Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/01

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EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.

i.
DRONTHEIM.

Nous venions de traverser les campagnes de Vollan et de Locknes avec leurs fermes en bois spacieuses et solidement bâties, leurs vallées où les épis de seigle mûrissent en quelques mois, et leurs coteaux où la rivière écume, scintille et se perd entre les rochers. Ces points de vue rians et pittoresques disparurent peu à peu, et nous nous trouvâmes sur un sol nu et plat, traversé çà et là par de larges bandes de sable, pareil à une grève sans eau. Au loin nous n’aperçûmes qu’un guard et quelques champs ensemencés. La terre avait une teinte grisâtre, et tout autour de nous paraissait triste et sans vie. Nous savions que Drontheim était près de là, et nous détournions avec joie nos regards de cette plaine aride par laquelle il fallait passer, dans l’espoir de découvrir à l’horizon les murs de cette ville que nous aspirions à voir depuis long-temps. Mais les chemins, minés par le dégel et creusés par les charrettes des paysans, étaient difficiles à suivre et dangereux en certains endroits. À chaque instant notre voiture tombait dans de profondes ornières, et, de peur de la voir se briser sur une route où nous n’aurions trouvé ni charpentier ni forgeron, nous allâmes au pas. Onze heures du soir sonnaient quand, du haut du Steenberg, nous vîmes se dérouler devant nous un vaste et beau panorama : c’était le golfe de Drontheim, large comme la pleine mer, bordé par une longue chaîne de montagnes qui ressemble à un rempart crénelé, et, dans la presqu’île formée par le golfe et le Nid, les maisons de cette vieille cité du Nord, réunies, serrées l’une contre l’autre, comme pour mieux supporter le souffle du vent, l’effort des vagues, le poids de la neige. C’était une de ces nuits limpides des régions polaires où le ciel est pur et étoilé, où les rayons d’un crépuscule d’or remplacent le soleil, qui n’abandonne l’horizon que pour y revenir quelques instans après. Des teintes de lumière molles et argentées inondaient la surface du lac, et la base des montagnes était toute bleue, tandis que les dernières lueurs du jour étincelaient encore sur leurs cimes. Une sorte de voile imprégné de lumière et transparent s’étendait sur la ville, et l’antique cathédrale était là dans ce mélange d’ombre et de clarté, pareille à une de ces images lointaines que la mémoire fait revivre à travers le passé qui les obscurcit. Sur le golfe, tout était calme ; on n’entendait que les soupirs des vagues, qui venaient baiser du bout de leurs lèvres les plantes du rivage, et s’enfuyaient avec une couronne de roseaux et un collier d’écume. Dans la ville, tout dormait ; nous traversâmes les places et les rues sans rencontrer un être vivant, sans entendre un seul bruit. Quand j’aurais choisi moi-même l’heure à laquelle je devais visiter Drontheim, je n’aurais pu en trouver une plus belle et plus imposante. Dans ce silence de la nuit, dans cette ombre du crépuscule, la vieille ville des rois de Norwége était pour moi comme un livre ouvert dans le recueillement et la solitude. Sur une de ses pages, je lisais une saga glorieuse ; sur une autre, un chant de scalde chanté le soir au foyer du jarl ; ici les premières lignes d’une légende de saint, là le roman d’amour d’Axel et Valborg. Je m’en allais ainsi de rue en rue, reprenant l’un après l’autre tous les anneaux de cette chaîne du passé, et alors j’oubliais les années inscrites sur le calendrier depuis ces époques de guerre et d’aventure, et il me semblait que je devais voir apparaître encore sur les vagues la barque du Vikingr, entendre le chant des matines au cloître de Munkholm, et visiter dans la cathédrale la merveilleuse châsse de saint Olaf. L’aspect des magasins bâtis le long du golfe anéantit mon rêve ; la poétique cité des traditions islandaises disparut, et je ne vis plus que la cité marchande.

L’origine de Drontheim se rattache à l’une des époques les plus mémorables de l’histoire de Norwége, à l’époque où le paganisme commençait à tomber en ruines, où le jarl Hakon, abandonné de ses soldats, trahi par un esclave, mourait avec les dieux qu’il avait adorés, tandis qu’Olaf Tryggvason, son valeureux adversaire, reprenait le sceptre conquis par son aïeul Harald Haarfager, et sur la pierre sanglante des sacrifices posait la croix, symbole de la paix. Jeune, il avait connu les douleurs de l’exil et les joyeux périls d’une vie aventureuse. Avant de porter la couronne, il avait manié la lourde épée du Vikingr. Après avoir subjugué l’un après l’autre les divers partis qui s’opposaient à son avénement au trône de Norwége, il se bâtit une demeure auprès de l’embouchure du Nid (997). C’est là le commencement de cette cité de Nidaros (maintenant Drontheim), dont le nom se retrouve si souvent dans les anciennes sagas. Trente ans plus tard, un autre roi construisit une église à côté de la demeure royale, et l’église enrichit la ville naissante.

Le christianisme, énergiquement et quelquefois cruellement défendu par Olaf, n’avait encore fait que des progrès assez incertains, et, sous la domination des deux jarl qui lui succédèrent, la religion païenne reprit son ascendant. Mais un homme vint qui acheva par l’épée l’œuvre de conversion entreprise par le raisonnement : c’était Olaf II. Il s’en alla de district en district, suivi de trois cents soldats, brisant lui-même avec la hache les statues de Thor et d’Odin, prenant les biens de ceux qui refusaient de croire à l’Évangile et condamnant à mort les plus rebelles.

Cette manière de prêcher révolta contre lui ses sujets. Canut-le-Grand encouragea leur sédition, et Olaf, vaincu dans plusieurs rencontres et voyant son parti diminuer de jour en jour, s’enfuit en Suède, puis en Russie. Pendant ce temps, Canut entrait à Drontheim avec une escorte, disent les chroniques, de quatorze cents navires. Dans la ferveur de son zèle, Olaf, dépouillé de sa couronne, avait d’abord pensé à se faire moine ou à s’en aller en pélerinage à Jérusalem ; mais une nuit il vit apparaître en songe son prédécesseur Olaf Tryggvason, qui lui conseilla de retourner en Norwége. Il débarqua sur la côte à la tête de quatre mille hommes, et fut attaqué dans la plaine de Stikklestœd par dix mille paysans. Après un combat violent, qui se prolongea pendant plusieurs heures, il fut accablé par le nombre, et mourut sur le champ de bataille (1er août 1030).

Ce prince, que les Norwégiens n’avaient pas voulu garder pour roi, devint un saint ; il fit des miracles, et fut invoqué religieusement par ceux qui l’avaient maudit. Son corps avait été enseveli par un de ses partisans à l’endroit où s’élève aujourd’hui une des chapelles de la cathédrale. Un an après, quand on le retira de cette sépulture, non-seulement ses membres n’avaient subi aucune altération, mais sa barbe et ses ongles avaient grandi comme s’il n’avait pas cessé de vivre, et sur le sol où il reposait, on vit jaillir une source d’eau qui avait la vertu de guérir les malades. Le jour de sa mort devint un jour de solennité en Norwége et dans plusieurs autres contrées. Le peuple, qui l’avait chassé, le béatifia et en fit un héros. La légende de saint Olaf, racontée par les moines, vénérée par les paysans, courut de montagne en montagne, de famille en famille, grandissant et se modifiant sans cesse selon les lieux et les circonstances. Aujourd’hui encore, on la retrouve dans tous les districts de la Norwége. Il n’est pas de vieille femme qui ne puisse en raconter quelque chapitre, et pas d’enfant qui, en allant à l’école, n’apprenne à connaître le nom de saint Olaf. Ici on montre le roc desséché d’où il fit jaillir, comme Moïse, un torrent d’eau pure ; là le passage qu’il se fraya entre un rempart de montagnes ; plus loin les figures des sorciers qu’il a changés en pierres. À quelque distance de Drivstuen, en allant à Riisa, on aperçoit à droite, au bord de la route, une grande masse de rocs taillés à pic, et terminés par une espèce de terrasse qui s’élève à plus de cent pieds au-dessus du sol. Un jour que je passais là, le guide me dit : « Voyez, voilà le rocher d’où saint Olaf s’élança pour échapper au diable qui le poursuivait, et cette entaille que vous remarquez sur la pierre est l’empreinte du pied de son cheval. » Dans le Romsdal, on montre sur la cime d’une montagne une ouverture pareille à la brèche de Roland dans les Pyrénées, et les paysans racontent que saint Olaf a fendu cette montagne avec son épée. Quand on parle de l’église de Saint-Clément, qu’il fit bâtir à Nidaros, on raconte une légende pareille à celle qui existe sur la cathédrale de Lund. Un Trolle s’était engagé à construire tout l’édifice à condition que saint Olaf lui donnerait le soleil et la lune, s’il ne parvenait pas à savoir son nom ; mais lorsque l’église fut finie, le saint proclama à haute voix le nom de l’architecte ensorcelé, qui, dans son désespoir, se précipita du haut de la tour, et mourut à l’instant.

À l’endroit où le corps de saint Olaf avait été déposé, Magnus-le-Bon, son fils, qui monta après lui sur le trône de Norwége, construisit une chapelle en bois (1036) qui, en 1077, fut remplacée par une église en pierre. Vingt ans après, Harald Haardraade en bâtit une autre à peu près sur le même lieu. Il y avait ainsi, dès le XIe siècle, trois églises dans cette ville fondée à la fin du xe, dans cette capitale d’une contrée où le baptême avait été introduit par la force du glaive. Un grand nombre de pélerins se rassemblaient là chaque année ; ils venaient se mettre à genoux dans l’église de saint Olaf et déposaient de riches offrandes sur son tombeau. Les bords du Nid, où l’on n’entendait retentir autrefois que le cri des matelots et le chant de guerre des pirates, répétèrent l’hymne des fêtes religieuses et les prières du cloître. Cette ville, qui n’avait été qu’une résidence de prince et un camp de soldats, devint la métropole de l’Évangile, le boulevart du christianisme dans le Nord. En l’année 1030, elle avait déjà un évêque, et, en 1152, l’évêque fut nommé archevêque, primat de Norwége et légat du saint-siége. Au commencement du XIVe siècle, on comptait à Nidaros deux hôpitaux, quatre couvens, et quatorze églises au milieu desquelles l’œil du voyageur distinguait de loin la magnifique flèche de la cathédrale.

Cette cathédrale, plus vaste que celles de Roeskilde et d’Upsal, fut bâtie en 1183 par l’archevêque Eystein. Une partie de l’ancienne église de Harald forma l’une des ailes du nouvel édifice ; le chœur et la nef furent construits sur un autre plan. Quand on y entre, c’est une chose curieuse que d’observer, dans la même enceinte, à quelques pas de distance, deux époques d’art si voisines et déjà si différentes l’une de l’autre, deux styles d’architecture qu’un siècle sépare et qui ne se ressemblent plus. L’église, avec ses deux ailes placées symétriquement de chaque côté, a la forme d’une croix ; l’aile droite, construite vers l’an 1050, et l’aile gauche, dessinée plus tard sur le même modèle, présentent un beau type de style bysantin. Là est la grande arcade ronde partagée par une colonne, le pilier massif, le chapiteau carré et plat, et le contour du plein cintre festonné. Le style gothique commence à la nef, qui s’étendait autrefois beaucoup plus loin qu’à présent, et dont le protestantisme, avec ses habitudes de comfort, a complètement masqué les formes par des tribunes en bois qui s’élèvent l’une sur l’autre comme des loges de théâtre. Ce style est simple, composé avec goût, mais peu orné et peu hardi. Toute son élégance, toute sa richesse, semblent avoir été réservées pour le chœur : c’est une enceinte de huit arcades légères comme des rameaux d’arbres, détachées comme un berceau de feuillage du reste de l’édifice ; et les colonnes qui portent vers la voûte ces gracieuses ogives, la ceinture de fleurs et de festons qui l’entoure, les deux petites chapelles qui le gardent de chaque côté, comme deux ailes d’ange, tout ce qui appartient à cet antique sanctuaire du catholicisme est fait avec tant de légèreté et d’abandon et offre tant de charmantes combinaisons de détail et d’ensemble, que la pierre semble avoir cédé comme une cire molle à l’inspiration de l’artiste. Les ogives se croisent comme des plantes touffues qui, ne trouvant pas assez de place pour se développer à l’écart, reposent l’une sur l’autre, et leur forme varie à chaque pas, comme les arabesques capricieuses d’un manuscrit du moyen-âge. Tantôt c’est un pilier uni qui s’élance du sol et jette dans les airs trois branches pareilles à celles du candélabre biblique ; tantôt, sur la nervure de l’arcade, on voit surgir une bande de dentelles que l’on dirait découpées par la main d’une jeune fille, ou un collier de perles arrondies dans le marbre, ou de longues lignes de feuillage qui semblent avoir grandi entre les moulures de la pierre comme des saxifrages entre les fentes du rocher. Ici la colonne, fine et déliée, porte pour chapiteau une touffe de fleurs, ailleurs un fruit du midi ou de larges feuilles de palmier, dont un croisé, peut-être, rapporta le modèle des bords du Jourdain ; puis des têtes de prêtres posées à chaque angle avec un air de recueillement, et quelquefois suspendues à une tige légère, comme des étamines à leurs pistils. Çà et là on rencontre aussi quelques traces de ces rêves hideux qui se mêlaient, dans les églises, aux chastes inspirations de l’art du moyen-âge, comme une idée de doute à un sentiment de foi, comme un rire sceptique à une fervente prière. On aperçoit sur le pourtour d’une colonne un visage de moine qui grimace, un buste de religieux qui se termine en queue de dragon. Mais ces images sont peu nombreuses et peu apparentes ; elles s’effacent au milieu de cette végétation cosmopolite qui étale ses fleurs, ses fruits et ses rameaux autour du chœur ; elles se perdent dans l’ombre de ces colonnades éclairées seulement par la mystérieuse lumière des fenêtres à ogives.

Comme cette cathédrale du Nord devait être belle jadis, avec ses neuf grandes portes, ses dix-huit autels et ses trois mille piliers, les uns taillés dans les carrières de marbre d’Italie, les autres dans les rocs du Groenland ! Toute la communauté chrétienne de Norwége et de Suède avait contribué à l’enrichir. Les pirates eux-mêmes lui avaient payé leur tribut : deux de ces hommes, qui s’en allaient sur leur navire chercher au loin les aventures et piller les côtes étrangères, revinrent un jour en Norwége avec un riche butin qu’ils ne purent partager sans se battre. L’un d’eux, avant de tirer le glaive, invoqua son bon ange et fit vœu d’offrir à l’église une part de ses richesses, s’il sortait victorieux du combat. Sa prière fut exaucée, et il donna à la cathédrale de Nidaros une croix en argent massif, si lourde qu’il fallait trois hommes pour la porter. C’était cette croix que l’on voyait briller en tête des processions le jour de la fête de saint Olaf ; puis venait la châsse du saint, composée de trois caisses, l’une en argent doré, les deux autres en bois, revêtues d’ornemens en or et parsemées de pierres précieuses. Soixante hommes la portaient en dehors de l’église, et les vieillards, les enfans, les hommes du pays et les voyageurs, l’entouraient avec un saint respect. C’était en touchant cette châsse que le malade espérait se guérir ; c’était sur cette châsse que les rois étendaient la main en prêtant leur serment ; c’était au pied de cette châsse qu’ils étaient couronnés ; c’était là qu’on les enterrait. Du haut du sanctuaire, saint Olaf présidait aux destinées de ceux qui venaient occuper son trône ; le jour de leur sacre, les rois se mettaient sous la protection de son sceptre ; le jour de leur mort, ils reposaient à l’ombre de sa palme de martyr.

Cette époque de foi et de prospérité catholique dura trois siècles. En 1328 l’église fut incendiée, et reconstruite peu de temps après. En 1431, elle fut incendiée encore et réparée avec le même zèle. Mais, en 1531, elle brûla de nouveau, et cette fois les efforts de l’archevêque pour lui rendre sa première splendeur, et les vœux des fidèles, furent impuissans. Les idées de réforme commençaient à pénétrer dans le Nord. Sans avoir encore admis le protestantisme, le peuple discutait déjà le pouvoir des indulgences et la légitimité des saints. Les pélerins ne vinrent plus grossir les processions, les malades désertèrent l’autel. Le tribut que les fidèles portaient chaque jour à la cathédrale diminua peu à peu, et les prêtres, privés du trésor où ils avaient coutume de puiser, ne parvinrent qu’à peine à masquer les désastres de l’incendie et les ruines de leur église. Puis, quand les trois contrées Scandinaves eurent adopté le dogme de Luther, les nouveaux convertis crurent faire une œuvre pieuse en détruisant tous les vestiges de leurs anciennes croyances. Ceux-ci brisèrent les statues des saints, ceux-là déchirèrent les tableaux, et il y en eut un plus pervers encore que les autres, qui, rassemblant sur la place les livres du chapitre, en fit un auto-da-fé. Dans cette dévastation des monumens catholiques, le Danemark n’oublia pas qu’il était maître de la Norwége. Il envoya un navire chercher la châsse d’argent, les calices, les ciboires et tous les ornemens d’or et de vermeil. Le navire, attaqué le long de la route et pillé par un pirate hollandais, échoua sur la côte avec le reste de ses dépouilles. Cinquante années auparavant, à la nouvelle de ce naufrage, on eût crié au miracle ; mais alors le temps des miracles était passé, et les iconoclastes, plus barbares que les barbares dont parlent les anciennes chroniques, continuèrent à ravager l’église. En 1564, les Suédois en firent une écurie. Auprès de l’autel du chœur, naguère encore étincelant d’or et de pierreries, ils ne trouvèrent que les armes de saint Olaf qu’ils emportèrent à Stockholm. Il restait encore à cette cathédrale si splendide autrefois et si vite dépouillée de ses richesses, il lui restait encore ce que ni les Danois, ni les Suédois n’auraient pu lui enlever, sa grande flèche qui s’élevait, disent les historiens, à deux cent vingt pieds. Un orage la renversa pendant l’hiver de 1689. Maintenant le toit est surmonté d’une tour carrée, massive, pareille à un clocher de village. La partie de la nef détruite par l’incendie n’a pas été rebâtie ; les statues des saints n’ont pas été replacées sur leur piédestal, et les dentelures légères, les rosaces brisées ou mutilées par le marteau, n’ont pas été refaites. Dans quelques endroits, la base des colonnes est seule restée ; dans d’autres, on a remplacé les piliers de marbre par des piliers de bois. Quand le roi de Suède vint, en 1818, se faire couronner dans cette cathédrale, il eut pitié du veuvage du chœur et y fit placer une copie du Christ de Thorvaldsen. On dit aussi qu’il a l’intention de mettre dans la nef les douze apôtres du célèbre sculpteur, tels qu’on les voit à Copenhague dans la cathédrale. Peut-être alors, pour leur faire place, sera-t-on obligé d’abattre une partie de ces loges à rideaux rouges qui recouvrent les deux côtés de la nef, et c’est une destruction dont je suis sûr qu’aucun homme de goût ne se plaindra. Malgré les ravages du feu et les ravages des hommes, cette cathédrale est encore l’un des monumens gothiques les plus curieux qui existent. Du milieu de la nef, il est triste d’observer les désastres qu’elle a subis ; mais, quand on pénètre dans l’enceinte du chœur, on y reste retenu par un sentiment d’admiration, et quand on la regarde du dehors avec son singulier mélange de construction, sa petite chapelle, posée sur un de ses flancs comme une châsse de saint, son clocher massif, sa coupole ronde comme celles des pagodes de l’Inde, et sa tour semblable à un minaret, il y a je ne sais quel vague souvenir des voyages d’Orient qui prête un charme de plus à cet édifice du Nord ; et si alors on remonte jusqu’à l’époque lointaine où ses murailles s’élevèrent sur la tombe d’un roi martyr de son zèle religieux, ce n’est plus seulement une œuvre d’art que l’on contemple, c’est une page d’histoire, c’est une légende de saint noircie par les siècles, altérée par des mains impies, mais assez belle encore pour arrêter long-temps le regard et la pensée.

À la chute du catholicisme, une nouvelle ère s’ouvre dans les annales de la cité de saint Olaf. Elle avait été ville de pélerinages, ville religieuse ; elle devint ville marchande. Ses cloîtres tombèrent en ruine, mais son port s’agrandit. En changeant de destinée, elle changea aussi de nom. Les sagas islandaises l’appelaient, dans leur langage poétique, Nidaros. Les contrats de négocians l’appelèrent Trondhiem (du nom du district où elle est située, Trondiagen) ; nous en avons fait, dans nos habitudes d’altération, Drontheim. Cette capitale des rois, cette métropole des évêques, transformée en entrepôt de commerce, perdit bientôt les vestiges de sa grandeur première. La cathédrale est le seul monument qui atteste encore ce qu’elle fut autrefois. Incendiée à diverses reprises, Drontheim a si fraîchement été rebâtie, qu’on la prendrait pour une ville née d’hier, pour une de ces villes manufacturières d’Angleterre ou d’Amérique qui surgissent tout d’un coup. Ses rues sont bien percées, régulières et larges, si larges qu’on y remarque à peine le peu de monde qui y passe, et qu’on pourrait parfois les croire désertes. Ses maisons en bois, revêtues d’un stuc blanc, ornées d’un péristyle, d’un fronton, d’une colonnade, ressemblent, pour la plupart, à de superbes édifices en pierres. Ses magasins bordent tout un côté du golfe et les deux rives du Nid ; ils reposent à moitié sur terre et à moitié sur pilotis. Les bâtimens viennent, au pied de la porte qui s’ouvre sur l’eau, charger et décharger les marchandises. De distance en distance, on voit quelques-uns de ces magasins qui sont séparés l’un de l’autre, et qui forment entre eux une espèce de baie où le paysan des îles voisines arrive les jours de foire sur son bateau à voiles, avec sa femme et ses enfans.

Entre toutes ces rues si fraîchement bâties et si fraîchement peintes, où la plaque en cuivre du comptoir orne chaque porte, où les denrées coloniales et les denrées du Nord, placées symétriquement derrière les vitres, attirent le regard à chaque pas, il en est une plus large et plus belle que les autres où l’on revient toujours avec une émotion poétique : c’est la Munkgade (rue des moines). Là, d’un côté, on aperçoit la cathédrale isolée et debout sur les tombes du cimetière comme une éternelle pensée de vie dans l’empire des morts ; de l’autre, le golfe, les montagnes bleues qui le terminent, et la tour de Munkholm, bâtie sur un rocher au milieu des flots. Lorsque Canut-le-Grand vint, en l’an 1028, prendre possession du royaume de Norwége, il bâtit sur cette île un cloître. C’était un de ces cloîtres dont l’aspect seul devait donner à l’âme une impression solennelle, un cloître comme celui dont parle René, où la lampe du sanctuaire brillait de loin comme un fanal aux yeux du matelot égaré dans sa route, où le chant de l’espoir religieux, l’hymne de salut, résonnaient à travers le souffle de l’orage et le mugissement des vagues. La réformation renversa l’autel que les tempêtes de la mer n’avaient pas ébranlé ; les religieux quittèrent leurs cellules, et le couvent de Munkholm devint une forteresse. C’est là qu’une barque chargée de soldats conduisit un Jour Griffenfeld, cet enfant du peuple devenu grand seigneur, cet étudiant devenu ministre, cet homme d’état dont le Danemark déplora la perte. C’est là qu’il vint expier ses rêves d’ambition et ses phases de grandeur. Il passa dix-huit ans enfermé dans sa prison (de 1680 à 1698). Exilé du monde où il avait vécu, dépouillé des titres qui l’avaient paré, précipité tout à coup des splendeurs d’un palais dans l’ombre d’un cachot, il appela à son secours la poésie et la religion, ces deux fidèles divinités du malheur. Il traduisit les psaumes de David et crayonna autour de lui des sentences morales. Un de ses biographes nous a conservé celle-ci que j’ai essayé de traduire :

Sur les ondes du golfe on voit de loin surgir
Le rocher de Munkholm que la mer bat sans cesse ;
Mais la mer qui mugit ne le fait pas fléchir,
Et le flot fatigué se retire et s’affaisse.

Que l’aspect de ce roc nous apprenne à souffrir
Les rigueurs du destin, les orages du monde.
Je regarde ces murs d’où je ne puis sortir,
J’entends autour de moi la vengeance qui gronde.

Mais votre nom, grand Dieu ! sera notre rempart.
Si vous nous protégez, si partout où nous sommes
Vos anges sur nos pas étendent leur regard,
Que nous fait le pouvoir et la haine des hommes ?

Maintenant ces sentences écrites sur les murailles ont été effacées. La chambre qu’occupait Griffenfeld a été transformée en arsenal. Il ne reste de sa prison que les barreaux de la fenêtre par laquelle plus d’une fois, sans doute, il regarda avec douleur la ville bâtie au bord du golfe et le navire fuyant dans le lointain.

Dans cette même rue des Moines, où l’histoire primitive apparaît ainsi en face de l’histoire moderne, on aperçoit à droite, en montant vers la cathédrale, une maison en bois à un seul étage, peinte en jaune, remarquable entre toutes les autres par sa modeste construction. C’était autrefois le seul hôtel de Drontheim. La bonne vieille femme qui l’a fondé il y a une cinquantaine d’années, et qui l’occupe encore, ne se rappelle pas sans un certain sentiment d’orgueil la prospérité dont il a joui long-temps, les éloges que les voyageurs lettrés lui donnaient dans leurs livres, et la gloire que le comfort de ses appartemens, les combinaisons hardies de sa cuisine, lui avaient acquise dans les pays lointains. Un jour elle vit arriver un jeune homme qui lui demanda d’une voix timide une chambre pour lui et son compagnon de voyage. Mme Holmberg lui montra une chambre d’étudiant bien humble et bien étroite. Elle fit mettre un matelas sur le parquet, et les deux étrangers restèrent là cinq jours, puis partirent pour le cap Nord. Nous avons vu cette chambre à peu près telle qu’elle était il y a quarante ans, et Mme Holmberg nous la montrait avec une naïve vanité d’hôtesse ; car ce jeune homme qu’elle avait reçu comme un étudiant, c’était un prince français : c’était Louis-Philippe, duc d’Orléans.

Je ne terminerai pas ce tableau de la Munkgade sans ajouter qu’on y voit encore la maison du gouverneur, le plus grand édifice en bois, disent les habitans de Drontheim, qui existe en Europe, et la maison élégante qui renferme à la fois les salles d’étude du gymnase et les collections de l’académie des sciences. Cette académie, la seule qui existe en Norwége, fut fondée en 1760 par deux hommes d’un grand mérite, Suhm et Schœning, et enrichie plus tard par plusieurs legs considérables. On a plusieurs fois lancé contre elle de violentes épigrammes ; on lui a reproché amèrement son inaction. Le fait est que ses collections d’art et de livres ne sont pas en fort bon ordre, que ses mémoires ne sont ni très volumineux, ni très savans ; mais elle a su mettre plusieurs fois d’intéressantes questions au concours, récompenser des œuvres de mérite, et quand des hommes de talent ont réclamé son appui pour entreprendre un voyage utile, ils ne l’ont pas réclamé en vain. Le recteur du gymnase de Drontheim, quels que soient ses titres littéraires, est en quelque sorte président né de cette académie. Le gouverneur, les principales autorités en font nécessairement partie, et les marchands trouvent en général peu de difficultés à s’y faire inscrire. Mais les marchands de Drontheim n’ont pas l’esprit aussi étroit que ceux de Hambourg. Le calme qui les entoure, les longues soirées d’été, et les soirées d’hiver plus longues encore, leur donnent l’habitude de s’entourer, dans leur isolement, des livres et des objets d’art. Moyennant une cotisation annuelle qu’ils se plaisent à acquitter, ils reçoivent très promptement les ouvrages étrangers et les revues, qu’ils emportent chez eux et qui passent de main en main jusqu’à ce que le bibliothécaire de la société les place dans le dépôt central. J’ai trouvé chez l’un d’eux, au mois de juin, la Chute d’un Ange de M. de Lamartine, qui avait paru au mois de juin à Paris. À Stockholm, on ne recevra peut-être pas ce poème avant un an.

C’est une chose intéressante que d’entrer dans la maison de ces négocians et de passer en revue les divers sujets d’observation qu’elle présente. Il y a dans cette vieille ville de Drontheim des familles ou depuis plusieurs siècles les spéculations commerciales ont passé comme une charge héréditaire de père en fils. Chaque génération a déposé là son tribut de meubles et d’argenterie, et l’on compte les entreprises qu’elle a faites, les navires qu’elle a expédiés, les livres de caisse qu’elle a remplis, comme on compte dans une famille parlementaire les débats célèbres auxquels un conseiller a pris part et les discours qu’il a prononcés. Pour être admis chez ces honnêtes négocians, il n’est pas besoin de lettres de recommandation. Le titre d’étranger suffit pour éveiller en eux un sentiment de bienveillance, pour obtenir une réception souvent cordiale et du moins toujours hospitalière. L’hiver ils vous gardent la première place à leur foyer, l’été ils vous emmènent dans leurs maisons de campagne. Les environs de Drontheim présentent plusieurs beaux et larges points de vue. Ici le regard plane sur le golfe ; là il repose sur la cathédrale ; ailleurs il s’égare sur la cascade de Leer, sur la vallée du Nid ou sur les cimes dentelées des montagnes, et les marchands qui peuvent avoir une villa lui choisissent pour premier ornement une situation pittoresque, une perspective étendue. Il y a chez ces hommes du Nord un amour de la nature qui jette sur leur vie une teinte constante de poésie. Plus leur sol est aride et leur ciel rigoureux, plus ils s’attachent à ses beautés éphémères. Le dimanche, quand ils vont à la campagne se reposer des travaux de la semaine, ils se réjouissent d’un bourgeon qui éclot sur leurs arbustes, d’un rayon de soleil qui éclaire leur fenêtre, comme un mercier de la rue Saint-Martin se réjouit d’avoir gagné pendant le jour quelques deniers de plus qu’il ne l’avait espéré.

L’amour des voyages, qui était un des traits caractéristiques des anciens Scandinaves, est encore profondément enraciné dans le cœur de leurs descendans. Les contrées lointaines et surtout les contrées méridionales exercent toujours sur eux une attraction à laquelle ils résistent difficilement. La plupart des négocians que j’ai vus à Drontheim avaient visité l’Allemagne, la France, l’Angleterre. L’un d’eux était parti comme un Vikingr avec un navire, non plus pour guerroyer sur les mers, mais pour visiter paisiblement les pays étrangers. De Drontheim il était allé en Islande voir la patrie des conteurs de sagas, de là en Écosse, puis à Naples. Il avait vu la Sicile, l’Espagne, la Turquie, et quand il revint au bout de trois années, quelques graves spéculateurs lui demandèrent peut-être quel bénéfice escomptable il rapportait de sa longue excursion ; mais la plupart, oubliant tout calcul matériel, lui enviaient le bonheur d’avoir pu faire un tel voyage.