Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/05

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Expédition de la Recherche au Spitzberg. — V. Le Cap Nord.
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 144-152).
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Expédition de la Recherche au Spitzberg. — V. Le Cap Nord.


v.
LE CAP-NORD.

De Hammerfest au Cap-Nord il n’y a guère qu’une trentaine de lieues, et de tous les habitans de la ville, le prêtre est le seul qui ait été voir cette dernière limite de l’Europe. Le voyage n’est cependant ni aussi pénible, ni aussi dangereux, que certains touristes l’ont dépeint. Nous l’avons fait en trois jours ; d’autres l’ont fait en moins de temps encore. Mais il est vrai de dire qu’autour de ces rochers qui forment la pointe du cap la mer est rarement calme. Même quand le vent se tait, les longues vagues de l’Océan glacial roulent avec fracas, comme si elles étaient encore soulevées par l’orage de la veille, et la côte est hérissée de brisans, où les flots impétueux se précipitent avec un rugissement pareil au bruit du tonnerre. Là, si l’on est surpris par l’ouragan, nul asile ne s’offre à la barque fragile, nulle terre ne la protége, et, si le vent contraire persiste, l’excursion de trente lieues peut durer trente jours.

Pour moi, dès mon arrivée en Finmark, j’avais regardé ce voyage au Cap comme le terme obligé d’un séjour dans le Nord. Tandis que je faisais mes préparatifs, un de mes compatriotes arriva à Hammerfest, et nous résolûmes de partir ensemble. Le bateau était amarré dans le port, les matelots avaient déjà revêtu leurs tuniques de cuir et leurs longues bottes ; mais le vent du nord soufflait avec violence. Il était impossible de mettre à la voile ou de ramer. Nous restâmes ainsi toute une semaine, regardant à l’horizon et consultant les nuages. Enfin il s’éleva une légère brise d’ouest, et nous nous embarquâmes.

Toute cette mer est parsemée d’îles arides, habitées seulement par quelques familles de pêcheurs, visitées par les Lapons, qui y conduisent leurs rennes au mois de mai, et s’en retournent au mois de septembre. Le nom de ces îles indique leur nature. C’est l’île de la baleine, de l’ours, du renne, du goéland : Hvalœ, Biœrnœ, Rennœ, Maasœ. De longues bandes de neige les sillonnent toute l’année, et des brouillards épais voilent souvent leurs sommités.

Au-delà de Maasœ, les îles cessent du côté du nord ; on entre dans la pleine mer, et bientôt on aperçoit les trois pointes de Stappen, qui s’élèvent comme trois obélisques au milieu de l’Océan. Celle du milieu, plus haute et plus large que les deux autres, avait frappé les regards des Lapons ; ils la saluaient de loin comme une montagne sainte, et venaient sur sa cime offrir des sacrifices. Autrefois il y avait là quelques habitations ; il y avait aussi une église à Maasœ. Quand Louis-Philippe fit le voyage du Cap-Nord, il s’arrêta une nuit chez le sacristain de Maasœ, une autre chez un pêcheur de Stappen. Son voyage dans le Nord a déjà passé à l’état de tradition populaire. Les pêcheurs se le sont dit l’un à l’autre, les pères l’ont répété à leurs enfans, et les naïfs chroniqueurs de cette odyssée royale n’ont pu s’en tenir à la simple réalité ; ils l’ont agrandie et brodée selon leur fantaisie. On raconte donc qu’une fois il arriva ici des contrées du sud, de ces contrées merveilleuses où les arbres portent des pommes d’or, un grand prince, qui cachait, comme dans les contes de fées, son haut rang et sa fortune sous le simple habit de laine norvégien. D’abord on le prit pour un étudiant curieux qui cherchait à s’instruire en parcourant le pays, ou pour un marchand qui voulait connaître l’état de la pêche de Lofodden, d’autant qu’il était doux, honnête, et nullement difficile à servir. Mais bientôt on reconnut que c’était un personnage de distinction, car il avait avec lui un compagnon de voyage (M. le comte de Montjoye) qui ne lui parlait jamais qu’en se découvrant la tête, qui couchait sur le plancher tandis que le prince couchait dans un lit. Une fois, la femme d’un paysan chez lequel les deux voyageurs avaient passé la nuit, entra dans leur chambre au moment où ils s’habillaient, et elle vit que, sous son grossier vêtement de vadmel, le prince avait un habit de fin drap, tout couvert de croix et d’étoiles en diamans.

On dit aussi qu’une vieille Norvégienne, à qui il avait fait l’aumône, lui dit en lui prenant la main pour le remercier : « Les gens de ce pays te regardent comme un de ces voyageurs que nous voyons quelquefois passer ; mais moi, je sais bien que tu es plus grand que le Fogde et l’Amtimand[1], et même que l’évêque de Drontheim. Je sais que tu es un prince, et, vois-tu ? la vieille Brite ne ment pas, tu seras roi un jour. »

À l’époque où Louis-Philippe voyageait dans ces contrées si peu connues, il n’avait point d’habit de drap fin sous sa blouse de vadmel, point de croix de diamans sur la poitrine. Le désir de voir, d’observer, de s’instruire, lui avait fait entreprendre avec de faibles ressources cette longue et difficile excursion. Il venait de son collége de Reichenau, n’emportant pour toute fortune qu’une modique lettre de change sur Copenhague ; et, quand la bonne Brite lui prédit qu’il deviendrait roi, le prince dut lui répondre par un singulier sourire d’incrédulité. C’était en 1795 ; on ne songeait guère alors à faire des rois en France.

L’église de Maasœ a été transportée à Havsund ; le sacristain est mort, le pêcheur a émigré, et les deux îles sont désertes. Sur toute la côte de Finmark, on pourrait citer plusieurs de ces émigrations produites seulement par le défaut de bois. Quand le Norvégien va s’établir au bord de la mer, il cherche une baie qui ne soit pas trop éloignée des bouleaux ; mais, si les Lapons arrivent là en été, ils ravagent sa chétive forêt, ils coupent l’arbre par le milieu, et cet arbre ne repousse plus. Au bout de quelques années, le pauvre pêcheur, surpris par la disette de combustible, est forcé de fuir le sol où il avait bâti sa demeure. Il dit adieu à ses pénates, et s’en va chercher ailleurs un lieu moins dévasté. Parfois aussi toute sa famille s’éteint sur le roc désert qu’elle occupait ; sa frêle cabane tombe en ruine, et personne ne songe à en recueillir les débris ou à l’habiter.

En face de Stappen nous voyons s’élever une longue côte rocailleuse, coupée par une baie profonde, et projetant de toutes parts des lignes irrégulières, des cimes aigues : c’est l’île qui porte à son extrémité le Cap-Nord. On l’a nommée l’île Maigre ; on aurait pu dire l’île Désolée ; c’eût été plus juste encore.

À Giestvœr, dans ce golfe ouvert au milieu des écueils, il y a pourtant encore une habitation et un marchand, le dernier marchand du Nord. Nos matelots ne l’avaient appris que par tradition, et nous errâmes sur les vagues, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, cherchant le haut d’un toit, et ne rencontrant partout que des pointes de roc. Enfin, nous aperçûmes les mâts d’un bâtiment russe qui avait jeté l’ancre au fond de la baie ; ils guidèrent notre marche. À côté du bâtiment était une cabane en bois servant de magasin, et rien de plus. Mais plus loin, derrière un amas de rochers couverts de plantes marines et de mousse, on voyait un nuage de fumée qui fuyait le long de la montagne. C’était la demeure du marchand, une pauvre demeure, où toute une famille se resserre péniblement pour laisser un peu de place au voyageur ; à côté, une maison plus chétive encore, où l’on trouve quelques flacons d’eau-de-vie, quelques sacs de farine, du fil et du cuir : c’est la boutique. Près de là, deux cabanes en terre, habitées par des pêcheurs, et tout autour, les rocs nus, les aspérités sauvages, l’aridité, le silence du désert et l’Océan glacial. L’été, il arrive ici une douzaine de petits navires russes qui viennent chercher du poisson, car il y a sur la côte des pêcheries abondantes. Les premiers apparaissent au mois de juin, et les plus tardifs s’en vont au mois de septembre. À partir de cette époque, les habitans de Magerœ ne voient plus aucun étranger et n’entendent plus aucune nouvelle. Le reste du monde est clos pour eux. La vague gémit sur leur rivage, l’orage gronde sur leur tête, et la nuit les enveloppe.

Cependant, quand nous fûmes près de l’habitation, la mère de famille vint à nous avec un front riant, et deux jeunes filles à l’œil bleu, aux cheveux blonds, nous tendirent cordialement la main en nous disant : « Soyez les bien-venus ! » Pour ces malheureux jetés ainsi à l’extrémité du globe, isolés du reste des hommes, l’étranger inconnu qu’un bateau amène sur leur plage lointaine n’est pas un étranger. C’est un hôte aimé qui leur apporte un rayon de vie dans leur froide solitude ; et, quand la digne femme du marchand venait nous demander ce que nous désirions, il y avait dans son regard une sorte de sollicitude pleine de douceur, et quand Marthe et Marie, ses deux filles, passaient devant nous, leurs yeux bleus et leurs lèvres innocentes nous souriaient comme si elles eussent vu en nous des frères.

Bientôt la chambre que nous devions occuper fut prête, la table nettoyée et couverte d’une nappe blanche. Nous avions apporté avec nous des provisions de voyage, mais la bonne Mme Kielsberg était là qui épiait nos désirs et courait avec empressement, tantôt à son armoire, tantôt à la cuisine, chercher ce dont nous avions besoin. Jamais l’hospitalité norvégienne ne m’a plus touché. La pauvre femme ne pouvait placer devant nous ni linge damassé, ni couverts d’argent : mais elle nous apportait sa dernière assiette et sa dernière goutte de crème. Après avoir récapitulé dans sa tête toutes ses richesses, elle prit une clé qui pendait à sa ceinture, ouvrit un buffet et en tira un flacon de liqueur qu’elle gardait pour les grands jours de fête. Hélas ! c’était la bouteille d’huile de la veuve, et j’aurais voulu avoir la puissance du prophète pour la remplir sans cesse.

Tandis qu’elle restait là, occupée à nous servir, je l’interrogeais sur le passé, et elle me racontait sa vie, comment elle avait vécu jeune fille au milieu de ses parens à Drontheim, et comment elle avait quitté cette ville qui lui semblait une grande ville pour venir habiter cette solitude. « Il y a de cela vingt ans, disait-elle ; mon mari, trouvant trop de concurrence ailleurs, avait sollicité le privilége de Giestvœr : Il me demanda s’il ne m’en coûterait pas trop de me séparer du monde où j’étais habituée à vivre. Mais moi, je lui répondis que je le suivrais avec joie partout où il irait. Nous étions jeunes alors, et nous faisions de beaux projets ; nous espérions pouvoir, au bout de quelques années, vendre notre établissement et retourner à Drontheim avec nos enfans. Nous arrivâmes dans cette île où il n’y avait rien qu’une cabane de pêcheur. Nous bâtîmes cette maison que vous voyez, le magasin, l’étable, et d’abord tout parut répondre à nos vœux. Je passai des années de joie dans cette pauvre demeure. Mais bientôt une longue suite de malheurs vint détruire toutes nos espérances, et maintenant je ne demande plus à m’en retourner dans le monde où j’ai vécu, dans la ville où je suis née. Maintenant mes parens sont morts, sans que j’aie pu les embrasser une dernière fois ; mon mari est malade, et mon fils s’est noyé l’automne dernier à la pêche. En prononçant ces mots, sa voix trembla ; ses deux filles, qui la virent prête à pleurer, se suspendirent à son cou, et ses larmes s’arrêtèrent sous leurs baisers.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à ses souvenirs, minuit sonnait à la pendule enfumée de notre chambre, et, à cette heure où l’ombre enveloppait les contrées méridionales, notre ciel du nord s’éclaircit. Le soleil qui n’avait pas paru de tout le jour projeta une lueur pâle à l’horizon. La brume qui inondait la vallée se leva de terre et s’entr’ouvrit ; les nuages, chassés par le vent, se déchirèrent sur le flanc des montagnes et s’enfuirent. À travers leurs crevasses, on voyait poindre des teintes bleuâtres, des cimes dentelées. La mer et les rochers se découvraient peu à peu à nos regards dans toute leur étendue. C’était comme une décoration de théâtre au lever du rideau. La brise venait du sud ; elle devait nous conduire en peu de temps au Cap-Nord. Nous appelâmes nos matelots qui s’apprêtaient déjà à dormir ; mais, en leur donnant une ration d’eau-de-vie, nous leur fîmes oublier le sommeil. Ils hissèrent gaiement la voile et nous partîmes.

De Giestvœr au Cap-Nord, on compte environ cinq lieues. Au sortir de la baie, on ne voit plus à gauche que la pleine mer et à droite la côte de l’île. C’est une haute muraille formée de couches perpendiculaires, rongées, broyées par les vagues et par les orages, et sillonnées de distance en distance par les torrens de neige. À sa sommité, on n’entrevoit ni plantes, ni arbustes, et sa base est hérissée de brisans où les vagues même, par un temps calme, bondissent, écument et se brisent avec colère. Du côté du sud, un rayon de lumière s’étendait comme un bandeau de pourpre à l’horizon. Mais ici tout était noir, la mer, les rocs et les cavités creusées par les flots dans le flanc des montagnes. Nulle autre voile que la nôtre ne flottait dans l’espace. Nul vestige humain ne se montrait à nos yeux. On ne voyait que la mouette perchée sur la pointe de l’écueil et le pélican noir qui levait son grand cou au-dessus de l’eau comme pour regarder quels étaient les téméraires qui venaient le troubler dans son sommeil.

Après avoir longé pendant plus d’une heure ce boulevart de rochers, notre pilote nous montra une sommité plus large, plus élevée que les autres, et qui s’avançait plus au loin dans la mer. C’était le Cap-Nord il ressemble à une grande tour carrée, flanquée de quatre épais bastions. C’est la tour au pied de laquelle les vagues s’épuisent en vains efforts ; c’est la citadelle de l’Océan. Du côté de l’ouest et du nord, il était impossible d’y aborder. Nous ne voyions partout qu’une chaîne d’écueils et un rempart escarpé s’élevant à pic du sein de la mer. Notre guide nous fit doubler sa pointe, et nous entrâmes dans une petite baie creusée au milieu de la montagne. Là nous fûmes surpris par un singulier point de vue. Devant nous était une enceinte de rocs partagés par larges bandes comme l’ardoise, ou broyés comme la lave ; au milieu l’eau de la baie verte et limpide, abritée contre les vents, unie comme une glace ; et sur la rive de ce port paisible, au pied des cimes nues et escarpées, un lit de fleurs et de gazon, et un ruisseau d’argent fuyant entre les blocs de pierre. Sur ses bords fleurissait le vergissmeinnicht aux yeux bleus, la renoncule à la tête d’or, le géranium sauvage avec sa robe violette et ses feuilles veloutées, le petit millet des bois, et, un peu plus loin, de hautes tiges d’angélique cachaient, sous leurs larges rameaux, des touffes d’herbe. Je ne saurais dire l’effet que produisit sur moi cette végétation inattendue. C’était comme un dernier rayon de vie sur cette terre inanimée, comme un dernier sourire de la nature dans l’aridité du désert.

Tandis que nos matelots couraient aux plantes d’angélique, dont ils faisaient d’amples provisions, je me penchais sur le sol humide pour entendre le murmure du ruisseau tombant par petites cascades d’une pierre à l’autre, filtrant à travers les pointes d’herbe et courant sur la grève. Je regardais ces jolies fleurs bleues, mollement épanouies, et ma pensée s’en allait bien loin d’ici chercher dans nos vallées des fleurs semblables. Puis, en restant là, il me venait de singulières réflexions. Je me disais que cette eau fraîche et pure qui courait follement dans les vagues amères de l’Océan ressemblait à ces intelligences chastes et candides qui vont se perdre dans le tourbillon du monde, et ces fleurs solitaires, écloses au bord de la mer Glaciale, étaient pour moi comme ces douces pensées d’affection qu’une ame fidèle conserve au sein d’une société refroidie par l’égoïsme. J’avoue que ces réflexions et plusieurs autres encore, dont je fais grace au lecteur, étaient peu à l’avantage du monde. Mais où serait-il permis d’enfanter de sombres rêveries, si ce n’est au Cap-Nord ?

Je fus tiré de mes monologues misanthropiques par la voix de mon compagnon de voyage, qui me montrait la cime de la montagne et s’élançait sur les pointes de rochers. Cette montagne n’a pas plus de mille pieds de hauteur ; mais elle est droite, raide et difficile à gravir. Ici on rencontre un amas de pierres broyées qui se détachent du sol et roulent en bas quand on y pose le pied ; là des bandes de mousse humide où l’on glisse sans rencontrer aucun point d’appui, ou de larges masses de rochers auxquelles il faut se cramponner avec les mains pour pouvoir les franchir.

Après avoir quitté les tiges d’angélique et les touffes de fleurs, on n’aperçoit que de frêles bouleaux courbés jusqu’à terre, et étendant autour d’eux, dans une sorte de convulsion, leurs rameaux débiles comme pour chercher un peu de sève et de chaleur. Plus haut, ces plantes même disparaissent. On ne trouve plus qu’un sol nu ou chargé de neige.

Le sommet de la montagne est plat comme une terrasse, couvert d’une terre jaunâtre parsemée çà et là de mousse de renne et de morceaux de quartz d’une blancheur éclatante. Nous courûmes avec une joie d’enfant sur ce vaste plateau, car nous venions d’atteindre le but de nos vœux et de nos efforts. Tantôt nous nous penchions sur la crête du roc pour mesurer de l’œil la profondeur de l’abîme, et entendre la vague fougueuse gémir sur les écueils. Tantôt nous cherchions dans le lointain une habitation humaine, et de toutes parts nous ne voyions que la terre dépeuplée. Puis tout à coup saisis par l’enchantement de cette grave nature, nous restions là, debout, immobiles et pensifs, contemplant le spectacle étalé sous nos yeux. À notre droite s’élevait la terre ferme, le Nordkyn, la dernière pointe de l’Europe ; à gauche, une longue ligne de montagnes échancrées et couvertes de vapeurs, et devant nous, la mer Glaciale, la mer sans bornes et sans fin : boundless, endeless[2], l’immensité. À l’est, le soleil déployait encore son disque riant, et jetait un sillon doré sur les vagues ; mais, au nord et au sud, les nuages, repoussés un instant par le souffle du matin, se rapprochaient l’un de l’autre et pesaient comme une masse de plomb sur l’Océan. C’était la nuit d’Israël avec la colonne de feu, le chaos avec le rayon de lumière céleste, et l’idée de la solitude lointaine où nous nous trouvions, l’aspect de cette île jetée au bout du monde, le cri sauvage de la mouette se mêlant aux soupirs de la brise, au mugissement des ondes, tous les points de vue de cette étrange contrée et toutes ces voix plaintives du désert, nous causaient une sorte de stupeur dont nous ne pouvions nous rendre maîtres. Ceux qui ont vu les forêts vierges de l’Amérique ont peut-être éprouvé la même émotion. Ailleurs, la nature peut ravir l’ame dans la contemplation de ses magnifiques beautés ; ici elle la saisit et la subjugue. En face d’un tel tableau, on se sent petit, on courbe la tête dans sa faiblesse, et si alors quelques mots s’échappent des lèvres, ce ne peut être qu’un cri d’humilité et une prière.

Descendre du haut du Cap-Nord était plus difficile encore que d’y monter. Nous ne pouvions nous tenir debout sur les pentes de mousse glissantes et les tables de roc perpendiculaires. Il fallait nous asseoir sur le sol et nous traîner à l’aide de nos mains. Si nous faisions un faux pas, nous courions risque de nous précipiter dans la vallée, et si nous heurtions trop fortement un bloc de pierre détaché du sol, il roulait avec fracas le long de l’étroit sentier et pouvait atteindre, dans sa chute, ceux qui nous précédaient. Mais, après deux heures de marche, toute la caravane remonta saine et sauve à bord du bateau. Par un bonheur insigne, au moment où nous tirions notre ancre de fer amarrée aux pierres de la grève, le vent tournait à l’est. On eût dit que nous l’avions acheté, comme les voyageurs d’autrefois, de quelque sorcier lapon, tant ce changement de direction venait à propos.

En arrivant à Giestvœr, nous trouvâmes toute la famille du marchand réunie pour nous attendre. Marthe et Marie avaient revêtu leur robe neuve, leur tablier de couleur, et le bonnet à rubans bleus qu’elles ne portent qu’aux jours de fête. Dans notre modeste chambre, leur mère avait placé sur la table la jatte de lait que ses vaches venaient de lui donner, et l’on avait préparé avec beaucoup de soin deux lits de plumes pour nous reposer de nos fatigues. Mais nous connaissions déjà trop les contrées du Nord pour ne pas profiter du vent capricieux qui promettait alors d’enfler notre voile, et nous dîmes adieu à regret à cette maison hospitalière où nous avions été reçus avec tant de cordialité. — Adieu pour toujours, murmura Mme Kielsberg en nous serrant la main. — Oh ! non pas pour toujours, s’écrièrent ses enfans. La bonne mère secoua la tête et ne répondit rien. Les jeunes filles s’avancèrent sur la pelouse pour nous saluer encore. En observant cette attitude silencieuse de la mère et celle de ses enfans, il me semblait voir l’expérience triste qui se souvient du passé et l’espérance aventureuse qui regarde vers l’avenir.

Le soir, nous nous arrêtâmes à Havsund. C’est un détroit riant, bordé par deux collines couvertes de verdure. Sur l’une de ces collines s’élève la maison du prêtre de Hammerfest, qui vient ici deux fois par an passer quelques semaines ; sur l’autre, l’église nouvellement bâtie et la demeure du marchand avec ses magasins. La terre ne porte ni plantes potagères, ni arbres ; les nuits d’hiver y sont aussi longues, aussi obscures qu’au Cap-Nord ; mais les observations de température, faites sous la direction de M. Parrot, professeur à Dorpat, présentent ici un résultat curieux. Au mois d’août, le thermomètre ne s’élève pas à plus de dix degrés. Au mois de janvier, par les plus grands froids, il ne descend pas à plus de douze. L’hiver dernier, on en compta une fois treize, mais c’était un évènement extraordinaire. La côte est fort peu habitée, et l’intérieur des montagnes est complètement désert. Toute la paroisse, qui s’étend à plus de vingt lieues de distance, ne renferme que trois cent soixante Lapons et cent vingt Norvégiens. Mais, au mois de mai, un grand nombre de bateaux de Norland, Helgeland et Finmark, se rassemblent dans les environs pour pêcher, et une douzaine de bâtimens russes viennent ici, chaque année, prendre une cargaison de poisson.

Le marchand de Havsund est un homme riche et habile. Dans l’espace de quelques années, il a construit des magasins, il a fondé une fabrique d’huile de poisson. Sa maison, dont il a été lui-même l’architecte, est bâtie avec élégance et ornée avec goût. Tout cela lui donne une satisfaction de propriétaire dont il aime à jouir devant ses hôtes. Il nous promena du comptoir au salon, et à chaque pas il nous regardait comme pour saisir sur nos lèvres une exclamation et dans nos yeux un sentiment de surprise. Mais ceci n’était encore que le prélude de son triomphe. Le soir, tandis que nous étions à table, il s’approche mystérieusement de la pendule dorée, dont il venait d’enlever le globe ; il tire un ressort, et ne voilà-t-il pas que la magique pendule se met à jouer un air de Fra Diavolo ! Non, je n’oublierai jamais le regard tout à la fois triomphant et inquiet, le regard scrutateur qu’il jeta sur nous au moment où l’on entendit résonner les premières notes de musique. Si, alors, nous avions voulu commettre un meurtre moral, nous n’aurions eu qu’à montrer aux yeux de notre hôte un visage indifférent. Mais nous ne fûmes pas si cruels, nous applaudîmes à la féerie de sa pendule, et, par reconnaissance, il vida un grand verre de vin à la prospérité de notre pays. Ce toast, dont nous le remerciâmes avec sincérité, n’était que le commencement d’une horrible trahison. Le malheureux partit de là pour entamer une dissertation politique, dans laquelle il passa en revue toute l’Europe. En vain je me débattis contre le piége perfide qu’il venait de me tendre ; en vain j’essayai de le ramener à sa nature d’habitant de Havsund ; tous mes efforts furent inutiles. Quand je lui parlais des Lapons, ses voisins, il suivait l’armée de don Carlos en Espagne ; quand je lui demandais quel avait été le produit de la pêche dans les années dernières, il énumérait le budget de l’Angleterre. Je vis que la lutte était impossible. Je courbai la tête comme un martyr, et j’écoutai patiemment jusqu’à ce qu’il lui plût de mettre fin à ses digressions. Mais, le lendemain, il m’attendait déjà de pied ferme, et je n’échappai que par la fuite au développement d’une nouvelle théorie. Bon Dieu ! me disais-je en reprenant la route de Hamnmerfest, où faudra-t-il donc aller pour éviter la politique, si elle doit nous poursuivre jusqu’au 71e degré de latitude ?


Hammerfest, 10 août.


X. Marmier
  1. Les deux fonctionnaires supérieurs de la province.
  2. Byron, Child-Harold.