Essence du christianisme/Première partie/chap 8

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 104-111).

VIII

LE MYSTÈRE DU VERBE OU DE L’IMAGE DE DIEU

Pour la religion, l’importance de la Trinité se concentre tout entière dans la seconde personne. Quand l’humanité chrétienne s’intéressait si vivement pour ce mystère, elle ne s’intéressait en vérité que pour le fils de Dieu.

La dispute acharnée sur l’homousios et l’homoiousios n’était pas une dispute vaine, bien qu’une syllabe f‍ît toute la différence. Il s’agissait de la dignité divine de la seconde personne et en même temps de l’honneur de la religion chrétienne elle-même ; car cette seconde personne est son objet caractéristique, essentiel, et ce qui est l’objet essentiel d’une religion en est par cela même le vrai Dieu. Le Dieu véritable d’une religion est en général celui qu’elle nomme le médiateur, parce que ce médiateur est un objet immédiat. Quiconque au lieu de s’adresser à Dieu s’adresse aux saints ne le fait que parce qu’il croit à leur puissance absolue sur Dieu, à l’efficacité de leurs prières. La prière est le moyen d’exercer sa supériorité et sa domination sur un autre être, sous l’apparence de la soumission et de l’humilité. L’être vers lequel ma pensée se dirige tout d’abord est en réalité pour moi l’être principal. J’ai recours aux saints, non parce qu’ils dépendent de Dieu, mais parce qu’au contraire Dieu se soumet à eux, est dominé par leur volonté, leurs désirs et leurs prières. En un mot, le Dieu caché derrière le médiateur n’est qu’une conception abstraite, que l’idée de la divinité en général, et ce n’est pas pour nous réconcilier avec cette idée, mais pour l’éloigner, pour la nier, que le médiateur intervient. Le Dieu au-dessus du médiateur n’est pas autre chose que la froide raison au-dessus du cœur de l’homme, — semblable à la puissance du Destin sur les divinités de l’Olympe.

L’homme, être sensible, impressionnable, n’est dominé, réjoui, que par l’image et par la raison sensible, la fantaisie créatrice. La seconde personne en Dieu, la première en vérité pour la religion, est l’essence de la fantaisie révélée, manifestée. Ses attributs ne sont que des images, et cela ne provient pas de l’impuissance de l’homme à penser la chose autrement, mais de ce que la chose elle-même est image et ne peut être pensée que d’une manière figurative. Le fils s’appelle expressément image de Dieu ; sa nature est d’être l’image, la fantaisie de Dieu, la splendeur visible de l’invisible divinité. Le fils n’est que la satisfaction du besoin de la faculté représentative comme d’une faculté absolue et divine. L’homme se fait une image de Dieu, c’est-à-dire il métamorphose l’être abstrait de la raison et de la pensée en un être objet des sens et de l’imagination ; mais il place cette image en Dieu parce qu’elle ne répondrait pas à ses besoins si elle n’était pas une vérité, si elle était différente de Dieu, si elle n’était que subjective, c’est-à-dire une œuvre de l’homme. Et, en réalité, cette image n’est pas non plus arbitraire parce qu’elle exprime la réalité de la fantaisie, la nécessité pour l’homme d’affirmer la fantaisie comme une divine puissance. Le fils est l’image chérie du cœur ; il exprime l’essence de l’imagination par contraste avec Dieu le père, qui n’est que l’essence personnifiée de l’abstraction.

On voit par là quelle est l’erreur de la spéculation dogmatique lorsque, perdant complétement de vue cette genèse intime du fils de Dieu comme image de la divinité, elle fait de ce fils un être métaphysique, une essence intellectuelle. Le fils est au contraire une scission, une chute de l’idée métaphysique de la divinité, scission que la religion met naturellement en Dieu pour ne pas la sentir comme telle, pour la justifier. Le fils est le premier et dernier principe du culte des images, parce qu’il est l’image de Dieu ; mais l’image prend nécessairement la place de l’objet. L’honneur rendu au saint dans son image est l’honneur rendu à l’image comme si elle était le saint ; là où l’image est l’expression essentielle, l’organe de la religion, là elle en est aussi l’essence.

Parmi les motifs allégués pour l’emploi religieux des images, le concile de Nicée donne comme autorité Grégoire de Nysse qui rapporte n’avoir jamais pu regarder sans en être ému jusqu’aux larmes un tableau représentant le sacrifice d’Abraham, tant l’histoire sacrée y était reproduite d’une manière vivante. Mais l’effet de l’objet représenté n’est pas l’effet de l’objet lui-même. Le sujet sacré n’est que l’apparence sainte sous laquelle l’image cache sa puissance mystérieuse ; il n’est qu’un prétexte dont se servent l’art et la poésie pour pouvoir exercer sans obstacle leur puissance sur l’homme. La conscience religieuse rattache, il est vrai, la sainteté de l’image à la sainteté du sujet ; mais la conscience religieuse n’est pas la mesure de la vérité. Quelque différence que l’Église ait établi entre l’image et son sujet ; bien qu’elle ait proclamé qu’à ce dernier seul des honneurs doivent être rendus, elle n’en a pas moins exprimé la vérité sans le vouloir, et indirectement elle a reconnu la sainteté de l’image[1].

Mais le dernier et suprême fondement du culte des images, c’est l’adoration de l’image de Dieu en Dieu. Les images des saints ne sont que les multiplications optiques de cette image toujours la même. La déduction spéculative de l’image de Dieu n’est sans le savoir qu’une déduction du culte, dont elle est par cela même le fondement, car la sanction du principe est nécessairement aussi la sanction de ses conséquences nécessaires. La sanction de l’image primitive est la sanction de l’image dérivée. Si Dieu a une image de lui-même, pourquoi n’aurais-je pas une image de Dieu ? Si Dieu aime sa propre image comme lui-même, pourquoi n’aimerais-je pas l’image de Dieu comme Dieu même ? Si l’image de Dieu est Dieu, pourquoi l’image du saint ne serait-elle pas aussi le saint ? S’il n’y a pas de superstition à croire que l’image que Dieu se fait de lui-même est un être, une personne, pourquoi y aurait-il superstition à croire que l’image du saint est l’être sensible du saint lui-même ? L’image de Dieu saigne et pleure, pourquoi l’image du saint ne pourrait-elle pas saigner et pleurer ? La différence viendrait-elle de ce que l’image du saint est une œuvre des mains de l’homme ? eh ! mais ce ne sont pas les mains qui l’ont faite, c’est l’esprit qui les animait, et quand Dieu fait sa propre image ce n’est aussi qu’un produit de l’imagination. Ou bien cette différence viendrait-elle de ce que l’image de Dieu est produite par Dieu même, tandis que l’image du saint est l’œuvre d’un autre être ? Eh ! mais l’image du saint n’est qu’une révélation que le saint donne de lui-même ; car le saint apparaît à l’artiste, et l’artiste ne fait que le représenter tel qu’il s’est montré à ses regards.

Un autre attribut de la seconde personne, tout à fait en rapport avec l’essence de l’image, c’est qu’elle est le Verbe, le logos, la parole de Dieu.

La parole, le mot est une image abstraite, la chose imaginaire, et comme chaque chose est en définitive un objet de la pensée, c’est la pensée imaginée, ce qui fait que les hommes, quand ils savent le mot, le nom d’une chose, se figurent connaître la chose elle-même. Le mot est une affaire d’imagination ; l’homme parle en dormant s’il est agité par des rêves, le malade sur son lit s’il est en proie au délire ; ce qui excite la fantaisie fait parler, ce qui excite l’enthousiasme rend éloquent. La faculté de parler est un talent poétique, les animaux incapables de poésie sont aussi incapables de parole. La pensée se manifeste au dehors par des images, la force qui excite la pensée à se produire est l’imagination, et l’expression de l’imagination c’est le langage. Celui qui parle ravit, enchante celui à qui il parle, mais la force de la parole est la puissance de l’imagination. C’est pourquoi les anciens peuples regardaient la parole comme un être mystérieux doué d’une puissance magique. Même les chrétiens et non-seulement les ignorants, mais encore les savants, les Pères de l’Église attachaient au simple nom du Christ une salutaire et mystérieuse influence sur l’homme et sur la nature. Aujourd’hui encore le peuple croit que des hommes peuvent être ensorcelés par de simples paroles. D’où vient cette croyance à des forces imaginaires résidant dans les mots ? elle vient de ce que le mot lui-même est un être d’imagination, produit sur l’homme des effets narcotiques et le met sous la domination de la fantaisie. Les mots possèdent des forces révolutionnaires ; les mots gouvernent l’humanité. Sacrée est la tradition, ouvre de la parole ; profane et décriée est l’œuvre de la raison et de la vérité.

L’homme ne sent pas seulement en lui un penchant, une impulsion irrésistible à penser, à rêver, à imaginer, mais encore un irrésistible penchant à parler, à exprimer ses pensées et à les communiquer. Divin est ce penchant, divine la puissance du langage. La parole est la pensée devenue image, révélée, manifestée, brillante, rayonnante, répandant autour d’elle une immense clarté. La parole est la lumière du monde, conduit à toute vérité, dévoile tous les secrets, fait concevoir l’invisible, rapproche le lointain du temps et de l’espace, met des bornes à l’infini, éternise ce qui est passager. Les hommes passent, la parole reste ; la parole est vie et vérité ; toute puissance lui a été donnée ; par elle les aveugles voient, les boiteux marchent, les malades guérissent, les morts ressuscitent, elle fait des miracles et les seuls miracles raisonnables. La parole est l’Évangile, le Paraclet, la consolatrice de l’humanité. Pour se convaincre de son essence divine, figure-toi seul et abandonné, mais connaissant le langage, et suppose que tu entendes pour la première fois la parole d’un homme. Cette parole ne serait-elle pas pour toi comme un ange envoyé du ciel ? n’aurait-elle pas pour toi la magnificence de la voix de Dieu même, l’harmonie de la plus céleste musique ? La parole n’est pas en réalité plus pauvre, plus vide d’âme que le ton musical, bien que le ton paraisse dire infiniment plus. C’est cette apparence seule, cette illusion dont il est entouré qui le fait paraître plus riche et plus profond.

Il y a dans la parole une force productrice de bonheur, de délivrance et de réconciliation. Les fautes que nous avouons nous sont pardonnées en vertu de sa puissance divine. Le mourant dans son dernier adieu se réconcilie avec ses frères par l’aveu d’un crime jusque-là tenu secret. Les douleurs que nous révélons à un ami sont déjà à moitié guéries. Quand nous parlons, le jour se fait en nous ; l’objet de notre colère, de notre chagrin, se montre à nous sous une lumière qui nous fait reconnaître l’indignité de la passion. Sommes-nous en doute sur quelque chose, nous n’avons besoin que d’en parler ; souvent au moment même où nous ouvrons la bouche pour interroger notre ami, le doute et les obscurités s’évanouissent. La parole rend l’homme libre. Qui ne peut s’exprimer est un esclave. Muettes sont les passions trop violentes, les joies trop vives, les douleurs désespérées. Parler est un acte libre, la elle-même est liberté ! Aussi est-ce avec droit que l’on regarde la culture du langage comme la racine de la civilisation. Là où la parole est cultivée, là l’humanité l’est aussi. À mesure que la langue se formait, la barbarie du moyen âge disparaissait peu à peu.

De même que nous ne pouvons pressentir, penser nous représenter d’autre être divin que la vérité objet de notre raison, que le bien objet de notre amour, que le beau objet de nos sentiments, de même nous ne pouvons nous représenter aucune force spirituelle supérieure à la force de la parole. Tout ce que l’homme sent et reconnaît comme réalité, il est obligé de le placer en Dieu ou de le prendre pour Dieu. La religion ne peut donc s’empêcher d’avoir conscience de la puissance de la parole comme d’une puissance divine. Pour elle, il est vrai, la parole de Dieu diffère de la parole de l’homme en ce qu’elle n’est pas, comme celle-ci, un souffle, un son passager, mais une communication de l’être divin lui-même. Mais ici elle se trompe comme partout ailleurs. L’homme par la parole, du moins quand cette parole est vraie, communique aux autres son propre être. La religion prend donc les dehors, l’apparence de la parole humaine pour son essence même ; elle est forcée par conséquent de se représenter cette essence comme un être particulier, comme un verbe divin, différent du verbe de l’homme.

  1. Nous ordonnons que l’honneur de l’adoration soit accordé à l’image sacrée de Notre Seigneur Jésus-Christ ainsi qu’au saint Évangile, etc. (Gener-Const. Concil. VIII, act. 10, can. 3.)