Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/10

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EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.[1]

x.
LES FÉROE.

Le 14 juin 1839, à midi, la corvette la Recherche, commandée par M. le capitaine Fabvre, appareillait dans le port du Hâvre pour entreprendre un second voyage au Spitzberg. Le ciel était pur, la mer calme ; une foule de spectateurs venaient de se ranger le long du quai, les uns pour satisfaire un sentiment de curiosité, d’autres pour nous envoyer encore un dernier adieu. Debout sur la dunette, nous regardions tour à tour la terre de France qui s’effaçait peu à peu derrière nous, l’espace immense qui se déroulait à nos yeux, et tour à tour notre pensée s’en allait du passé à l’avenir, des regrets d’affection aux désirs de voyage.

Tandis que nous nous abandonnions aux tristes réflexions du départ, la brise, qui d’abord n’enflait que légèrement nos voiles, comme pour nous retenir plus long-temps en vue du sol de France, fraîchit tout à coup et nous poussa rapidement au large ; puis elle tourna contre nous, et nous nous mîmes à louvoyer péniblement pour sortir de la Manche. Le cinquième jour, nous n’avions pas encore doublé la côte d’Angleterre ; nous étions au pied du château de Douvres. Au vent contraire succédèrent le calme et la pluie, les deux accidens atmosphériques les plus ennuyeux d’un voyage maritime. Quand les voiles privées de vent s’affaissent et tombent avec lourdeur le long des mâts, quand la brume enveloppe l’horizon, et qu’une pluie incessante fatigue la patience des promeneurs les plus intrépides, l’aspect d’un navire présente un tableau assez singulier. Tandis que les matelots, la tête enveloppée comme des moines dans le capuchon de leur caban, se tiennent silencieusement accroupis au pied des bastingages ou contre la chaloupe, les passagers s’en vont cherchant quelque distraction. Celui-ci écoute les récits de la vie nomade et les histoires de naufrages ; celui-là ébauche un dessin auquel un mouvement de roulis imprime tout à coup une tache ineffaçable ; cet autre essaie de se dérober la vue des nuages du ciel, en s’entourant d’un nuage de fumée. Il en est qui se mettent hardiment à l’étude ; mais bientôt l’impatience les gagne aussi, l’ennui se peint sur leur figure : ils ferment les livres pour venir voir où est le cap, pour demander combien on file de nœuds, et consulter l’expérience du timonier sur l’état de l’atmosphère et les probabilités d’un changement de temps.

Le 25, enfin, le vent tourna au sud, et le 28, dans la nuit, nous aperçûmes une grande masse de rocs carrés, debout au milieu de l’Océan, comme une forteresse. C’était une des îles qui forment l’archipel des Féroe. Au nord, on distinguait plusieurs lignes successives de roches et des montagnes, les unes échancrées et ondulantes, d’autres taillées à vive arête, s’élançant d’un seul jet au-dessus des vagues, et portant dans les airs leur tête couronnée de neige. En les examinant sur toute leur surface, on voyait qu’il n’y avait là ni arbres, ni végétation. C’étaient des roches nues comme celles d’Islande, scindées çà et là par des baies profondes, ou séparées l’une de l’autre par les flots. La brume grisâtre qui retombait comme un voile de deuil le long de ces montagnes, les longues bandes de vapeurs qui ceignaient leur sommet, les flots orageux qui se brisaient à leur pied, tout contribuait à donner à ces îles l’aspect le plus sombre et le plus étrange. De tous côtés, nous cherchions une pointe de clocher, une habitation, et nous n’en distinguions point, car il n’y a que de pauvres cabanes situées à une longue distance l’une de l’autre, cachées au pied des rocs, si étroites et si basses qu’on ne les découvre que lorsqu’on arrive sur le lieu même où elles sont construites. Vers le matin, nous tirâmes un coup de canon pour appeler un pilote ; mais nous n’éveillâmes qu’une troupe de mouettes et de stercoraires qui s’enfuirent en poussant un cri rauque et plaintif. Du côté des montagnes, on ne voyait aucun mouvement ; on eût dit une terre déserte ou ensevelie dans le silence de la mort. Une heure après, nous répétâmes notre signal, et nous finîmes par apercevoir dans le lointain une barque qui s’avançait vers nous, portant un mouchoir rouge au haut d’une perche. C’était la barque du pilote. Il monta à bord de notre bâtiment, et, pour se donner plus d’assurance, mit dans sa bouche une moitié de tige de tabac. Pendant que nous virions de bord pour éviter les écueils et pénétrer dans le détroit de Thorshavn, le Féroien examinait avec une curiosité d’enfant toutes les manœuvres et l’attirail de la Recherche. Jamais il n’avait vu, disait-il, un aussi beau navire. L’habitacle en cuivre lui fascinait les yeux, et le cabestan était pour lui une chose prodigieuse. Cet homme avait, du reste, une bonne et honnête physionomie, qui semblait nous présager l’honnêteté des insulaires que nous allions voir, en même temps que son costume nous annonçait leur misère. Sa veste de vadmel et son pantalon avaient été si souvent rapiécés, qu’à peine distinguait-on l’étoffe première sur laquelle une main plus patiente qu’habile avait fait une espèce de mosaïque avec une quantité de pièces de toutes couleurs et de toutes formes. Son bonnet n’était qu’un lambeau de vadmel plissé par le haut, et sa chaussure un carré de peau de mouton plié sur le pied et lacé avec une courroie.

Après avoir couru des bordées pendant plusieurs heures, le pilote nous fit jeter l’ancre dans une baie assez large, mais peu sûre, en face de Thorshavn. C’est la grande ville du pays, ou, pour mieux dire, l’unique ville, le séjour du gouverneur, du juge, le centre du commerce, bref, la cité dont le pêcheur raconte les merveilles à ses enfans, comme un provincial débonnaire raconte celles de Paris. Il y a huit siècles que le nom de Thorshavn était déjà écrit dans les chroniques du pays, et ce nom indique encore son origine païenne. C’est là que les habitans des Féroe se rassemblaient autrefois chaque année pour juger leurs querelles et délibérer sur leurs intérêts. C’est là qu’en l’an 998 le peuple adopta la religion chrétienne, et, sur la fin du XVIe siècle, se convertit au protestantisme. Enfin, que dirai-je de plus ? on y compte aujourd’hui une dizaine de fonctionnaires publics et six cent cinquante habitans. La situation de cette ville est singulière et très pittoresque. Qu’on se représente au fond du golfe un demi-cercle de montagnes escarpées et sauvages. Là s’élève une langue de terre ou plutôt un banc de roche posé en droite ligne au milieu des flots, au centre du cercle, comme une flèche au milieu d’un arc. C’est sur ce banc de roche que la plupart des maisons ont été construites. Elles sont toutes rangées symétriquement sur deux lignes, et serrées l’une contre l’autre comme les boutiques de la place de Leipzig dans les grands jours de foire. Les rues qui traversent ce triple amas d’habitations sont si étroites, que deux chevaux n’y marcheraient pas de front, et si rocailleuses, si escarpées, que pour pouvoir y passer en certains endroits avec quelque chance de sécurité, il faut se cramponner au roc avec les pieds et les mains. En hiver, par un jour de verglas, la descente d’un de ces rocs peut être regardée comme un exercice d’équilibriste assez hasardeux. Du reste, l’aspect des maisons est en parfaite harmonie avec celui des rues. À part celles qui appartiennent au gouvernement et qui sont occupées par les fonctionnaires, presque toutes ne sont que de pauvres cabanes bâties sur le même modèle, non pas comme celles d’Islande, avec des blocs de lave, ni comme celles de Norvége, avec de grosses poutres arrondies, mais tout simplement avec quelques douzaines de planches clouées l’une contre l’autre. C’est un genre d’habitation qui forme la transition entre la tente nomade et l’édifice cimenté. Elles sont si frêles, que l’hiver on est obligé de les amarrer avec des câbles pour que le vent ne les emporte pas. Les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, et sont uniformément coupées en deux parties par une cloison. D’abord on entre dans la cuisine, qui n’a ni planches sur le sol, ni fenêtres. Le jour y pénètre ou par la porte ou par la cheminée. Pour tout meuble, on y trouve quelques vases en terre, quelques ustensiles en bois, un ossement de dauphin pour siége, et d’autres ossemens servant de pelle ou de fourgon. La seconde pièce est éclairée par deux ou trois vitraux. C’est là le séjour habituel de la famille ; c’est là que les femmes cardent la laine, tissent le vadmel ; c’est là que père, mère, enfans, reposent entassés l’un près de l’autre sur quelques planches recouvertes d’un peu de paille. Cet espace étroit, privé d’air, inondé par la fumée du feu de tourbe, exhale une odeur nauséabonde à laquelle l’étranger s’habitue difficilement. Mais quelle douce surprise n’éprouve-t-on pas lorsqu’au milieu de cette lourde atmosphère on voit surgir des physionomies dont la misère n’a pu altérer l’heureuse expression, des femmes remarquables par l’harmonie de leurs traits, la fraîcheur de leur teint, et des enfans d’une grace charmante ! Toute cette population des Féroe est fort belle. Pendant le temps que nous avons passé à Thorshavn et sur les autres côtes, nous n’avons pas rencontré un seul être difforme ou estropié, et souvent, dans nos promenades à travers la ville, nous nous arrêtions, surpris tout à coup par la mâle et forte stature d’un pêcheur, ou le regard plein de candeur et le visage riant d’une jeune fille.

Un soir, j’entrai dans une des cabanes les plus sombres que nous eussions encore rencontrées. La mère de famille vint à nous et nous remercia avec une touchante simplicité de vouloir bien visiter sa demeure. C’était une jeune femme dont les inquiétudes matérielles, le travail, peut-être le besoin, avaient attiédi le regard et décoloré la figure, et qui pourtant souriait encore d’un sourire si doux, qu’à le voir, en passant, on n’eût pas deviné tout ce qu’il cachait de souffrance. Elle portait sur ses bras un enfant dont ses lèvres effleuraient de temps à autre les cheveux bouclés ; une petite fille que l’approche de quelques étrangers avait fait fuir s’était réfugiée près d’elle et la tenait par un pan de sa robe, en roulant sur nous de grands yeux bleus étonnés, et trois autres enfans, debout près de la fenêtre, formaient le fond du tableau. La pauvre mère nous raconta sa vie, ses longues veilles d’hiver, ses travaux dans les champs ou près du foyer. Après nous avoir ainsi dépeint, sans recherche et sans emphase, son existence laborieuse, au lieu de se plaindre et de murmurer, elle bénissait la Providence qui avait pris soin d’elle et des siens. « Nous sommes de pauvres gens, disait-elle ; mais, grace à Dieu, tout va bien encore dans notre modeste demeure. Mon père en mourant me laissa pour héritage un bateau. Mon mari est bon pêcheur. Moi, je travaille pour les riches pendant l’hiver, et je cultive, pendant l’été, un petit champ pour lequel nous n’avons à payer qu’une faible redevance. Ainsi les jours s’en vont, et au bout de l’année, il se trouve que nous avons encore de quoi acheter assez d’orge pour nous nourrir, assez de laine pour nous habiller. Le temps le plus rude fut celui où mes enfans étaient si jeunes, que pour m’occuper d’eux il fallait renoncer à mon travail de chaque jour ; mais les voilà qui grandissent, et bientôt ils pourront m’aider. »

À ces mots, elle jeta sur eux un regard tout joyeux, et les enfans semblaient, par l’expression de leur physionomie, confirmer son espoir. Pour moi, en l’écoutant parler avec tant de calme et de résignation, je condamnais toutes les élégies écrites sur des tristesses mensongères, et j’admirais cette sagesse de la Providence qui répand sous le chaume les germes féconds de l’espoir, et met dans le cœur des pauvres une source infinie de douces satisfactions.

Cette ville de Thorshavn, composée de quelques centaines de cabanes, est pourtant une ville de guerre. À l’entrée du port, on aperçoit une forteresse, construite autrefois par le héros des Féroe, Magnus Heinesen[2], pour protéger sa terre natale contre les invasions des corsaires. C’était jadis, disent les gens du pays, un bastion assez large, défendu par plusieurs bonnes pièces d’artillerie. Mais la guerre a éclaté, et le fort de Thorshavn a eu son jour de deuil et de désastre. La résignation passive avec laquelle il se soumettait à son sort, ne l’a point empêché d’être dévasté. En 1803, les pêcheurs de Nordœ signalèrent une frégate portant le drapeau français. Bientôt cette frégate apparut dans la rade de Thorshavn, et vint fièrement jeter l’ancre au pied de la forteresse. On reconnut alors que ce vaisseau, paré de notre pavillon, était une frégate anglaise, et il était facile de deviner ses intentions ; car le Danemark, allié à la France, se trouvait alors fort peu dans les bonnes graces de l’Angleterre. Le gouverneur ne pouvait penser à se défendre sans compromettre le sort de toute la ville ; il envoya à bord de la frégate douze hommes en qualité de parlementaires. Les Anglais les retinrent prisonniers. Il en renvoya douze autres, qui furent également arrêtés. Les habitans de Thorshavn, indignés d’une telle perfidie, voulaient courir aux pièces de canon et engager le combat ; mais les Anglais ne leur en donnèrent pas le temps. Ils descendirent à terre en grand nombre, s’emparèrent de la forteresse, enclouèrent les canons, démolirent une partie du bastion, puis s’en retournèrent à bord de la frégate. L’histoire ne nous a pas conservé le nom de ces hommes qui s’en vinrent avec tant d’audace dans une mer paisible, masqués par un pavillon étranger, qui eurent la gloire de faire prisonniers vingt-quatre pêcheurs, de descendre en plein jour sur une terre sans défense, et de dévaster un bastion abandonné. Il faut croire que les annales maritimes anglaises sont, à cet égard, plus complètes que celles des Féroe. Les héros de cette glorieuse campagne doivent être inscrits tout près de ceux qui, dans un temps d’armistice, sans aucune déclaration de guerre, s’en allèrent un matin incendier la flotte de Copenhague.

Maintenant la forteresse de Thorshavn n’est plus qu’un bastion en terre, défendu par quelques canons, et gardé par une troupe de vingt-quatre chasseurs qui joignent à leur métier de soldat celui de matelot. Ce sont eux qui conduisent la barque du gouverneur, ou du landfoged dans leurs excursions à travers les différentes îles.

La meilleure défense de Thorshavn n’est pas dans ce simulacre de forteresse, mais dans l’aspect de ses rues et de ses environs. Comment la cupidité humaine pourrait-elle être éveillée, comment une idée de vengeance pourrait-elle se soutenir à la vue de ces collines incultes, de ces habitations dépourvues de tout objet de luxe, occupées par des familles souffrantes et résignées ? Autour de Thorshavn, il n’y a ni arbres, ni moisson, seulement çà et là quelque maigre enclos de verdure et quelque champ d’orge plus maigre encore, où le laboureur ne récolte souvent que des tiges de paille avortées, des épis sans grain. Les habitans de cette ville sont plus à plaindre encore que ceux des campagnes, car le sol qu’ils occupent ne leur permet pas d’élever des bestiaux ; ils n’ont pour toute ressource que le produit de leur pêche ou de leur industrie. Les femmes tricotent une certaine quantité de bas de laine et sont malheureusement obligées de les vendre à un très bas prix. Aussi, tandis que toutes les autres petites villes du Nord, Reykiawick, Tromsœ, Hammerfest, s’accroissent d’année en année et s’embellissent, la ville de Thorshavn reste complètement stationnaire. Pas un particulier ne parvient à s’y enrichir, pas un pêcheur ne peut élever une maison à la place de sa chétive cabane. La vie soucieuse à laquelle sont condamnés ces pauvres gens comprime leur développement intellectuel. Presque tous savent lire, beaucoup savent écrire ; mais ils ne s’associent pas, comme les paysans norvégiens du Gudbrandsdal, pour se procurer des livres et des journaux, et on ne trouve pas chez eux, comme chez les paysans d’Islande, des sagas imprimées ou manuscrites. Il y a maintenant dans chacune des Féroe une école ambulante, ou une école fixe ; mais tous ceux qui aspirent à devenir prêtres, ou à occuper quelque emploi civil, doivent faire leurs études en Danemark. Grace au zèle de quelques hommes intelligens, on a cependant fondé une bibliothèque à Thorshavn. Le gouvernement lui a donné une somme de 1500 francs. Divers particuliers lui ont envoyé des livres. Les prêtres, les fonctionnaires, les principaux habitans des Féroé paient chaque année pour l’agrandir une légère contribution. Avec ces faibles ressources, on est parvenu à rassembler près de cinq mille volumes, parmi lesquels il se trouve un assez grand nombre d’ouvrages choisis.

C’est dans cette ville aussi que demeure l’unique médecin des Féroe. Il reçoit des appointemens fixes et doit traiter gratuitement les pauvres du pays. Mais il est impossible qu’un seul homme puisse porter secours à toutes les familles dispersées sur tant de côtes différentes. Souvent la mer est si grosse et le vent si orageux, qu’on ne peut aller d’une île à l’autre, et tandis que le médecin ou le prêtre attend que la vague se calme, pour pouvoir porter au malade un dernier remède ou une dernière consolation, l’humble enfant des Féroe meurt comme il a vécu, avec douleur et résignation.

Enfin on trouve encore à Thorshavn un hôpital : ce n’est qu’une modeste maison en bois bâtie au bord de la mer ; nais elle est ouverte aux étrangers comme aux hommes du pays. Ceux qui y entrent y sont traités avec une pitié touchante et une sollicitude qui ne se dément jamais. Quand nous arrivâmes dans cette ville, il y avait là un matelot de Boulogne. Une nuit, au milieu d’un violent orage, il avait été saisi sur le pont par une vague, jeté contre le grand mât, et il s’était cassé la jambe. Son capitaine essaya de la lui redresser à l’aide de quelques planchettes et d’un peloton de ficelle, puis il le conduisit à Thorshavn et s’en retourna en France. Le malheureux était là depuis deux mois, seul au milieu d’un peuple étranger dont il ne comprenait pas la langue, incapable de se lever, et ne voyant du matin au soir que les brumes ou les flots de la mer. Le médecin venait le voir tous les jours, et pour tâcher de le distraire dans sa solitude, il lui enseignait à lire. Sa plus grande joie, depuis qu’il était là, avait été d’apprendre notre arrivée. Il s’efforçait de se lever sur son lit pour voir par la fenêtre le haut des mâts du navire, et quand nous entrâmes dans sa chambre, il salua militairement le capitaine, et nous raconta dans son langage simple et naïf sa rude traversée en Islande, et son arrivée aux Féroe. On remarquait à la vivacité de son regard le bonheur qu’il éprouvait à voir des compatriotes, à entendre parler sa langue, et quand nous lui demandâmes s’il avait besoin d’argent : — Non, répondit-il, je n’ai besoin de rien ; mais si, comme je le crois, vous avez des matelots de Boulogne à bord, oh ! je voudrais bien qu’il leur fût permis de venir me voir.

Notre première impression, en pénétrant dans les défilés rocailleux de Thorshavn, avait été assez pénible. Cependant à peine avions-nous passé quelques jours dans cette ville que nous songions déjà à regret qu’il faudrait bientôt la quitter. Dans la maison du fonctionnaire comme dans celle du pêcheur, partout nous avions été reçus avec un empressement cordial. Quand nous passions dans les rues, nous ne voyions que de bonnes et franches physionomies, des femmes qui s’inclinaient gracieusement à notre approche et des hommes toujours prêts à nous servir de guides, à nous conduire dans leurs bateaux. Puis, si l’intérieur de la ville n’offre qu’un triste coup d’œil, toutes ces montagnes qui bordent le golfe, ces îles bleuâtres qu’on aperçoit dans le lointain, sont magnifiques à voir. J’aimais à monter le soir au-dessus de la colline où s’élève la forteresse, à regarder au-dessous de moi cette humble cité du Nord avec ses toits de gazon et de lambris, ces cabanes pareilles à des bateaux qu’un coup de vent aurait poussés sur la côte, et cette mer sillonnée de distance en distance par une grande roche noire ou une montagne. Déjà nous commencions à retrouver ces belles nuits crépusculaires des régions septentrionales. Le soleil ne disparaissait que très tard à l’horizon, et quand on cessait de le voir, toute la surface du ciel restait imprégnée d’une douce lumière. Seulement il y avait plus de silence que dans le jour, et on n’entendait que le bruit mélancolique de la vague qui roulait sur le sable du rivage, puis se retirait en lui laissant comme trophée une frange d’écume, une guirlande d’algue. Il y a dans ces heures de solitude passées au bord de la mer, dans ce murmure uniforme et plaintif des flots, dans cet espace immense où la pensée s’enfuit de vague en vague avec le regard, un charme que nul idiome ne peut peindre, que nul chant ne peut exprimer. En sortant de là, on se sent plus léger et plus fort. Il semble que la brise qui court sur les flots rafraîchit l’ame, et que la vue de l’espace agrandit l’intelligence.

Mais je ne donnerais qu’une idée bien imparfaite des Féroe, si je me bornais à parler de Thorshavn et de ses collines. Tout cet archipel offre aux regards étonnés de l’artiste les situations les plus romantiques, les points de vue les plus pittoresques. Il se compose de vingt-cinq îles, dont dix-sept sont habitées. En allant d’une de ces îles à l’autre, tantôt on passe sous une masse de pierre percée comme un arc de triomphe, tantôt au pied d’un roc imposant comme une pyramide, aiguisé comme une flèche. Ici vous voyez s’ouvrir, à la base d’une montagne, une grande caverne sombre où le pêcheur entre hardiment avec son bateau pour poursuivre les phoques qui vont y chercher un refuge ; là c’est une muraille à pic dont le pied de l’homme n’a jamais touché les parois glissantes ; plus loin, une roche minée à sa base par les vagues qui la battent sans cesse, et projetant sur la mer son front chauve noirci par le temps.

L’histoire de ces îles ressemble beaucoup à celle de l’Islande. Elles furent, comme l’Islande, découvertes dans un jour d’orage, peuplées, au temps de Harald aux beaux cheveux, par une colonie de Norvégiens, soumises d’abord à une sorte de gouvernement oligarchique, puis assujetties par la Norvége et réunies avec celle-ci, l’Islande et le Groenland, au Danemark à la fin du XIVe siècle. Elles sont maintenant administrées par un fonctionnaire danois qui a le titre de gouverneur, et divisées en six districts ou syssel. On y compte trente-neuf églises partagées entre sept prêtres. C’est une rude tâche pour les prêtres que de visiter, à certaines époques de l’année, ces paroisses disséminées sur l’océan. Aussi leurs prédications ne peuvent-elles être très régulières. Souvent ils se trouvent arrêtés par l’ouragan et retenus loin de leur demeure pendant des semaines entières[3] ; souvent aussi ils n’accomplissent qu’au péril de leur vie leur mission évangélique, et ce qu’il y a de plus triste encore dans des fonctions qu’ils viennent remplir dans ces îles, ce ne sont pas les rudes et dangereux voyages auxquels ils sont condamnés, c’est leur isolement. Ils habitent sur quelque grève silencieuse au milieu de deux ou trois cabanes, et ils apportent là les souvenirs d’une autre contrée et d’une autre existence, car ils sont tous Danois, et ils ont tous pris leurs grades à l’université de Copenhague.

L’archipel des Féroé s’étend du 61° 15 de latitude jusqu’au 62° 21. Sur toute cette surface, on ne compte pas plus de sept mille habitans. L’intérieur des îles est complètement désert. C’est au fond des bois seulement et le long des côtes que le paysan bâtit sa demeure ; c’est là qu’il a son enclos de verdure et quelquefois son champ d’orge ou de pommes de terre. D’après les calculs de M. de Born, qui a mesuré tout ce pays en divers sens, il n’y a aux Féroe qu’une soixantième partie du sol livrée à la culture. Le reste n’est qu’une croûte pierreuse revêtue d’une couche de terre légère et sans consistance.

La vraie richesse des Féroiens consiste dans leurs moutons[4]. Le mouton est presque pour eux ce qu’est le renne pour le Lapon, le phoque pour le Groënlandais, ou le cocotier pour les habitans de la Guiane. Il leur donne tout ce dont ils ont besoin : nourriture, laine, suif ; et ce qu’ils peuvent mettre en réserve après avoir tissé leurs vêtemens, ils le vendent pour se procurer les différentes choses qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Plusieurs Féroiens ont des troupeaux de cinq à six cents moutons, quelquefois plus ; mais ce qui est étrange, c’est la négligence avec laquelle ils traitent cet animal, qui est pour eux une ressource si précieuse. Pas un fermier ne s’est encore avisé de construire une étable pour ses moutons, ou tout au moins un hangar où ils puissent trouver un refuge dans la mauvaise saison. Les malheureuses bêtes errent en tout temps sur les montagnes. L’hiver elles sont forcées de chercher, comme les rennes, leur nourriture sous la neige. Si cette neige est durcie par le froid, elles périssent de faim ; quelquefois elles sont englouties sous une avalanche ; pendant les jours les plus rigoureux, elles cherchent un refuge dans les cavernes. Des tourbillons de neige en ferment souvent l’entrée, et les moutons restent là des semaines entières, privés de boisson et d’alimens. On en a vu qui, dans leur longue disette, en étaient venus à se ronger leur laine. Au mois de juin, le paysan se met à la recherche de son troupeau avec des hommes habitués à ces courses et des chiens exercés à traquer le mouton récalcitrant dans les ravins et les grottes. Chaque paysan reconnaît ses brebis à une marque particulière, et il les prend l’une après l’autre pour les tondre. Mais cette opération se fait encore d’une manière barbare. Le Féroien ne coupe pas la laine du mouton, il l’arrache avec la main, et quelquefois si violemment, qu’il met la pauvre bête tout en sang ; après quoi il lui rend sa liberté, et elle reprend sa vie sauvage. Les chevaux sont également abandonnés l’hiver et l’été à travers champs. On les va chercher à deux époques de l’année, la première fois pour porter l’engrais dans les prairies, la seconde pour porter la tourbe dans les fermes. Les vaches, grace au produit journalier de leurs mamelles, ont seules le privilége de manger à un râtelier et de dormir dans une étable.

La chasse est encore pour les habitans de ces îles une ressource assez considérable. Il n’y a ici, il est vrai, ni ours, ni loups, ni renards ; mais peu de pays renferment une aussi grande quantité d’oiseaux. On les trouve par centaines sur toutes les côtes et sur toutes les montagnes. Les Féroiens les poursuivent avec une rare intrépidité ; ils ne se bornent pas à tuer ceux qui errent sur la grève et planent sur la colline, ils gravissent, pour les dénicher, les sentiers les plus rudes et les rocs les plus escarpés. Si la roche où l’oiseau va faire son nid est tellement élevée, tellement polie à sa surface, que le Féroien ne puisse s’y cramponner, il monte au sommet en faisant un détour, se suspend à une corde dont deux ou trois de ses compagnons tiennent le bout, et se laisse descendre jusqu’à l’endroit où il a vu l’oiseau se poser. Quand il s’est emparé de sa proie, il tire une ficelle attachée au bras d’un de ses compagnons, et ceux-ci le hissent au haut de la montagne. Mais parfois il arrive que la corde s’engage dans des interstices de roc, et que l’imprudent chasseur reste suspendu entre ciel et terre, ne pouvant ni descendre, ni remonter. Il y a quelques années un paysan de Nordœ passa ainsi tout un jour et toute une nuit au milieu des rocs, privé de nourriture, demi-nu, exposé au froid, et torturé par la corde qui lui serrait les flancs. Dans son désespoir, il allait ronger la corde avec les dents, au risque de se tuer en tombant dans l’abîme, lorsque d’autres paysans arrivèrent à son secours. On parvint, après beaucoup d’efforts, à le délivrer de son affreuse situation, et, en posant le pied sur le sol, il tomba évanoui.

La pêche était autrefois, dans ces îles, une des occupations les plus importantes et les plus fructueuses ; depuis plusieurs années, elle est beaucoup moins abondante, soit que les bancs de poissons aient changé de place, soit qu’ils aient réellement diminué ; mais il reste toujours la pêche du dauphin, et celle-là pourrait faire oublier aux Féroiens toutes les autres. Dès qu’un pêcheur a reconnu, en pleine mer, la présence d’un troupeau de dauphins, il le signale aussitôt aux habitans de la côte, en arborant un pavillon particulier. Ceux-ci s’en vont sur la montagne, allument un feu de gazon, et bientôt ce signal télégraphique annonce à toutes les îles la joyeuse nouvelle. Les tourbillons de fumée flottent dans les airs, les feux éclatent de sommet en sommet ; leur nombre, leur position, indiquent aux habitans des côtes éloignées l’endroit où se trouvent les dauphins. À l’instant le pêcheur détache sa barque du rivage ; ses parens, ses voisins accourent à la hâte se joindre à lui ; des femmes leur préparent des provisions, et ils s’élancent gaiement sur les flots. À Thorshavn, il y a ce jour-là un mouvement dont on ne saurait se faire une idée. Des femmes, des enfans, s’en vont tout effarés à travers la ville en criant : Gryndabud, gryndabud (nouvelle du dauphin) ! À ce cri de bénédiction, toutes les portes s’ouvrent, toutes les familles sont en rumeur : c’est à qui ira le plus vite à son bateau, à qui sera le plus tôt prêt à fendre la lame avec l’aviron ou à déployer la voile. Le gouverneur et le landfoged accourent aussi, et se mettent à la tête de la caravane, avec leur chaloupe conduite par dix chasseurs en uniforme, et portant au haut du mât la banderolle danoise. Quand tous les pêcheurs sont réunis à l’endroit désigné, ils se mettent en ordre de bataille, s’avancent, selon la position des lieux, en colonne serrée, ou forment un grand demi-cercle ; ils enlacent dans cette barrière les dauphins étonnés, les poursuivent, les chassent jusqu’à ce qu’ils les amènent au fond d’une baie. Là, le cercle se resserre, les dauphins sont pris entre la terre et les bateaux, arrêtés d’un côté par la grève où le moindre mouvement imprudent les fait échouer, retenus de l’autre par des mains armées de pieux. Dans ce moment-là seulement, les pêcheurs sont préoccupés d’une singulière superstition. Ils ne veulent voir sur le rivage ni femmes, ni prêtres, car ils prétendent que les femmes et les prêtres doivent mettre en fuite le dauphin. Une fois que cet obstacle a disparu, il se fait un carnage horrible. Les pêcheurs frappent, égorgent, massacrent ; le sang ruisselle à flots, la mer devient toute rouge, et ceux des dauphins qui pourraient encore s’échapper, perdent dans la vague ensanglantée leur agilité instinctive, et tombent, comme les autres, sous le fer acéré. Souvent on compte les victimes par centaines. Quand le carnage est fini, on traîne les dauphins sur le sable ; le syssehnand apprécie la valeur de chaque poisson, leur grave une marque sur le dos, et le gouverneur en fait le partage. D’abord on prend, à titre de dîme, une part pour le roi, pour l’église, pour les prêtres, une autre pour les fonctionnaires, une troisième pour les pauvres, une quatrième pour ceux qui se sont associés à la pêche, tant par barque et tant par homme. Celui qui a découvert le troupeau a droit de choisir le plus gros de tous les dauphins. Ceux qui ont été blessés ou qui ont souffert quelque avarie dans cette expédition, ont une part supplémentaire ; enfin, on en réserve encore une partie pour les propriétaires du sol où la pêche s’est faite, et celle-ci est presque toute dévolue au roi, qui est le plus grand propriétaire du pays. Quand le partage est achevé, les animaux sont dépecés, on en tire la peau qui sert à faire des courroies, la chair et le lard qui forment une des meilleures provisions de la famille féroienne. Avec la graisse on fait de l’huile, et la vessie desséchée sert de vase pour la contenir. Les entrailles doivent être portées par chaque bateau en pleine mer, afin de ne pas infecter la côte. Un dauphin de moyenne grandeur donne ordinairement une tonne d’huile qui se vend, à Thorshavn, de 30 à 40 francs. La chair et le lard ont à peu près la même valeur. Le pêcheur recueille avec soin tous les débris de sa capture, et s’en retourne en triomphe dans sa famille.

Les maisons que l’on trouve le long des côtes sont en général plus vastes et plus comfortables que celles de Thorshavn. Elles se composent, comme dans toutes les campagnes du Nord, de plusieurs petits bâtimens, dont chacun a une destination particulière. D’abord on aperçoit le corps de logis, élevé près de l’enclos, construit moitié en pierre, moitié en bois. Il y a là une large cuisine, une chambre où les femmes se réunissent pour tisser le vadmel, une autre où l’on garde les provisions. À côté est l’étable, un peu plus loin une grange avec un four en terre où l’on fait, comme dans le nord de la Finlande, mûrir l’orge en l’exposant pendant vingt-quatre heures à une température ardente ; puis deux ou trois cabanes en planches disjointes. Le fermier y suspend au mois de novembre des moutons tout entiers au moment où ils viennent d’être égorgés. L’air qui pénètre de tous côtés dans la cabane les dessèche peu à peu. Au mois de mai ou de juin, cette viande ainsi séchée est ferme, compacte, pleine de suc. On la mange sans la saler et sans la cuire, et, dussé-je choquer le goût des gastronomes, j’avouerai que j’en ai mangé plusieurs fois avec plaisir. C’est, du reste, un aliment très commode pour le pêcheur. Au moment d’entreprendre quelque excursion, il entre dans son kiadl, coupe un quartier de mouton, et s’en va sans avoir à songer ni au feu de la cuisine, ni aux épices. La plus belle habitation que nous ayons vue est Kirkeboe. Elle est située entre la mer et les montagnes, auprès d’une petite île toute peuplée d’eder. Là s’élevait autrefois un couvent de moines dont on ne voit plus de vestiges ; là demeuraient les évêques catholiques. Près de la maison du fermier, on aperçoit encore les murailles d’une église gothique, dont l’évêque Hilaire voulait faire la cathédrale des Féroe. Mais la réformation mit fin aux travaux, et cette église inachevée est là comme un monument de la chute rapide du catholicisme dans ces îles lointaines.

Le caractère des Féroiens est doux, honnête, hospitalier. L’isolement dans lequel ils vivent, la monotonie de leurs travaux, leur donnent un phlegme habituel qui touche de près à l’indolence. La nature sombre qui les entoure les rend taciturnes et mélancoliques ; mais les rudes excursions auxquelles ils sont souvent condamnés, les soins matériels qui les obsèdent n’éteignent point dans leur cœur le sentiment de pitié pour les autres. Au milieu de leurs souffrances, ils se souviennent de ceux qui souffrent. L’étranger ne frappe jamais inutilement à leur porte, et le pauvre n’implore pas en vain leur commisération. S’il se trouve dans le district quelque orphelin en bas âge et sans fortune, on peut être sûr qu’un paysan se hâtera de le prendre sous sa protection et de lui donner asile.

Le meurtre est parmi eux une chose inouie, les querelles sont rares et peu dangereuses. Les annales judiciaires des différentes îles n’ont guère d’autres crimes à enregistrer que des vols de peu d’importance. Les mœurs sont pures. À peine compte-t-on chaque année un ou deux enfans naturels dans tout le pays. Autrefois, quand une jeune fille devenait enceinte, elle devait payer une amende ; si ensuite elle se mariait, au lieu de poser sur sa tête, comme les autres, une guirlande de fleurs, elle était condamnée à porter une calotte rouge. Maintenant encore, quand un cas pareil se présente, elle est privée des deux chevaliers d’honneur qui conduisent à l’église la jeune fille sans tache ; elle s’en va toute seule avec celui qui l’a choisie pour femme.

Leur costume est tout à la fois simple et gracieux. Les hommes ont une veste ronde, bleue ou verte comme celle des Tyroliens, un gilet de laine avec des boutons brillans, une culotte et des souliers plats en peau de mouton. Quelques-uns portent de longs cheveux dont ils forment une natte qui tombe sur leurs épaules à la manière des jeunes filles de Berne. Les femmes portent un mantelet de tricot à manches courtes, qui leur serre étroitement la taille et monte jusqu’au col, un grand jupon flottant et un charmant petit bonnet en soie qui leur laisse le front découvert et s’aplatit au sommet de la tête. Autrefois elles avaient pour les grandes occasions, surtout pour les jours de fiançailles, des costumes d’or et d’argent comme ceux des islandaises. M. Giraud, qui nous accompagnait dans notre voyage, a dessiné une jeune fille avec cet ancien costume solennel, et, à la voir silencieuse et immobile sur sa chaise, avec ses cheveux relevés sur la tête et poudrés, sa robe de damas, ses manchettes de dentelle, on eût dit un portrait du temps de Louis XV. Mais tout ce luxe d’emprunt qui souriait à des imaginations naïves disparaît peu à peu, et maintenant la jeune fille ne croit pouvoir mieux se parer pour un jour de noces qu’en s’habillant comme une bourgeoise de Copenhague, qui copie, autant que faire se peut, la bourgeoise de Paris.

Les anciennes coutumes et les anciennes traditions tombent aussi çà et là en désuétude. Néanmoins, dans les îles du Nord, on voit encore de vieilles femmes qui prétendent retrouver, au moyen de certains sortiléges, les choses volées, et guérir les maladies, et des paysans qui, le soir, au coin du feu, répètent avec une parfaite bonne foi les contes du temps passé. Ils parlent des Huldefolk, esprits mystérieux qui habitent le flanc des montagnes, vivent de la même vie que les hommes, et possèdent de gros troupeaux qui passent invisibles à travers les pâturages. « J’ai connu, me disait un paysan de Thorshavn, une jeune fille qui était toujours poursuivie par les Huldefolk. Elle alla trouver le prêtre pour en obtenir quelque conseil, mais il ne put la secourir. Enfin elle se maria, et dès ce moment les Huldefolk cessèrent de la poursuivre. J’ai connu aussi un pêcheur qui a rencontré plusieurs fois ces habitans de la montagne ; moi, je le crois, ajouta-t-il naïvement, mais pourtant je ne les ai pas vus. » Il y a une autre espèce d’esprit qu’on appelle les Vattarre. Ce sont de jolis petits nains plus petits encore que ceux d’Allemagne ; ils demeurent sous les pierres qui avoisinent les maisons, et sont d’une nature si douce et si craintive, qu’ils ne peuvent souffrir aucune rumeur. Une querelle les effraie, un blasphème les fait fuir. Tant qu’ils vivent en bonne intelligence avec les habitans de la maison près de laquelle ils sont venus chercher un asile, ils leur portent bonheur, ils les guident, sans être vus, dans leurs courses, et les aident dans leurs travaux ; mais si le paysan qu’ils se plaisaient à secourir les offense, ils deviennent pour lui des ennemis implacables. Quelques personnes croient à la Mara, monstre hideux qui parfois surprend l’homme dans son sommeil, se pelotonne, s’accroupit sur sa poitrine et l’oppresse. On ne peut s’en délivrer qu’en faisant le signe de la croix et en prononçant le nom de Jésus. On raconte aussi dans ces îles, comme dans presque toutes les contrées du Nord, que les morts peuvent revenir sur terre, soit pour se venger d’une offense, soit pour acquitter une dette qui les tourmente dans le tombeau, soit pour donner une dernière marque d’affection à ceux qu’ils ont aimés. Quand ils reparaissent dans le lieu où ils ont vécu, ils ont le pouvoir d’exaucer le désir de ceux qui les rencontrent. Il faut aller les attendre la nuit de Noël sur un chemin en croix, et prendre garde de prononcer un seul mot en les voyant, ou de faire un seul geste ; car alors le mort disparaît, et l’on ne peut plus rien espérer.

Autrefois on avait aussi une grande peur des sorciers. Quand une vache faisait son premier veau, on avait coutume de lui arracher quelques poils entre les cornes, afin de la préserver de tout sortilége. Quand on recommençait à la traire, on prenait d’abord quelques cuillerées de son lait pour en faire une libation aux esprits du foyer.

Enfin, il y a une foule d’histoires sur les Nikar ou esprits des eaux, sur les monstres de l’Océan et les hommes de mer qui attirent sur le rivage les jeunes femmes, et les emportent dans les flots. On a vu dans ce pays des baleines qui auraient fait honte à celle de Jonas. Dans une des îles du Nord, quatre paysans prirent un jour un bateau et s’en allèrent à la pêche. Le soir ils ne revinrent pas ; le lendemain et le surlendemain, on les chercha sans pouvoir les trouver. Un mois après, une haleine échoue sur la côte, on la tue, on l’ouvre, et la première chose que l’on aperçoit dans ses entrailles, ce sont les quatre pêcheurs, assis dans leur bateau et courbés encore sur leurs avirons. À Quanesund, des paysans, en allant à la pêche, entendaient chaque matin des cris singuliers et ne voyaient personne. Un jour enfin, ils parvinrent à apercevoir un homme de mer, s’en emparèrent et le conduisirent dans leur demeure. Le lendemain, ils le prirent avec eux en retournant à la pêche. Au moment où ils passaient au-delà des bancs de poissons, l’homme de mer se mit à rire. Ils revinrent en arrière et firent une excellente pêche. Chaque matin ils s’en allaient ainsi sur les flots avec leur guide mystérieux dont ils avaient appris à interpréter le ricanement et le silence ; chaque soir ils le ramenaient à Quanesund, lui donnaient pour nourriture du poisson cru, l’enfermaient dans une étable et faisaient une croix sur la porte. Un jour qu’ils avaient oublié de faire cette croix, l’homme de mer s’enfuit, et jamais on ne l’a revu. Sur la côte de Stromœ, il y a une famille qui prétend descendre d’un phoque. C’est là, je l’avoue, une étrange généalogie ; mais, comme elle m’a été expliquée de la manière la plus positive par un des membres de cette famille, j’ai bien dû la prendre au sérieux. Il faut savoir d’abord qu’il y a des femelles de phoques qui, en jetant sur la grève leur peau de poisson, prennent aussitôt une gracieuse forme de femme. Un matin, un pêcheur en vit une si belle, qu’il en devint aussitôt amoureux. Il l’emmena dans sa demeure, enferma soigneusement la peau de phoque dans un coffre, épousa la femme, qui devint mère de plusieurs enfans. Mais un jour, en allant à la pêche, il oublia la clé de son coffre ; la femme s’en aperçut, reprit sa peau de phoque, courut sur la grève et s’élança dans les flots.

Le souvenir des anciens temps, le caractère national des Féroiens se sont conservés aussi dans la célébration de plusieurs fêtes, dans celle de Noël par exemple, et dans les cérémonies du mariage. Comme autrefois, on voit des jeunes gens qui, pour toucher le cœur de celle qu’ils désirent épouser, se choisissent un orateur. C’est un pêcheur renommé pour son intelligence, un paysan habile à composer des vers. Quand le jour du mariage est arrêté, on envoie des invitations dans tout le district. Parens, amis, hommes, femmes, enfans, arrivent à pied, à cheval, et s’entassent pêle-mêle dans la maison du fiancé. On fait rôtir pour ce jour-là des moutons et des veaux tout entiers. L’eau-de-vie coule dans de grands vases, la bière bout dans la chaudière, la table est mise du matin au soir, et les convives agissent sans gêne ; car, avant de s’en aller, ils sont tous, comme en Finlande, soumis à une collecte et laissent tous quelques species sur le plateau qu’on leur présente. La noce dure trois jours. Le plus beau, le plus pompeux est celui où les fiancés reçoivent la bénédiction nuptiale. Le soir, tout le monde se met à danser. Cette danse des Féroe est très curieuse à voir. Les danseurs se pressent, se prennent par la main, sans distinction de rang, d’âge, de sexe, et forment une longue chaîne. Ils n’ont point d’instrumens de musique pour se donner la mesure, mais ils savent tous les chants traditionnels et les mélodies anciennes avec lesquels ils ont été bercés. L’un d’eux entonne une strophe, les autres l’attendent au refrain et le chantent tous ensemble. Ce chant, composé seulement de quelques modulations, est grave, mélancolique, imposant. Au milieu des fortes vibrations des voix d’hommes, on entend de temps à autre percer la voix aiguë d’une jeune fille ; mais en général toutes ces accentuations rustiques sont très justes et parfaitement d’accord. Au moment où le chant commence, la chaîne marche, tourne, se déroule d’abord lentement et avec une sorte de grace nonchalante, comme les naïves rondes de Bretagne, quand le bignou fait entendre l’air populaire : Ann ini gos ; puis bientôt elle s’anime, elle a des mouvemens plus vifs et plus rapides. Les chants choisis pour ces solennités sont presque tous des fragmens ou des imitations des Kœmpeviser danois, des histoires de guerriers, des récits de combats et d’amour, comme les strophes de la Jérusalem, que chantent les gondoliers de Venise. Peu à peu la danse prend le caractère d’une scène théâtrale. Les conviés s’associent au récit du chanteur, ils suivent avec émotion les péripéties du drame, s’agitent, se passionnent, balancent les bras, frappent du pied, et par leur pantomime expriment en quelque sorte tout ce que le poète a voulu exprimer dans ses vers, et le musicien dans ses mélodies. Les femmes seules, comme s’il leur était défendu de montrer de l’émotion, gardent, au milieu de cette animation générale, une réserve impassible. Elles ne font aucun mouvement, elles se laissent entraîner. À les voir parfois le soir, avec leurs regards immobiles et leur figure blanche, suivant avec joie et cependant avec une sorte de mélancolie toutes les vives ondulations de cette chaîne qui se déroule comme un serpent et se précipite comme un tourbillon, on dirait des jeunes filles emportées par une force irrésistible dans les danses des esprits.

Au milieu de ce bal dramatique, un homme frappe sur une poutre pour avertir la mariée qu’il est temps de se retirer dans sa chambre ; mais la mariée doit faire semblant de ne pas l’entendre, et continuer à danser. Bientôt après, un second coup résonne, et elle ne s’en émeut pas davantage. Enfin, au troisième coup, la mariée s’en va, et il est convenable, disent les bonnes gens, qu’avant de se mettre au lit, elle pleure un peu. Le marié ne tarde pas à la suivre ; et, quand tous deux sont dans leur chambre, les convives récitent à haute voix une prière et entonnent un psaume.

Une fois ces jours de fête passés, le paysan des Féroe reprend sa vie de labeur et de privations. Soit qu’il laboure un sol ingrat, soit qu’il aille par les froides matinées d’hiver à la pêche, il ne boit toute l’année que de l’eau, il ne mange que du pain lourd ; car il est né dans la pauvreté, et il en porte constamment le poids. Les flots et la terre ne lui donnent souvent qu’un moyen d’existence précaire, et ses faibles ressources sont encore amoindries par le monopole commercial qu’il subit comme une loi de servage. Le commerce des Féroe était libre autrefois. Les habitans s’en allaient eux-mêmes à Bergen échanger les productions de leur pays contre celles dont ils avaient besoin. Plus tard ils renoncèrent à ces voyages, mais les marchands des villes anséatiques venaient chaque été négocier avec eux des échanges de denrées. Un beau jour, Frédéric II s’empara de ce commerce comme d’une propriété particulière, et l’afferma à une société de Lubeck et de Hambourg. De cette époque date le régime du monopole, et depuis il a été parfois plus ou moins rigoureux, mais il n’a plus cessé. En 1607, le roi transmit le privilége de ce commerce à des négocians de Bergen ; Frédéric III l’abandonna généreusement à un homme dont il voulait récompenser les services, et qui le transmit comme un fief à son fils. La dureté avec laquelle les possesseurs de ce monopole traitèrent les malheureuses îles excita des plaintes si réitérées et si éloquentes, qu’à la fin le gouvernement vint à leur secours et reprit le privilége confié à des mains injustes ; mais c’était pour l’exploiter lui-même, et en vérité cela ne valait guère mieux. En 1790, le roi, obsédé par de nouvelles sollicitations, promit de rendre le commerce libre dès qu’une occasion opportune se présenterait, et, chose singulière, cette occasion ne s’est pas encore présentée. Nous nous croirions vraiment blâmable si, sans y avoir réfléchi, nous osions prêcher dans ce cas une émancipation qui certes peut avoir aussi ses inconvéniens. Mais nous avons vu de près les funestes résultats du monopole qui pèse sur la population des Féroe, nous avons entendu les plaintes du pêcheur et du paysan, et tout ce que nous avons vu et entendu a excité en nous une profonde pitié. Jamais nulle part, nous croyons pouvoir le dire sans crainte d’être démenti, une loi de monopole n’a été dictée avec aussi peu de ménagement et exécutée avec autant de rigueur. Il n’y a pas plus de trois ans qu’il n’existait encore pour toutes les Féroe que le magasin de Thorshavn. Les paysans du nord et du midi devaient louer un bateau, payer des rameurs, entreprendre un voyage difficile et souvent dangereux pour venir recevoir à Thorshavn selon la taxe le prix de leurs pauvres denrées. Il arriva un jour que, dans un de ces voyages, un bateau périt avec douze hommes. Ce malheur fit impression, et le gouvernement s’est enfin décidé à établir des entrepôts sur différens points. Il y en a un, depuis 1836, à Trangisrangfiord, un autre à Bordœ. On en établit maintenant un troisième à Vestmanna. Mais ce n’est guère là qu’un léger adoucissement à un état de choses affligeant ; la racine du mal existe encore tout entière. D’après les anciennes ordonnances, le prix des denrées féroiennes et des denrées danoises destinées à être offertes en échange devait être déterminé par la moyenne de leurs différens prix de vente pendant cinq années. Jusque-là il y avait au moins, dans les dispositions de la loi, quelque apparence de justice, quoique ce maximum imposé aux paysans soit encore une dure nécessité ; mais voici qu’en 1821 il survient une ordonnance qui ajoute au prix moyen des denrées danoises une surcharge de 33 pour 100, et, en 1834, une autre ordonnance qui prescrit pour les denrées des Féroe une diminution de 50 pour 100, ce qui fait, pour les malheureux condamnés à de telles transactions, un déficit net de 83 pour cent. Et qu’on ne pense pas qu’il soit facile aux Féroiens de se soustraire à ces marchés cruels : ils ne peuvent négocier qu’avec les représentans du gouvernement. S’ils essaient de livrer à d’autres la moindre denrée, ils s’exposent à être traduits devant le juge comme des malfaiteurs. Il y a quelques années une jeune femme donna à un pêcheur de Dunkerque quelques tissus de laine en échange d’une paire de boucles d’oreilles ; elle fut accusée, jugée, et condamnée à une amende de 60 francs. Un paysan paya la même amende pour avoir échangé avec des matelots anglais du poisson contre quelques bouteilles d’eau-de-vie. Cette loi de proscription à l’égard des étrangers est si rigoureuse, qu’il n’est pas même permis aux Féroe d’avoir des relations avec les îles les plus voisines. Les bâtimens danois n’arrivent à Thorshavn qu’au mois de mai, et font leur dernier voyage au mois de septembre. Tout le reste du temps, les habitans des Féroe sont privés de nouvelles et séparés du monde entier. Ils pourraient recevoir en hiver des lettres et des journaux par les îles Shetland. Depuis plusieurs années, ils en demandent instamment la permission, et n’ont pu encore l’obtenir. En vérité, quand on voit de telles misères, on est tenté de dire, avec un voyageur anglais qui a visité aussi les Féroe, et qui a vu, comme nous, les tristes conséquences du monopole : « Il semble que la politique du gouvernement danois soit de maintenir les habitans des Féroe dans un état de pauvreté et de dépendance continuelles[5]. »

Cette hideuse loi de monopole entrave toute espèce de travail et paralyse toute industrie. Une grande paire de bas de laine tricotée se vend, à Thorshavn, 2 francs. Comment est-il possible que de pauvres femmes aiment à travailler, quand la matière qu’elles emploient et le fruit de leurs veilles doivent être livrés à un tel prix ? On dit que les ordonnances qui règlent le monopole assurent aux Féroe une provision annuelle de denrées à un prix déterminé ; mais ces denrées, ne les auraient-elles pas plus facilement et à meilleur prix, si elles pouvaient profiter du bénéfice d’une concurrence ? On dit enfin que les impôts de ce pays étant très minimes, le monopole doit être considéré comme un supplément nécessaire. Soit ; mais que, dans ce cas, on élève les impôts, et qu’on donne, non pas aux étrangers, mais seulement à tous les négocians danois, la liberté d’entrer dans les divers ports des Féroe, comme ils entrent aujourd’hui dans ceux d’Islande. Je suis sûr que les habitans béniront le jour où le gouvernement prendra cette mesure.

Ces pauvres gens, en me parlant de leurs souffrances, m’ont souvent répété que le roi l’ignore, qu’il est juste, bon et compatissant ; que s’il savait jusqu’où va parfois leur détresse, il viendrait à leur secours ; mais ceux qui le savent et qui le lui taisent assument sur leur tête une triste responsabilité.


X. Marmier
Thorshavn, juillet 1839.
  1. Voir la livraison du 1er mai 1839.
  2. C’était le fils d’un Norvégien qui s’établit aux Féroe, et, après la réformation, devint prêtre. Magnus se dévoua à la vie maritime et se distingua de bonne heure par sa hardiesse et son courage. Avec un bâtiment mal équipé et une troupe peu nombreuse, il s’en allait intrépidement à la rencontre des flibustiers anglais, allemands, qui infestaient alors les côtes d’Islande et des Féroe. Frédéric II, pour le récompenser de ses services, lui donna le commandement d’une corvette danoise. Ce fut avec cette corvette que Magnus s’empara d’un bâtiment anglais chargé de marchandises des Féroe. Les Anglais réclamèrent et prétendirent que leurs denrées provenaient des îles Shetland. L’ennemi juré des pirates fut lui-même accusé de piraterie, et paya de sa tête un crime supposé. Magnus fut exécuté en 1589. Peu de temps après, son innocence fut reconnue, et celui des juges qui avait le plus contribué à faire prononcer sa sentence, fut condamné à une amende considérable. Il existe aux Féroe plusieurs chants traditionnels sur ce héros du peuple.
  3. Autrefois il y avait sur différens points des Féroe des sources d’eau bénite où les parens pouvaient aller baptiser leurs enfans, lorsque la mauvaise saison les empêchait de les porter au prêtre. Cet usage n’existe plus. Les parens portent le nouveau-né chez le prêtre, et souvent compromettent son existence par les fatigues et les dangers du voyage.
  4. C’est de là aussi que vient probablement le nom des îles (Faarœ, îles des brebis). Puisque nous en sommes à cette étymologie, je ferai observer en passant que c’est un pléonasme de dire les îles Féroe, le mot œ, placé à la fin de ce nom, signifiant déjà îles.
  5. Mackenzie.