Essence du christianisme/Première partie/chap 6

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 87-94).

VI

LE MYSTÈRE DE LA PASSION


Un des caractères essentiels du Dieu fait homme, du Christ, c’est la passion. Souffrir est le plus grand témoignage que l’amour puisse donner de lui-même. Toutes les pensées, tous les sentiments qui se rattachent au Christ se concentrent dans l’idée de la douleur. Dieu en tant que Christ est l’idéal de toutes les misères de l’homme. Les philosophes païens célébraient l’activité et surtout la libre activité de l’intelligence comme l’activité suprême et divine ; les chrétiens ont sanctionné la douleur et l’ont placée en Dieu même. Si Dieu, comme acte pur, est le Dieu de la philosophie abstraite, le Christ, au contraire, le Dieu des chrétiens est la passion pure, la plus haute pensée métaphysique, l’être suprême du cœur. Est-il rien, en effet, qui fasse sur le cœur plus d’impression que la souffrance ? et surtout la souffrance de l’ètre qui par lui-même ne peut ni ne doit souffrir, la souffrance de l’innocent, la souffrance pour le salut des autres, la souffrance de l’amour et du dévouement ? Et c’est justement parce que l’histoire des douleurs de l’amour est l’histoire la plus saisissante pour le cœur humain, — et il serait ridicule de vouloir se figurer un autre cœur que celui de l’homme, — c’est pour cela qu’elle ne fait qu’exprimer l’essence même du cœur, qu’elle ne doit qu’à lui son existence, et non à une invention de l’esprit ou de la fantaisie. Le cœur, en effet, n’est pas inventif comme l’imagination ; il est complètement passif, et tout ce qui vient de lui lui paraît venir d’ailleurs, produit sur lui l’effet d’une inexorable nécessité. Le cœur s’empare de l’homme et le maîtrise comme un démon ou comme un dieu. Il ne connaît point d’autre dieu, point d’être plus parfait que lui-même ; son Dieu peut bien avoir un nom particulier, mais non une nature différente de la sienne. Et c’est du cœur, du penchant intime à faire le bien, à vivre et à mourir pour les hommes, du penchant divin de la bienfaisance qui veut rendre heureux tous les êtres sans exception, même le plus coupable et le plus vil, du devoir moral de la bienfaisance dans le sens le plus élevé, lorsqu’il est devenu une nécessité intime, le cœur tout entier, c’est du cœur humain par conséquent, tel qu’il se révèle à nous, toujours et partout ; qu’est sorti le Christianisme vrai, le Christianisme sublime, le Christianisme tel qu’il est, une fois purifié des éléments et des contradictions théologiques.

Comme nous l’avons fait jusqu’ici, retournons les oracles de la religion, regardons-les comme des contre-vérités, changeons l’attribut en sujet et le sujet en attribut, et nous aurons le vrai. Dieu souffre, non pour lui-même, mais pour les autres, pour l’humanité. Souffrir ici est l’attribut. Traduisons cela en français, et voici le sens que nous trouverons : Souffrir pour les autres est une action divine ; quiconque vit et meurt pour autrui agit divinement, est pour l’homme un dieu.

Cependant la passion du Christ représente non-seulement la souffrance morale, la souffrance de l’amour qui se dévoue, mais encore la souffrance comme telle, comme expression de notre faculté de souffrir en général. La religion chrétienne est si peu une religion surhumaine qu’elle sanctifie même la faiblesse de l’homme. Si le philosophe païen s’écrie, en apprenant la mort de son fils : « Je savais que j’avais engendré un mortel, » le Christ, au contraire, du moins le Christ biblique, — et nous n’en connaissons point d’autre, — verse des larmes sur la mort de Lazare, sur une mort qui n’était pourtant, en vérité, qu’une mort apparente. Si Socrate vide la coupe de ciguë sans faiblesse et sans émotion, le Christ s’écrie, au contraire : « S’il est possible, éloignez de moi ce calice. » Le Christ est, sous ce rapport, l’aveu que se fait à elle-même la sensibilité de l’homme. La conscience de cette sensibilité, tout à fait en contraste avec le principe païen du stoïcisme dans l’énergie de sa volonté et de son indépendance, le chrétien l’a mise dans la conscience de Dieu  ; en Dieu il la retrouve affirmée et pardonnée, pourvu qu’elle ne soit pas une coupable faiblesse.

Souffrir, tel est le plus grand commandement du Christianisme  : l’histoire du Christianisme lui-même est l’histoire de la passion de l’humanité. Chez les païens, des cris de joie sensuelle se mèlaient au culte des dieux  ; chez les chrétiens, du moins chez les premiers, les larmes et les soupirs du cœur font partie du service divin. Mais de même qu’un culte sensuel indique partout un dieu des sens et de la vie, de même que les cris de joie ne sont qu’une définition sensible de la nature des dieux auxquels ils sont adresses  ; de même aussi les soupirs du cœur chez les chrétiens sont, pour ainsi dire, des sons qui proviennent de l’âme, de l’essence intime de leur Dieu. C’est avec des larmes, avec les larmes de l’aspiration et du repentir, que les premiers chrétiens croyaient le mieux honorer la Divinité. La religion chrétienne dit bien  : « Le Christ a tout fait pour nous, il nous a délivrés et réconciliés avec Dieu  ; » et l’on pourrait de là tirer cette conclusion  : « Livrons-nous désormais à la joie  ; qu’avons-nous besoin de nous inquiéter de notre pardon, nous sommes déjà pardonnés  ; » mais la passion produit sur nous une plus grande impression que notre délivrance. Notre salut n’est que le résultat de la passion  ; la passion est le fondement, la cause de notre salut. Aussi s’empare-t-elle de nous plus fortement et devient-elle un objet d’imitation. Si Dieu lui-même a souffert pour moi, puis-je me permettre la joie, du moins sur cette terre corrompue qui a été le théâtre de ses souffrances  ? Ce que fait mon Dieu, mon Seigneur, ne doit-il pas me servir d’exemple ? Dois-je me mettre au-dessus de lui, ne prendre aucune part à ses souffrances, m’emparer du gain sans partager les frais ? L’histoire de sa passion ne doit-elle être pour moi que l’objet d’un froid souvenir, ou bien même une cause de joie, parce que cette passion a payé mon bonheur futur ? Qui peut avoir cette pensée ? Qui peut vouloir s’exclure des tourments supportés par son Dieu ?

Le Christianisme est la religion de la douleur. Les images du Crucifié que nous rencontrons aujourd’hui. encore dans tous les temples ne nous représentent pas le Sauveur, mais seulement le Dieu sur la croix, le Dieu qui a souffert. Les mortifications, les tourments que s’imposaient les chrétiens n’étaient que les conséquences psychologiques de l’effet produit par cette contemplation religieuse. Comment pourrait-il ne pas avoir envie de crucifier les autres et lui-même celui qui n’a dans l’esprit que l’image de la croix ? N’avons-nous pas le droit de tirer cette conclusion tout aussi bien que les Pères de l’Église celui de reprocher au paganisme l’excitation à la débauche et à la licence par la vue des images licencieuses des dieux ?

Dieu souffre, cela veut dire tout simplement : Dieu est un cœur. Le cœur est la source de toutes les souffrances. Un être qui ne peut pas souffrir est un être sans cœur. Le mystère de la passion n’est que le mystère de la sensibilité. Cette proposition : Dieu est un être sensible, n’est que l’expression religieuse de cette autre : La sensibilité est d’une nature divine.

L’homme a la conscience non-seulement d’une source d’action, mais encore d’une source de passion en lui-même. Je sens : et je sens non-seulement la volonté et la pensée avec lesquelles je ne suis que trop souvent en lutte, mais encore le sentiment ; et ce sentiment, bien qu’il soit la source de toutes mes souffrances, de toutes mes faiblesses et de toutes mes douleurs, je ne puis m’empêcher de voir qu’il appartient à ma nature intime ; qu’il est une puissance, une perfection sublime et divine. Que serait un homme sans sentiment ? Le sentiment est la puissance musicale dans l’homme. De même que l’homme sent en lui un penchant à la musique, une nécessité intime qui le pousse à exprimer à par des sons, par des chants ses impressions de douleur ou de joie, de même aussi et avec la même nécessité, il est entraîné à adresser ses pleurs et ses soupirs religieux au sentiment lui-même comme à un être extérieur et divin.

La religion ne fait que refléter la nature humaine. Tout ce qui est trouve en soi plaisir et joie, s’aime et s’aime avec droit. Reprocher à un être son amour de lui-même, c’est lui reprocher son existence. Exister, c’est se soutenir, s’affirmer, s’aimer ; quiconque est las de la vie cherche à s’en délivrer. Partout où le sentiment n’est pas abaissé, opprimé, comme chez les stoïciens, partout où on lui permet d’exister, là il obtient une signification et une puissance religieuses, là il s’élève à un degré qui lui permet de se réfléchir en lui-même, de se contempler en Dieu.

Dieu est le miroir de l’homme.

Tout ce qui a de la valeur pour l’homme, ce qui lui paraît accompli, parfait, ce qui lui procure une joie véritable, cela seul est pour lui, Dieu. Le sentiment te paraît-il une faculté sublime, il est par cela même pour toi une faculté divine. L’homme sensible ne croit qu’à un Dieu sensible, c’est-à-dire ne croit qu’à la vérité de sa propre nature, car il ne peut croire autre chose que ce qu’il est lui-même. Sa foi n’est que la conscience de ce qui lui est sacré, et il n’y a de sacré pour l’homme, que ce qu’il y a en lui de plus intime, que le dernier fondement, que l’essence même de son individualité. Dieu n’est que le grand livre ou l’homme traduit ses plus hautes pensées, ses sentiments les plus purs, où il écrit les noms des êtres qui lui sont les plus chers, les plus sacrés.

On reconnaît une âme amie des affections domestiques, un cœur de femme dans ce penchant à rassembler et à mettre à part tout ce que l’on a connu de grand et de digne d’amour, au lieu de l’abandonner à lui-même, aux vagues du temps qui amène l’oubli, au hasard du capricieux souvenir. L’esprit fort est exposé au danger d’une vie prodigue, dissipée et dissolue ; l’homme religieux, au contraire, unissant toutes choses dans un seul étre, est exposé au danger d’une vie concentrée en elle-même, avare et égoïste. Pour l’homme religieux, quiconque est sans religion, paraît orgueilleux et frivole, non parce que ce qui est sacré pour le premier ne l’est pas pour le second ; mais ce que celui-ci n’a que dans l’esprit, regarde comme un simple idéal, celui-là le place en dehors et au-dessus de lui comme un être réel auquel il se subordonne. En un mot, l’homme religieux ayant un point de concentration, a par cela même un but, un point d’appui. Ce n’est pas la volonté seule, ce n’est pas la connaissance vague, c’est le but seul appliqué aux actions qui fonde l’unité de la théorie et de la pratique, qui donne à l’homme un fondement moral, c’est-à-dire un caractère. Tout homme doit se faire un dieu, c’est-à-dire un but final de ses actes. Qui a un but a une loi au-dessus de lui ; il ne se conduit pas seulement lui-même, il est aussi conduit. Qui n’a pas de but n’a ni sanctuaire ni patrie : aucun malheur plus grand ne peut lui arriver. Le but impose des limites, mais ces limites instruisent et dirigent la vertu. Quiconque a un but, un but véritable, a par cela même une religion, sinon dans le sens borné de la plèbe théologique, du moins, et c’est là l’important, dans le sens de la raison, dans le sens de la vérité.