent que dans le vain espoir de pénétrer les mystères d’un autre être. Le panthéisme identifie l’homme avec la nature ; le personnalisme l’isole, le sépare de la nature, fait de lui un tout, un être absolu pour et par lui-même. Telle est la différence. Voulez-vous voir clair dans cette question ? eh bien, changez votre anthropologie mystique et à rebours pour l’anthropologie véritable. Vous accordez que l’essence du Dieu des panthéistes n’est que l’essence de la nature ; pourquoi voulez-vous donc voir des pailles dans les yeux de vos adversaires et ne pas voir les poutres si visibles dans les vôtres ? Pourquoi voulez-vous faire seuls exception à une loi universelle ? Avouez donc que votre Dieu personnel n’est pas autre chose que votre propre personnalité, et qu’en cherchant à démontrer son existence en dehors et au-dessus de la nature, vous ne cherchez qu’à vous donner des preuves de l’excellence surnaturelle de votre propre personne.

Ici, comme partout ailleurs, le mélange des idées métaphysiques et panthéistiques cache le fond de la doctrine. Mais il suffit d’un peu d’attention pour se convaincre que ce fond n’est rien de plus que l’affirmation de l’indépendance de l’homme et de sa différence d’avec la nature. Dieu produit le monde en dehors de soi. — Le monde est d’abord pensée, plan, projet ; maintenant il devient acte, et par cela même il sort de Dieu et se place en dehors de lui comme un être à part et différent de lui, du moins relativement. De même l’homme, en se distinguant du monde, en saisissant sa différence d’avec lui par la pensée, fait du monde un être à part, extérieur, indépendant. Par cela même que le monde est placé en dehors de Dieu, Dieu reste seul et existant par lui-même. Et qu’est-il donc alors sinon votre propre personnalité isolée et solitaire dès que le monde en est séparé ? Il est vrai que la réflexion subtile vient alors prétendre que la différence faite entre l’existence extérieure et l’existence intérieure n’est qu’un produit de la pensée humaine ; mais la réflexion ne fait que des méprises lorsqu’elle commente les idées religieuses, et sa voix ne doit pas être écoutée. Cette différence détruite, la conscience religieuse n’a plus de fondement et la création est impossible ou bien perd toute sa majesté, tout son effet sur la fantaisie. Faire, créer, produire, c’est rendre objet des sens ce qui n’était que l’objet de la pensée, c’est rendre l’invisible visible, de manière que d’autres êtres puissent le connaître et en jouir. Le monde est en dehors de Dieu, dans le même sens que l’arbre, l’animal, l’univers en général est en dehors de l’imagination de l’homme. Là seulement où l’existence extérieure est affirmée comme chez les anciens philosophes et théologiens, là seulement la doctrine de la conscience religieuse est restée sans falsification et sans mélange. Les philosophes et les théologiens modernes introduisent partout des idées panthéistiques, bien qu’ils rejettent le principe du panthéisme ; aussi ne produisent-ils rien qui ne soit pitoyable, ridicule et contradictoire.

Le créateur du monde n’est donc que l’homme, l’homme qui, par la preuve ou par la conscience que le monde a été créé, produit par la volonté, c’est-à-dire n’a qu’une existence sans force et sans réalité, se donne la certitude de sa propre vérité, de son importance et de sa durée infinie. En disant que le monde a été fait de rien, tu penses le monde lui-même comme rien, tu chasses de ta tête toutes les limites imposées à ta fantaisie et à ta volonté, car le monde est la borne de ta volonté et de ta fantaisie : le monde seul met ton âme à l’étroit, est le mur de séparation entre toi et Dieu, entre toi et la félicité. Tu anéantis le monde en idée, tu penses Dieu seul pour lui-même, c’est-à-dire la subjectivité absolue, l’âme qui ne jouit que d’elle-même, qui n’a pas besoin du monde, qui ne connaît rien des liens douloureux de la matière. Dans le fond de ton âme tu veux que le monde n’existe pas, car là où est le monde là est la matière, et là où est la matière tu rencontres obstacle et pression, temps et espace, limitation et nécessité. L’acte de la création n’explique donc pas la formation de l’univers, et ce serait une idée absurde que d’exiger de lui cette explication. Comment, en effet, pourrait-on déduire l’existence des choses dans leur vérité et leur réalité d’un principe qui les nie et qui a lui-même pour fondement la volonté qu’elles n’existent pas, parce qu’elles sont pour l’âme humaine une infranchissable barrière ?

Pour reconnaître comme vraie l’explication que nous venons de donner, qu’on réfléchisse seulement à ceci : c’est que, dans la création, l’affaire principale n’est pas la création des plantes et des animaux, de la terre et de l’eau, mais la création d’êtres personnels ou, comme on a coutume de dire, d’esprits. Dieu est l’idée de la personnalité en tant que personne lui-même ; c’est l’être absolu, sans besoins, le moi sans toi. Mais, comme l’être absolu n’existant que pour lui-même est en contradiction avec l’idée de la vraie vi avec l’idée de l’amour ; comme la conscience de soi est nécessairement liée à la conscience des autres et que l’être solitaire ne pourrait pas se préserver avec le temps de l’uniformité et de l’ennui, alors on se sent poussé à faire un pas, à marcher de l’être absolu vers d’autres êtres conscients, et l’idée de la personnalité, concentrée d’abord dans un être unique, se développe dans une pluralité de personnes[4]. Entend-on par personne l’homme réel, un être physique plein de besoins, soumis aux lois de la nature, dans ce cas, elle paraît à la fin du développement du monde physique, quand les conditions de son existence sont réunies, comme le but final de la création. Fait-on de l’homme au contraire une personne abstraite, comme le fait la spéculation religieuse, alors il n’y a plus de détours possibles, il ne s’agit en ligne droite que de l’affirmation, de la dernière garantie de la personnalité humaine. On a beau faire toute espèce de distinctions entre cette personnalité et celle de Dieu pour dissimuler leur ressemblance, toutes ces distinctions ne sont que des fantaisies ou des sophismes. Spéculez tant que vous voudrez, vous ne ferez jamais sortir de Dieu votre personnalité, si vous ne commencez pas d’abord par l’y mettre.



XII

SIGNIFICATION DE LA CRÉATION DANS LE JUDAÏSME

La doctrine de la création a son origine dans le judaïsme ; elle est même la doctrine caractéristique, fondamentale de la religion juive. Le principe qui lui sert de base n’est pas tant le principe de la subjectivité que celui de l’égoïsme. Dans son sens caractéristique cette doctrine se produit au moment où l’homme fait de la nature l’esclave de sa volonté et de ses besoins, là où, par conséquent, il l’abaisse dans son imagination au rang d’œuvre faite, de produit de la volonté. Cette

question : D’où vient la nature, d’où vient le monde ? suppose d’abord une espèce d’étonnement que le monde existe, suppose cette autre question : Pourquoi existe-t-il ? Mais cet étonnement et cette question ne se produisent que là où l’homme s’est déjà séparé de la nature et la considère comme le simple objet d’une puissance arbitraire. « Les païens, dit l’auteur du Livre de la sagesse, dans leur admiration de la beauté de l’univers, n’ont pas pu s’élever à l’idée du Créateur ; et il a parfaitement raison. Celui pour qui la nature est un être plein d’une sublime beauté trouve qu’elle a en elle-même son propre but, en elle-même le fondement de son existence, et il ne se demande pas pourquoi elle existe. L’idée de la nature et de la divinité est une et indistincte dans sa conscience, dans sa manière de voir. La nature, à son point de vue, a bien une origine, mais elle n’est pas créée dans le sens de la religion, elle n’a pas été faite ; et cette origine n’a pour lui rien d’impur, rien d’indigne de la divinité, car il donne une origine à ses dieux. La force productrice est pour lui la force première : comme fondement de la nature, il admet une force naturelle, éternellement présente, éternellement active dans l’enfantement des choses. Ainsi pense l’homme quand ses rapports avec le monde sont à la fois théoriques et esthétiques, quand l’idée du monde est pour lui l’idée de l’ordre, de la magnificence, de l’harmonie et de la divinité. Ce n’est que là où cette manière de voir anime l’esprit humain que se produisent et s’expriment des pensées comme celle d’Anaxagore, que l’homme est né pour la contemplation de l’univers. Le point de vue de la théorie est le point de vue où l’homme se met en harmonie avec l’ensemble des choses. L’activité de la pensée est alors la seule qui lui donne pleine satisfaction ; et tout en laissant le champ libre à sa fantaisie, tout en disposant de la nature dans ses rêves et selon ses désirs, il ne la dégrade pas néanmoins et se contente de lui emprunter les matériaux nécessaires à la construction de ses cosmogonies poétiques. Quand l’homme, au contraire, se place seulement au point de vue pratique et de là considère le monde, alors il se sépare de la nature et en fait l’humble esclave de son intérêt et de son égoïsme. Et l’expression de cette manière de voir, c’est que la nature a été faite, créée, appelée à l’existence par un ordre souverain ; Dieu a dit, Dieu a ordonné que le monde soit, et aussitôt le monde s’est trouvé là.

L’utilité, tel est le principe suprême du judaïsme ; la croyance à une providence divine particulière en est la croyance caractéristique. La croyance à la providence n’est que la croyance au miracle, et c’est la croyance au miracle qui seule fait de la nature un objet de l’égoïsme qui en dispose selon son bon plaisir. L’eau se divise ou s’élève en formant une masse solide, la poussière se change en poux, le bâton en serpent, le fleuve en sang, le rocher en source d’eau vive ; en un même lieu il fait à la fois nuit et jour ; le soleil tantôt s’arrête et tantôt rétrograde dans sa marche, et toutes ces choses contre nature arrivent pour le bien d’Israël, sur le commandement de Jéhovah qui ne s’inquiète que d’Israël, de Jéhovah qui n’est que la personnification du peuple juif à l’exclusion de tous les autres peuples, qui n’est que l’intolérance absolue, — le secret du monothéisme.

Les Grecs contemplaient la nature avec les sens théorétiques ; ils entendaient une musique céleste dans le cours harmonieux des constellations ; ils voyaient la grande nature sous la forme de Vénus Anadyomène s’élever de l’écume de l’Océan père des choses. Les Israélites ne la percevaient que par les sens du ventre ; ils ne lui trouvaient de goût que dans leur estomac, ils ne jouissaient de leur Dieu que dans la jouissance de la manne. Les Grecs s’occupaient d’histoire, de science, d’art, de philosophie ; l’Israélite ne s’est jamais élevé au-dessus de l’étude gagne-pain de la théologie. « Le soir vous aurez de la viande à manger et le matin du pain à satiété, et par là vous comprendrez que je suis le Seigneur votre Dieu[5] ; et Jacob fit un serment et dit : « Si Dieu veut être avec moi, me protéger dans mon voyage, me donner du pain pour ma nourriture, des habits pour me vêtir et me ramener en paix chez mon père, alors il sera mon Dieu, mon Seigneur[6]. » Manger est l’acte le plus pompeux, l’initiation à la religion juive. Dans l’acte de manger, le juif célèbre et renouvelle l’acte de la création ; l’homme en mangeant déclare que la nature par elle-même n’est rien. Lorsque les soixante-dix sages montèrent sur la montagne avec Moïse, « là ils virent Dieu, et quand ils l’eurent contemplé, ils burent et mangèrent[7]. » La vue de l’être suprême ne fit donc, à ce qu’il paraît, qu’exciter leur appétit. Les juifs se sont conservés jusqu’à nos jours dans leur originalité. Leur principe, leur Dieu est le principe le plus pratique du monde, — l’égoïsme, et à la vérité l’égoïsme sous la forme de la religion. L’égoïsme est le Dieu qui ne laisse jamais tomber ses serviteurs dans le besoin et l’ignominie. L’égoïsme est essentiellement monothéiste, car il n’a qu’une chose pour but : lui-même. L’égoïsme unit et concentre les forces de l’homme, il lui donne un principe de vie pratique, solide et condensé ; mais il en fait en théorie un être borné, indifférent à tout ce qui n’est pas pour lui d’une utilité immédiate. La science et l’art ne peuvent donc naître qu’au sein du polythéisme, dont les sens sont ouverts sans distinction et sans jalousie à tout ce qui est bon et beau, au monde, à l’univers tout entier. Les Grecs portaient partout leurs regards autour d’eux pour étendre autant que possible le cercle embrassé par leur vue ; les juifs font encore aujourd’hui leurs prières le visage tourné vers Jérusalem. En un mot, l’égoïsme monothéistique leur a enlevé tout penchant, tout sens pour les cuvres de l’imagination et de la pensée. Salomon, il est vrai, surpassait tous les fils de l’Orient en intelligence et en sagesse ; il connaissait toutes les plantes depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui croit sur les murs ; mais Salomon ne servait pas Jéhovah de tout son cœur, il faisait la cour à des dieux étrangers et à des femmes étrangères ; il était polythéiste, et le sens polythéiste, je le répète, est le fondement, le principe des sciences et des arts.

Cette signification que la nature en général avait pour l’hébreu est contenue dans la manière dont il se représentait son origine. La manière dont je m’explique l’origine d’une chose ne fait qu’exprimer mon opinion sur cette chose. N’ai-je d’elle qu’une opinion défavorable, défavorable aussi est mon idée sur le mode de son origine. Les hommes faisaient autrefois provenir les insectes de l’ordure ou du fumier ; mais ce n’est pas là le motif de la haine ou du dégoût qu’ils éprouvaient pour eux ; tout au contraire, cette haine et ce dégoût étaient la véritable cause pour laquelle ils leur assignaient une origine aussi méprisable. Le juif regardait la nature comme un simple instrument fait pour ses besoins et son intérêt, pour le but de son égoïsme. L’idéal, l’idole de l’égoïsme, c’est la volonté toute-puissante qui, pour arriver à ses fins, n’a besoin que d’elle-même. L’égoïste est douloureusement affecté de ce que ses besoins et ses vœux ne peuvent être immédiatement satisfaits, de ce qu’il y a pour lui un abîme entre le désir et l’objet, entre le but dans la réalité et le but dans l’imagination. Pour se guérir de ce chagrin, pour se délivrer des obstacles du monde réel, il pose comme l’être vrai, comme son Dieu, l’être qui produit tout par ce simple mot : Je veux. Voilà pourquoi l’hébreu faisait de la nature, du monde entier, le produit d’une parole de dictateur, d’une espèce de formule magique, d’une évocation ou d’un enchantement.

Tout ce que nous méprisons, nous ne daignons l’honorer d’aucun regard ; ce que nous estimons, au contraire, nous le contemplons volontiers. Contempler une chose, c’est en reconnaître la valeur. L’objet contemplé, enchaîne par une secrète force d’attraction, dompte par le charme qu’il exerce sur l’œil l’insolent orgueil de la volonté qui veut tout soumettre à ses caprices. Ce qui ait impression sur le sens théorétique, sur la raison, réagit contre la volonté égoïste et se dérobe à sa puissance. Ce que l’égoïsme destructeur voue à la mort, la science pleine d’amour le rend à la vie.

L’éternité de la matière ou du monde chez les philosophes païens exprime donc tout simplement que pour eux la nature était une vérité théorétique. Les païens étaient idolâtres, c’est-à-dire ils contemplaient la nature, ils ne faisaient rien de plus que ce que font aujourd’hui les chrétiens quand ils prennent la nature pour objet de leur admiration et de leurs infatigables recherches. « Mais les païens adoraient les objets naturels ; c’est vrai, mais cette adoration n’est que la forme enfantine, religieuse de la contemplation. Adoration et contemplation ne différent pas essentiellement. L’objet que je contemple est un être devant lequel je m’humilie, auquel je porte en sacrifice ce qu’il y a en moi de plus sublime, mon cœur et mon intelligence. Le naturaliste tombe à genoux devant la nature quand il tire du sein de la terre, même au risque de perdre la vie, une pierre, un insecte pour les exposer à la lumière et les éterniser dans le souvenir de l’humanité scientifique. Étude de la nature est culte de la nature, idolâtrie dans le sens du Dieu juif et du Dieu chrétien, car l’idolâtrie est la première contemplation de la nature par l’homme. L’hébreu s’est élevé du culte des idoles au culte de Dieu, de la créature au créateur, c’est-à-dire de la contemplation théorique de la nature qui enchantait l’idolâtre à la contemplation pratique qui soumet la nature à nos désirs et à notre intérêt. « Ne lève pas, dit-il les yeux vers le ciel, pour voir le soleil, la lune, les étoiles et toute l’armée céleste ; ne t’incline pas devant eux pour les adorer, car c’est le Seigneur ton Dieu qui a bien voulu les faire briller pour toi et pour tous les peuples de la terre. » Ce n’est donc, on ne peut trop le redire, que dans l’insondable profondeur, dans la puissance de l’égoïsme hébreu que l’on doit chercher l’origine de la création conçue comme un simple acte d’autorité.

C’est pour ce motif que la création ne peut être un objet de la philosophie, — si ce n’est du moins dans le sens que nous lui donnons ici, — car elle coupe à la racine toute vraie spéculation, elle n’offre à la pensée, à la théorie aucune base solide. C’est une doctrine sans fond, bâtie en l’air, qui n’affirme que le moi, qui n’exprime, qui ne contient qu’un ordre, celui de faire de la nature non un objet de la pensée, mais un objet de la jouissance. Plus elle est vide, il est vrai, pour la philosophie naturelle, plus elle a un sens profond pour la philosophie spéculative ; moins elle a de base pour la science, plus elle laisse le champ libre à une interprétation arbitraire.

Il en est de l’histoire des dogmes et des spéculations comme de l’histoire des États. Les vieux usages, les vieux droits, les vieilles institutions se traînent avec eux après avoir depuis longtemps perdu toute leur signification. Ce qui a été une fois ne veut pas se laisser arracher le droit d’être toujours ; ce qui un jour a été bon veut être bon pour tous les temps. Par derrière arrivent les interprètes, les radoteurs qui parlent du sens profond de ces vieilles choses, parce qu’ils n’en connaissent plus le sens véritable. C’est ainsi que la spéculation religieuse examine les dogmes ; elle les sépare de l’ensemble des choses et des idées dans lequel seulement ils avaient un sens ; elle ne les ramène pas par la critique à leur origine véritable, elle fait au contraire de l’original le dérivé et du dérivé l’original. Pour elle Dieu est le premier, l’homme le second. Voilà comme elle retourne l’ordre naturel des choses ! Le premier c’est précisément l’homme, le second c’est l’être de l’homme objectivé, Dieu. Ce n’est que tard, lorsque la religion est déjà devenue chair et sang, que l’on peut dire : Tel est le Dieu, tel est l’homme, quoique cette proposition ne soit qu’une tautologie. Mais dans l’origine il en est autrement, et ce n’est que dans l’origine que l’on peut reconnaître l’essence de quoi que ce soit. D’abord l’homme fait, sans le vouloir et sans le savoir, Dieu à son image ; puis Dieu refait avec conscience et volonté l’homme à son image. De là cette proposition des théologiens qui ne voient jamais les choses qu’à moitié : que la révélation de Dieu va du même pas que le développement du genre humain. Naturellement, car la révélation divine n’est pas autre chose que le développement, que la révélation de l’homme à lui-même. Ce n’est pas du créateur qu’est issu chez les juifs leur égoïsme surnaturel ; tout au contraire, c’est en lui et par lui qu’ils ont justifié cet égoïsme aux yeux de leur raison.

L’israélite, il est vrai, comme homme, même au point de vue pratique, ne pouvait pas se dérober à la contemplation théorétique et à l’admiration de la nature ; mais lorsqu’il célèbre la puissance et la grandeur de la nature, il ne célèbre que la puissance et la grandeur de Jéhovah. Et cette puissance de Jéhovah s’est manifestée de la manière la plus éclatante dans les miracles qu’elle a faits pour le bien d’Israël. En célébrant cette puissance, l’israélite n’a donc en vue que lui-même, il parle de la grandeur de la nature comme le guerrier de la force et de la valeur de son ennemi, pour augmenter sa gloire et le sentiment de son propre mérite. Grande et puissante est la nature, mais bien plus grand encore est le sentiment qu’a de lui-même Israël. Pour lui le soleil s’arrête, pour lui la terre tremble à la proclamation de la loi. Moïse, selon Philon, avait reçu de Dieu un pouvoir suprême sur la nature entière ; chacun des éléments lui obéissait comme à son maître. Le besoin d’Israël est la loi toute-puissante, le destin de l’univers. Jéhovah est la conscience qu’a Israël de la sainteté et de la nécessité de son existence, nécessité devant laquelle s’évanouit l’existence des autres peuples et du monde. Jéhovah est le salut d’Israël auquel doit être sacrifié tout ce qui fait obstacle en son chemin, le feu de la colère qui brille dans le regard brûlant de vengeance de ce peuple avide de destruction ; Jéhovah, en un mot, est le moi d’Israël, qui se regarde comme l’arbitre du monde, comme le but final des choses.

Si dans le cours du temps l’idée de Jéhovah s’est élargie dans quelques têtes et si son amour a été étendu sur tous les hommes, comme par l’auteur du Livre de Jonas, cela n’a aucun rapport avec le caractère de la religion juive. La base d’une religion, c’est toujours le Dieu des ancêtres, l’ancien Dieu historique auquel

se rattachent les souvenirs les.plus chers.

XIII

LE MYSTÈRE DE LA PRIÈRE

Israël est la définition historique de la nature particulière de la conscience religieuse ; seulement en lui cette conscience était encore retenue dans les limites de l’intérêt national. Faisons disparaître ces limites et nous aurons la religion chrétienne. Le judaïsme est le christianisme mondain, le christianisme est le judaïsme spirituel. La religion chrétienne n’est que la religion juive purifiée de l’égoïsme de nation ; mais en même temps elle est une religion nouvelle — car toute réforme surtout dans les choses religieuses, où ce qu’il y a de plus insignifiant, acquiert de l’importance, produit des changements essentiels. En elle l’homme, en général, prend, par rapport à Dieu, la place qu’occupaient un homme, un peuple particulier. De même qu’Israël faisait de ses besoins, de la nécessité de son existence la loi universelle, de même qu’il divinisait jusqu’à son ardeur de vengeance politique, de même le chrétien a fait des besoins du cœur de l’homme les forces toutes-puissantes, les dernières lois des choses. Les miracles du christianisme, qui le caractérisent aussi bien que les miracles de l’Ancien Testament caractérisent le judaïsme, n’ont pas pour objet le bien d’un peuple, mais le bien de l’homme, mais du croyant seul, il faut le dire, car le christianisme n’a reconnu l’homme que dans les conditions, dans les limites de sa foi exclusive, et par là, comme nous le verrons plus tard, il s’est mis en contradiction avec le cœur humain véritable, universel. En lui l’égoïsme juif, tout en restant égoïsme, s’est spiritualisé ; le désir du bonheur terrestre, but de la religion juive, a fait place au désir d’une céleste félicité.

La plus haute idée, le Dieu d’une communauté, d’un peuple dont la politique se manifeste sous la forme de la religion, ce Dieu c’est la loi, c’est la conscience de la loi comme d’une puissance divine et absolue ; la plus haute idée, le Dieu du cœur humain en dehors du monde et de la politique, c’est l’amour, l’amour qui porte en sacrifice à celui qu’il aime tous les trésors de la terre et du ciel, l’amour qui a pour loi les désirs de l’être aimé, qui a pour puissance la puissance illimitée de la fantaisie.

Dieu est l’amour qui satisfait nos désirs et nos besoins ; il est le vœu du cœur réalisé, le vœu élevé à sa suprême puissance, à la certitude de sa valeur, de son infaillible accomplissement, à la certitude absolue contre laquelle ne peuvent rien ni les contradictions de la raison, ni les contradictions de l’expérience, ni les obstacles du monde extérieur. La certitude est pour l’homme la puissance suprême ; ce qui est certain pour lui par cela même existe, par cela même est divin. — Dieu est l’amour, — cette proposition la plus sublime du christianisme n’exprime que la certitude que le cœur humain a de lui-même, de sa puissance comme de la seule légitime, c’est-à-dire divine ; la certitude que les vœux intimes du cœur de l’homme ont une vérité et une valeur absolues, qu’aucune barrière, aucun obstacle ne peuvent s’opposer à leur réalisation, qu’à côté du cœur de l’homme le monde entier n’est rien avec toute sa splendeur et sa magnificence. Dieu est l’amour, c’est-à-dire le cœur est le Dieu de l’homme, oui le Dieu, l’être absolu. Dieu est l’optatif du cœur changé en un présent heureux, la force irrésistible du sentiment, la prière s’entendant, s’exauçant elle-même, l’écho de nos gémissements, de nos cris de douleur. La douleur doit s’exprimer ; malgré lui l’artiste saisit son instrument pour dissiper dans ses sons le chagrin qui l’accable. Ce chagrin il l’apaise par cela même qu’il l’entend, qu’il le communique à l’air extérieur, qu’il en fait un être universel. Mais la nature n’entend pas les plaintes de l’homme, elle est insensible à ses souffrances ; aussi l’homme se détourne loin d’elle, loin des objets visibles en général ; il rentre dans son monde, intérieur, pour que, là enfin dérobé à la vue d’insensibles puissances, il puisse trouver quelqu’un qui l’écoute et le console. Là il exprime les secrets qui le tourmentent, là il fait jour à son cœur oppressé. Ce jour libre pour le cœur, ce secret révélé, cette douleur morale exprimée, c’est Dieu. Dieu est une larme d’amour versée loin de tous les regards sur le malheur de l’homme. “Dieu est un indicible soupir caché au fond de l’âme humaine. Cette parole est la plus remarquable, la plus profonde et la plus vraie qu’ait jamais prononcée le mysticisme chrétien.

L’essence la plus intime de la religion nous est révélée par son acte le plus simple, par la prière, acte qui dit bien plus ou du moins tout autant que le dogme de l’incarnation, bien que la spéculation religieuse fasse de ce dogme le plus grand des mystères. Et par prière je n’entends pas la prière avant ou après le repas, la grasse prière de l’égoïsme, mais la prière inspirée par la douleur, la prière de l’amour inconsolable, la prière qui exprime l’irrésistible puissance du cœur.

Dans la prière l’homme tutoie Dieu, il déclare ainsi à haute voix et d’une manière intelligible que Dieu est son autre moi ; il confesse à Dieu comme à l’être qu’il connaît et qu’il aime le mieux, ses pensées les plus secrètes, ses vœux les plus intimes, pensées et vœux qu’autrement il n’oserait pas même exprimer. Mais il les exprime avec la confiance, avec la certitude qu’ils seront écoutés. Comment, en effet, pourrait-il s’adresser à un être qui ne pourrait prêter l’oreille à ses plaintes ? Qu’est donc la prière, sinon l’expression des désirs du cœur accompagnée de la conviction qu’ils seront exaucés ? Et qu’est l’être chargé d’exaucer ces désirs, sinon le cœur de l’homme irrésistiblement entraîné à s’écouter, à se satisfaire, à s’affirmer lui-même sans pouvoir supporter la contradiction ? L’homme qui ne peut chasser de son esprit l’idée du monde, l’idée que toutes choses s’enchaînent les unes aux autres, que tout effet a une cause naturelle, qu’un désir ne peut être satisfait que lorsqu’on en a fait un but et qu’on s’est servi des moyens nécessaires pour l’atteindre, un tel homme ne prie pas, il se contente de travailler, il transforme ses vœux réalisables en buts d’activité pratique, et ceux qui ne peuvent être réalisés, il les prend pour ce qu’ils sont, pour des fantaisies d’une imagination facile à émouvoir. En un mot, il impose des bornes à son être par l’idée du monde dont il se sait un simple membre et à ses désirs par l’idée de la nécessité. L’homme qui prie, au contraire, chasse de sa pensée l’idée de l’univers, et en même temps celles de médiation, de dépendance, de nécessité inflexible ; il fait de ses vœux l’objet de l’étre absolu et tout-puissant, c’est-à-dire il affirme leur infinité et leur valeur absolues. Dieu est le oui du cœur de l’homme : la prière est la foi du cœur à l’identité de l’idéal et du réel, du subjectif et de l’objectif, la certitude que la puissance du cœur est plus grande que la puissance de la nature, que les besoins du cœur sont une impérieuse nécessité, le destin même du monde. La prière change le cours des choses, elle détermine Dieu à des actes tout à fait en contradiction avec les lois universelles. Dans la prière, l’homme n’a affaire qu’à lui-même, qu’à ses propres sentiments ; en elle il oublie qu’il y a des limites, des obstacles à ses désirs, et dans cet oubli il est heureux.

La prière est la séparation de l’homme en deux êtres, la conversation de l’homme avec lui-même, avec son propre cœur. Pour être effective, la prière doit être faite à haute et intelligible voix ; c’est aussi malgré elle qu’elle s’exprime : la pression du cœur la fait monter aux lèvres d’où elle s’échappe irrésistiblement. L’homme qui prie doit écarter de lui toutes les idées qui peuvent le distraire, toutes les influences du dehors ; il doit rentrer en lui-même et n’avoir de rapport qu’avec son propre être. Seule la prière ainsi faite, pleine de confiance, cordiale, intime, aura la puissance de le secourir ; mais cette puissance sera celle de la prière ; d’elle seule viendra le secours et non du dehors. Ici comme partout dans la religion, ce qui est humain, subjectif et semble dérivé est en réalité la chose première, la cause principale[8].

C’est concevoir la prière de la manière la plus superficielle que de ne voir en elle que l’expression du sentiment de dépendance. Elle l’exprime bien en effet, mais c’est la dépendance de l’homme de son cœur et de ses sentiments. Qui ne se sent que dépendant n’ouvre pas la bouche pour prier ; le sentiment de dépendance lui en enlève le désir et le courage, car ce sentiment est celui de la nécessité. La prière a bien plutôt sa source dans une confiance du cœur au-dessus de toute inquiétude, dans la foi que les sentiments et les désirs les plus chers et les plus sacrés à l’homme sont l’objet de l’être absolu, et que cet être infini et tout-puissant est plein d’amour, de sensibilité, de sympathie, en un mot le père des hommes. Mais l’enfant ne se sent pas dépendant du père en tant que père ; il a, au contraire, en lui le sentiment de sa force, la conscience de sa valeur, la garantie de son existence, la certitude de l’accomplissement de ses désirs. Sur le père repose tout le poids des soucis ; l’enfant, au contraire, vit insouciant et heureux dans sa confiance en ce père, son génie protecteur vivant, qui ne veut que son bonheur et son bien. L’enfant qui prie son père de lui accorder quelque chose ne s’adresse pas à lui comme à un être différent, comme à un maître, une personne en général ; il s’adresse à lui comme à un ètre dépendant de ses sentiments paternels, de son amour pour son enfant. La prière n’est que l’expression de la puissance que le fils exerce sur le père, — si du moins on peut employer ici ce mot, — car la puissance de l’enfant n’est que la puissance du cœur paternel. Le langage a la même forme, l’impératif, pour la prière et le commandement. La prière est l’impératif de l’amour, et cet impératif a infiniment plus de force que l’impératif despotique. L’amour ne commande pas : il n’a besoin que d’exprimer à peine ses désirs pour être déjà sûr qu’ils seront exaucés. Le despote est obligé de mettre dans sa voix une certaine violence pour forcer d’autres êtres indifférents à son égard à exécuter ses volontés. L’impératif de l’amour produit ses effets avec une force électro-magnétique ; l’impératif du despote produit les siens avec la force mécanique d’un télégraphe de bois. La prière se sert du mot père, parce que l’homme en priant s’adresse à l’être absolu comme à son propre être, parce que ce mot est l’expression de l’unité la plus intime, l’expression qui contient la garantie immédiate de nos vœux, la caution de notre salut. La toute-puissance vers laquelle se tourne l’homme qui prie n’est que la toute-puissance de la bonté qui, pour le salut de l’homme, rend l’impossible possible, n’est en réalité que la toute-puissance du cœur, des sentiments, qui brise toute résistance de la raison, qui dépasse toutes les bornes de la nature, qui veut que rien n’existe si ce n’est le désir que rien ne soit de ce qui est en contradiction avec le cœur. Pour le cœur, toute nécessité, toute loi est un obstacle qu’il ressent vivement, qu’il ne peut supporter, qu’il veut absolument détruire, et cette volonté intime du cœur, la toute-puissance n’a pas autre chose à faire qu’à la réaliser, à l’accomplir. L’homme dans la prière ne s’adresse donc qu’à son cœur : c’est lui qu’il implore, c’est lui qu’il contemple : comme l’être suprême, comme l’être divin.



XIV

LE MYSTÈRE DE LA FOI. − LE MYSTÈRE DU MIRACLE

La foi en la puissance de la prière, — et ce n’est que là où l’on accorde à la prière une puissance sur les objets en dehors de l’homme que la prière est une vérité religieuse ; — cette foi ne fait qu’un avec la croyance au miracle, et la croyance au miracle est la même chose que la foi en général. La foi n’est que la certitude de la réalité, de la valeur absolue, de la vérité de l’homme subjectif, en opposition avec les limites, c’est-à-dire avec les lois de la raison et de la nature. L’objet caractéristique de la foi, c’est par conséquent le miracle. Miracle et foi sont inséparables. Ce qu’est le miracle, la puissance miraculeuse en général dans le monde extérieur, la foi l’est en nous. Le miracle est la forme extérieure de la foi : la foi est l’âme intime du miracle. La foi est le miracle de l’esprit, le miracle du cœur ; rien ne lui est impossible et le miracle n’est qu’un exemple sensible de ce qu’elle est capable de faire. Elle n’a pour but que des choses qui sont en contradiction avec les lois du monde, que des choses qui expriment la puissance infinie des vœux de l’homme. Ces vœux, la foi les délivre des liens de la raison naturelle, elle accorde ce que refusent la raison et la nature ; elle rend en un mot l’homme heureux par la satisfaction de ses désirs les plus subjectifs, les plus intimes. Et la vraie foi ne peut être troublée par le moindre doute, par la moindre incertitude. Le doute ne se produit en moi que si je sors de moi-même, si je dépasse les bornes de ma subjectivité, si j’accorde vérité et droit de vote aux êtres extérieurs, différents de moi, ou lorsque, me sentant borné par eux et limité de toutes parts, je cherche à les faire servir à mes desseins. Mais dans la foi le principe même du doute a disparu, car pour elle le subjectif est par lui-même l’objectif, le réel, l’absolu. La foi n’est pas autre chose que la foi à la divinité de l’homme.

« La foi est cette confiance du cœur par laquelle on se repose de tout sur Dieu. Cette confiance, Dieu l’exige de nous dans son premier commandement, lorsqu’il dit : Je suis le Seigneur ton Dieu, c’est-à-dire je veux seul être ton Dieu, tu ne dois point en chercher d’autre ; je veux te secourir dans toute espèce de besoins ; tu ne dois point te figurer que je sois ton ennemi ou que je ne sois pas toujours prêt à t’accorder protection. « Telle est ta manière de penser de Dieu, tel il est pour toi ; penses-tu qu’il est irrité contre toi, il l’est réellement ; penses-tu qu’il est inexorable et qu’il veut te précipiter dans l’enfer, c’est aussi sa volonté. Ce que nous croyons nous arrive ; si nous ne le regardons pas comme notre Dieu, il sera pour nous un feu dévorant. » « Par notre incrédulité nous faisons de Dieu un démon[9]. » — Très-bien ; mais, si je n’ai un Dieu que parce que je crois en lui, il s’ensuit que la croyance en Dieu est le Dieu de l’homme. Si Dieu n’est que ce que je crois qu’il est, l’essence de Dieu n’est pas autre chose que l’essence de la foi. Crois-tu que Dieu est pour toi ; tu crois que rien n’est et ne peut être contre toi, et si rien n’est et ne peut être contre toi, tu es toi-même Dieu. Que ce Dieu soit pour toi un autre être, c’est une apparence, une illusion. La foi est la certitude dans l’homme, que son propre être subjectif est l’être objectif, réel, absolu, l’être des êtres.

La foi ne connaît pas d’obstacles, ne se laisse pas imposer de limites par l’idée d’un monde, d’un ensemble des choses, d’une éternelle nécessité. Pour elle il n’y a qu’un être, Dieu, c’est-à-dire la subjectivité absolue. Là où se perd la foi à l’humanité, là l’univers tombe en ruines ou plutôt il n’existe déjà plus. La croyance à la fin réelle, prochaine de cet univers toujours en contradiction avec les vœux du chrétien, est un phénomène qui dévoile l’essence la plus intime de la foi, une croyance qui ne peut être séparée de l’ensemble des autres dogmes et dont la négation entraîne la négation du vrai christianisme. L’essence de la foi, facile à reconnaître jusque dans les moindres particularités, c’est que tout ce que l’homme désire existe nécessairement. Il désire être immortel, aussi est-il immortel ; il désire qu’il y ait un être assez puissant pour faire tout ce qui est impossible à la raison et à la nature : aussi cet être existe-t-il ; il désire qu’il y ait un monde tout à fait d’accord avec les désirs du cœur et les rêves de l’imagination, un monde pour sa personnalité indéfinie, séjour d’une éternelle félicité. Eh bien, ce monde existe ; mais pour qu’il puisse y entrer, il faut que le monde réel tout opposé à ce monde imaginaire disparaisse dans le néant, — et il y disparaîtra aussi nécessairement qu’il y a un Dieu. Foi, amour, espérance, voilà la trinité chrétienne. L’espérance a en vue l’accomplissement des promesses, des vœux qui ne sont pas encore remplis mais qui un jour le seront ; l’amour se porte sur l’être qui fait ces promesses et les remplit ; la foi s’attache aux promesses, aux vœux accomplis depuis longtemps et devenus des faits historiques.

Le miracle est un objet essentiel du christianisme, la matière de la foi. Et qu’est le miracle ? un vœu surnaturel réalisé, — rien de plus. L’apôtre saint Paul nous explique par l’exemple d’Abraham la nature de la foi chrétienne. Abraham ne pouvait plus espérer d’avoir un fils par la voie naturelle ; Jéhovah lui en promit un cependant par une grâce spéciale, et il crut à cette promesse en dépit de la nature. Sa foi lui fut comptée comme un mérite, et avec raison, car il faut avoir beaucoup d’imagination et de bonne volonté pour admettre comme certain ce qui est en contradiction avec les lois de l’expérience. Mais quel était l’objet de cette promesse divine ? Un fils, c’est-à-dire l’objet des vœux de l’homme. Et à quoi croyait Abraham en croyant à Jéhovah ? Il croyait en un être à qui tout est possible, qui peut remplir tous les vœux de l’homme. «  Pourrait-il, en effet, y avoir quelque chose d’impossible au Seigneur ? »

Pourquoi, cependant, remonter jusqu’à Abraham ? les exemples les plus frappants se trouvent près de nous. Le miracle rassasie ceux qui ont faim, rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, l’usage de leurs membres aux paralytiques, ressuscite les morts à la prière de leurs proches. Il satisfait donc toujours des désirs humains, désirs qui, appelant toujours en aide une puissance miraculeuse, sont par cela même extraordinaires, surnaturels. Mais le miracle se distingue de la satisfaction naturelle et raisonnable des désirs et des besoins de l’homme en ce qu’il les satisfait de la manière la plus conforme à la nature du désir, c’est-à-dire de la manière la plus désirable. Le désir ne connaît ni obstacle, ni loi, ni temps ; il veut être exaucé immédiatement, en un clin d’œil. Et, ma foi ! aussi prompt est le désir, aussi prompt est le miracle. Que des malades reviennent à la santé, il n’y a là rien d’étonnant, mais qu’ils soient guéris tout d’un coup par l’effet d’une simple parole, c’est là le secret de la chose. Ce n’est donc pas par les effets qu’elle produit, — car si elle produisait réellement quelque chose de neuf, qu’on n’eût jamais vu ni même pensé, elle se montrerait une puissance neuve et en même temps réelle, — c’est par son mode de production que la puissance miraculeuse se distingue de la puissance ou de l’activité de la nature et de la raison. Mais une activité naturelle et sensible dans son objet et qui n’est surnaturelle et extra-sensible que par sa forme, une telle activité n’est qu’imagination ou fantaisie. La puissance du miracle n’est donc que la puissance de l’imagination.

C’est dans un but que le miracle s’opère. La douleur et les regrets des parents de Lazare, leur désir de posséder de nouveau celui qu’ils avaient perdu furent le motif de la merveilleuse résurrection ; le but, ce fut le fait lui-même, la satisfaction de ce désir. Le miracle se fit bien « pour la gloire de Dieu, afin que le fils de Dieu fût honoré ; » mais l’envoi par les sœurs de Lazare d’un messager au Seigneur avec ces mots. « Vois, maître, celui que tu aimes est malade, » et les larmes que Jésus verse sur le malheur de son ami, revendiquent pour le miracle une origine et un but fondés dans le cœur humain. Le sens de l’histoire, c’est que la puissance qui peut rappeler les morts du tombeau est capable d’exaucer tous les vœux de l’homme, et l’honneur du fils de Dieu consiste en ce qu’il est reconnu comme l’être qui peut tout ce que l’homme ne peut pas, mais qu’il désire pouvoir. L’activité dirigée par un but décrit un cercle ; sa fin la ramène à son commencement. L’activité miraculeuse est tout autre, elle réalise le but sans moyens, elle oèere immédiatement l’unité du but et de son accomplissement, en un mot elle décrit un cercle mais non pas en ligne courbe, non ! en ligne droite. Un cercle en ligne droite, voilà l’image mathématique du miracle. Si rien ne serait plus ridicule que de vouloir construire un cercle de cette façon, on pourrait en dire autant de l’idée de vouloir fonder les miracles sur des raisons philosophiques. Le miracle est inintelligible pour la raison, aussi inintelligible qu’un cercle sans circonférence ; avant de chercher à prouver que le miracle est possible, commencez donc par prouver que l’inintelligible est intelligible.

Ce qui fait que l’homme s’imagine pouvoir penser le miracle, c’est qu’il se le représente comme une action qui tombe sous les sens ; mais il n’en est rien. Le miracle de la métamorphose de l’eau en vin, par exemple, exprime tout simplement ceci : l’eau est la même chose que le vin, — exprime l’unité de deux choses absolument contraires. Dans la main de l’opérateur miraculeux il n’y a aucune différence entre les deux substances ; la métamorphose n’est que l’apparition sensible de l’unité des contradictoires. Si cette contradiction est voilée, c’est qu’on se figure qu’il y a changement. Mais ce changement n’est pas successif, naturel, organique pour ainsi dire ; c’est un changement absolu, sans substance, une pure création ex nihilo. Dans l’acte miraculeux, le vin et l’eau sont tout d’un coup, en moins d’un clin d’œil, impossibles à distinguer. Il vaudrait autant dire le fer est bois ou une boisure de fer.

Le miracle ne peut donc être ni objet de la pensée ni objet des sens, de l’expérience réelle ou seulement possible. L’eau est bien un objet des sens, le vin aussi ; maintenant je vois fort bien l’eau et ensuite le vin ; mais le miracle, l’acte qui confond tout en un instant est en dehors de l’expérience, parce qu’il ne s’opère pas par degrés. L’aveugle-né guéri miraculeusement n’a pas besoin d’exercer d’abord ses yeux pour voir ; il voit tout aussi distinctement que l’homme enseigné par l’habitude et par le contrôle des autres sens ; de même l’estropié jette tout d’un coup ses béquilles et dans sa joie exécute des gambades ; en un instant il connaît les lois de l’équilibre, par un miracle aussi grand que celui qui lui a rendu l’usage de ses membres, car le miracle ne fait rien à demi. Le miracle, en un mot, est une affaire d’imagination, et c’est pourquoi il parle tant au cœur : il fait bien d’abord une impression sublime, émouvante en tant qu’il est l’expression d’une puissance à laquelle rien ne résiste ; mais cette impression passe avec la rapidité de l’acte lui-même. Au moment où le mort aimé sort du tombeau, ses parents et ses amis peuvent bien s’effrayer devant cette puissance qui change les morts en vivants ; mais dans le même instant, car le miracle se fait vite, ils se jettent dans les bras du ressuscité et le ramènent à la maison avec des larmes de joie pour y célébrer une fête de réjouissance. Le miracle est agréable au cœur parce qu’il satisfait sans travail, sans efforts tous les veux de l’homme ; le cœur ne s’inquiète pas du monde extérieur, il ne sort pas de lui-même, en lui-même il est heureux. L’esprit classique, l’esprit de la civilisation ne laisse pas livrés à eux-mêmes le sentiment et la fantaisie, il leur impose des lois parce qu’il se règle lui-même sur la contemplation du monde, sur la nécessité, sur la vérité de la nature des choses. À la place de cet esprit, le christianisme a fait prévaloir le moi, la subjectivité absolue, sans borne et sans mesure, principe entièrement opposé à celui de la science et de la civilisation. Par le christianisme l’homme a perdu le sens, la faculté de sortir de lui-même, de se sentir membre de l’univers, de comprendre ses rapports avec la nature. Tant que le christianisme vrai, sincère, a régné sur les âmes, tant qu’il a été une vérité vivante, pratique, des miracles se sont toujours produits, des miracles réels, et ils se sont produits nécessairement. La foi à des miracles passés, morts, simplement historiques est une foi morte, le premier pas vers l’incrédulité, la première attaque du doute. Mais partout où des miracles s’opèrent, là les formes les plus concrètes du monde réel se perdent dans les nuages de la fantaisie, là l’univers n’a aucune valeur, aucune vérité  ; là l’être seul vrai, seul réel, c’est l’être qui fait des miracles, l’être objet de l’imagination, c’est-à-dire l’être subjectif.

Cette explication du miracle par les besoins du cœur et par la fantaisie peut paraître superficielle  ; mais qu’on se transporte par la pensée dans les temps où l’on croyait aux miracles vivants, actuels, palpables  ; où l’existence des choses en dehors de nous n’était pas encore un article de foi, où l’homme vivait sans la moindre idée du monde, attendant sa fin chaque jour, dans l’enivrante perspective, dans la consolante espérance du ciel, vivait par conséquent dans l’imagination  ; — car que le ciel soit où il voudra, tant que nous sommes sur la terre, il n’existe que dans l’imagination, — alors que cette imagination était une vérité, la seule vraie, la seule éternelle, non pas simplement un vague moyen de consolation, mais un principe de morale pratique auquel le croyant sacrifiait avec joie le monde réel, avec toutes ses joies et toutes ses magnificences  ; qu’on se transporte par la pensée dans ces temps, qu’on vive de leur vie, et l’on sera très-superficiel, si l’on traite de superficielle l’explication psychologique. Que ces miracles se soient passés ou aient dû se passer à la vue d’un peuple nombreux, l’objection n’est pas plus forte. Tous étaient hors d’eux-mêmes, tous remplis d’idées extraordinaires, surnaturelles, tous animés de la même foi, de la même espérance, de la même fantaisie. Qui ne sait qu’il y a des rêves communs ou simultanés, des visions semblables et dans le même temps chez des individus bornés, hallucinés par les mêmes besoins du cœur et de l’imagination, étroitement unis entre eux d’idées et de sentiments ? Mais que les choses se passent comme on voudra, si l’explication du miracle par la fantaisie est superficielle, la faute en est non à celui qui explique, mais à l’objet expliqué, au miracle, car le miracle, sous quelque jour qu’on le considère, n’exprime rien de plus que la puissance d’enchantement de la fantaisie qui accomplit sans obstacle tous les vœux, tous les désirs de l’homme[10].



XV

LE MYSTÈRE DE LA RÉSURRECTION ET DE LA NAISSANCE SURNATURELLE

Les besoins du cœur et de l’imagination ne montrent pas seulement leur puissance dans les miracles pratiques dont l’objet immédiat est le bien où l’accomplissement des désirs de l’individu ; ils la montrent encore dans les miracles dogmatiques, dans ceux, par exemple, de la naissance surnaturelle et de la résurrection.

L’homme, du moins dans l’état de santé, a le désir de ne pas mourir. Ce désir se confond, dans l’origine, avec son penchant à sa propre conservation ; car tout ce qui vit veut se soutenir, se conserver, veut enfin ne pas cesser de vivre. Ce désir d’abord négatif devient plus tard, par la réflexion et la fantaisie sentimentale, sous la pression de la vie, surtout de la vie civile et politique, un désir positif, celui d’une vie meilleure après la mort. Mais dans ce désir est contenu en même temps pour l’homme le désir de la certitude de son espérance. Cette espérance la raison ne peut la remplir, aussi a-t-on dit que toutes les preuves de l’immortalité sont insuffisantes et même que la raison, ne pouvant pas la connaître, pouvait encore moins la prouver. Et rien de plus vrai ; la raison ne donne que des preuves générales, abstraites : la certitude de l’éternelle durée de mon existence personnelle ne peut donc être fournie par elle, et c’est précisément cette certitude qu’on demande. Pour l’obtenir il faut une preuve de fait, un témoignage immédiat, qui tombe sous les sens. Il faut donc qu’un mort, de la mort duquel nous sommes assurés d’avance, se relève à notre ue du tombeau — et non pas un mort indifférent, le premier venu, mais un mort qui soit bien plutôt le modèle des autres, de telle sorte que sa résurrection soit aussi le modèle, la garantie de la résurrection des autres. La résurrection du Christ satisfait dans l’homme le désir d’une certitude immédiate de sa durée après la mort, — c’est l’immortalité personnelle devenue un fait sensible, indubitable.

Pour les philosophes païens, l’intérêt de la personnalité n’était qu’une affaire secondaire dans la question de l’immortalité. Pour eux il s’agissait principalement de la nature de l’âme, de l’esprit, du principe de la vie, et l’idée que le principe de la vie est immortel est loin de contenir immédiatement l’idée et encore moins la certitude de l’immortalité personnelle. Voilà pourquoi les anciens se sont exprimés sur ce sujet d’une manière si incertaine, si douteuse et si contradictoire. Les chrétiens, au contraire, dans la certitude de la réalisation future de leurs vœux, de la vérité, de la sainteté, de la divinité de leurs sentiments, firent de ce qui n’était chez les anciens qu’un problème scientifique un fait de simple expérience, et de plus un fait obligatoire pour la conscience et dont la négation est un crime aussi grand que le crime de lèse-majesté de l’athéisme. Qui nie la résurrection nie la résurrection du Christ, nie par cela même le Christ, et qui nie le Christ nie Dieu. C’est ainsi que, pour le christianisme spirituel, une affaire de l’esprit est devenue une affaire matérielle. Pour le chrétien, l’immortalité de la raison, de l’intelligence était quelque chose de trop abstrait, de trop négatif ; il n’avait à cœur que l’immortalité personnelle, et celle-ci n’a d’autre garantie que la résurrection charnelle. La résurrection de la chair est le plus grand triomphe du christianisme sur le spiritualisme sublime, mais abstrait de l’antiquité ; aussi ce dogme ne pouvait-il d’aucune façon entrer dans la tête des païens.

Si, dans la résurrection, cette fin de l’histoire sacrée, qui a la signification non d’une histoire, mais de la vérité même, nous ne devons voir qu’un désir réalisé ; il en doit être de même pour le commencement de cette histoire, pour la naissance surnaturelle, bien que celle-ci ne se rapporte pas immédiatement à l’intérêt personnel, mais à un sentiment intime et subjectif.

Plus l’homme devient étranger à la nature, plus sa manière de voir devient subjective, c’est-à-dire surnaturelle ou contre nature, plus il sent de dégoût et d’aversion pour les choses naturelles qui déplaisent à sa fantaisie. L’homme libre, objectif, trouve bien dans la réalité des choses qui le dégoûtent, mais il les regarde comme des conséquences naturelles, inévitables, et cette idée suffit pour lui faire vaincre ses sentiments, qu’il accuse dans ce cas de subjectivité et de mensonge. L’homme, au contraire, qui ne vit que dans l’imagination, ne peut s’empêcher de traiter ces mêmes choses avec une aversion particulière. Il a l’œil de ce pauvre enfant trouvé qui, ne remarquant sur la plus belle fleur que les insectes « petits et noirs » qui la parcouraient en tous sens, perdait à cette vue la jouissance qu’aurait pu lui donner la contemplation de sa beauté. L’homme subjectif fait de ses sentiments la mesure de ce qui doit être ; ce qui ne lui plaît pas, ce qui offense ses goûts surnaturels ne doit pas exister, — quand même ce qui lui plaît ne pourrait pas être sans ce qui lui déplaît, — il ne se laisse pas diriger par les lois monotones de la logique et de la physique, mais par l’arbitraire de l’imagination. En tout, ce qui lui plaît est accepté, ce qui lui déplaît est nié. Aussi le voyons-nous plein de sympathie et d’admiration pour la vierge pure et sans tache et même encore pour la mère, mais seulement pour la mère qui ne souffre plus, qui déjà porte le petit enfant dans ses bras ; le travail de la nature lui répugne, lui paraît vil et dégoûtant.

Dans l’essence la plus intime de son esprit, de sa foi, la virginité est par elle-même sa plus haute conception morale, la corne d’abondance de ses idées et de ses sentiments surnaturels, la personnification de son sentiment d’honneur, d’amour-propre, de sa pudeur devant la nature commune et grossière. Mais, malgré cela, un sentiment naturel se fait jour dans sa poitrine, le sentiment de pitié, de compassion pour l’amour maternel. Que faut-il faire dans ce désaccord du cœur religieux avec le cœur que la chair et le sang font battre avec tant de force ? Demandez-le au mystique : il n’est pas embarrassé pour si peu ; de deux êtres il n’en fera qu’un ; dans un seul et même être il unira des attributs contradictoires et qui s’excluent réciproquement ; mais aussi quelle source infinie de sentiments délicieux, spirituellement charnels, ne trouvera-t-il pas dans cette union !

Voilà la clef de cette contradiction dans laquelle tombe le christianisme lorsqu’il fait en même temps du mariage et du célibat deux états également saints. La contradiction contenue dans le dogme de la vierge mère ou de la mère vierge se réalise ici et devient une contradiction dans la pratique. Cependant cette union miraculeuse de la virginité et de la maternité, si opposée à la nature et à la raison, mais tout à fait d’accord avec la fantaisie, n’est pas un dogme produit par le temps ; elle se trouve déjà dans le rôle douteux que joue dans la Bible le mariage entendu à la façon de l’apôtre saint Paul. La doctrine de la conception surnaturelle du Christ est une doctrine essentielle du christianisme et qui repose sur le même fondement que les autres miracles et articles de foi. Le même penchant qui entraînait les chrétiens à détruire par la puissance du miracle la mort et tous les obstacles que la nature oppose à la fantaisie et que le philosophe, le naturaliste, l’homme libre et sans préjugés, regardent comme des lois rationnelles, le même penchant devait les porter aussi à faire renverser par une puissance miraculeuse la marche de la génération naturelle qui ne leur inspirait que répugnance et aversion. Et de même que la résurrection, la naissance surnaturelle s’accomplit pour le bien de tous, c’est-à-dire des croyants ; car la conception de Marie, en tant que non souillée par la contagion du péché originel, a été le premier acte de purification de l’humanité dégradée par le péché, c’est-à-dire par la nature. C’est par sa pureté seule que le Dieu-homme pouvait nous purifier aux yeux d’un Dieu qui a en horreur la génération naturelle, parce qu’il n’est lui-même que la fantaisie surnaturelle personnifiée.

Les protestants orthodoxes si froids, si peu conséquents dans leurs critiques, se laissèrent entraîner à faire de la conception de la Vierge un mystère profond, sacré, incompréhensible et digne du plus grand respect. Mais pour les protestants qui, réduisant le chrétien à la foi, le laissaient homme dans la vie, ce mystère n’eût plus d’importance qu’en théorie ; dans la pratique, ils ne se laissèrent point détourner par lui de leur amour du mariage. Pour les anciens chrétiens, au contraire, ce qui était un mystère de la foi était aussi un mystère de la vie et de la morale. La morale catholique est chrétienne, mystique ; la morale protestante a toujours été rationaliste. La morale protestante est un mélange charnel du chrétien avec l’homme, avec l’homme naturel, politique, civil, social, ou tout ce qu’on voudra, excepté chrétien ; c’est une femme féconde et jouissant d’une bonne santé ; la morale catholique est une mère de douleur, mater dolorosa. Le fond du protestantisme, c’est la contradiction entre la vie et la foi ; c’est pourquoi il est devenu la source ou du moins la condition de la liberté. Le mystère de la conception de la Vierge n’avait pour lui qu’une valeur dogmatique, théorique ; aussi prétendait-il qu’on ne pouvait en parler avec trop de prudence et qu’on ne devait pas en faire un objet de la spéculation. Ce que l’on nie dans la pratique n’a plus de fondement dans l’homme, n’est plus qu’un fantôme, une création de la fantaisie ; telle est la cause pour laquelle on le dérobe avec soin aux yeux de l’intelligence ; les fantômes ne supportent pas la lumière du jour.

On peut dire même que l’idée exprimée dans une lettre à saint Bernard et condamnée par lui, l’idée que Marie aussi a été conçue sans péché, n’est pas du tout une « étrange opinion d’école, » comme l’a nommée un historien moderne. Elle provenait au contraire d’une naturelle conséquence et d’une intention pieuse et reconnaissante à l’égard de la mère de Dieu. Ce qui engendre un miracle, un Dieu doit avoir une origine et une nature divines. Comment Marie aurait-elle eu l’honneur d’être visitée par le Saint-Esprit si elle n’avait pas été purifiée d’avance ? Comment le Saint-Esprit aurait-il pu prendre pour demeure un corps souillé par le péché originel ? Si vous ne trouvez pas étrange le principe du christianisme, la naissance miraculeuse du Sauveur, oh ! alors, ne trouvez pas non plus étrange les conséquences simples

et naïves qu’en a tirées le catholicisme[11].

XVI

LE MYSTÈRE DU CHRIST OU DU DIEU PERSONNEL

Les mystères fondamentaux du christianisme sont, comme nous l’avons vu, des vœux réalisés ; le christianisme n’est que l’imagination au service du cœur. Il est plus agréable et plus commode de souffrir que d’agir, plus agréable d’être délivré et sauvé par un autre que de se délivrer soi-même, de faire dépendre son salut d’une personne que de la force de l’activité volontaire ; plus agréable d’aimer que de faire des efforts, de se savoir aimé de Dieu que de s’aimer soi-même, de l’amour simple, naturel, inné dans tous les êtres ; plus agréable de se mirer dans les yeux rayonnants d’amour d’un autre être personnel, que de jeter un regard dans le miroir de sa conscience ou dans les froides profondeurs de l’océan de la nature ; plus agréable et plus commode en général de se laisser diriger par son propre cœur comme si c’était le cœur d’un autre, au fond pourtant le même que nous, que de se diriger soi-même par l’intelligence et la raison. Le cœur est le moi souffrant et il souffre de son action sur lui-même comme d’une impression extérieure. Sa nature, la nature du sentiment est une nature rêveuse ; aussi ne connaît-il rien de plus agréable, rien de plus profond que le rêve. Dans le rêve, mon action sur moi-même me paraît venir du dehors ; mes sensations, mes idées, mes sentiments se transforment en événements et en êtres extérieurs : et ce que je fais moi-même, il me semble que je le souffre. Le rêve brise deux fois les rayons lumineux, de là son charme indicible. Nous sommes bien la même personne dans la veille et dans le rêve ; mais, dans le premier cas, nous agissons sur nous-mêmes, dans le second, nous sommes affectés comme si un autre être agissait sur nous. Je me pense, voilà qui est tout à fait froid, rationaliste. Je suis pensé par Dieu, je me pense moi-même comme objet de la pensée de Dieu, voilà qui est agréable au cœur, tout à fait religieux. La fantaisie du cœur est un rêve les yeux ouverts. La religion est le rêve de la conscience éveillée. Le rêve est la clef de tous les mystères de la religion.

La loi suprême pour le cœur c’est l’unité immédiate de la volonté et de l’acte, du désir et de la réalité. Cette loi, le Sauveur l’exécute. De même que le miracle réalise d’une manière immédiate tout à fait opposée à l’activité de la nature les désirs et les besoins physiques de l’homme, de même le Sauveur, le réconciliateur, l’homme-Dieu satisfait nos besoins et nos désirs intimes d’une manière immédiate, tout à fait contraire à l’activité morale, en nous dispensant d’agir par nous-mêmes. Ce que tu désires est déjà accompli ; tu veux mériter, conquérir la félicité dont la morale est le moyen et la condition, mais tu ne le peux pas, c’est-à-dire en vérité tu n’en as pas besoin. Ce que tu te proposes est déjà exécuté, tu n’as besoin que de te laisser faire, que de croire et de jouir. Tu veux te rendre Dieu propice, apaiser sa colère, avoir la paix avec ta conscience ; mais cette paix existe déjà ; cette paix, c’est le médiateur, c’est l’homme-Dieu ; il est ta conscience rassurée et satisfaite, il est l’accomplissement de la loi et par cela même l’accomplissement de tes vœux et de tes efforts.

Aussi n’est-ce plus désormais la loi, mais l’exécuteur de la loi qui est le modèle, le fil conducteur, la règle de ta vie. La loi n’a d’autorité et de valeur qu’en face de la résistance ; quiconque exécute la loi, la rend par cela même superflue et lui dit : Ce que tu veux, je le veux aussi ; ce que tu ordonnes, je l’affirme par mes actions, ma vie est la loi véritable et vivante. L’exécuteur de la loi prend donc la place de la loi elle-même, et il la prend sous la forme d’une loi nouvelle dont le joug est doux et facile à porter. À la place de l’ordre qu’elle impose, il se donne lui-même pour exemple, comme objet de l’amour, de l’admiration, du zèle imitateur, et il opère ainsi notre délivrance du péché. La loi ne me donne pas la force d’exécuter la loi ; non, elle est barbare, elle commande seulement sans s’inquiéter si je puis la remplir, ni comment je dois la remplir ; elle m’abandonne à moi-même sans conseil et sans secours. Mais celui qui m’éclaire et me guide par son exemple, celui-là me saisit par le bras et me communique sa propre force. La loi ne fait aucune résistance au péché, mais l’exemple fait des miracles. La loi est morte, mais l’exemple vivifie, remplit d’enthousiasme, entraîne l’homme involontairement. La loi ne parle qu’à l’intelligence et se met en opposition directe avec nos penchants ; mais l’exemple a pour auxiliaire un penchant d’une grande puissance, le penchant involontaire à l’imitation. L’exemple agit sur le cœur et la fantaisie ; il a, en un mot, une force magique, c’est-à-dire sensible, car la force d’attraction magique, involontaire, est un attribut essentiel de la matière en général, des sens en particulier.

Si la vertu pouvait ou voulait se laisser voir, disaient les anciens, sa beauté gagnerait tous les cœurs et les remplirait d’amour, d’admiration et d’enthousiasme. Les chrétiens ont été assez heureux pour voir ce désir exaucé. La loi des païens était dans leur conscience, les Juifs avaient une loi écrite ; les chrétiens ont eu un exemple, un modèle, une loi visible, personnelle, vivante, une loi humaine, de chair et de sang. De là la joie des premiers chrétiens, de là l’orgueil du christianisme proclamant que lui seul possède et peut donner la force de résister au péché, et cet orgueil, nous ne voulons pas ici du moins lui en contester la légitimité. Observons seulement que la force de l’exemple n’est pas tant la force de la vertu que celle de l’exemple en général, comme la puissance de la musique religieuse n’est pas la puissance de (la religion, mais la puissance de la musique. Le modèle de vertu excite bien aux actions vertueuses, mais ces actions ne sont pas pour cela le fruit d’intentions vertueuses ni de motifs d’action vraiment moraux. D’ailleurs cette explication simple et vraie de la force de l’exemple par contraste avec la puissance de la loi n’exprime pas d’une manière complète le sens religieux de la délivrance et de la réconciliation chrétienne. Le centre autour duquel tout gravite, c’est bien plutôt la puissance personnelle de ce médiateur miraculeux qui n’est ni Dieu ni homme, mais à la fois homme et Dieu, et qui ne peut être compris que dans ses rapports avec l’idée et le sens du miracle. Dans ce sens, le Sauveur n’est qu’un désir réalisé, le désir d’être indépendant des lois de la morale, c’est-à-dire des conditions auxquelles est enchaîné dans le cours des choses naturelles l’exercice de la vertu, le désir d’être délivré en un clin d’œil, par un coup de baguette, c’est-à-dire de la manière la plus subjective, la plus agréable au cœur des maux et des douleurs inséparables de la vie morale. « La parole de Dieu, dit Luther, accomplit rapidement toutes choses, t’accorde le pardon de tes fautes et la félicité éternelle, et il ne t’en coûte rien de plus que d’entendre la parole divine, et, après l’avoir entendue, d’y croire. Si tu y crois, tu obtiens tout sans fatigue et sans retard. » Mais pour entendre cette parole et par suite pour avoir la foi, il faut d’abord un don de Dieu. « La foi n’est donc pas autre chose qu’un miracle psychologique, qu’un miracle opéré par Dieu dans l’homme, » dit encore Luther. Les vertus des païens ne sont que des vices dorés, car la morale dépend de la foi ; c’est par la foi que l’homme est délivré du péché ou plutôt de la conscience du péché : l’homme n’est par conséquent libre et bon que par un miracle.

Ce rapport entre la puissance miraculeuse et l’idée du médiateur est prouvé par l’histoire. Les miracles de L’Ancien Testament, la proclamation de la loi, la providence, en un mot tous les attributs qui fondent l’essence de la religion étaient déjà par le judaïsme placés dans la sagesse divine, dans le Verbe, dans le Logos. Mais ce Logos est pour Philon quelque chose d’indéfini, tantôt une conception, tantôt une réalité ; c’est-à-dire, Philon hésite entre la philosophie et la religion, entre le Dieu métaphysique, abstrait, et le Dieu réel, religieux. Le christianisme seul lui a donné un corps, d’être imaginaire en a fait un être réel, s’est concentré, s’est personnifié en lui comme dans le seul être, dans le seul objet qui soit le fondement, l’expression de sa propre nature.

Dieu, en tant que Dieu, est le cœur encore fermé, retiré en lui-même ; le Christ est le cœur ouvert et expansif, arrivé à la pleine certitude de sa vérité et de sa divinité ; car le Christ ne lui refuse rien, exauce toutes ses prières. En Dieu le cœur est silencieux, il n’ose pas encore exprimer ses chagrins, il se contente de soupirer ; dans le Christ il avoue tout, il confesse tout, il ne garde plus rien pour lui. Le soupir est un vœu encore inquiet ; s’il se fait entendre, c’est seulement pour se plaindre de n’avoir pas ce qu’il désire et non pour déclarer nettement, ouvertement ce qu’il veut, comme s’il doutait de la légitimité de ses réclamations. Dans le Christ son angoisse a disparu ; le Christ est le soupir changé en hymne triomphal, la confiance absolue du cœur dans la réalisation de ses vœux cachés en Dieu, la victoire du cœur sur la mort, sur toutes les puissances de la nature, la résurrection non plus seulement espérée mais déjà accomplie. Le Christ est le cœur rendu libre de tous les obstacles, de toutes les souffrances, la fantaisie heureuse, la divinité visible.

Voir Dieu, voilà le désir suprême, le suprême triomphe du cœur. Le Christ est la réalisation de ce désir et de ce triomphe. Dieu comme objet de la pensée pure est un être éloigné, et nos rapports avec lui sont aussi abstraits que le seraient nos rapports d’amitié avec un homme qui vivrait loin de nous et que nous ne connaîtrions pas personnellement. Quelle que soit la force avec laquelle il se rend présent à notre esprit, soit par ses œuvres, soit par les preuves d’amour qu’il nous donne, il reste toujours un vide qui n’est pas comblé, et le cœur n’est pas satisfait. Tant qu’un être ne nous est pas connu de vue, nous sommes toujours en doute s’il est tel que nous nous le représentons ; sa vue seule nous donne une confiance absolue, nous délivre de toute inquiétude. Le Christ est Dieu connu personnellement ; par lui nous avons l’heureuse certitude que Dieu est et qu’il est tel que le cœur le désire et le veut pour la satisfaction de ses besoins. Dieu comme objet de la prière est bien déjà un être humain, puisqu’il écoute les plaintes de l’homme et prend part à ses souffrances, mais il n’est pas encore pour la conscience religieuse un homme réel. Ce dernier veu de la religion, le Christ le réalise, et tous les mystères sont ainsi dévoilés, mais dévoilés dans la langue particulière à la religion qui ne parle que par images. Ce que Dieu est dans son être, le Christ en est la révélation, la manifestation sensible. Dans ce sens, on peut dire que le christianisme est la religion parfaite, absolue, car le but de la religion, c’est que Dieu, qui n’est pas autre chose que l’être même de l’homme arrive enfin à se réaliser comme tel, à être comme homme objet de notre conscience, et ce but, la religion chrétienne le remplit par l’incarnation, et l’incarnation n’est point du tout un fait passager, car le Christ reste encore homme après son ascension, homme par le cœur et par la forme ; seulement son corps n’est plus désormais un corps terrestre, et la douleur n’a aucune prise sur lui.

Les incarnations de Dieu chez les Orientaux, principalement chez les Indiens, sont loin d’avoir la même importance ; elles se renouvellent si souvent qu’elles deviennent indifférentes et perdent toute leur valeur. L’humanité de Dieu c’est sa personnalité ; Dieu est un être personnel, cela veut dire : Dieu est homme. Le sens de l’incarnation est infiniment mieux atteint par une seule personnalité que par une suite de personnes apparaissant l’une après l’autre et disparaissant de même. Dans ce dernier cas il n’y a pas de raison pour en finir, car la fantaisie n’a pas de bornes, et tous ces personnages divins ne semblent plus que des fantômes, que de simples apparitions. Là, au contraire, où l’incarnation n’a lieu que dans une personnalité exclusive, là elle en impose avec toute la puissance d’une personnalité historique ; la fantaisie est réglée et n’a plus la liberté de s’en représenter d’autres. Cette personnalité unique m’impose la foi à sa réalité ; d’objet de l’imagination elle devient objet de la tradition historique.

Si la personnalité, pour être vraie, doit être une, pour être réelle, il faut qu’elle soit chair et sang. La dernière preuve donnée par l’auteur du quatrième évangile pour démontrer que la personne visible de Dieu n’était pas un fantôme, une illusion, mais un homme véritable, c’est que le sang coula de son côté percé d’une lance lorsqu’elle était sur la croix. Quand le Dieu personnel est un vrai besoin du ceur, il faut que ce Dieu lui-même souffre ; sa souffrance seule est la garantie de sa réalité. La passion du Christ est la confiance suprême, la suprême jouissance, la suprême consolation du cœur ; le sang du Christ peut seul apaiser la soif, l’aspiration vers un Dieu personnel, c’est-à-dire humain, sensible et compatissant.

Rien de plus superficiel que de prétendre que le christianisme n’est pas la religion d’un Dieu personnel, mais de trois personnes. Il en est ainsi, il est vrai, dans la dogmatique ; mais la personnalité du Saint-Esprit est réfutée par la dogmatique elle-même lorsqu’elle en fait un don du père et du fils, et lui enlève ainsi tout attribut personnel. L’origine du Saint-Esprit dément sa personnalité ; c’est par la génération et non par un souffle (spiratio) qu’un être personnel est produit. Et même le père, comme représentant de l’idée précise de la divinité, n’est une personne qu’en imagination ; en réalité, il n’est qu’une idée abstraite, qu’une pure conception. Point de personnalité sans corps, sans une forme déterminée ; le Christ seul est le Dieu personnel, le Dieu vrai, réel des chrétiens, ce qu’on ne saurait trop souvent répéter. En lui se concentre la religion chrétienne, l’essence de la religion en général ; en lui le cœur et l’imagination ne font qu’un, car il épuise toutes les joies de l’une et toutes les souffrances de l’autre.

Le christianisme se distingue des autres religions en ce qu’il unit le cœur et la fantaisie à qui ces dernières laissent suivre chacun sa voie. En lui la fantaisie décrit un cercle dont le cœur est le centre ; elle n’obéit qu’aux besoins du cœur, n’exauce que ses désirs, n’a de rapports qu’avec ce qui lui est nécessaire ; elle n’a, en un mot, qu’une tendance pratique et aucune tendance poétique. Les miracles du christianisme ne sont pas les œuvres d’une activité libre, arbitraire, désintéressée ; ils nous transportent sur le terrain de la vie commune et réelle, ils font sur l’homme de sentiment une impression irrésistible, parce qu’ils ont pour eux la nécessité même de la satisfaction du sentiment. La puissance de la fantaisie est ici la puissance du cœur ; c’est le cœur enivré de sa victoire. Chez les Orientaux, chez les Grecs, l’imagination, sans s’inquiéter des besoins du cœur, s’enivrait de la splendeur et de la magnificence des choses de la terre ; chez les chrétiens, elle descendit du palais des dieux pour visiter le réduit du pauvre, où ne règne que la nécessité du besoin, et elle s’est humiliée sous la puissance de cette nécessité. Mais plus elle a rétréci son domaine, plus elle a gagné en force, et contre la puissance des besoins du cœur est venu échouer l’insolent orgueil des dieux de l’Olympe. Rien ne peut, en effet, résister à la puissance du cœur et de l’imagination réunis. Et cette alliance de la fantaisie avec la nécessité des besoins intimes, cette alliance c’est le Christ ; aussi toutes choses lui sont soumises. Il est le souverain du monde dont il dispose selon son bon plaisir ; mais cette souveraineté sur la nature est elle-même soumise à celle du cœur. Le Christ n’impose le silence à la mer mugissante et à la voix terrible des puissances naturelles que pour écouter les plaintes et les soupirs des malheureux.



XVII

PAGANISME ET CHRISTIANISME

Le Christ est la toute-puissance de la subjectivité humaine, le cœur délivré des liens et des lois de la nature, concentré en lui-même par sa séparation d’avec

le monde, l’accomplissement de tous les désirs, l’ascension de la fantaisie, la fête de résurrection du cœur. Le Christ est la différence qui sépare le christianisme du paganisme.

Le chrétien s’est mis à part de l’ensemble des choses, s’est considéré comme un tout indépendant et capable de se suffire à lui-même, comme un être absolu au-dessus et en dehors du monde. Par cette rupture de tout rapport entre lui et l’univers, il s’est senti infini, — car la borne de la subjectivité, c’est l’univers ou l’objectivité, — il n’a plus eu de motifs de mettre en doute la vérité et la valeur de ses désirs et de ses sentiments. Le païen, au contraire, loin de se concentrer en lui-même, se laissait pénétrer de toutes les influences de la nature, ouvrait tous ses sens à la perception du monde. Quelle que fût son admiration pour la magnificence et la sublimité de l’intelligence et de la raison, il était assez libéral, assez objectif pour laisser vivre la matière en idée comme en fait, et même pour la laisser vivre éternellement. Le chrétien était intolérant en pratique comme en théorie ; pour assurer sa propre vie dans l’éternité, il croyait devoir anéantir la nature, et c’est ce qu’il fait dans sa foi à la fin prochaine de l’univers. Les anciens étaient libres, indépendants, mais leur liberté n’était que celle de l’indifférence envers eux-mêmes ; les chrétiens étaient libres, indépendants de la nature, mais leur liberté n’était que la liberté de la fantaisie, la liberté du miracle ; car la vraie liberté a pour règle la nature et la connaissance des choses. Les anciens étaient si ravis de l’harmonie du monde, du cosmos, que dans ce ravissement ils se perdaient eux-mêmes de vue et s’évanouissaient dans l’ensemble. Les chrétiens méprisaient le monde ; qu’est en effet la créature à côté du créateur ? Que sont le soleil, la lune et les étoiles à côté de l’âme humaine ? Le monde passe, mais l’homme est éternel. Si les chrétiens, en arrachant l’homme à tout rapport avec la nature, sont tombés dans cette délicatesse exagérée qui déclare impie et injurieuse pour la dignité humaine toute comparaison de l’homme avec l’animal, les païens, au contraire, sont tombés dans l’extrême opposé, dans cette grossière manière de voir qui ne fait aucune distinction entre l’animal et l’homme et qui va même comme Celse, un des adversaires du christianisme, jusqu’à placer l’homme au-dessous de l’animal.

Non-seulement les païens considéraient l’homme dans ses rapports avec l’univers, mais encore ils ne pouvaient le comprendre que dans ses rapports avec les autres hommes, avec le corps social. Ils distinguaient, strictement du moins, comme philosophes, l’individu de l’espèce, en faisaient un membre du genre humain, et comme partie le subordonnaient au tout. Les hommes passent, mais l’humanité reste, dit un philosophe païen. Comment peux-tu te plaindre de la perte de ta fille ? écrit Sulpicius à Cicéron. Des villes célèbres, de grands empires ont péri, et c’est ainsi que tu te désoles de la mort d’un être qui a si peu d’importance ? Où donc est ta philosophie ? L’espèce, l’humanité, l’intelligence étaient pour les anciens des choses grandes et sublimes ; l’individu n’était presque rien. Le christianisme, non pas, il est vrai, celui d’aujourd’hui, qui s’est pénétré de l’esprit antique et n’a conservé du christianisme que le nom et quelques principes généraux, forme un contraste direct avec la religion païenne, et c’est par ce contraste seul qu’on doit le comprendre, si on ne veut pas le défigurer par des interprétations spéculatives et arbitraires. Il est vrai jusqu’au point où son contraire est faux ; il est faux jusqu’au point où son contraire est vrai. Les anciens sacrifiaient l’individu à l’espèce ; les chrétiens, l’espèce à l’individu. Ou bien, le paganisme ne voyait dans l’individu qu’un membre distinct et dépendant de l’ensemble ; le christianisme, au contraire, l’identifiait avec l’espèce, ne le comprenait que dans une unité immédiate et sans différence avec elle[12].

Pour le christianisme, l’individu était l’objet d’une providence immédiate, c’est-à-dire l’objet immédiat de l’être divin. Les païens ne croyaient à une providence pour chaque homme en particulier que par l’espèce, la loi, l’ordre général du monde, c’est-à-dire ils croyaient à une providence naturelle et non surnaturelle, à une providence ayant sa source dans les rapports nécessaires des choses ; les chrétiens, au contraire, supprimèrent tout moyen terme, se placèrent en rapport direct avec l’être infini qui comprend et prévoit tout ; en un mot ils identifièrent l’être particulier avec l’être général.

Mais l’idée de la divinité ne fait qu’un avec l’idée de l’humanité ; tous les attributs divins sont des attributs de l’espèce humaine, attributs bornés dans l’individu, mais dont les bornes disparaissent dans l’essence de l’espèce, dans son existence même, parce que cette existence n’est réalisée que par tous les hommes pris ensemble dans le passé et dans l’avenir. Ma science et ma volonté ont une limite ; mais cette limite n’en est pas une pour un autre, et encore moins pour tous ; ce qui est impossible, inintelligible pour une époque est intelligible et possible pour l’époque qui la suit. L’histoire de l’humanité ne consiste qu’en une suite ininterrompue de victoires sur les obstacles qui, dans un certain temps, passent pour des bornes de notre nature, et par conséquent pour infranchissables. L’avenir démontre toujours que ces prétendues bornes de l’espèce ne sont que des

bornes des individus. Les progrès de la philosophie et des sciences naturelles fournissent sur ce sujet les preuves les plus intéressantes, et rien ne serait plus instructif qu’une histoire des sciences écrite à ce point de vue pour montrer dans toute sa nullité l’erreur de tous ceux qui prétendent pouvoir limiter les facultés et la puissance de l’espèce humaine.

Comme le sentiment de la limitation est un sentiment douloureux, l’individu s’en délivre par la contemplation de l’être parfait. Cette contemplation lui procure la jouissance de tout ce qui peut lui manquer. Dieu, chez les chrétiens, n’est pas autre chose que l’intuition de l’unité immédiate de l’espèce et de l’individualité, de l’être général et de l’être particulier ; il est l’idée de l’espèce conçue comme individu, l’espèce elle-même parfaite et sans limitation, en tant que réalisée dans une individualité infinie et universelle. En Dieu existence et essence sont identiques. La plus haute pensée au point de vue de la religion ou de la théologie peut s’exprimer ainsi : Dieu n’aime pas, il est l’amour même ; il ne vit pas, il est la vie ; il n’est pas juste, il est la justice ; il n’est pas une personne, mais la personnalité, c’est-à-dire il est l’espèce, l’idée, pensée immédiatement comme réalité.

C’est par cette concentration de qualités et de puissances générales en un être personnel que Dieu est pour la fantaisie un objet d’un charme si profond, tandis que l’idée de l’humanité lui paraît froide et vide. Pour se représenter cette idée dans la réalité, l’imagination se voit, en effet, obligée d’évoquer la foule innombrable des individus. En Dieu elle trouve tout réuni d’une seule fois et dans un seul être. Dieu est l’amour, la vertu, la beauté, la sagesse, la table complète des facultés, des puissances contenues dans l’espèce humaine, et comme il est l’être même de l’homme, il est facile de voir que les chrétiens ne se distinguent des païens que par leur identification immédiate de l’espèce et de l’individu. Ils ont donné à la personne une importance générale et universelle : ils l’ont divinisée, ils en ont fait l’être absolu.

La différence des deux religions est surtout caractérisée par leur manière d’entendre le rapport de l’individu avec l’intelligence, la raison, le νοῦς. Les chrétiens individualisaient l’intelligence, les païens en faisaient un être universel. Pour les païens la raison constituait l’essence de l’homme ; pour les chrétiens elle n’en était qu’une partie. Pour les païens l’intelligence seule, l’espèce était immortelle ; pour les chrétiens c’était l’individu. De la dérivent toutes les différences qu’on peut constater entre la philosophie païenne et la philosophie chrétienne.

L’expression la plus claire, le symbole le plus caractéristique de cette unité immédiate de l’individualité et de l’espèce dans le christianisme, c’est le Christ le Dieu réel des chrétiens. Le Christ est le modèle, l’idée vivante de l’humanité ; l’homme pur, céleste, impeccable, doué de toutes les perfections morales et divines, l’homme espèce, l’Adam Cadmon, concentrant dans une personne unique l’humanité tout entière. Le Christ de la religion n’est pas le centre, mais la fin de l’histoire, et la fin de l’histoire en est la preuve. Les chrétiens étaient dans l’attente de la fin du monde prophétisée par le Christ dans la Bible, en termes aussi clairs que possible, en dépit de tous les mensonges et de tous les sophismes des exégètes modernes. L’histoire a son fondement dans la différence de l’individu et de l’espèce ; dès que cette différence disparaît, l’histoire cesse aussi et perd toute signification. Dès lors il ne reste plus rien à l’homme que la contemplation de son idéal réalisé, que la pensée de la venue prochaine de Dieu et de la fin de l’univers.

L’absence complète de l’idée de l’espèce dans le christianisme se montre surtout dans sa doctrine sur la faiblesse des hommes et leur penchant général au péché. Cette doctrine exige, en effet, que l’individu ne soit pas un individu ; suppose nécessairement qu’il est par lui-même un être complet, qu’il épuise la représentation ou l’existence du genre humain. Elle témoigne d’un manque absolu de contemplation objective, du manque chez les chrétiens de la conscience que le toi est nécessaire à la perfection et à l’accomplissement du moi, que les hommes ne réalisent l’homme que par leur union, et que ce n’est que pris ensemble qu’ils sont ce que l’homme doit être et peut être. Tous les hommes sont pécheurs, je l’accorde, mais ils ne le sont pas tous de la même manière. L’un est enclin au mensonge et l’autre consentirait à mourir plutôt que de manquer à sa parole ; celui-ci est porté à la boisson, celui-là aux plaisirs sexuels ; un autre n’a aucune de ces inclinations, soit par la grâce de la nature, soit par l’énergie de son caractère. Les hommes se complètent donc réciproquement sous le rapport moral comme sous le rapport physique et intellectuel ; ce n’est que dans leur ensemble qu’ils sont tout ce qu’ils doivent être, qu’ils représentent l’homme d’une manière parfaite.

C’est pourquoi la société élève et améliore. Involontairement, sans dissimulation, l’homme est tout autre dans ses rapports avec d’autres hommes que seul avec lui-même. Des miracles s’accomplissent par la puissance de l’amour, surtout de l’amour sexuel. L’homme et la femme s’instruisent, se rectifient, se complètent l’un l’autre ; eux seuls par leur union réalisent et représentent l’espèce, l’homme tout entier. Sans l’espèce l’amour est inintelligible. L’amour est le sentiment que l’espèce a d’elle-même dans le sein de la différence sexuelle. Dans l’amour la vérité de l’espèce, qui, sans cela, n’est qu’une affaire de raison, un objet de la pensée, devient affaire de sentiment, une vérité sensible, car dans l’amour l’homme exprime l’insuffisance qu’a pour lui son individualité, il demande à grands cris l’existence d’un autre en prétextant les besoins de son cœur ; il regarde cet autre comme faisant partie de son propre être ; il déclare que sa vie, liée à lui par l’amour, est la seule vie humaine véritable, la seule qui réponde à l’idée de l’humanité : imparfait, défectueux, faible, plein de besoins est l’individu ; mais parfait, accompli, satisfait, infini est l’amour, parce qu’en lui le sentiment qu’a elle-même l’individualité devient le sentiment de la perfection de l’espèce. Tel est l’amour, telle est l’amitié, du moins là où elle est intime et vraie ; là où, comme dans l’antiquité, elle est une religion. Les amis se servent de complément l’un à l’autre ; l’amitié est un moyen, une source de vertus et plus encore, elle est elle-même une vertu, mais une vertu sociale. Ce n’est qu’entre gens vertueux que l’amitié peut s’établir, disaient les anciens. Il ne doit pas cependant y avoir égalité complète : la différence est nécessaire, car l’amitié se fonde sur le besoin qu’éprouve l’homme de suppléer à ce qui lui manque. L’ami se donne par son autre lui-même ce qu’il ne possède pas ; l’amitié expie et fait pardonner les fautes de l’un par les vertus de l’autre ; l’ami justifie son ami devant Dieu. Quelque sujet à faillir que soit un homme, il prouve du moins qu’il y a en lui quelque chose de bon lorsqu’il a pour amis des hommes pleins de talent et de probité ; il montre que, s’il est imparfait, il aime malgré cela dans les autres la vertu et la perfection. Si donc un jour le Dieu juste veut régler avec moi le compte de mes faiblesses, de mes défauts et de mes péchés, je mettrai entre nous comme personnes intermédiaires, comme médiateurs et protecteurs, les vertus de mes amis et leurs bonnes actions. Ne serait-il pas barbare, ne serait-il pas insensé, s’il me condamnait pour des fautes que j’aurais commises, il est vrai, mais aussi que j’aurais déjà condamnées moi-même dans mon amour pour ceux qui en étaient exempts ?

Si déjà l’amour et l’amitié peuvent faire d’êtres incomplets par eux-mêmes un tout parfait, du moins relativement, combien, à plus forte raison, disparaissent les fautes et les péchés des hommes en particulier dans le sein de l’espèce, qui n’a une existence proportionnée à sa nature que dans l’ensemble de l’humanité et par cela même ne peut être objet que de la raison ! Les lamentations sur le péché ne sont à l’ordre du jour que là où l’individu se regarde comme un être absolu, n’ayant besoin de personne autre que lui pour réaliser l’homme parfait, que là où à la place de la conscience de l’espèce il n’y a que la conscience exclusive de la personnalité. Là, en effet, l’individu fait de ses défauts, de ses faiblesses, de son impuissance, de sa limitation les attributs de l’humanité elle-même dont il ne se distingue pas, dont il ne se regarde pas comme un membre. Quoi qu’il fasse, cependant, l’homme ne peut pas perdre la conscience de l’espèce, parce que la conscience qu’il a de lui-même est liée nécessairement à celle qu’il a des autres. Aussi, partout où il n’a pas l’idée de l’espèce comme telle, il en fait néanmoins l’objet de sa pensée et elle devient pour lui Dieu, c’est-à-dire un être exempt de toutes les défectuosités et libre de tous les obstacles qui lui semblent opprimer la nature humaine parce qu’il la croit épuisée, exprimée tout entière par l’individu. Mais cet être n’est pas autre chose que l’humanité qui manifeste l’infinité de son essence en se réalisant dans une multitude infinie d’individus différents. Si tous les hommes étaient absolument égaux, l’espèce et l’individu ne feraient qu’un évidemment. Mais alors l’existence de plusieurs hommes serait un luxe pur ; un seul suffirait complétement pour remplir le but de l’espèce ; tous auraient, dans l’unique qui aurait le bonheur de vivre, leur homme compensateur.

Assurément, l’essence de l’humanité est une ; mais cette essence est infinie et son existence réelle est par conséquent une variété infinie et inépuisable d’individus se complétant les uns les autres pour manifester la richesse de l’être. L’unité de nature est multiplicité dans l’existence. Entre moi et l’autre il y a une différence essentielle, qualitative. Il est pour moi le représentant de l’espèce, quand même il ne serait qu’un ; il compense le besoin de beaucoup d’autres, il a une signification universelle, il est le député de l’humanité au nom de laquelle il me parle à moi solitaire ; et quand même je n’aurais que lui pour compagnon de vie, notre vie à deux serait une vie sociale et humaine. L’autre, et ceci est réciproque, l’autre est mon toi, mon autre moi, l’homme posé devant mon intelligence, mon intérieur mis à nu, l’œil se voyant lui-même. Par l’autre, j’acquiers la première conscience de l’humanité, je fais l’expérience que je suis homme ; dans l’amour que j’ai pour lui, il devient évident pour moi qu’il m’appartient comme je lui appartiens ; que nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre ; que la vie sociale seule réalise l’humanité. Mais entre le moi et le toi il y a aussi une différence morale, critique. L’autre est ma conscience me regardant face à face, un reproche vivant de mes fautes lors même qu’il ne m’en dit rien, mon sentiment de pudeur personnifié. La conscience de la loi morale, du droit, de la convenance, de la vérité même est liée nécessairement à la conscience que j’ai de lui. Est vrai ce en quoi l’autre est avec moi d’accord. Unanimité entre les hommes, tel est le premier critérium du vrai, parce que l’espèce est la mesure dernière de la vérité. Ce que je pense seulement d’après la mesure de mon individualité n’enchaîne pas l’opinion d’autrui, peut être pensé autrement, n’est qu’une manière de voir subjective, arbitraire, une simple possibilité. Mais ce que je pense dans la mesure de l’espèce, je le pense comme l’homme en général ne peut que le penser, comme chacun par conséquent doit le penser s’il veut être d’accord avec la règle. Est vrai tout ce qui est conforme à l’essence de l’humanité, est faux tout ce qui est en contradiction avec elle. Il n’y a point d’autre loi. L’autre est ainsi pour moi le représentant de l’espèce humaine, le remplaçant des autres au pluriel ; même son jugement peut avoir pour mon esprit plus de valeur que celui de la foule innombrable. « Que le fanatique exalté se fasse des disciples aussi nombreux que les sables de la mer, — le sable n’est que du sable ; que la perle soit à moi, et cette perle, c’est toi, ô mon ami, car la raison t’inspire et te gouverne. » L’adhésion, l’assentiment de l’autre est le signe auquel je reconnais que mes pensées sont justes, générales et vraies. Je ne puis pas assez me séparer de moi-même pour pouvoir me juger d’une manière complétement libre et désintéressée ; l’autre a un jugement impartial ; par lui je rectifie et je complète mon propre goût, mon propre jugement, mes propres connaissances. Toutes ces différences morales, critiques entre les hommes, le christianisme les efface ; il nous coule tous au même moule, il nous frappe tous au même coin et sur la même enclume, il nous considère tous comme un seul et même individu. — Un seul et même moyen de salut pour tous les hommes sans distinction ; un seul et même péché originel, fondamental, un seul mal héréditaire chez tous.

Et c’est parce que le christianisme, dans l’exagération de sa subjectivité, ne sait rien de l’espèce humaine dans laquelle reposent la délivrance, la justification, la réconciliation et le salut universel qu’il a eu besoin d’un secours surnaturel, particulier et par cela même subjectif et personnel pour vaincre le péché. Si je suis seul l’espèce entière, ou si nous sommes tous absolument égaux ; si mes défauts ne sont pas neutralisés, émoussés par les vertus des autres hommes, mon péché sera assurément une souillure, un opprobre qui appelleront la vengeance du ciel, une monstruosité révoltante qui ne pourra être anéantie que par des moyens extraordinaires, surhumains et miraculeux. Mon semblable est le médiateur entre moi et l’idée sainte de l’humanité. « L’homme est pour l’homme un Dieu ; » mon éché est rejeté en deçà de ses frontières, renvoyé à son propre néant, parce que c’est le mien et pas le moins du monde celui des autres.



XVIII

SIGNIFICATION CHRÉTIENNE DU CÉLIBAT ET DU MONACHISME

L’idée de l’espèce et avec elle l’importance et la signification de la vie sociale furent méconnues par le christianisme. C’est ce qui confirme de nouveau ce que nous avons déjà dit bien souvent, que le christianisme ne contient point en lui le principe de la civilisation et du progrès. Dès que l’homme détruit la différence qui existe entre l’espèce et l’individu et fait de leur unité son être suprême, Dieu, dès lors tout besoin de progrès, d’éducation par lui-même disparaît. L’homme possède désormais tout en Dieu, c’est-à-dire en son propre être ; il n’a plus aucun besoin de se compléter par un autre, par le représentant de l’espèce, par la contemplation du monde en général. Par ses propres forces l’homme atteint son but et il l’atteint en Dieu. Dieu n’est que ce but atteint, que le but suprême de l’humanité réalisé, et chaque individu pris à part le sent présent en lui. Dieu seul est le besoin du chrétien ; le secours du monde, de l’autre n’est plus rien de nécessaire ; Dieu remplace le genre humain, et c’est même dans l’éloignement du monde, dans l’isolement que l’on sent tout d’abord le besoin de la divinité, que l’on s’aperçoit vivement de sa présence, de ce qu’elle est et de ce qu’elle doit être pour nous. Quelque besoin qu’éprouve l’homme religieux de communiquer avec ses semblables et de chercher dans leur société plaisir et satisfaction, ce besoin est toujours en lui quelque chose de très-subordonné. Le salut de l’âme est l’idée fondamentale, l’affaire principale du christianisme et ce salut ne se trouve qu’en Dieu, que dans la concentration de l’âme tout entière en lui. L’activité pour autrui est une condition du salut ; mais le fondement du salut est Dieu. L’activité pour autrui n’a même qu’une signification religieuse, n’a de valeur qu’en vue de Dieu, comme sa cause et son but n’est en réalité qu’une activité pour Dieu, glorification de son nom, développement de sa gloire. Or Dieu est la subjectivité absolue, dégagée du monde, délivrée de la matière et de la vie de l’espèce et par cela même de la différence des sexes ; — la séparation du monde, de la matière, de la vie avec l’espèce est donc le but essentiel du chrétien, et ce but s’est réalisé d’une manière sensible dans la vie monastique.

On s’induit soi-même en erreur si l’on cherche dans l’Orient seulement la source du monachisme. Ceux qui pensent ainsi devraient alors avoir assez de justice pour faire dériver la tendance opposée que l’on trouve dans la chrétienté, non pas du christianisme lui-même, mais de l’esprit, de la nature de l’Occident en général. Mais comment expliquer dans ce cas l’enthousiasme de l’Occident pour la vie monastique ? Cette tendance doit être expliquée par le christianisme lui-même ; elle était une conséquence nécessaire de la foi au ciel promis par lui à l’humanité. Là où la vie céleste est une vérité, la vie terrestre est un mensonge ; où la fantaisie est tout, la réalité n’est rien. Qui croit à une vie paradisiaque éternelle, ne trouve pas la moindre valeur dans la vie passagère d’ici-bas. Que dis-je ? depuis longtemps elle a perdu pour lui toute importance, car la foi à la vie future est la foi à la nullité et au vide absolu de la vie présente. Je ne me puis représenter l’autre monde sans me sentir plein d’aspiration vers lui, sans jeter un regard de pitié ou de mépris sur le vil monde d’ici-bas. La vie céleste ne peut pas être un objet, une loi de la foi, sans être en même temps une loi de la morale ; elle doit être un motif d’action, si je veux que ma vie soit d’accord avec ma croyance, je ne dois pas m’attacher aux biens frivoles et passagers de cette terre ; je ne dois, mais je ne puis pas non plus, car que sont les choses d’ici-bas à côté de la splendeur de la vie du ciel ?

La qualité de la vie future dépend bien de la qualité, de la condition morale de la vie terrestre ; mais la moralité est elle-même déterminée par loi à la vie future, et cette moralité, d’accord avec son objet, n’est pas autre chose que l’éloignement de ce monde, que la négation de cette vie. La vie des cloîtres est la réalisation de cet éloignement spirituel. Tout doit, une fois ou l’autre, se manifester à l’extérieur, se révéler aux sens. La vie monacale, la vie ascétique en général est la vie céleste, telle qu’elle peut s’affirmer, se démontrer ici-bas. Si mon âme appartient au ciel, pourquoi dois-je comment puis-je mène appartenir par mon corps à la terre ? L’âme anime le corps : si l’âme est dans le ciel, le corps est abandonné, mort. Est détruit par conséquent l’organe qui sert de lien entre le monde et l’âme. La mort, la séparation de l’âme d’avec ce corps grossier, matériel, pécheur, est notre premier pas vers le ciel. Mais si la mort est la condition de la félicité et de la perfection, l’ascétisme, le détachement de nous-mêmes, la mortification est la seule loi de la morale. La mort morale est nécessairement la mort naturelle anticipée, — nécessairement, — car il serait de la plus haute immoralité d’attribuer la conquête du ciel à la mort sensible qui n’a rien de moral, qui n’est qu’un acte commun à l’homme et aux animaux. Il faut donc que la mort soit élevée au rang d’acte moral, d’acte accompli par nous-mêmes. « Je meurs chaque jour, » dit l’apôtre, et cette sentence est devenue pour saint Antoine, fondateur du monachisme, le thème de sa vie.

Le christianisme, répondra-t-on, n’a voulu qu’une liberté spirituelle. C’est vrai ; mais qu’est une liberté spirituelle qui ne passe pas à l’acte, qui ne se révèle pas aux sens ? Crois-tu, par hasard, que si tu deviens libre de quoi que ce soit, cela dépend uniquement de toi, de ta volonté, de tes intentions ? Oh ! alors, tu es complètement dans l’erreur et tu n’as jamais éprouvé un cas réel de délivrance. Tant que tu te trouves dans un certain état, de certaines conditions, de certains rapports, tu es déterminé, influencé par eux involontairement. Ta volonté et tes intentions peuvent bien t’affranchir des obstacles que tu connais, mais non de ceux plus cachés qui sont dans la nature des choses. Aussi nous sentons-nous mal à l’aise, la poitrine oppressée, si nous ne nous séparons pas extérieurement des choses avec lesquelles nous avons rompu intérieurement. La liberté sensible est seule la vérité de la liberté spirituelle. L’homme qui n’est plus attaché d’idée et d’esprit aux choses de la terre, les jette bientôt par la fenêtre pour délivrer complètement son cœur. Ce que je ne possède plus dans un but quelconque me devient un fardeau, car sa conservation est en désaccord direct avec mes intentions. Il faut donc nous délivrer avec empressement. Ce que notre esprit a laissé, notre main ne doit plus le retenir. L’intention seule est la force d’attraction, de sympathie qui nous émeut dans le serrement de mains d’un ami ; l’intention seule sanctifie la possession. Celui qui veut avoir sa femme comme s’il ne l’avait pas, fait beaucoup mieux de n’en pas avoir. L’objet qu’aucun lien n’attache à notre cœur, ne nous appartient pas, est libre. « Veux-tu être parfait ? Eh bien ! va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres pour acquérir un trésor dans le ciel, et suis-moi. » Saint Antoine, ayant un jour entendu ces paroles, les interpréta de la seule manière, dans le seul sens véritable ; il vendit ses biens, les donna aux pauvres et renonça au monde. Ainsi seulement il démontra et maintint sa liberté spirituelle en face des trésors et des besoins de la terre.

Une telle liberté, une telle vérité sont assurément en contradiction avec le christianisme d’aujourd’hui, d’après lequel le maêtre n’a voulu qu’une liberté en esprit, c’est-à-dire une liberté qui n’exige aucun dévouement, aucun sacrifice, une liberté illusoire, avec laquelle nous nous trompons nous-mêmes, la liberté des biens de ce monde, qui consiste dans leur possession et leur jouissance. C’est pourquoi le maître a dit : « Mon joug est doux et léger. » Combien barbare et stupide serait en effet le christianisme s’il supposait dans l’homme la faculté et l’intention de renoncer aux biens de la terre ! Dans ce cas il ne serait pas évidemment fait pour elle. Ce christianisme est d’une haute prudence pratique ; il laisse à la mort naturelle le soin de nous délivrer des trésors et des passions terrestres, — car l’ascétisme monacal est pour lui un suicide antichrétien ; — mais il confie à notre activité le soin de les acquérir et d’en jouir. Les vrais chrétiens ne doutent pas de la vérité de la vie céleste, Dieu nous en garde ! ils sont d’accord en cela avec les anciens moines ; mais ils l’attendent patiemment, se confiant à la volonté divine, c’est-à-dire à la volonté de l’égoïsme, à l’amour de la jouissance et du confortable ici-bas. Mais c’en est assez ; détournons-nous avec dégoût et mépris de ce christianisme moderne dans lequel la fiancée du Christ s’accommode déjà volontiers, même de la polygamie, du moins la polygamie successive, qui, aux yeux du vrai chrétien, ne diffère pas essentiellement de la polygamie simultanée ; de ce christianisme qui, en même temps, o ignoble hypocrisie ! jure sur la vérité sacrée, éternelle, irréfutable de la parole de Dieu, et retournons avec un saint respect à la vérité méconnue de la chaste cellule du cloître où l’âme promise au ciel ne forniquait pas encore avec un corps terrestre et étranger. La vie surnaturelle, en dehors du monde, est nécessairement aussi une vie de célibat. Le célibat, — non pas comme loi, il est vrai, — est donc contenu dans l’essence intime du christianisme. Cela est déjà suffisamment exprimé par la naissance surnaturelle du Sauveur. Dans leur foi à l’incarnation, les chrétiens ont sanctifié la virginité inviolée, l’ont proclamée le principe libérateur, le principe du monde nouveau, du monde chrétien. Qu’on ne vienne pas nous opposer des passages de la Bible tels que ceux-ci : « Multipliez-vous, » ou bien : « L’homme ne doit pas séparer ce que Dieu a uni, » afin de sanctionner le mariage ! Le premier passage, comme l’ont déjà fait remarquer Tertullien et saint Jérôme, ne se rapporte qu’à la terre encore vide, encore sans habitants, c’est-à-dire à l’origine et non à la fin du monde, amenée par l’apparition immédiate de Dieu sur la terre. Le second n’a trait qu’au mariage, comme institution de l’Ancien Testament. C’était la réponse faite aux Juifs sur cette question : « Est-il permis à l’homme de se séparer de sa femme ? Quiconque forme un mariage doit le tenir pour sacré. Le regard jeté sur une autre est déjà même un adultère. Le mariage est par lui-même une indulgence à l’égard de la faiblesse ou plutôt de l’énergie de la sensualité, un mal que l’on doit renfermer, autant que possible, dans les bornes les plus étroites. L’indissolubilité du mariage n’est qu’un voile sacré qui exprime justement le contraire de ce que croient y trouver les esprits éblouis par l’apparence. Dans l’esprit du vrai christianisme, le mariage est un péché ou du moins une faiblesse qui ne peut être permise et pardonnée qu’à une seule condition, remarque-le bien, c’est que tu te borneras à une seule femme. En un mot, le mariage n’est déclaré saint que dans l’Ancien Testament ; le Nouveau connaît un principe plus élevé, surnaturel, celui de la virginité sans tache et sans souillure. « Que celui qui peut comprendre cela, le comprenne, » dit l’apôtre. « Les enfants de ce monde cherchent une femme et se laissent rechercher, mais ceux qui seront jugés dignes d’obtenir le paradis après la résurrection des morts, ceux-là n’épouseront pas et ne se laisseront pas rechercher pour époux, car ils ne peuvent pas mourir : ils sont égaux aux anges et les enfants de Dieu. » Dans le ciel il n’y a donc ni mari ni femme ; le principe de l’amour sexuel en est exclu comme terrestre et mondain. Or, la vie céleste est la vie véritable, parfaite, éternelle du chrétien ; pourquoi donc, destiné au ciel, formerais-je un lien qui est délié dans ma vraie destination ? Pourquoi, étant déjà en puissance un être céleste, ne réaliserais-je pas ici-bas cette possibilité ? Le mariage est banni de mes intentions, de mon cœur, par cela même qu’il est banni du paradis, l’objet essentiel de ma foi. Comment partager mon cœur entre Dieu et l’homme ? L’amour du chrétien pour Dieu n’est pas un amour abstrait, général comme l’amour de la vérité, de la justice et de la science, c’est l’amour d’un Dieu subjectif et personnel, par conséquent un amour personnel et subjectif lui-même. Un attribut essentiel de cet amour, c’est d’être exclusif, jaloux, parce que son objet est une personne et en même temps l’Être suprême, qui n’a point d’égal. « Tiens-toi ferme à Jésus dans la vie et dans la mort, confie-toi dans sa fidélité, car lui seul peut te secourir lorsque tout t’abandonne. Ton bien-aimé est ainsi fait qu’il ne peut supporter personne auprès de lui, qu’il veut seul posséder ton cœur et régner dans ton âme comme un roi sur son trône. Que peut te servir le monde sans le Christ ? Sans lui tout est peine d’enfer, avec lui tout est félicité. — Tu ne peux vivre sans ami ; mais si l’amitié du Christ n’est pas pour toi au-dessus de tout, tu seras triste outre mesure et sans consolation. — Aime tous les hommes pour l’amour de Jésus, mais Jésus pour lui-même, car il est seul digne d’amour. — Mon Dieu, mon tout, en ta présence tout m’est doux, en ton absence tout m’est insupportable ; oh ! quand viendra cette heure désirée dans laquelle tu me rempliras de ta présence ! Tant que cela ne me sera pas accordé, ma joie ne sera que mensonge ; j’aime mieux avec toi être un pèlerin sur la terre que sans toi possesseur du ciel. Le ciel est où tu es, la mort et l’enfer où tu n’es pas, c’est toi seul que je désire. »

Il est donc impossible de servir à la fois Dieu et le monde. Tu dois t’éloigner de tes amis et connaissances et renoncer à toute consolation temporelle. L’amour de Dieu en tant qu’être personnel est un amour particulier, personnel, exclusif. Comment aimer en même temps Dieu, je dis Dieu, et une femme mortelle ? Ne serait-ce pas les placer sur un pied d’égalité ? Pour l’âme vraiment éprise de l’amour divin, l’amour de la femme est impossible, est un adultère. « L’homme marié, dit saint Paul, songe à plaire à la femme ; le célibataire songe à plaire à Dieu. »

Le vrai chrétien ne sent pas plus en lui le besoin de l’amour naturel qu’il ne sent celui de la science, d’une éducation progressive, parce que cette éducation repose sur un principe mondain, antipathique à la fantaisie. Dieu compense pour lui le manque de perfectionnement, d’amour, de femme et de famille. L’homme et la femme réunis font seuls l’homme complet, réel ; leur union constitue l’existence de l’espèce, car elle est la source de la pluralité, la source des autres hommes. Aussi quiconque, loin de nier sa virilité, se sent homme et reconnaît ce sentiment comme conforme à la nature et à ses lois, se sent et se sait un être partiel, défectueux, à qui il faut un complément pour former l’homme parfait, l’humanité véritable. Le chrétien, au contraire, dans sa subjectivité fantastique et surnaturelle, se croit un, accompli, et le penchant du sexe s’opposant à cette manière de voir, se mettant en contradiction avec son idéal, l’être suprême, il doit le fouler aux pieds, l’anéantir.

Ce n’est pas que le chrétien ne sente quelquefois l’amour du sexe ; mais, nous le répétons, il lui paraît nécessairement en désaccord avec sa destinée céleste ; il voit en lui un besoin purement naturel, — naturel dans le sens grossier et méprisable qu’a ce mot dans le christianisme, — et non un besoin moral, intime, métaphysique, pour ainsi dire essentiel, tel que l’homme le ressent lorsqu’il reconnaît dans la différence sexuelle une partie intégrante de son être. Le mariage dans le christianisme n’est donc pas réellement saint ; il ne l’est qu’en apparence, car son principe naturel, l’amour du sexe, — bien que le mariage civil soit mille fois en désaccord avec lui, — est un principe profane, exclu complétement du ciel. Or, ce que l’homme exclut du ciel, il l’exclut de lui-même. Le ciel est son trésor. Ne t’occupe pas de ce qu’il fait sur la terre, de ce qu’il y permet et sanctionne ; ici il est obligé de s’accommoder de beaucoup de choses qui l’entravent, qui n’entrent pas dans son système ; ici il. évite tes regards, car il se trouve parmi des êtres étrangers qui l’intimident. Mais épie-le lorsqu’il jette de côté l’incognito, lorsqu’il se montre dans sa vraie dignité. C’est dans le ciel qu’il parle comme il pense, c’est là que tu peux connaître son opinion véritable. Là où est le ciel, là est son cœur ; le ciel est son cœur mis à nu. Le ciel n’est que l’idée du vrai, du bien, du beau, de ce qui doit être, la terre l’idée du faux, du mal, du laid, de ce qui ne doit pas être. Or le chrétien n’admet pas dans son ciel la vie de l’espèce ; il n’y a là-haut que des individus sans sexe, « que des esprits ; » là règne la subjectivité absolue, — donc le chrétien regrette de sa vraie vie, la vie de l’espèce ; il nie le principe du mariage comme détestable, souillé par le péché, — car la vie sans souillure, la seule vraie, est la vie céleste.



XIX

LE CIEL CHRÉTIEN OU L’IMMORTALITÉ PERSONNELLE

La vie célibataire, ascétique est le chemin direct de la vie céleste, immortelle, car le ciel n’est pas autre chose que la vie subjective, absolue, en dehors de la nature, du sexe et de l’espèce. La foi à l’immortalité personnelle a pour fondement la foi que la différence sexuelle n’est qu’une addition extérieure et inutile à l’individualité, que l’individu est en lui-même sans sexe, par lui-même complet et absolu. Mais l’être sans sexe est un être qui n’appartient à aucune espèce ; la différence sexuelle est le cordon ombilical qui lie l’espèce à l’individualité, et l’être qui n’est d’aucun sexe n’appartient qu’à lui-même, est indépendant, divin, sans besoin d’aucune sorte. La vie céleste ne devient donc une certitude que là où disparaît la conscience de l’identité de notre nature avec celle d’autres êtres, la conscience de la communion sociale. Celui qui vit dans la conscience pleine et entière de cette communauté de nature avec ses semblables, dans la conscience de l’espèce comme dans une vérité, ne regarde pas le sexe comme une espèce de pierre d’achoppement mécanique, mais comme une partie chimique intégrante de son être. Il se sait homme et en même temps déterminé par le sexe qui non-seulement pénètre jusqu’à la moelle des os, mais encore détermine son essence la plus intime, sa manière de sentir, de penser et de vouloir. Imposant des règles à son imagination par la contemplation de la vie réelle, de l’homme vrai, il ne peut pas se figurer une vie dans laquelle cessent tout à la fois la vie de l’espèce et la différence sexuelle, il regarde l’individu sans sexe, l’esprit céleste comme une création arbitraire de la fantaisie.

Mais pas plus que de la différence sexuelle l’homme ne peut faire abstraction de sa manière d’être spirituelle et morale qui correspond entièrement à sa manière d’être naturelle. Instruit par l’étude de l’univers entier, il se voit nécessairement lui-même comme un être partiel dont la nature consiste précisément à n’être qu’une partie du tout ou un tout relatif. Aussi est-ce avec droit que chacun regarde son occupation, son état, son art, sa science comme ce qu’il y a de plus élevé, parce que l’esprit de l’homme n’est pas autre chose que le mode essentiel de son activité. Celui qui a de la valeur dans son art ou son métier, qui remplit bien son poste, comme on dit, qui est dévoué de corps et d’âme à sa vocation, celui-là regarde cette vocation comme la plus haute et la plus belle. Comment pourrait-il, en effet, nier dans son esprit, dans sa pensée, ce qu’il célèbre dans l’action, en y consacrant avec joie toutes ses forces ? Comment me serait-il possible de consacrer mon temps et mes efforts à des objets indignes de mon estime ? Si j’y suis obligé, mon travail ne sera-t-il pas pour moi une occupation malheureuse qui me mettra en désaccord avec moi-même ? Travailler, c’est servir. Impossible donc de servir, de nous soumettre à un objet qui, dans notre esprit, n’a pas une valeur grande et réelle. En un mot, l’occupation de l’homme détermine son jugement, sa manière de voir et de sentir. Plus elle est d’un genre élevé, plus l’homme s’identifie avec elle ; il en fait le but de sa vie, déclare que c’est son âme le principe du mouvement en lui. Or, par son but, par l’activité qui le réalise, l’homme est en même temps quelque chose pour lui-même et quelque chose pour les autres, pour l’espèce, la communauté. L’homme qui a conscience de l’espèce comme d’une réalité, qui vit en elle et pour elle, regarde son existence pour autrui, sa manière d’être publique, utile à tous, comme son existence propre, son être immortel ; il vit de toute son âme et de tout son cœur pour l’humanité. Comment pourrait-il tenir encore en réserve une existence particulière, se séparer de l’humanité ? Comment nier dans la mort ce qu’il affirme si fortement dans la vie ?

La vie céleste, ou ce que nous n’en distinguons plus, l’immortalité personnelle est une doctrine caractéristique du christianisme. Elle se trouve bien en partie déjà chez les philosophes païens, mais elle n’y a que l’importance d’une fantaisie, parce qu’elle ne concorde pas avec l’ensemble de leur manière de voir. Quelles contradictions ne rencontre-t-on pas dans ce que disent les stoïciens, par exemple, sur ce sujet ? C’est chez les chrétiens seulement que ce dogme trouva le principe d’où il dérive comme une vérité qui se comprend d’elle-même. La contemplation du monde, de la nature, de l’espèce, arrêtaient les anciens sur cette pente ; ils faisaient une distinction entre le principe de vie et le sujet vivant, entre l’âme, l’esprit et leur propre moi, tandis que le chrétien abolit toute différence entre l’âme et la personne, l’espèce et l’individu, et plaça en lui-même immédiatement tout ce qui ne se rencontre que dans la totalité du genre humain. Mais l’unité immédiate de l’espèce et de l’individualité est précisément le principe suprême, le dieu du christianisme et la conséquence de ce principe, c’est l’immortalité de la personne.

Ou plutôt : la foi à l’immortalité personnelle est complétement identique avec la foi au Dieu personnel, c’est-à-dire le Dieu chrétien exprime la même chose que la foi au ciel. La personnalité infinie, c’est Dieu ; mais la personne immortelle n’est que la personnalité dégagée des liens et des passions de la terre, et par cela même infinie. La seule différence consiste en ce que Dieu est le ciel spirituel, tandis que le ciel est le Dieu visible, manifesté aux sens. On pense en Dieu l’objet chéri de la fantaisie qu’on place dans le ciel. Dieu est le ciel encore dans les langes, pour ainsi dire ; le ciel vrai est le ciel développé. Dans le présent, Dieu est le royaume céleste, dans l’avenir ce royaume est Dieu. Dieu est la caution, la présence et l’existence encore abstraites de l’avenir, le paradis anticipé ! Dieu est notre être futur, distinct de nous tels que nous sommes dans cette vie et avec notre corps, devenu objet dans l’idéal. Il est l’idée de l’espèce qui là-haut sera individualisée, deviendra une réalité ; l’essence pure, libre, céleste qui deviendra être, la félicité qui se développera dans une multitude de bienheureux. C’est ce qu’exprime suffisamment la croyance d’après laquelle la vie heureuse est l’unité avec Dieu. Ici nous sommes différents et séparés de Dieu ; là-haut tombe le mur de séparation ; ici la divinité est un monopole, là-haut un bien commun, ici une unité abstraite, là-haut une pluralité concrètes.

Ce qui rend quelque peu difficile l’intelligence de cette question, c’est que la fantaisie, d’un côté par l’idée de la personnalité et de l’indépendance de Dieu, de l’autre par l’idée d’une multitude d’élus qu’elle transporte dans un empire, peint avec des couleurs sensuelles, coupe en deux l’unité et la simplicité de son objet. En vérité, il n’y a aucune différence entre la vie absolue dont on fait Dieu et la vie absolue dont on fait le ciel. Ce qui trompe, c’est que le ciel développe sous les trois dimensions ce que Dieu concentre en un point. La croyance à l’immortalité de l’homme est la croyance à la divinité de l’homme et réciproquement la foi en Dieu n’est que la foi à la personnalité pure, dégagée de ses liens et par cela même immortelle. La fantaisie ou la sophistique peuvent seules faire ici des distinctions : on est allé jusqu’à mettre des degrés dans la félicité des habitants du ciel pour établir une différence entre Dieu et les élus. Cet artifice peut faire juger des autres.

L’unité de la personnalité divine et de notre personnalité dans le ciel se montre même dans les preuves populaires de l’immortalité. S’il n’y a pas une autre vie meilleure, Dieu n’est ni juste ni bon. La justice et la bonté de Dieu dépendent ainsi de la durée des individus après la mort ; mais sans bonté et sans justice Dieu n’est pas Dieu ; par conséquent l’existence de Dieu est subordonnée à l’existence des personnes. Si je ne suis pas immortel, je ne crois pas en Dieu ; qui nie l’immortalité nie Dieu ; mais cette négation m’est impossible : aussi certainement Dieu existe, aussi certaine est ma félicité. Cette félicité m’est garantie par lui. C’est mon intérêt que Dieu soit, comme c’est mon intérêt de vivre éternellement. Dieu est mon existence cautionnée, la subjectivité des sujets, la personnalité des personnes. En Dieu je fais de mon futur un présent, d’un verbe un substantif ; comment l’un pourrait-il être séparé de l’autre ? Dieu est l’existence qui correspond à mes sentiments et à mes vœux ; la nature, le monde sont une existence en désaccord avec mes vœux et mes sentiments. Les choses ne sont pas ici comme elles devraient être, aussi ce monde passera-t-il ; mais Dieu est l’être qui est comme il doit être, la personnification de la sentence populaire qui fait de lui l’exécuteur, c’est-à-dire la réalité, l’accomplissement de nos désirs. Or, le ciel est précisément l’existence d’accord avec nos désirs et nos aspirations ; il n’y a donc aucune différence entre le ciel et Dieu. Dieu est la puissance par laquelle l’homme réalise son éternelle félicité, il est la dernière et la plus haute certitude qu’a l’homme de l’absolue vérité de son être.

La doctrine de l’immortalité est la doctrine dernière, le dernier mot de la religion, le testament où elle a écrit ses dernières volontés. Elle y exprime sans détours ce que partout ailleurs elle passe sous silence. Si ailleurs il s’agit de l’existence d’un autre être, ici il s’agit évidemment de notre propre existence ; si ailleurs l’homme dans la religion fait dépendre son être de l’être divin, ici il fait dépendre l’être divin du sien propre ; ce qui ailleurs est pour lui la vérité primitive, immédiate devient ici une vérité secondaire, dérivée. Si je ne suis pas éternel, Dieu n’est pas Dieu ; s’il n’y a pas d’immortalité, il n’y a pas de Dieu. Et l’apôtre a déjà tiré cette conclusion : « Si nous ne ressuscitons pas, Jésus-Christ n’est pas ressuscité, et tout n’est rien. » Edite, bibite. On peut, il est vrai, tempérer ce qu’il y a de repoussant en réalité ou en apparence dans ces preuves populaires en évitant cette forme de conclusion ; mais pour cela il faut faire de l’immortalité une vérité analytique, de telle sorte que l’idée de Dieu, conçu comme personnalité ou subjectivité absolue, soit déjà en elle-même l’idée de l’immortalité ! — Dieu est la garantie de mon existence future parce qu’il est déjà la certitude et la vérité de mon existence présente, mon salut, ma consolation, ma protection contre les puissances du monde extérieur. Ainsi je n’ai pas besoin de conclure expressément à l’immortalité, d’en faire une vérité à part ; si j’ai Dieu, j’ai la vie immortelle. Il en était ainsi chez les profonds mystiques chrétiens. Dieu était leur vie éternelle. Dieu, la félicité subjective était pour leur conscience ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire en l’absence de la religion.

Il est donc prouvé que Dieu est le ciel, que tous les deux ne sont qu’une seule et même chose. La réciproque eût été plus facile à démontrer, à savoir que le ciel de l’homme est son Dieu ; tel l’homme se représente le ciel tel il se représente Dieu ; le contenu de l’un est le même que le contenu de l’autre. Seulement, dans le ciel se trouve à l’état de peinture sensible, de réalisation ce qui en Dieu n’est qu’à l’état d’idée ou de conception. Le ciel est donc la clef des mystères les plus secrets de la religion, — il est objectivement l’essence dévoilée de la divinité, subjectivement l’expression la plus sincère des pensées religieuses les plus intimes. Aussi les religions sont-elles aussi diverses que les paradis, et il y a autant de paradis différents qu’il y a de différences essentielles entre les hommes. Les chrétiens eux-mêmes sont loin de se représenter le ciel d’une manière identique.

Seuls les prudents parmi eux ne pensent et ne disent rien de la vie future, sous prétexte qu’elle est inintelligible et qu’on ne peut la juger qu’en se servant d’une mesure terrestre et qui n’a de valeur qu’ici-bas. Toutes les idées que nous nous en faisons ne sont, selon eux, que des images par lesquelles l’homme essaie de se représenter un monde impossible à connaître dans son essence, mais dont cependant l’existence est certaine. Il en est ici comme pour Dieu ; son existence est certaine, mais sa nature est impénétrable. Mais quiconque parle ainsi ne se casse plus la tête à propos du monde ultramondain. S’il y tient encore, c’est ou bien parce qu’il ne pense jamais à de pareils sujets, ou bien parce que c’est pour lui un besoin du cœur ; déjà trop rempli des choses réelles, il l’écarte autant que possible de sa vue ; sa tête nie ce que son cœur affirme, car c’est nier le ciel que de lui enlever toutes les qualités par lesquelles seules il est pour l’homme un objet réel et capable d’agir sur lui. La qualité ne diffère pas de l’existence, elle n’est pas autre chose que l’existence réelle. L’existence sans attributs est une chimère, un fantôme. La doctrine de l’incompréhensibilité de Dieu, comme celle de l’insondabilité du monde à venir ne sont pas des doctrines religieuses, elles sont les produits d’une incrédulité qui ne s’est pas encore entièrement débarrassée de la religion ou plutôt qui se cache sous son manteau. L’existence de Dieu ou du ciel ne nous est donnée qu’avec certaines manières de nous les représenter. Ainsi, le chrétien ne croit qu’à l’existence de son paradis, c’est-à-dire d’un ciel de qualité chrétienne, et non au paradis des Mahométans ou à l’Église des Grecs. L’attribut est partout la première certitude ; l’existence se comprend d’elle-même quand l’attribut est certain. On ne voit pas dans le Nouveau Testament de preuves, de propositions générales où il soit dit, par exemple : « Il y a un Dieu et une vie céleste. » On n’y parle que des conditions de cette vie : « Là on ne verra plus ni époux ni épouses. » Cela est naturel, peut-on répondre, parce que l’existence du ciel est supposée déjà ; mais on attribue ainsi une distinction réfléchie à l’esprit religieux qui n’en connaît rien. L’existence est supposée assurément, mais parce que la qualité est déjà l’existence, parce que l’imagination religieuse dans sa naïveté et sa simplicité premières, de même que l’homme primitif ne voit l’être en soi, l’être véritable que dans et par les qualités qui se font sentir. Ce passage du Nouveau Testament suppose donc que la vie virginale ou plutôt sans sexe est la vie véritable, mais il la met dans l’avenir, parce que la vie réelle est en contradiction avec cette manière de concevoir le bonheur et la perfection. La certitude de la vie future repose sur la certitude de ses conditions, parce que celles-ci sont d’accord avec la vie vraie, la vie suprême correspondante à l’idéal.

Là où l’autre vie est réellement un objet de foi, là elle est aussi une vie déterminée précisément à cause de sa certitude. Si je ne sais pas ce que je serai et comment je serai un jour, s’il y a une différence absolue, essentielle entre mon avenir et mon présent, je ne saurai pas non plus comment j’étais auparavant ; l’unité de ma conscience sera détruite, un autre être aura pris ma place et mon existence future ne sera en réalité que néant. S’il n’y a au contraire aucune différence essentielle, l’autre vie est pour moi un objet facile à connaître et à déterminer. Et il en est réellement ainsi ; je suis l’être persistant au milieu du changement de toutes les conditions : je suis la substance qui unit le passé et le futur. Comment l’autre vie pourrait-elle être obscure pour moi ? C’est le contraire qui est vrai. La vie de ce monde est une vie obscure, inintelligible, qui ne devient claire que par l’autre ; ici, je suis un être emmailloté, déguisé ; là tombera le masque et je serai ce que je suis en vérité. Le doute sur la possibilité de comprendre la vie qui suivra la mort est donc une invention du scepticisme religieux qui se méprend d’une manière absolue sur la religion parce que depuis longtemps il lui est devenu étranger. L’incrédulité qui en même temps est encore foi met bien les choses en doute, mais elle n’a pas assez de pensée et de courage pour en douter ouvertement : elle se contente de tergiverser, de dire que ce ne sont que des images. L’histoire prouve toujours le mensonge et la nullité de ce scepticisme ; dès que l’on doute de la vérité des images qui représentent la vie immortelle, doute qu’on puisse exister, comme le dit la foi, par exemple, sans corps matériel ou sans sexe, on doute bientôt de l’existence à venir en général. — Avec l’image la chose s’évanouit, — parce que l’image est la chose elle-même.

La foi au ciel ou en général à une autre vie repose sur un jugement ; elle exprime à la fois louange et blâme. Elle est de nature critique, elle fait une anthologie dans la flore de ce monde, et cette anthologie critique est le ciel. Ce que l’homme trouve beau, bon, agréable est pour lui l’être qui seul doit être ; ce qu’il trouve mauvais, laid, désagréable est pour lui l’être qui ne doit pas être, et qui, s’il existe, est condamné à périr, c’est-à-dire l’être nul. L’autre vie n’est pas autre chose que la vie d’accord avec le sentiment et l’idée auxquels celle-ci fait une opposition permanente. L’avenir n’a pas d’autre sens que celui-là ; il doit détruire cette scission, réaliser un état de choses en harmonie avec le sentiment dans lequel l’homme sera d’accord avec lui-même. Un avenir inconnu est une chimère ridicule. L’avenir est la réalisation d’une idée connue, la satisfaction d’un besoin éprouvé, l’accomplissement d’un désir inexaucé, la mise à l’écart des obstacles qui entravent l’idée dans sa marche. Où serait la consolation, où serait le sens de la vie future, si en y plongeant mes regards, je ne rencontrais que des ténèbres profondes ? Non ! là doit resplendir avec l’éclat du métal purifié ce qui ne brille ici que des couleurs confuses du métal oxydé. La doit s’opérer la séparation de l’or pur d’avec les substances étrangères qui le souillent, la séparation du bien et du mal, du plaisir et de la peine, de la gloire et de l’ignominie. L’autre vie est la fête de noces où l’homme conclut l’alliance avec sa bien-aimée. Depuis longtemps sa fiancée lui était connue, depuis longtemps il soupirait pour elle ; mais des circonstances extérieures, l’insensible réalité, s’opposaient à leur union. Le jour du mariage, son amante ne devient pas un autre être, car ce changement rendrait absurdes ses ardentes aspirations ; ce jour-là elle devient la sienne, d’objet de ses désirs un objet de possession réelle. En ce sens, l’avenir céleste est bien une image, mais non pas l’image d’une chose étrangère et inconnue ; c’est au contraire le portrait des êtres que l’homme aime et préfère entre tous. L’objet de l’amour de l’homme, c’est son âme. Le païen renfermait dans des urnes les cendres des morts aimés ; pour le chrétien le ciel est le mausolée où il renferme son âme à jamais.

Pour bien se rendre compte d’une croyance, de la religion en général, il est nécessaire de les étudier dans leurs degrés inférieurs, dans leur forme la plus grossière. On doit examiner la religion non-seulement sur une ligne sérielle ascendante, mais encore dans toute la largeur de son existence. Pour la critique de la religion absolue il faut avoir présentes à l’esprit toutes les religions diverses et ne pas les laisser en arrière, dans le passé, si on veut juger convenablement, soit la première, soit les dernières, et les estimer à leur juste valeur. Les aberrations les plus épouvantables, les écarts les plus sauvages de la conscience religieuse permettent souvent de jeter les regards les plus profonds dans les mystères de la religion absolue. Les représentations en apparence les plus grossières sont presque toujours les plus enfantines, les plus innocentes et les plus vraies. C’est ce qui a lieu pour la représentation de l’autre monde. « Le sauvage » dont la connaissance ne s’étend pas au delà des frontières de son pays natal, qui a pour ainsi dire vécu et grandi avec lui, fait entrer aussi cette patrie dans son monde à venir. Là cependant, ou bien il laisse la nature telle qu’elle est, ou bien il l’améliore, et il triomphe ainsi des veux de la vie présente dans l’idée qu’il se fait d’une autre vie. Il y a dans cette conception étroite des peuples encore barbares un trait bien saisissant. Le monde futur n’exprime chez eux que la nostalgie. La mort sépare les hommes de leur famille, de leur peuple, de leur patrie. Celui dont la connaissance est trop bornée ne peut supporter cette séparation ; il lui faut absolument retourner dans le pays de ses ancêtres. Les nègres de l’Inde occidentale se donnaient la mort pour éprouver la joie de ce retour. Ce sentiment étroit est juste le contraire du spiritualisme fantastique qui fait de l’homme un vagabond pour lequel la terre est indifférente et dont la destinée est de voyager d’étoile en étoile. Il repose sur une vérité. L’homme, quelle que soit son activité personnelle, est ce qu’il est par la puissance de la nature, — et même son activité a dans la nature son fondement, du moins dans sa nature à lui. Soyons donc reconnaissants envers l’ensemble des choses qui nous entourent ; l’homme ne s’en laisse point séparer. Le Germain qui a pour divinité l’activité individuelle, indépendante, doit son caractère à la nature tout aussi bien que l’homme de l’Orient. Blâmer ou dénigrer l’art, la religion, la philosophie de l’Inde, c’est blâmer et dénigrer la nature indienne. Vous vous plaignez du critique qui détache à dessein quelques phrases de l’ensemble de vos œuvres pour les rendre ridicules en les séparant de ce qui leur donnait un sens. Pourquoi faites-vous donc ce que vous reprochez aux autres ? Pourquoi arrachez-vous la religion indienne à l’ensemble des rapports au milieu desquels elle est aussi raisonnable que votre religion absolue ?

La foi à une vie après la mort n’est donc, chez les peuples sauvages, que la foi directe, immédiate à la vie présente. Cette vie a pour eux, même avec ses incommodités locales, une valeur absolue ; ils ne peuvent pas en faire abstraction, s’y représenter une seule lacune ; c’est-à-dire ils croient à son infinité, à sa durée éternelle. C’est seulement lorsque la foi à l’immortalité devient une foi critique, que l’on distingue entre ce qui est passager ici-bas et là-haut persistant, qu’on arrive à l’idée d’une vie autre et placée ailleurs. Mais cette critique, cette distinction ne sortent pas néanmoins du cercle de la vie terrestre. Ainsi les chrétiens admettent deux vies différentes, l’une naturelle et l’autre chrétienne, la première mondaine et sensuelle, la seconde spirituelle et sainte ; mais la vie céleste n’est pas autre chose que la vie spirituelle d’ici-bas différente de la vie de nature, mais par malheur encore enchaînée avec celle-ci. Ce dont le chrétien cherche à se purifier, à se débarrasser ici-bas, il en purifie et débarrasse le ciel. La seule différence consiste en ce que dans le ciel il est libre de ce dont il désire être délivré sur la terre et dont il cherche aussi à se délivrer par la volonté, la prière et la continence. Aussi la vie présente est-elle pour le chrétien une vie de peine et de tourments, parce qu’il y a à combattre les passions de la chair et les attaques du démon.

La foi des peuples cultivés diffère donc de la foi des peuples barbares par cela seul qui fait la différence de la civilisation et de la barbarie ; c’est-à-dire la foi de la civilisation est une foi abstraite qui distingue et sépare. Partout où se fait une distinction il y a jugement, et là où il y a jugement, il y a une séparation établie entre le positif et le négatif, le bien et le mal. La foi des sauvages est une foi sans jugement ; l’homme civilisé juge, et pour lui il n’y a que la vie civilisée qui soit la vraie, comme pour le chrétien, il n’y a que la vie chrétienne. L’homme primitif et grossier se permet d’entrer dans l’autre monde sans façon et tel qu’il est ; cet autre monde est sa nudité naturelle. Le civilisé, au contraire, est choqué d’une vie future aussi inconvenante et déréglée, parce qu’il est déjà choqué ici de l’inconvenance et du déréglement de la vie de nature. La foi à la vie future n’est donc que la foi à la vie terrestre telle qu’elle devrait être. Le contenu essentiel de l’autre monde est aussi le contenu essentiel de ce monde-ci. La foi au ciel n’est pas la foi à une vie autre, inconnue, mais la foi à la vérité, à l’infinité et par conséquent à l’éternité de la vie qui déjà ici-bas passe pour la seule vraie, la seule pure et digne de l’homme.

Comme Dieu n’est que l’être humain purifié de ce qui, soit dans le sentiment, soit dans la pensée, paraît être un mal ou un obstacle à l’individu, de même le ciel n’est que la terre purifiée de ce qui y paraît être un mal ou un obstacle. Plus est claire et précise la connaissance qu’a l’individu de ces obstacles et de ces maux, plus est claire et précise la connaissance qu’il a du monde où ils doivent s’évanouir. Ce monde est le sentiment, l’image préconçue de notre liberté, de la rupture des entraves qui gênent ici l’existence individuelle. La marche de la religion ne se distingue de la marche de l’homme naturel ou raisonnable qu’en ce qu’elle décrit une courbe, une circonférence pour faire le chemin que celui-ci parcourt sur la ligne droite ou la plus courte. L’homme naturel reste dans sa patrie parce qu’il s’y trouve bien, que tout en lui y est satisfait ; la religion qui prend sa source dans un mécontentement, une scission, abandonne le pays natal, s’éloigne, mais pour ressentir dans cet éloignement le regret d’autant plus vif du bonheur de la patrie. Dans la religion, l’homme se sépare de lui-même, mais seulement pour revenir toujours au même point d’où il est parti ; il se nie pour s’affirmer ensuite, et cette fois sous une forme plus glorieuse. Il rejette ce monde pour le reconstruire à la fin sous le nom et les attributs d’un autre ; cet autre n’est que le premier perdu et retrouvé et brillant avec plus d’éclat dans la joie du retour. L’homme religieux renonce au bonheur de la terre, mais pour gagner par compensation le bonheur du ciel, ou plutôt il y renonce parce qu’il vit déjà dans la possession, du moins spirituelle, du bonheur céleste, qui n’est que celui de la terre sans les incommodités de la vie réelle. Ce n’est pas la réalité des choses, c’est leur image qui est l’essence de la religion. Le ciel est la terre dans le miroir de la fantaisie. Cette image enchanteresse est l’image primitive, le modèle du monde présent. Ce monde-ci n’est qu’un reflet, une apparence de l’autre monde spirituel. Le paradis est la terre embellie, purifiée de toute matière grossière, contemplée dans l’image originale.

Purifiée et embellie, ai-je dit ; — or, une amélioration, un embellissement des choses supposent en elles un défaut, un sujet de mécontentement pour nous. Mais ce mécontentement n’est que superficiel. On ne leur refuse pas une certaine valeur ; seulement, telles qu’elles sont, elles n’ont pas le don de nous satisfaire. On rejette en elles certaines conditions ; certaines qualités, mais non leur essence ou leur nature, car autrement on s’empresserait de les faire disparaître. Si une maison me déplaît, je la fais raser et non pas embellir. La foi au ciel rejette ce monde, mais non pas son essence, pour ainsi dire, — quelque chose seulement déplaît dans sa manière d’être. Ainsi, la joie plaît aux croyants, — qui ne ressentirait la joie comme quelque chose de vrai, d’essentiel ? — mais il leur déplaît que la joie soit ici-bas suivie de sensations contraires, qu’elle ne dure qu’un instant. Ils l’admettent donc dans le monde futur, mais avec les attributs de l’infinité, de la divinité ; ce monde est pour eux le règne du bonheur ; il est vrai que d’abord ils en avaient fait un attribut de Dieu, qui n’est que la joie éternelle réalisée dans un être. L’individualité leur plaît, mais non avec les penchants de la chair ; aussi ne l’acceptent-ils que complètement pure, absolument subjective. La lumière leur plaît, mais non la pesanteur qui leur paraît être un obstacle, mais non la nuit dans laquelle l’homme est sous la dépendance de la nature. Là-haut il y a lumière, mais pas de pesanteur, pas d’obscurité ; il y règne un jour pur et sans fin.

Si l’homme, en s’écartant de sa propre nature, en s’affirmant en Dieu, ne fait que tourner autour de lui-même pour revenir toujours au même point, de même en s’éloignant de ce monde, il finit toujours par y retourner. Plus Dieu paraît à l’origine en dehors et au-dessus de l’homme, plus il se montre humain dans la conclusion. Plus la vie céleste semble d’abord surnaturelle, plus elle manifeste à la fin son identité avec la vie terrestre, identité qui s’étend jusqu’au corps, jusqu’à la chair. D’abord il s’agit de la distinction de l’âme et du corps, comme dans l’idée de Dieu de la distinction de l’espèce et de l’individu. Dans la mort spirituelle, le corps mort qui reste en arrière, c’est la personne ; l’âme qui s’en est séparée, c’est Dieu. Mais cette scission ne doit pas être éternelle. Toute séparation d’êtres qui s’appartiennent l’un à l’autre est une séparation douloureuse. L’âme regrette son compagnon perdu, le corps ; Dieu regrette la partie de lui-même qui le réalise, l’homme. De même que Dieu redevient homme, de même l’âme retourne dans son corps. Il est vrai que ce corps nouveau est lumineux, transparent, miraculeux ; mais, — et c’est là l’important, — c’est un corps autre et pourtant le même, comme Dieu est un être autre et pourtant le même que l’être humain. Nous voilà revenus au miracle, à l’identité des contradictoires. Le corps surnaturel est un corps de fantaisie, sans pesanteur aucune, purement subjectif. La foi à l’autre monde n’est que la foi à la vérité de la fantaisie, comme la foi à Dieu n’est que la foi à la vérité et à l’infinité des sentiments et de l’imagination de l’homme, ou bien, de même que la foi à Dieu n’est que la foi à l’être humain abstrait, de même la foi à l’autre monde n’est que la foi à ce monde-ci purifié et sublimé par l’abstraction.

Le contenu du monde futur est le bonheur, le bonheur éternel de la personnalité arrêtée ici par la nature dans son développement. La foi au monde futur est par conséquent la foi à la liberté, à l’éternité et à l’infinité du sujet personnel, non pas dans l’idée de l’espèce qui se perpétue par des individus toujours nouveaux, mais dans les individus déjà existants ; c’est la foi de l’homme en lui—même. D’un autre côté, la foi au ciel est la même chose que la foi à Dieu — Dieu est la personnalité pure, absolue, indépendante de la nature ; il est ce que doivent être les individus, ce qu’ils deviendront ; croire en Dieu c’est donc croire à la vérité et à l’infinité de l’être humain — l’être divin n’est que l’être de l’homme dans sa subjectivité sans bornes et absolument libre.

Notre programme est rempli. Nous avons analysé l’essence surhumaine, surnaturelle et ultramondaine de Dieu. Les parties fondamentales se sont trouvées n’être que les parties intégrantes qui constituent l’essence de l’homme. Notre conclusion nous a ramenés à notre point de départ. L’homme est le commencement de la religion, l’homme le centre de la religion, l’homme la fin de la religion.

  1. Bien entendu pour la raison telle que nous la considérons ici, pour la raison théistique, sans rapport avec les sens, étrangère à la nature.
  2. Nous ordonnons que l’honneur de l’adoration soit accordé à l’image sacrée de Notre Seigneur Jésus-Christ ainsi qu’au saint Évangile, etc. (Gener-Const. Concil. VIII, act. 10, can. 3.)
  3. Schelling, Sur la nature de la liberté humaine, 427, 429, 432.
  4. Ici est le point où la création nous représente non plus seulement la puissance divine, mais encore l’amour divin. « Nous sommes parce que Dieu est bon. » (Saint Augustin.) « Avant toutes choses était Dieu, se tenant à lui-même la place du monde et de tout, et il était seul parce qu’il n’y avait rien en dehors de lui. » (Tertullien.) Mais il n’y a pas de plus grand bonheur que de rendre d’autres êtres heureux ; l’acte par lequel on se communique est une félicité. Il n’y a de communicatif que la joie et l’amour. Aussi l’homme fait-il de l’amour le principe de l’existence. « L’extase de la bonté a mis Dieu hors de lui. » (Dionysius.) Le plus haut sentiment de la vie, la plus grande joie, c’est d’aimer et de rendre heureux l’objet de son amour. Dieu comme être bon est la personnification du bonheur de l’existence.
  5. Moïse II, c. 12.
  6. Moïse I, c. 28, 20.
  7. Moïse II, c. 24, 10, 11. Tantum abest ut mortui sint, ut contra convivium hilares celebrarint. (Clericus.)
  8. C’est aussi par des raisons intimes, subjectives que la prière en commun a plus d’effet que la prière d’un seul. Au milieu de la foule on sent ses forces grandir, ses sentiments s’élever. Ce que l’on ne peut pas seul on le peut avec d’autres. Seul on se sent borné, avec d’autres on se sent libre. C’est pourquoi les hommes se rassemblent lorsqu’ils sont menacés par les puissances de la nature. « Il est impossible, dit saint Ambroise, que les prières de plusieurs n’obtiennent rien. »
  9. Luther.
  10. Quelques miracles ont bien pu avoir pour fondement des phénomènes physiques ou physiologiques ; mais il ne s’agit ici que de la signification religieuse et de la genèse du miracle. Rien n’est plus grotesque de la part d’un théologien que de vouloir expliquer le miracle par des faits naturels. Si le miracle est possible naturellement, il n’y a plus de miracle.
  11. Depuis que ces lignes ont été écrites, l’Église a érigé en dogme, un peu tard, on doit l’avouer, l’idée dont il est ici question.
  12. On sait qu’Aristote dans sa politique, dit que l’individu, par cela même qu’il ne peut se suffire, est à l’état ce que la partie est au tout, et que par conséquent l’état a précédé la famille et l’individu, de même que le tout précède nécessairement la partie. — On peut dire que les chrétiens aussi sacrifiaient l’individu à l’espèce ; saint Thomas d’Aquin, par exemple, un des plus grands penseurs et théologiens du christianisme, dit que la partie se sacrifie par un instinct naturel pour la conservation du tout. « Chaque individu aime naturellement bien plus le bonheur de son espèce que le sien propre ; chaque être aime à sa manière, et plus que lui-même, Dieu en tant qu’il est le bien universel. » (Summa, p. I, qu. 60, art. 5.) Il loue les Romains de ce qu’ils mettaient leur patrie au-dessus de tout et lui offraient en sacriffce leurs biens et leur sang. (De regim. princip., I. III.) Mais ces pensées n’ont pour le christianisme de valeur que sur la terre et non dans le ciel, dans la morale et non dans le dogmatique, dans l’anthropologie et non dans la théologie. Aristote déclare que l’amitié est nécessaire au bonheur ; saint Thomas ne pense pas de même. « Une société d’amis, dit-il, n’est pas indispensable pour le bonheur, parce que l’homme possède en Dieu la plénitude des perfections ; lors même qu’une âme aurait seule la jouissance de Dieu, elle n’en serait pas moins heureuse, bien qu’elle n’eût aucun prochain à aimer. » (Prima secundæ, qu. 4, 8.) Le païen éprouve donc le besoin de l’espèce, d’un être semblable à lui-même pour être heureux ; le chrétien n’a besoin de personne, parce que son individualité est un être universel, parce qu’il possède tout en Dieu, c’est-à-dire en lui-même.