Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/07

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EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.

VII.
LAPONIE.

Les deux saisons les plus favorables pour voyager en Laponie sont l’hiver et l’été, l’hiver avec le léger traîneau, le pulke, conduit par un renne, l’été à pied ou à cheval. Au commencement de l’automne, tout le pays est inondé de pluie, et les marais, que l’on franchit encore au mois de juillet, deviennent, en peu de temps, impraticables. Une excursion au Cap-Nord et la difficulté de nous procurer des chevaux dans une contrée où l’on ne trouve que des rennes et des bateaux, nous firent ajourner notre départ jusqu’à la fin du mois d’août. Nous expiâmes ce retard involontaire par une fatigue inattendue.

Nous étions huit voyageurs. Pour nous transporter avec nos bagages (que nous avions pourtant allégés autant que possible), nos provisions, nos guides, il ne nous fallait pas moins de vingt chevaux. Il en vint six d’un côté, quatre de l’autre. On en prit dans la vallée, dans les montagnes, et enfin nos chevaux se trouvèrent tous réunis un soir dans la cour de M. Crowe. Le même jour arriva notre guide, un vieux Lapon de six pieds de haut, droit et robuste comme un pin. En le voyant courir avec agilité d’un endroit à l’autre, et présider à tous nos préparatifs de départ, on l’aurait pris pour un jeune enfant des montagnes, et il a soixante-dix ans. Sa tête est déjà toute chauve, mais ses membres n’ont encore rien perdu de leur force. C’est du reste un homme intelligent et éclairé. Il a été quatre ans maître d’école à Kautokeino, dix ans lænsmand dans un district. Il a lu plus d’une fois la Bible d’un bout à l’autre, et il parle norvégien comme un livre. Maintenant il a abdiqué toutes ses dignités pour vivre de sa vie première, de sa vie nomade. Après avoir doté ses enfans, il lui est resté deux cents rennes qu’il conduit tantôt au bord de la mer, tantôt sur les montagnes. L’été, il va à la pêche pendant quelques semaines, et si ses voyages de pâtre et de pêcheur ne l’enrichissent pas, ils lui donnent du moins ce dont il a besoin : une tunique de laine, du tabac et de la farine de seigle. Le lait mêlé avec de l’eau est sa boisson habituelle, la montagne est son domaine, et, l’hiver comme l’été, au milieu des amas de neige comme au bord des vagues, il se fait, avec quelques piquets, un refuge contre la tempête et s’endort paisiblement sous sa tente de vadmel.

Le 29, avant dix heures du soir, nos provisions étaient placées dans des corbeilles d’écorce, nos chevaux sellés et bridés. Notre guide, avec son grand bâton, était déjà en tête de notre caravane, et trois nouveaux personnages venaient de s’adjoindre à nous. C’étaient un ouvrier suédois, une jeune fille de Tornea (prononcez Torneo), qui était venue travailler aux mines de Kaafiord, et qui s’en retournait, emportant avec elle ses épargnes de quelques mois, et un enfant orphelin qui allait chercher une famille aux environs de Karesuando. Ces pauvres gens n’auraient pu voyager seuls ; ils n’avaient point de tente et point de guide. En les prenant avec nous, nous faisions un acte de charité, et il nous semblait que cette charité nous porterait bonheur.

Quelques nuages noirs s’amoncelaient à l’horizon, et la nuit commençait à nous envelopper ; mais des étoiles scintillaient encore dans l’espace azuré, et de temps à autre la lune éclairait notre marche. Nous passions à travers des rochers, des broussailles, des ruisseaux, et cette route entourée d’ombres et de lumière, ces rayons argentés tombant sur le feuillage vert des arbres, ou sur la surface aplanie des eaux, avaient un aspect romantique dont nous subissions tous le charme. À minuit, nous vîmes une lumière briller entre les bois, et bientôt nous nous arrêtâmes auprès de la maison d’un paysan qui nous accompagnait avec ses chevaux. Un grand feu pétillait dans la cheminée, et des branches de sapin, dispersées sur le plancher, répandaient dans cette demeure champêtre une odeur aromatique. En ce moment, les nuages couvraient entièrement le ciel, la pluie tombait à flots. Nous arrivions assez tôt pour échapper à l’orage et pour sentir le prix d’un asile dans les dangers du froid et de l’obscurité.

Le lendemain, cette maison présentait un joli point de vue. Devant nous s’étendait un lac limpide entouré de bouleaux ; on l’appelle le lac des poissons (Kalajervi). À côté, s’élevait l’habitation du paysan avec un enclos de gazon ; plus loin, un rempart de rocs escarpés portant sur sa cime une longue rangée de pins. L’orage avait cessé. Les rayons du soleil perçaient à travers les brouillards du matin. Les gouttes de pluie scintillaient sur les rameaux d’arbres et les pointes d’herbe. Une jeune fille s’en allait le long de la colline, chassant devant elle la chèvre capricieuse, la génisse rebelle, et le pittoresque ensemble de ces eaux, de ces bois, la fraîcheur de la vallée, le tintement de la clochette du troupeau entre les plantes touffues, la maison de notre hôte pareille à un chalet, me retenaient immobile et silencieux au bord du lac ; et, en promenant mes regards autour de moi, je me demandais si nous étions bien dans le nord au 70e degré de latitude, ou si je n’avais pas été transporté la nuit par enchantement dans un vallon de Franche-Comté. Mais notre guide nous dit de partir, et cette fois il fallait dire adieu à toutes les scènes riantes et animées pour entrer dans le désert de la Laponie.

Bientôt les traces de chemins disparaissent et ne se montrent plus que de loin en loin. Nous passons, en nous courbant sur la croupe de nos chevaux, au milieu d’une forêt d’aulnes et de bouleaux, dont les branches touffues et croisées ou les racines sortant de terre nous arrêtent à chaque pas. Puis nous descendons dans la rivière de Kaafiord. Il fallait voir alors notre caravane se déroulant au milieu des eaux : notre vieux Lapon, le premier, s’avançant d’un pas ferme sur les pierres glissantes ; puis les chevaux de bagage, conduits par les paysans couverts d’un vêtement de cuir ; les chevaux de selle marchant à leur suite, et toute cette troupe suivant les sinuosités de l’onde, tantôt cachée à demi par un groupe d’arbres, tantôt allongée sur une seule ligne, tantôt serpentant comme le cours de la rivière. Après avoir cheminé ainsi pendant plusieurs heures, nous abordâmes au pied d’une montagne qu’il fallait franchir : c’était l’un des passages les plus difficiles de notre route. À peine avions-nous fait quelques pas, que nous fûmes obligés de mettre pied à terre et de tirer nos chevaux par la bride. Pendant ce temps, ceux qui portaient les bagages essayaient de gravir la pente escarpée, et la caravane, naguère encore alignée comme un escadron, ne tarda pas à être dans un complet désordre. Quelques chevaux s’arrêtaient tout court sous la verge du guide ; d’autres tentaient de fixer leurs pieds dans le sol et retombaient en arrière. Les plus robustes, après avoir été en avant, s’appuyaient contre des bouleaux qui se brisaient sous leur pression. À peine avions-nous fait le tiers du chemin, que cinq d’entre eux s’affaissèrent sous leur fardeau et glissèrent au bas de la montagne. Nous accourûmes à la hâte, les croyant à demi morts. Tous les cinq étaient encore sains et saufs ; mais, après cette rude épreuve, nous vîmes qu’il était impossible de les conduire avec leur charge au sommet de la montagne. Chacun de nos hommes prit une partie des paniers, qu’il porta péniblement sur ses épaules ; après quoi les chevaux marchèrent en meilleur ordre. Les flancs de cette montagne que nous avions eu tant de peine à gravir étaient couverts d’une végétation abondante. À travers la mousse épaisse, on distinguait le rubus camemorus au suc frais et légèrement acide, à la couleur rose comme une framboise ; le myrtile portant sur ses tiges légères les petites baies bleues aimées dans ce pays, et l’impetrum nigrum qui donne d’autres baies plus petites encore et plus foncées. À côté des arbustes au feuillage sombre, s’élevait la renoncule jaune sous les branches rampantes du bouleau nain. De là nos regards planaient sur un vaste espace. Nous voyions se dérouler devant nous la plaine de Kaafiord, avec les bois épais qui l’inondent et la rivière qui la sillonne. Plus loin on apercevait la fumée des mines, le golfe d’Alten, les montagnes de Bossekop. Nous pouvions distinguer encore les lieux où nos amis allaient séjourner, et leur adresser un dernier adieu.

Sur la cime de la montagne nous trouvâmes un plateau nu et dépouillé de plantes, un peu plus loin des touffes d’herbe et une forêt de bouleaux dévastée par le temps et l’orage plus que par la hache du bûcheron. Nos chevaux et nos hommes étaient également fatigués, et nous nous décidâmes à rester là, quoique nous n’eussions pas fait dans la journée plus de cinq lieues. Mickel Johansson, notre pilote lapon, prit dans sa poche de toile une cuillère en bois, couverte d’un peu de soufre ; il y mit de l’amadou, un morceau d’écorce, et, avec les branches desséchées de la forêt, nous alluma en quelques instans un grand brasier. Nous dressâmes notre tente au milieu des arbres, tandis que nos guides en faisaient autant de leur côté. Bientôt la chaleur du foyer raviva leurs membres engourdis par l’humidité ; la ration d’eau-de-vie que nous leur distribuâmes réveilla leur gaieté, et les cris de joie succédèrent parmi eux aux soupirs qu’ils avaient quelquefois exhalés sous leur lourd fardeau. Après souper, M. Lœstadius s’assit sur une peau de renne auprès du feu, alluma sa pipe, et nous proposa de nous raconter des traditions laponnes. Nous nous rangeâmes à la hâte autour de lui, et il nous parla de Stallo.

Stallo était un géant monstrueux, dont le nom s’est perpétué de siècle en siècle sous la tente laponne. On cite de lui des aventures merveilleuses qui, si je ne me trompe, cachent sous leur apparence fabuleuse un point de vue historique. D’après les notions, du reste assez décousues et assez incomplètes, que j’ai pu recueillir sur ce personnage étrange, il me semble qu’il représente une époque de l’histoire de Suède, dont le fait essentiel paraît aujourd’hui indiquer le temps où une race d’hommes, grands, forts et bien armés, chassa vers le Nord les tribus éparses qui occupaient les parties méridionales de la contrée. Cette haute stature, cette puissance surhumaine que l’on attribue à Stallo, les Lapons, avec l’exagération de la peur, n’ont-ils pas dû l’attribuer également aux Goths, quand ils se trouvaient face à face avec eux ? Ces combats perpétuels, où le géant lutte par la force contre des adversaires qui se défendent par la ruse, ne représentent-ils pas exactement le combat qui eut lieu entre les deux peuples ? De même que l’invasion des Goths dans le Nord et la migration forcée des Lapons sont environnées d’un voile épais, de même aussi l’origine de Stallo. Ceux qui racontent si bien ses courses aventureuses, ses luttes violentes et ses actes de cruauté, ne savent ni en quel temps, ni en quel lieu il est né. Mais on sait comment il est mort. Un jour, un pêcheur lapon renommé pour sa force trouva dans son bateau une lourde pierre. Il la prit d’une main vigoureuse, et la jeta à une longue distance de lui en s’écriant : « Si Stallo était là, je la lui lancerais à la tête. Stallo, qui avait apporté cette pierre dans la barque pour éprouver la force du pêcheur, y mit le lendemain une autre pierre plus lourde encore. Le Lapon l’enleva en répétant la même menace que la veille. Le troisième jour, il en trouva une si haute et si large, qu’à peine put-il la tirer de son bateau, et cette fois il s’en alla sans murmurer une parole. À quelque distance, il rencontre Stallo qui l’attendait et le provoqua. La lutte s’engage. Le Lapon, après de courageux efforts, se sentant prêt à succomber, appelle les dieux de la montagne à son secours, et leur promet les dépouilles de son ennemi, s’il parvient à s’en rendre maître. Les dieux exaucent sa prière ; Stallo chancelle. Le Lapon se précipite sur lui, le renverse et lui coupe la tête.

Les deux histoires que M. Lœstadius nous raconta présentent un singulier caractère d’astuce et de barbarie.

Un jour, après toutes ses déprédations, Stallo se trouva dans un tel dénuement, qu’il résolut de manger un de ses enfans. Il avait un garçon et une fille. Il appela sa femme, et lui demanda lequel des deux il devait tuer. La mère proposa le garçon, qui courait toujours à travers champs et ne lui servait à rien. Stallo, par le même motif, proposa sa fille. Il s’établit là-dessus une discussion opiniâtre. Enfin le père l’emporta, et la fille, qui, sans être vue, avait assisté à cet affreux entretien, et qui venait d’entendre prononcer son arrêt, s’échappa à la dérobée, et prit la fuite. Elle arriva dans une habitation laponne où on la reçut charitablement, et quelques années après elle épousa le fils de celui qui lui avait donné asile. Lorsqu’elle fut devenue mère, son mari lui dit : « N’irons-nous pas voir tes parens ? — Non, répondit-elle, j’ai peur qu’ils ne me tuent. » Il se moqua de ses frayeurs, attela les rennes aux traîneaux, et partit avec elle. Stallo et sa femme les reçurent tous deux avec de grands témoignages d’affection, et la jeune femme s’abandonna gaiement à leurs démonstrations de tendresse. Mais le lendemain, tandis qu’elle était sortie avec son mari, sa mère entre dans leur tente, trouve leur enfant au berceau, lui tord le col et le mange. Son fils, qui la regardait, lui en demande un morceau, et elle lui dit : « Attends jusqu’à demain, je te donnerai le cœur de ta sœur. » Quand la jeune femme revient, elle voit tout ce qui s’est passé, et devine ce que ses parens projettent encore. Il ne lui reste plus d’autre parti à prendre que la fuite. Tandis qu’elle concerte avec son mari ses moyens d’évasion, son père entre avec un sourire amical, et, après avoir causé pendant quelques instans de choses et d’autres, il dit à son gendre : « À quelle heure, mon ami, dors-tu le mieux ? — Vers le matin, répond le Lapon. Et vous, beau-père ? — Vers minuit.

À minuit, le gendre, ne distinguant plus aucune lumière et n’entendant aucun bruit, laisse sa tente debout pour ne pas éveiller de soupçon, et s’en va ; la femme attelle au traîneau un renne vigoureux et se cache derrière un arbre. — Aux premiers rayons du matin, le père arrive avec une grande pique qu’il enfonce dans la toile de la tente en murmurant : « Là est le cœur de mon gendre, là est le cœur de ma fille. » Un instant après arrive la mère portant un baquet pour recueillir le sang ; mais la jeune femme qui les observe s’écrie : « Vous n’aurez ni le cœur de votre gendre, ni celui de votre fille. » Puis elle monte dans son traîneau et fait galoper le renne. Le père lui crie : « Attends-moi, attends ; je veux mettre ta dot dans ton traîneau. » Elle s’arrête ; elle attend, et, au moment où le vieux Stallo pose les mains sur le bord de l’ackija, elle prend une hache et les lui coupe. Après lui arrive sa femme qui fait la même prière, subit le même sort, et s’écrie « Jette-moi du moins mes doigts qui sont tombés dans ton traîneau, misérable enfant ! »

L’autre histoire présente des mœurs plus caractéristiques encore.

Il y avait une fois deux frères, nommés Sotno, qui avaient une sœur fort belle et un grand troupeau de rennes. À dix milles d’eux vivaient trois frères de Stallo, redoutés dans tout le pays. Une nuit, ils s’introduisirent dans la demeure des Sotno, enlevèrent Lyma, leur sœur, et tout ce qui leur appartenait ; mais la jeune fille, en s’éloignant, laissa tomber sur la route des excrémens de renne pour guider ses frères dans leurs recherches. Le soir ceux-ci arrivent auprès de la demeure des Stallo et s’arrêtent au bord d’une source, pensant bien que leur sœur viendrait y puiser de l’eau. Un instant après elle apparaît, et ils lui donnent leurs instructions. « Nous savons, lui disent-ils, que quand les frères Stallo ne trouvent pas leur nourriture parfaitement propre, ils s’en éloignent avec dégoût. Lorsque tu prépareras leur soupe, jettes y, comme par mégarde, un peu de cendre ; ils la repousseront, et tu nous l’apporteras. » Les choses se passèrent comme ils l’avaient prévu : les trois Stallo se mirent en colère en voyant de la cendre et du charbon tomber dans la chaudière de cuivre où cuisait leur soupe. Ils ordonnèrent à Lyma de la jeter dehors, et elle l’apporta à ses frères. « Maintenant, lui dirent-ils, si l’aîné des Stallo cherche encore à te séduire, tu ne résisteras pas, comme tu l’as fait jusqu’à présent, à sa passion ; tu te laisseras conduire sur sa couche, mais tu lui enlèveras la ceinture de fer qu’il a coutume de porter sur lui, et tu déroberas à sa vieille mère le tube magique dont elle se sert pour tirer le sang de ses victimes. » Lyma parvient à remplir leurs instructions, elle s’empare de l’instrument de sorcellerie et le cache ; elle dénoue la ceinture de fer et la jette au feu. Pendant ce temps, ses frères amènent leurs rennes auprès de la demeure où elle est renfermée et les font battre entre eux. Le plus jeune des Stallo se lève pour apaiser le bruit ; les deux Sotno l’attendent à la porte et le tuent. Le même bruit recommence ; un autre frère sort et tombe également sous la hache de ses ennemis. Enfin, l’aîné des Stallo, ignorant le sort de ses deux frères, s’avance sur le seuil de son habitation et reçoit un coup mortel. Les deux Sotno prennent alors les vêtemens de leurs victimes et entrent dans la tente, car ils voulaient savoir où étaient enterrés les trésors des Stallo. Celui qui portait les vêtemens du plus jeune s’avance près de la vieille mère, pose la tête sur ses genoux et se met à causer de ses rennes et de ses voyages ; puis tout à coup, interrompant le cours de sa conversation : « Mais, dis-moi, bonne mère, s’écrie-t-il ; où est donc le trésor de mon frère aîné ? — Ne le sais-tu pas ? — Non, je l’ai oublié. — Il est sous le seuil de la porte. — Et celui de mon second frère ? — Ne le sais-tu pas ? — Non, je l’ai oublié. — Il est sous le second pilier de la tente. » Un instant après il lui dit : « Et mon trésor, à moi, pourrais-tu m’indiquer où il est ? » La vieille, irritée de son peu de mémoire, lève la main pour le frapper. Mais il l’apaise par ses humbles paroles, et elle lui dit : « Ton trésor est près de moi. — Ah ! chère mère, s’écrie alors la jeune fille, tu ne sais pas maintenant à qui tu parles. — Serait-ce par hasard à Sotno ? — Précisément. » La vieille cherche son instrument de sorcellerie et ne le trouve plus. Les deux frères la tuent, fouillent dans la terre, trouvent les trésors et s’en retournent avec leur sœur.

Pendant que le pasteur de Karesuando nous faisait ce récit, nos hommes s’étaient retirés dans leur tente. Notre guide seul était resté auprès de nous. Il écoutait d’une oreille attentive ces récits qu’il avait entendus dans son enfance, et quelquefois ajoutait un trait de plus à l’esquisse du prêtre. Un silence profond régnait alors autour de nous. On n’entendait que le tintement lointain d’une clochette suspendue au cou d’un cheval, et le murmure des branches de bouleau balancées par le vent. À voir alors les étincelles de notre foyer qui jaillissaient comme des fusées, notre tente debout dans l’ombre, et cette forêt ténébreuse, et nous tous, couchés par terre autour du conteur, on eût dit une assemblée d’Arabes écoutant une des traditions d’Antar.

Ce fut là notre plus belle halte. Le lendemain nous nous réveillâmes avec la pluie ; les champs inhabités de la Laponie s’ouvraient devant nous. Dès ce moment, il fallait dire adieu aux rians enclos de verdure, que nous avions retrouvés encore près de Kaafiord, adieu aux légères tiges de bouleau flottant au souffle de la brise, aux aulnes suspendus au bord de l’eau et aux sentiers fuyant sur la mousse dans les profondeurs de la forêt. Nous ne devions plus rencontrer sur notre route la vie champêtre, la vie animée, les belles génisses blanches que l’on conduit au pâturage, les troupeaux de moutons dispersés comme des flocons de neige sur le flanc de la colline, et la cabane du pâtre ouverte au bord du vallon. Nous voici dans le désert des montagnes. Ici l’on ne retrouve aucune trace de vie humaine, nul chemin et nulle habitation. On ne distingue au loin qu’un immense plateau couvert de mousse de renne, jaune comme du soufre ; vers le nord, des montagnes revêtues d’une neige perpétuelle, étincelantes comme un glacier, et de loin en loin un lac solitaire où des joncs à demi desséchés se courbent sous le vent avec un murmure plaintif, où la perdrix blanche et le canard sauvage s’arrêtent dans leur course en poussant un cri rauque. De noirs brouillards enveloppent l’horizon, et le soleil ne jette que de temps à autre une lumière blafarde à travers les nuages.

Tout ce sol a été soulevé par la gelée d’hiver, détrempé par la neige, arrosé par la pluie. L’été n’est pas assez long pour le sécher, et nulle plante vigoureuse ne peut y prendre racine. Tantôt nous passons sur des dalles de rocs décomposées et dissoutes par le froid, tantôt sur des mottes de terre humides et vacillantes qui tremblent sous le pied du passant comme celles d’Islande, tantôt nous tombons dans de larges marais où nos chevaux enfoncent jusqu’au poitrail. Notre guide va devant nous, sondant le terrain avec son bâton et mesurant la profondeur de l’eau. La forme des montagnes, le cours des rivières, lui servent d’indication. Mais quelquefois il s’arrête, il hésite, il appelle auprès de lui un autre guide. Nous les voyons tous deux qui se consultent, regardent de côté et d’autre, cherchent un détour, puis ils font un signe, et toute la caravane se remet en route à leur suite.

Dans cette contrée sans culture, la marche de chaque jour ne peut pas être réglée d’après la volonté du voyageur, mais d’après les rares espaces de terrain où il croît un peu d’herbe pour les chevaux. Nous sommes parfois obligés de faire sept à huit lieues avant de pouvoir nous arrêter, et lorsque l’on arrive à l’une de ces stations, on n’y trouve que de grandes herbes marécageuses et point d’arbres, Pour faire du feu, il faut arracher les bouleaux nains couchés par terre avec leurs longues racines, ce qui donne beaucoup de fumée et peu de chaleur. Les peaux de rennes que l’on emploie pour se couvrir sont imprégnées d’eau. On dort sur une terre humide, sous une tente mouillée, et on se lève le lendemain transi de froid. Souvent, à la fin du mois d’août, une gelée blanche couvre tout à coup le sol, et les chevaux ne trouvent plus rien à manger. Dans ces occasions, nous avions plus de pitié pour eux que pour nous. Nous les voyions privés de pâture, grelottant sous le froid, obéissant encore à la bride qui les guidait, gravissant avec courage les pentes escarpées, se jetant sans frayeur dans la vase des marais, pareils à ces excellens chevaux qui nous avaient portés dans les terres fangeuses de Skalholt, ou sur les roches glissantes des Pyrénées.

Un soir, nous aperçûmes, à quelque distance de notre campement, un tourbillon de fumée. C’était le premier indice d’habitation que nous eussions rencontré depuis plusieurs jours. Nous nous dirigeâmes de ce côté, conduits par notre fidèle guide que nulle fatigue n’effrayait. Au haut d’un pic de roc, nous aperçûmes une tente de Lapons et un troupeau de rennes couché dans le ravin. C’était un charmant spectacle que cette quantité de rennes avec leurs peaux de toute couleur, leurs cornes serrées l’une contre l’autre comme les rameaux d’une épaisse forêt les unes couvertes encore d’un léger duvet, d’autres nues et grises, d’autres qui venaient de perdre l’épiderme velu qui les enveloppe au printemps, et qui étaient rouges comme le corail. Les chiens, gardiens attentifs du troupeau, annoncèrent notre arrivée par leurs aboiemens. Les rennes se levèrent et s’enfuirent comme des biches sur le penchant de la colline, en faisant entendre un léger craquement d’articulations qui ressemble au pétillement d’une fusée ou à la détonation d’une machine électrique. Les Lapons vinrent au-devant de nous avec une expression de surprise qu’une demi-fiole d’eau-de-vie transforma aussitôt en bienveillance. La tente était habitée par deux familles qui avaient mis en commun leurs troupeaux, et s’en retournaient à petites journées passer l’hiver aux environs de Kautokeino, après avoir pêché sur les côtes de Norvége. Les deux hommes portaient un vêtement en peau de renne sale et déchiré ; les femmes n’étaient ni plus élégantes, ni plus propres. Dans la tente, composée, comme toutes les tentes laponnes, de quelques lambeaux de laine étendus sur des pieux, on ne voyait que deux à trois vases en bois, une chaudière posée sur le feu, et un berceau à côté. Au milieu de cette société nomade qui nous entourait avec une sorte d’affection, depuis que nous l’avions laissée goûter à notre flacon de voyage, nos regards s’arrêtèrent sur une jeune fille à la contenance modeste, au visage doux et gracieux. C’était une orpheline que ces pauvres gens avaient recueillie par charité et qu’ils conduisaient avec eux à travers les marais profonds et les montagnes escarpées. La pauvre enfant semblait contente de son sort. Elle s’en allait gaiement avec une des femmes laponnes au milieu du troupeau de rennes, jetant un lacet sur celui qu’elle voulait traire, et le renne semblait la reconnaître et la ménager. Il accourait auprès d’elle et se laissait docilement museler par sa petite main. Quand sa tâche fut finie, elle vint en souriant nous offrir du lait. C’était la première fois que je goûtais cette boisson des Lapons nomades. Je la trouvai douce, onctueuse, légèrement aromatisée. Peut-être, je l’avoue, l’eussé-je bue avec moins de plaisir, si elle m’avait été présentée par la vieille femme.

Avant de partir, nous voulions acheter un renne. Aslack, le plus riche des deux Lapons, prit une longue corde à laquelle il fit un nœud coulant, et s’en alla dans le troupeau chercher sa victime. La malheureuse bête qu’il avait déjà immolée dans sa pensée semblait pressentir sa destinée. Au moment où il approchait, elle s’enfuit sur la colline, puis elle redescendit poursuivie par les chiens, et tenta de se cacher au milieu des autres rennes. Mais le Lapon la suivait d’un œil vigilant, et, au moment où elle se tenait tapie par terre, il lui lança un lacet avec l’adresse d’un gaucho et la saisit par les cornes. En vain le malheureux renne se débattit sous le lien perfide qui l’enlaçait. Aslack le tenait d’une main vigoureuse. Il lui mit une lanière de cuir au col et l’amena à notre tente. Là il le tua en lui plongeant un couteau entre les deux cuisses de devant et laissa la lame dans la plaie pour empêcher le sang de tomber. C’est une coutume atroce. Le renne tué de la sorte meurt dans d’horribles convulsions ; mais le Lapon tient essentiellement à ne pas perdre le sang de sa victime, et l’intérêt étouffe chez lui le sentiment de la pitié. Il tient aussi beaucoup à ne pas endommager la vessie dont il fait une espèce d’outre. Nous abandonnâmes volontiers à notre Lapon le sang et la vessie du renne qu’il venait d’égorger, et nous ne lui fîmes qu’un chagrin, ce fut de le payer avec du papier. Il avait demandé instamment une ou deux pièces d’argent, mais nous n’en possédions pas une seule, et il s’en retourna avec le regret de ne pouvoir cette fois augmenter sa collection de blanka. Tous les voyageurs ont signalé cet amour des Lapons pour l’argent, et nous avons eu plusieurs fois occasion de l’observer. En Finmark, le Lapon, avant de conclure un marché, établit pour première clause qu’il sera payé en écus. En Suède, il ne reçoit qu’avec peine le riksdaler nouvellement frappé. Il lui faut les vieilles pièces du temps de Gustave III, dont ses parens lui ont appris à connaître la valeur. À Kautokeino, nous avons vu un Lapon refuser de nous vendre ce qu’il était lui-même venu nous offrir, parce qu’il nous était impossible de lui donner de l’argent. On sait, à n’en pouvoir douter, que plusieurs Lapons ne tiennent tant aux species et aux riksdaler sonores que pour avoir le plaisir de les renfermer dans un coffre et de les enfouir. De même que les paysans d’Islande, ils ne veulent entendre parler ni de maisons de banque, ni de caisses d’épargne. Ce qu’ils ont amassé, ils le mettent en réserve, ils le dérobent à tous les regards, et quelquefois ils le cachent si bien, que, s’ils viennent à mourir avant d’avoir révélé l’endroit où est enterré leur trésor, il est à jamais perdu pour leur famille. Il y a encore un autre motif qui leur fait préférer la monnaie d’argent à celle de papier, c’est le danger qu’ils courent d’altérer ou de perdre celle-ci en voyageant au milieu des intempéries de toutes les saisons.

Le lendemain nous fûmes surpris par la visite d’une vieille Laponne qui habitait la tente d’Aslack, et qui venait nous demander un peu de tabac et d’eau-de-vie. Elle portait dans une vessie une provision de lait mêlé avec de l’herbe hachée, épais comme de la bouillie, et qu’elle prenait avec le bout du doigt. C’est la nourriture la plus sale, la plus repoussante que j’aie jamais vue. Un instant après, nous rencontrâmes une vingtaine de rennes portant sur le dos le bagage de la tente. Ils étaient attachés à la suite l’un de l’autre avec une lanière et s’en allaient en broutant du bout des lèvres la mousse blanche.

Après cinq jours de marche, nous aperçûmes du haut d’une colline les deux vertes vallées de Kautokeino avec leurs habitations séparées par le fleuve d’Alten. Il n’y a là que huit demeures de paysans, entourées d’une cinquantaine de magasins en bois, posées sur des piliers qui de loin ressemblent à autant de maisons. Ces magasins ou stabur appartiennent les uns aux habitans du pays, d’autres aux Lapons nomades qui y déposent leurs vêtemens, leurs provisions, et viennent de temps à autre les reprendre pendant l’hiver. De l’autre côté du fleuve est l’église, bâtie sur un point élevé comme pour attirer les regards du voyageur et lui dire : Ici est un lieu de repos. Le prêtre qui la dessert a trois autres paroisses dans le nord. L’une de ces paroisses, Kielvig, est située auprès du Cap-Nord. Il a plus de cent lieues à faire pour venir de là à Kautokeino. Il entreprend ce voyage chaque année au mois de novembre et reste ici tout l’hiver. Les Lapons qui conduisent leurs rennes à sept ou huit milles de distance (vingt-une ou vingt-quatre lieues) viennent une ou deux fois par mois à l’église. Si loin qu’ils soient pendant l’été, ceux qui sont immatriculés dans la paroisse de Kautokeino lui appartiennent toujours. C’est là qu’ils doivent se marier, baptiser leurs enfans, enterrer leurs morts. Il y a aussi dans ce village une école où les jeunes Lapons doivent venir prendre des leçons jusqu’à ce qu’ils soient confirmés. On y compte ordinairement une trentaine d’élèves qui apprennent à parler et à lire le norvégien. L’enseignement religieux est un des élémens fondamentaux de leur éducation. Le maître d’école, qui est en même temps sacristain, reçoit environ 200 francs de traitement. Le prêtre dirige cette institution, préside aux examens, et donne l’exequatur à ceux qui ont atteint un degré suffisant d’instruction.

Une fois ce devoir de pasteur et de chef d’institution rempli, les cinq mois qu’il doit passer dans cette sombre contrée sont bien longs et bien tristes. Il est là seul, livré à lui-même, entouré pendant plusieurs semaines d’une nuit perpétuelle. Un jour, je rencontrai à Hammerfest cet apôtre de l’Évangile, et je lui demandai comment il employait son hiver. « Je n’ai pas d’autre moyen de distraction, me dit-il, que la lecture et l’étude ; mais je ne peux lire tout le jour à la lumière, mes yeux se fatiguent, et c’est là ce qui m’afflige. Je quitte ma femme et mes enfans pour venir ici. Je passe des semaines, des mois dans le silence de la solitude. Aucun être n’encourage mes efforts ; aucun être ne s’associe à ma pensée. Je suis seul dans mes heures de mélancolie, seul dans mes heures d’espoir. C’est une époque d’exil que je traverse en relisant les psaumes. Le monde entier est loin de moi. Mais la main de Dieu me soutient, et le sentiment du devoir me console. » Et quand je l’entendais parler ainsi, je me disais : Heureux ceux qui emportent dans la solitude un sentiment de foi ! Heureux ceux à qui l’Évangile a ouvert un monde de douces pensées, où ils se réfugient, avec un front serein et un cœur calme, quand le monde réel les abandonne.

Nous couchâmes dans la maison de ce vertueux prêtre, ouverte comme un caravansérail aux pèlerins de la Laponie ; et, quoique nous n’eussions pour lit qu’un peu de foin, nous éprouvions cependant une grande joie, celle de nous sentir à l’abri du vent et de la pluie. C’est cette maison qui avait reçu Louis-Philippe dans le cours de son voyage septentrional. Une femme de quatre-vingt-dix ans, que nous allâmes visiter dans sa cabane, se souvenait encore de l’avoir vu. « Je ne sais, nous dit-elle, si c’était un prince, mais je sais que c’était un grand personnage dont nos voisins s’entretinrent longtemps au foyer de mon père. »

Après avoir visité l’église, l’école et les maisons des deux rives du fleuve, les unes habitées par les Lapons, les autres par les Finlandais, nous partîmes de Kautokeino ; nous nous retrouvâmes sur une route sauvage, nue et dépeuplée, comme celle que nous avions parcourue deux jours auparavant. Puis, un peu plus loin, nous vîmes reparaître les tapis de mousse de renne, les bouleaux à la tige légère, au feuillage élégant. Ils étaient dispersés à travers la campagne, comme des groupes d’arbres dans un grand parc, et ce retour de végétation souriait à notre pensée et égayait nos regards. Ailleurs nous avions été absorbés par le spectacle d’une nature déserte et désolée ; ici nous commencions à songer aux régions du sud. L’aspect d’un rameau vert, les pointes de gazon autour d’un tronc d’arbre, rappelaient à notre souvenir les belles forêts, les riches vallées de la France. Si une fleur s’était épanouie sur ce gazon, si une hirondelle avait rasé la surface du sol, nous aurions demandé à la fleur quel vent du sud l’avait apportée dans ces plaines lointaines, et, comme le captif de Béranger, nous aurions dit à l’hirondelle de nous parler de notre mère et de notre sœur. Mais il n’y avait point encore de plante fleurie, point de chant d’oiseau ; et toute cette végétation ne nous plaisait tant que parce que nous la comparions aux tiges sans sève, aux racines avortées que nous avions vues à quelques lieues de là. Déjà les derniers jours d’août l’avaient flétrie, les grands bouleaux avaient une teinte jaune ou pourprée, et les bouleaux nains, couchés sur le sol, étaient rouges comme du sang.

À midi, nous arrivâmes à Kalanito (prairie de pêche). Il y a là une cabane et deux hangars, bâtis en forme de cône avec des pieux recouverts de mousse. C’est la dernière habitation du Finmark. Elle appartient à un paysan qui passe l’été à Kautokeino, et vient ici l’hiver. Il possède une cinquantaine de rennes, qu’il donne à garder à un Lapon nomade, deux vaches et dix brebis. Il récolte un peu d’herbe autour de sa demeure, et complète ses moyens de subsistance en allant à la pêche une partie de l’année.

Le lendemain, nous étions dans la Laponie russe. Nous trouvâmes à Suwajervi (lac profond) une autre cabane non moins misérable, non moins délabrée que celle de Kalanito. Une vieille femme nous fit entrer dans une chambre sombre, où des poissons fumés pendaient au plancher, entre des bottes de pêcheur et des lambeaux de vêtement. Nous demandâmes du lait, et on nous l’apporta dans un vase si sale, que nul de nous n’eut le courage d’y porter les lèvres. Les planches de la porte étaient disjointes, les vitres de la fenêtre remplacées par des chiffons. Le vent soufflait de toutes parts. Nous essayâmes de nous réchauffer en nous serrant autour de la cheminée ; mais elle était remplie de broussailles vertes et humides, d’où il ne sortait qu’un nuage de fumée. La pluie n’avait pas cessé de tomber depuis plusieurs jours, la terre était imprégnée d’eau, et les marais devenaient de plus en plus difficiles à franchir. Nous avions quitté à Kautokeino notre vieux Lapon, notre bon Mikel, qui avait déclaré ne pas connaître assez bien le reste de la route pour pouvoir nous conduire. Nous avons pris à sa place un guide inexpérimenté, qui nous menait au milieu des broussailles les plus épaisses, sur le terrain le plus mobile. Nous arrivâmes le soir au bord d’un large marécage qu’il fallait traverser. Le premier d’entre nous qui essaya de passer enfonça jusqu’aux genoux, et son cheval tomba si lourdement dans la vase, qu’il fallut quatre hommes pour le relever. Un autre le suivit, et ne fut pas plus heureux. Son cheval resta couché dans l’eau, suant, soufflant, essayant d’étendre ses jambes d’un côté ou de l’autre, de se cramponner à quelques racines, et ne trouvant aucun appui. Si un cheval de bagage avait été engagé dans la même voie, il était infailliblement perdu. Nous allâmes à la recherche d’un autre chemin, et nous ne le trouvâmes qu’après avoir fait un long détour inconnu à notre guide. À peine ce premier obstacle était-il franchi, que nous en rencontrâmes un second, puis un troisième ; et il fallait à chaque instant tâter le terrain, prendre les chevaux par la bride, les soutenir de chaque côté, ou leur faire faire de larges circuits pour les conduire sur la terre ferme. Cependant on ne voyait plus au ciel aucune ligne d’azur et aucune étoile. La nuit sombre ne nous permettait pas même de distinguer le sentier étroit qu’il fallait suivre et les rameaux d’arbres qui se croisaient sur notre tête. Tantôt nous glissions au bord d’une pente rapide, tantôt nous nous heurtions la tête contre les branches de bouleaux, et, à travers cette route parsemée de flaques d’eau ou de dalles glissantes, le plus sûr encore était de nous abandonner à l’instinct de nos chevaux. Nous les laissâmes sonder eux-mêmes avec le pied le sol que nous devions parcourir, et ils nous portèrent ainsi pendant plus de deux heures. Vers le milieu de la nuit, nous vîmes briller dans les ténèbres un grand feu. M. Lœstadius, qui nous avait précédés, l’avait fait allumer comme un phare, pour nous servir de guide. Nous traversâmes, sur les légers bateaux du pays le fleuve Muonio, et, un instant après, la chaleur d’un bon poêle, l’aspect d’un lit, l’accueil amical de toute une famille, nous faisaient oublier nos fatigues. Nous étions dans le presbytère de Karesuando.


X. Marmier.