Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Livre VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 133-154).
◄  LIVRE V.
LIVRE VII.  ►



LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


Alliance avec les Paphlagoniens. — Danses curieuses. — Départ de Cotyore. — Arrivée à Harmène. — On offre à Xénophon le commandement en chef. — Il refuse et le fait donner à Chirisophe.


Pendant le séjour qu’on fît en cet endroit, on vécut soit des provisions du marché, soit de la maraude faite en Paphlagonie. De leur côté, les Paphlagoniens dépouillaient parfaitement tous ceux qui s’écartaient, et la nuit, ils incommodaient fort ceux qui bivouaquaient à distance. De là, de part et d’autre, une vive animosité. Corylas, qui se trouvait alors gouverneur de Paphlagonie, envoya aux Grecs des députés, avec des chevaux et des vêtements magnifiques. Ils disent que Corylas est tout prêt à ne plus inquiéter les Grecs, si l’on ne l’inquiète plus. Les stratèges répondent qu’ils en délibéreront avec l’armée, donnent aux envoyés l’hospitalité, et invitent avec eux tous ceux qu’il paraît le plus juste d’appeler ; puis, après avoir immolé des bœufs et d’autres bestiaux de capture, on sert un repas convenable ; on soupe couchés sur des lits de feuillage, et l’on boit dans des coupes de cornes, qu’on trouvait dans le pays.

Les libations faites et le péan chanté, des Thraces se lèvent d’abord, dansent tout armés au son de la flûte, puis sautent très-haut et avec agilité en s’escrimant de leurs sabres. Enfin l’un d’eux frappe l’autre, si bien qu’il semble à tous qu’il a blessé son homme, qui ne tombe que pour la forme. Les Paphlagoniens jettent un grand cri, Le vainqueur dépouille l’autre de ses armes, et sort en chantant Sitalcé[1], tandis que les Thraces emportent le prétendu mort, qui se porte bien.

Ensuite les Énians et le Magnésiens se lèvent et commencent en armes la danse nommée carpéa[2]. Voici en quoi consiste cette danse. Un des acteurs met ses armes à terre à côté de lui, sème son champ et conduit une charrue, en se retournant fréquemment comme un homme qui a peur. Un brigand survient. Dès que l’autre le voit, il saute sur ses armes, va au-devant de lui et se bat pour son attelage. Tous ces mouvements s’exécutent en cadence, au sonde la flûte. Enfin le brigand a le dessus, garrotte le laboureur et emmène son attelage. D’autres fois le laboureur bat le brigand ; il l’attache auprès de ses bœufs et le chasse devant lui, les deux mains liées au dos.

Après lui, Mysus entre, un bouclier léger dans chaque main. Tantôt il a l’air, dans sa danse, de se défendre contre deux ennemis, tantôt il se sert de ses deux boucliers contre un seul ; quelquefois il tourne et fait la culbute, sans lâcher ses boucliers ; si bien qu’il offre toujours un spectacle agréable. Il finit par la danse des Perses, en frappant d’un bouclier sur l’autre : il se met à genoux, il se relève, tout cela en mesure et au son de la flûte.

Viennent ensuite des Mantinéens et quelques autres Arcadiens, qui se lèvent, couverts de leurs plus belles armes, s’avancent en cadence, les flûtes jouant une marche guerrière, chantent un péan, et dansent comme il est d’usage dans les cérémonies religieuses. Les Paphlagoniens sont tout étonnés de voir toutes ces danses exécutées en armes. Mysus, s’apercevant de leur surprise, engage un Arcadien, qui avait une danseuse pour maîtresse, à l’introduire, revêtue de ses habits les plus beaux, et un bouclier léger à la main. Celle-ci danse la pyrrhique avec une grande légèreté. Aussitôt de grands applaudissements. Les Paphlagoniens demandent aux Grecs si les femmes combattent avec eux. On leur dit que ce sont elles qui ont mis le roi en fuite et l’ont chassé de son camp. Telle fut la fin de cette soirée.

Le lendemain, les Paphlagoniens sont amenés à la délibération des soldats, qui décident que l’on ne se fera plus de mal des deux côtés ; après quoi les députés repartent. Les Grecs, jugeant qu’ils ont assez de bâtiments, s’embarquent et naviguent avec le vent favorable pendant un jour et une nuit, ayant à gauche la Paphlagonie. Le lendemain on arrive à Sinope et on mouille à Harmène[3], port de cette ville. Sinope est en Paphlagonie, c’est une colonie des Milésiens. Les habitants envoient aux Grecs des présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge et quinze cents cérames[4] de vin. Chirisophe y arrive avec des trirèmes. Les soldats espéraient qu’il leur amenait autre chose ; mais il n’amenait rien. Il annonce seulement qu’Anaxibius, chef de la flotte, ainsi que tous les autres, fait l’éloge de l’armée, et qu’Anaxibius leur promet une solde au sortir de l’Euxin.

Les soldats restent toujours à Harmène. Comme ils se sentent près de la Grèce, ils songent plus que jamais aux moyens de ne pas rentrer chez eux les mains vides. Ils jugent donc qu’en choisissant un seul chef, un seul pourra mieux que plusieurs imposer sa volonté à l’armée la nuit ainsi que le jour ; s’il faut garder quelque secret, il pourra mieux l’empêcher de se répandre. S’il est nécessaire dé prévenir l’ennemi, il perdra moins de temps ; il ne faudra plus de confidence ; mais un seul fera exécuter ce qu’il aura décidé, tandis qu’auparavant les stratèges faisaient tout à la pluralité des voix.

Occupés de ces pensées, ils songent à Xénophon. Les lochages viennent le trouver et lui disent que c’est le vœu de l’armée. Chacun, lui témoignant son affection, l’engageait à se charger du commandement. Xénophon y inclinait, croyant que ce serait pour lui la source d’une plus grande gloire, le moyen de se faire un nom plus illustre parmi ses amis et dans sa ville natale : peut-être même l’armée lui devrait-elle de nouveaux services.

Ces réflexions l’entraînaient à désirer devenir commandant en chef ; mais quand il songeait que personne ne peut lire dans l’avenir et qu’il risquait de perdre dans ce rang la gloire qu’il avait acquise, il hésitait. Dans cette perplexité, il croit que le meilleur parti à prendre est de consulter les dieux. Il conduit deux victimes devant les autels, et sacrifie à Jupiter Roi, qui lui avait été désigné par l’oracle de Delphes. C’était (railleurs à ce dieu qu’il attribuait l’envoi du songe qu’il avait eu quand il commença à prendre sa part des soins dus à l’armée. Il se ressouvenait aussi qu’à son départ d’Éphèse, pour être présenté à Cyrus, il avait entendu à droite le cri d’un aigle posé à terre ; le devin qui l’accompagnait alors lui avait dit que c’était l’augure d’une gloire élevée, glorieuse, mais pénible, vu que les oiseaux attaquent l’aigle surtout quand il est posé. Le devin ajoutait que ce n’était pas un augure de richesse, car c’est au vol que l’aigle s’empare de sa proie.

Pendant qu’il sacrifie, le dieu lui montre clairement qu’il ne doit ni briguer le commandement en chef, ni l’accepter, s’il est élu. C’est ce qui eut lieu. L’armée s’étant réunie, tout le monde dit qu’il faut élire un chef, et, cet avis adopté, on propose Xénophon. Comme il était évident que, quand on irait aux voix, ce serait lui qu’on choisirait, il se lève et dit :

« Soldats, je suis sensible à l’honneur que vous me faites, attendu que je suis homme ; je vous en remercie et je prie les dieux de me donner l’occasion de vous rendre service ; mais je ne crois pas, quand il y a là un Lacédémonien, que ce soit votre intérêt et le mien de me choisir : les Lacédémoniens seraient moins empressés à cause de cela de vous accorder ce qui vous ferait faute, et je ne sais pas s’il y aurait sûreté pour moi. Car je vois qu’ils n’ont cessé d’être en guerre avec ma patrie que quand ils ont eu fait reconnaître par toute la ville la suprématie des Lacédémoniens : cet aveu fait, ils ont cessé la guerre et n’ont pas continué le siège de la ville. Témoin de ces événements, si je paraissais attenter, autant qu’il est en moi, à leur autorité, je craindrais qu’on ne me rappelât brusquement à la raison. Quant à ce que vous pensez, qu’il y aura moins, de séditions avec un seul chef qu’avec plusieurs, sachez bien que, si vous en choisissez un autre, vous ne me trouverez à la tête d’aucun parti. Je pense qu’à la guerre quiconque conspire contre son chef conspire contre son propre salut ; tandis que, si vous me choisissiez, je ne serais pas surpris qu’il se trouvât quelqu’un d’irrité contre vous et contre moi. »

À ces mots, un plus grand nombre encore se lèvent et disent qu’il faut qu’il commande. Agasias de Stymphale dit qu’il trouve ridicule que la chose se passe de la sorte ; que, si les Lacédémoniens se fâchent, ils devront aussi se fâcher si, dans un festin, on ne choisit pas un Lacédémonien pour président. « À ce compte, ajoute-t-il, il ne nous est pas permis sans doute d’être lochages, puisque nous sommes Arcadiens. » Ces paroles d’Agasias sont couvertes d’applaudissements.

Alors Xénophon, voyant qu’il faut insister davantage, s’avance et dit : « Eh bien ! camarades, pour ne vous rien cacher, je vous en atteste tous les dieux et toutes les déesses, que, pressentant votre décision, j’offris un sacrifice pour savoir s’il serait avantageux à vous de me confier ce pouvoir, à moi de l’accepter. Les dieux m’ont fait voir dans les victimes, si clairement qu’un enfant n’aurait pu s’y méprendre, que je dois m’abstenir de ce pouvoir absolu. »

On élit Chirisophe. Chirisophe, une fois élu, s’avance et dit : « Sachez, soldats, que je me serais soumis, si vous aviez élu un autre chef, mais vous avez rendu service à Xénophon en ne l’élisant pas. Dexippe l’a depuis peu calomnié auprès d’Anaxibius, autant qu’il l’a pu, quoique j’aie fait tous mes efforts pour lui fermer la bouche. Il a dit qu’à croyait que Xénophon aimerait mieux avoir pour collègue Timasion de Dardanie, de la division de Cléarque, que lui-même qui est Lacédémonien. Mais puisque vous m’avez élu, continue Chirisophe, je m’efforcerai aussi de vous faire tout le bien que je pourrai. Préparez-vous à lever l’ancre, demain, si le temps est beau. On fera voile vers Héraclée ; il faut que tout le monde tâche d’y arriver : une fois là, nous aviserons au reste. »


CHAPITRE II.


Départ des Grecs. — Arrivée à Héraclée. — Fin du commandement en chef de Chirisophe. — Nouvelle autorité de Xénophon. — Division de l’armée en trois corps.


Le lendemain, on met à la voile par un bon vent, et pendant deux jours on navigue, à l’aide du câble, le long des côtes. En longeant la terre on aperçoit le cap Jason, où aborda, dit-on, le navire Argo, et les bouches de plusieurs fleures, d’abord du Thermodon, ensuite de l’Iris, puis de l’Halys[5], enfin du Parthénius. Cette embouchure passée, on arrive à Héraclée, ville grecque, colonie de Mégare, située dans le pays des Mariandyns. On mouille près de la Chersonèse Achérusiade. C’est là, dit-on, qu’Hercule descendit aux enfers pour enchaîner Cerbère : on montre encore à présent, comme monument de sa descente, un gouffre qui a plus de deux stades de profondeur. Les Héracléotes envoient aux Grecs, en présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge, deux mille cérames de vin, vingt bœufs et cent brebis. La plaine est traversée par un fleuve nommé Lycus, large d’environ deux plèthres.

Les soldats, s’étant assemblés, délibèrent s’il vaut mieux sortir de l’Euxin par terre ou par mer. Lycon d’Achaïe se lève et dit : « Je suis étonné, soldats, que nos stratèges n’essayent pas de nous procurer des vivres. Les présents hospitaliers assurent à l’armée des vivres pour trois jours ; mais où nous fournirons-nous de vivres pour le reste de la route ? je n’en sais rien. Je suis donc d’avis de demander à la ville d’Héraclée au moins trois mille cyzicènes. » Un autre dit qu’il faut exiger une solde de dix mille cyzicènes au moins. « Choisissons des députés tout de suite, sans désemparer ; envoyons-les à la ville, et sachons leur réponse pour en délibérer. » On propose pour députés d’abord Chirisophe, en sa qualité de général en chef. Quelques-uns nomment aussi Xénophon. Ils refusent tous deux avec force. Ils pensaient qu’on ne devait exiger d’une ville grecque et amie que ce que les citoyens voudraient eux-mêmes donner. Comme ils avaient de l’éloignement pour une telle mission, on envoie Lycon d’Achaïe, Callimaque de Parrhasie et Agasias de Stymphale. Arrivés à Héraclée, ceux-ci disent ce qui a été décidé : on dit que Lycon ajouta des menaces, si l’on n’obéissait pas sans réserve. Après l’avoir entendu, les Héracléotes répondent qu’ils vont délibérer. Ils font rentrer aussitôt tout ce qu’ils ont de biens dans les champs, approvisionnent leur ville, en ferment les portes et paraissent en armes sur les remparts.

Les auteurs de ce désarroi accusent les stratèges d’avoir fait manquer l’affaire. Les Arcadiens et les Achéens se réunissent à part. À leur tête sont Callimaque de Parrhasie et Lycon d’Achaïe. Ils disent qu’il est honteux qu’un Athénien qui n’a pas amené de troupes à l’armée commande à des Péloponésiens et à des Lacédémoniens ; qu’ils ont toute la peine et d’autres le profit, et cela quand ce sont eux qui ont sauvé l’armée ; que les Arcadiens et les Achéens ont tout fait : que le reste n’est rien ; et, de fait, les Arcadiens et les Achéens composaient la moitié de l’armée ; que, s’ils avaient un peu de bon sens, ils se réuniraient, se choisiraient eux-mêmes des stratèges, feraient route à part, et tâcheraient de faire quelque bonne prise. L’avis est adopté. Tout ce qu’il y a d’Arcadiens et d’Achéens abandonnent Chirisophe et Xénophon et font corps à part. Ils en élisent dix d’entre eux pour stratèges, et arrêtent que ceux-ci feront exécuter tout ce qui sera décidé à la pluralité, des voix. Ainsi tombe le pouvoir suprême de Chirisophe, six ou sept jours après qu’il a été élu.

Xénophon cependant voulait continuer sa marche en compagnie de ces factieux, croyant qu’il y trouverait plus de sûreté qu’à conduire séparément chaque division. Mais Néon lui conseille de marcher à part, ayant su de Chirisophe que Cléandre, harmoste de Byzance, avait dit qu’il se rendrait avec des trirèmes au port de Calpé ; l’intention de Néon était que personne ne profitât de ces trirèmes : il voulait s’y embarquer avec les soldats de leurs divisions, et voilà pourquoi il donnait ce conseil. Chirisophe, découragé par tous ces événements, et même irrité contre l’armée, permet à Xénophon de faire ce qu’il veut. Celui-ci est d’abord tenté de laisser l’armée et de s’embarquer seul ; mais, ayant fait un sacrifice à Hercule Conducteur, afin de savoir s’il lui serait meilleur et plus avantageux de continuer l’expédition avec les soldats qui lui restaient ou de les quitter, le dieu lui fit connaître par les victimes qu’il fallait rester avec ses soldats.

Ainsi l’armée se sépare en trois corps : le premier, composé d’Arcadiens et d’Achéens, de plus de quatre mille cinq cents hommes, tous hoplites ; le second, sous les ordres de Chirisophe, est de quatorze cents hoplites et près de sept cents peltastes : c’étaient les Thraces de Cléarque ; le troisième, commandé par Xénophon, de dix-sept cents hoplites et d’environ trois cents peltastes : c’était le seul où il y eût de la cavalerie, environ quarante cavaliers.

Les Arcadiens, ayant obtenu des bâtiments des Héracléotes, s’embarquent les premiers, pour tomber à l’improviste sur les Bithyniens et leur enlever le plus possible. Ils descendent au port de Calpé, situé vers le milieu de la Thrace. Chirisophe, au sortir de la ville d’Héraclée, marche à travers l’intérieur du pays. Mais, une fois arrivé en Thrace, il continue sa route le long de la mer : il se sentait déjà malade. Pour Xénophon, ayant pris des bâtiments, il débarque aux confins de la Thrace et du territoire d’Héraclée, et s’avance dans le milieu des terres.


CHAPITRE III.


Marche des trois corps. — Ils se réunissent tous au port de Calpé.


Comment fut dissous le commandement de Chirisophe et comment l’armée grecque se divisa, nous venons de l’exposer. Voici ce que fit chaque division.

Les Arcadiens débarquent de nuit au port de Calpé, marchent vers les premiers villages, à trente stades à peu près de la mer. Au point du jour, chaque stratège conduit sa troupe séparément vers un village : quand un village parait plus fort, les stratèges y envoient deux loches. On convient d’une colline où tout le monde devra se réunir. Cette irruption ayant été subite, ils font beaucoup de prisonniers et enlèvent une grande quantité de bétail. Les Thraces qui ont pu s’échapper se réunissent. Or, il s’en était échappé un bon nombre, tous peltastes, des mains des hoplites grecs. Une fois réunis, ils attaquent d’abord le loche de Smicrès, un des stratèges des Arcadiens, qui marchait au rendez-vous, chargé de butin. Les Grecs continuent quelque temps leur marche en combattant ; mais, au passage d’un ravin, ils sont mis en déroute, et tués jusqu’au dernier, y compris Smicrès : un autre lochage, l’un des dix stratèges, Hégésandre, ne ramena que huit hommes. Cependant les autres lochages gagnent la colline, les uns avec du butin, les autres les mains vides.

Les Thraces, après ce premier succès, s’appellent les uns les autres et se rassemblent en forces pendant la nuit. Au point du jour, ils se forment en cercle autour de la colline où campaient les Grecs ; ils avaient en bataille de nombreux cavaliers et des peltastes : leur nombre croissait à chaque instant, et ils attaquaient impunément les hoplites. Les Grecs, en effet, n’avaient ni archer, ni homme de trait, ni cavalier, tandis que les Thraces courant ou galopant lançaient leur javelot, et, quand on marchait sur eux, se retiraient aisément. Ils attaquaient les uns d’un côté, les autres de l’autre, blessaient beaucoup de leurs ennemis sans avoir un seul blessé, de telle sorte que les Grecs ne peuvent bouger de leur poste, et que les Thraces finissent par les empêcher d’arriver à un endroit où il y avait de l’eau. Dans cette extrémité, on parle de trêve, et déjà l’on convient de quelques conditions ; mais les Grecs demandant des otages et les Thraces refusant d’en donner, on en demeure là. Telle était la situation des Arcadiens.

Cependant Chirisophe, marchant par terre le long de la mer, arrive au port de Calpé. Xénophon, de son côté, traverse l’intérieur du pays, et sa cavalerie, détachée en avant, lui amène des vieillards qu’elle a rencontrés. Il leur demande s’ils savent des nouvelles d’une autre armée grecque. Ils rapportent ce qui s’est passé, comment les Grecs, assiégés en ce moment même sur une colline, sont serrés de tous côtés par les Thraces. Xénophon met alors ces hommes sous bonne garde, pour servir de guides au besoin ; il pose dix vedettes, convoque ses troupes et dit ; « Soldats, une partie des Arcadiens a péri ; les autres sont assiégés sur une colline. Je pense que, si nous les laissons périr, nous n’aurons plus aucun espoir de salut avec des ennemis si nombreux et si pleins d’audace. Le meilleur pour nous est donc de secourir ces gens-là au plus vite, afin que, s’ils sont encore vivants, nous combattions avec eux, et que nous n’ayons pas à courir seuls de nouveaux dangers.

« Nous camperons plus tard ; dès à présent marchons, jusqu’à ce que nous croyions être à l’heure du repas. Pendant que nous avancerons, Timasion se portera en avant avec la cavalerie, sans nous perdre de vue, et éclairera le pays, afin qu’il n’y ait pas de surprise. »

Il envoie en même temps les plus agiles de ses gymnètes sur les flancs et sur les hauteurs, avec ordre de faire signe, s’ils apercevaient quelque chose, et de brûler tout ce qui pouvait être incendié. « Quant à nous, nous n’avons plus de retraite, ajoute-t-il. Héraclée est trop loin pour y retourner, Chrysopolis trop loin pour y arriver, et nous sommes près de l’ennemi. Le port de Calpé, où nous croyons Chirisophe arrivé, s’il a pu échapper, est encore le point le plus proche. Mais il n’y a là ni bâtiments pour nous embarquer, ni vivres pour y demeurer, ne fût-ce qu’un seul jour. Laisser périr les assiégés, puis nous unir avec les troupes seules de Chirisophe, pour affronter de nouveaux dangers, est un parti pire que de les sauver, de nous unir tous et de pourvoir ensemble à notre salut. Marchons donc, résolus à périr aujourd’hui glorieusement ou à faire quelque bel exploit, en sauvant tant de Grecs. Dieu peut-être agit-il ainsi parce qu’il veut humilier l’orgueil de ceux qui se sont crus trop sages, et nous élever au-dessus d’eux, nous qui n’entreprenons rien sans invoquer les dieux. Suivez vos chefs, et donnez toute votre attention à bien exécuter leurs ordres. »

Cela dit, il se place en tête. La cavalerie, se dispersant autant qu’elle le peut sans risque, brûle tout ce qu’elle rencontre, et les peltastes, occupant successivement les hauteurs, mettent le feu à tout ce qui est combustible : le reste de l’armée achève de détruire ce qui a échappé : de cette manière le pays tout en feu annonce la marche d’une nombreuse armée. L’heure étant venue, les Grecs montent et campent sur une colline, d’où ils aperçoivent les feux de l’ennemi, à la distance d’environ quarante stades, et ils allument eux-mêmes le plus de feux possible. Le repas fini, on ordonne d’éteindre ces feux au plus vite ; on place des sentinelles pour la nuit, et l’on se livre au repos. Au point du jour, on adresse des prières aux dieux, on se range en bataille et l’on s’avance au pas accéléré. Timasion, qui avait pris les devants avec la cavalerie et les guides, se trouve, sans le savoir, sur la colline où les Grecs étaient assiégés. Il n’y voit plus ni amis, ni ennemis, et il en instruit aussitôt Xénophon et sa troupe. Il ne restait que quelques vieilles femmes, des vieillards, quelques chétifs moutons et des bœufs abandonnés. On s’étonne d’abord, on se demande ce qui peut être arrivé. On apprend ensuite de ceux qu’on a laissés là que les Thraces se sont retirés, tous dès le soir même, et ils ajoutent que les Grecs sont partis le lendemain ; mais de quel côté, ils ne le savent pas.

Ces renseignements connus, Xénophon fait dîner les troupes ; on plie bagage, et l’on se remet en marche dans le dessein de rejoindre au plus tôt les autres Grecs au port de Calpé. Chemin faisant, on trouve la trace des Arcadiens et des Achéens sur la route du port de Calpé. Quand on les a rejoints, on se revoit avec bonheur et l’on s’embrasse comme frères. Les Arcadiens demandent aux soldats de Xénophon pourquoi ils ont éteint leurs feux : « Nous croyions, disent-ils, en ne voyant plus vos feux, que vous alliez attaquer les ennemis la nuit même : ceux-ci, nous le présumons, ont eu également cette idée, et la crainte les a fait décamper ; car c’est vers ce moment qu’ils ont battu en retraite. Comme vous n’arriviez point et que le temps nécessaire était écoulé, nous avons cru qu’instruits de notre situation et enrayés vous vous étiez retirés vers la mer. Nous avons jugé nécessaire de ne pas rester en arrière de vous, et c’est comme cela que nous avons marché jusqu’ici. »


CHAPITRE IV.


Description du port de Calpé. — Résolution qu’y prennent les Grecs. — Fausse démarche de Néon. — Apparition de la cavalerie de Pharnabaze.


On reste tout ce jour en plein air sur-le rivage, près du port. Ce lieu, qu’on appelle port de Calpé, est situé dans la Thrace asiatique. Cette Thrace, qui commence à la bouche de l’Euxin et s’étend jusqu’à Héraclée, est à droite de ceux qui entrent dans le Pont. De Byzance à Héraclée, il ne faut que le trajet d’un long jour aux trirèmes qui ne naviguent qu’à la rame. On ne trouve dans l’intervalle aucune ville ni amie ni grecque, mais seulement des Thraces Bithyniens. Ceux des Grecs qui leur tombent entre les mains, soit par naufrage, soit autrement, ils les traitent avec cruauté. Le port de Calpé est à mi-chemin pour ceux qui naviguent d’Héraclès à Byzance. C’est une pointe qui s’avance dans la mer : le côté tourné vers la pleine mer est un rocher à pic, très-élevé, dont la plus petite hauteur n’a pas moins de vingt brasses ; l’isthme qui relie cette pointe à la terre a tout au plus quatre plèthres de largeur ; mais l’espace compris entre la mer et ce passage pourrait contenir une ville de dix mille âmes.

Le port est sous le rocher même, le rivage tourné vers le couchant. Une source d’eau douce très-abondante coule du côté de la mer, mais dominée par le rocher. Des bois en grande quantité et de toute espèce, ainsi qu’une infinité de bois de construction, garnissent le rivage. La montagne qui prend naissance au port, s’étend dans l’intérieur du pays jusqu’à vingt stades environ ; elle est de terre, sans mélange de pierres ; et le long de la côte, sur une étendue de plus de vingt stades, elle offre une forêt touffue de grands arbres de toute essence. Le reste du pays est beau, spacieux, couvert de villages très-peuplés. Il produit de l’orge, du blé, des légumes de toute espèce, du miel, du sésame, quantité de figues, des vignes nombreuses qui donnent d’excellent vin ; de tout enfin, sauf des oliviers. Tel est ce pays.

Les soldats se cantonnent sur la côte, le long de la mer : ils ne voulaient pas camper dans un lieu propre à fonder une ville. Ils craignaient même d’être venus en cet endroit par le mauvais dessein de ceux qui avaient le projet d’un semblable établissement : car la plupart d’entre eux n’avaient pas été conduits par la misère à s’embarquer dans l’espérance d’une paye, mais par le bruit de la générosité de Cyrus, les uns entraînant a leur suite des dissipateurs ruinés ; d’autres s’étant dérobés à leur père et à leur mère ; quelques-uns abandonnant leurs enfants avec la pensée de revenir un jour leur fortune faite, sachant d’ailleurs que d’autres avaient gagné auprès de Cyrus de grandes et fortes sommes. Des hommes de cette espèce désiraient donc revenir en Grèce sains et saufs.

Le lendemain, quand tout le monde est réuni, Xénophon fait un sacrifice pour savoir s’il faut sortir du camp. Il fallait nécessairement aller chercher des vivres, et il songeait à donner la sépulture aux morts. Les entrailles ayant été favorables, les Arcadiens mêmes le suivent et enterrent la plupart des morts, chacun à la place où il était tombé ; car les cadavres étant là depuis cinq jours, il n’y avait plus moyen de les enlever. Quelques-uns ayant été rapportés de dessus les chemins, on leur fait les plus belles funérailles que permettent les circonstances. Pour ceux qu’on ne peut retrouver, on leur dresse un grand cénotaphe avec un immense bûcher orné de couronnes. Cela fait, on revient au camp, où l’on soupe et l’on prend du repos. Le lendemain tous les soldats se rassemblent. Cette réunion est surtout provoquée par Agasias de Stymphale, lochage, Hiéronyme d’Élée, également lochage, et les plus âgés des Arcadiens. On fait un décret, qui condamne à mort quiconque proposerait à l’avenir la séparation de l’armée, exige que chacun retourne au rang qu’il occupait précédemment dans les troupes, et rend le commandement aux anciens chefs. Chirisophe était mort par suite d’un remède qu’il avait pris pour la fièvre : Néon d’Asinée le remplace.

Xénophon se lève et dit : « Soldats, c’est par terre, à ce qu’il paraît, qu’il faut continuer la marche, puisque nous n’avons pas de bâtiments : il faut même partir sur-le-champ, car nous n’avons pas de vivres pour rester. Nous allons faire un sacrifice ; vous, de votre côté, vous allez vous préparer à combattre plus vigoureusement que jamais : les ennemis ont repris courage. »

Cela dit, les généraux font les sacrifices : près d’eux se tient le devin Arexion d’Arcadie. Silanus d’Ambracie s’était enfui d’Héraclée sur un navire qu’il avait affrété. Ce sacrifice fait pour le départ ne donne pas de présages favorables. On ne bouge donc pas ce jour-là. Quelques-uns ont l’audace de dire que Xénophon, voulant fonder une ville en cet endroit, a engagé le devin à dire que les victimes ne sont pas favorables au départ. Alors Xénophon fait publier par un héraut qu’il sera permis le lendemain à qui voudra, même aux devins, d’assister au sacrifice pour observer les entrailles. Il sacrifie devant un grand nombre de témoins. On immole jusqu’à trois victimes sans trouver de signes heureux pour le départ : les soldats s’en affligent d’autant plus qu’ils ont consommé les vivres qu’ils avaient apportés, et qu’il n’y a point de marché.

L’assemblée se réunit et Xénophon leur adresse encore ces paroles : « Soldats, vous le voyez, il n’y a pas de présages heureux pour le départ, et je vous vois manquer du nécessaire il me parait donc urgent d’offrir de nouveaux sacrifices pour cet objet. » Un homme se lève alors et dit : « Il est tout naturel que les présages ne soient point favorables : j’ai su de l’un des matelots du navire qui a relâché hier par hasard, que Cléandre, harmoste de Byzance, doit arriver ici avec des bâtiments de transport et des trirèmes. » Tout le monde alors est d’avis d’attendre ; mais il est essentiel de sortir pour se procurer des vivres. On immole dans cette vue jusqu’à trois victimes, et les présages sont mauvais : déjà les soldats marchent vers la tente de Xénophon et disent qu’ils n’ont pas de vivres. Celui-ci déclare qu’il ne les fera pas sortir sans avoir de présages heureux.

Le lendemain, le sacrifice recommence : l’armée presque tout entière, grâce à l’impatience générale, forme un cercle autour de l’autel ; mais les victimes manquent. Les stratèges persistent à ne pas vouloir sortir : ils convoquent l’assemblée. Xénophon s’exprime ainsi : « Sans doute les ennemis se sont réunis et il faudra combattre. Si donc, abandonnant nos équipages dans ce lieu fortifié, nous marchons tout prêts au combat, peut-être obtiendrons-nous d’heureux présages. » À ces mots, les soldats s’écrient qu’il ne faut rien transporter dans cet endroit, mais sacrifier au plus vite. On n’avait point de menu bétail ; on achète des bœufs d’attelage et on les immole. Xénophon recommande à Cléanor d’Arcadie de veiller à tout, si l’issue est favorable ; mais les présages ne sont pas heureux.

Néon, qui avait été nommé stratège à la place de Chirisophe, voyant l’extrême disette où les hommes sont réduits et voulant leur être agréable, profite de la rencontre d’un Héracléote qui lui dit connaître des villages voisins où l’on peut prendre des vivres : il fait publier par un héraut que quiconque veut aller chercher des vivres n’a qu’à venir avec lui : il les guidera. Il sort du camp, avec des piques, des outres, des sacs et autres ustensiles, environ deux mille hommes. Mais à peine se sont-ils rendus dans les villages et dispersés pour piller, que les cavaliers de Pharnabaze tombent sur eux. Ils étaient venus en aide aux Bithyniens, avec l’intention de s’unir à eux pour empêcher les Grecs d’entrer en Phrygie. Ces cavaliers tuent au moins cinq cents Grecs ; le reste s’enfuit sur la montagne.

Un des fuyards rapporte au camp cette nouvelle. Comme ce jour-là même les victimes n’avaient pas été favorables, Xénophon prend un bœuf d’attelage faute d’autre victime, l’immole et marche au secours des Grecs avec tous les soldats âgés de moins de trente ans. Ils recueillent les débris de la troupe et les ramènent au camp. Le soleil allait se coucher et les Grecs, tout découragée, étaient à souper. Tout à coup, à travers un fourré, des Bithyniens tombent sur les avant-postes, tuent plusieurs soldats et poursuivent les autres jusqu’au camp, un cri s’élève ; tous les Grecs courent aux armes ; il paraît dangereux de poursuivre l’ennemi et de lever le camp pendant la nuit, parce que le pays est fourré ; mais on passe la nuit en armes, après avoir posé des gardes assez fortes pour combattre.


CHAPITRE V.


On assied le camp dans un lieu sûr. — Marche contre l’ennemi. — Éloquence et bravoure de Xénophon. — Victoire sur les Bithyniens et les troupes de Pharnabaze.


La nuit se passe ainsi. Le lendemain, au point du jour, les stratèges conduisent l’armée dans le poste fortifié : les soldats suivent avec armes et bagages. Avant l’heure du repos, l’espace étroit qui donne entrée en ce lieu est retranché par un fossé qu’on creuse et dont on palissade le revers, en n’y laissant que trois portes. Arrive alors un bâtiment d’Héraclée apportant de la farine d’orge, des bestiaux et du vin.

Levé de bonne heure, Xénophon sacrifie pour obtenir des dieux la sortie du camp : les signes sont favorables dès la première victime. À la fin du sacrifice, le devin Arexion de Parrhasie aperçoit un aigle d’un heureux augure, et engage Xénophon à sortir. On passe le fossé, on pose les armes et l’on fait publier par les hérauts que les soldats, après le repas, sortent armée, mais qu’ils laissent derrière le retranchement les esclaves et tout ce qui ne porte pas d’armes. Tout sort, excepté Néon, auquel on croit devoir laisser, comme poste d’honneur, la garde du camp. Mais les lochages et les soldats l’ayant quitté, honteux de ne pas suivre quand les autres marchaient à l’ennemi, il ne lui reste que les hommes âgés de plus de quarante-cinq ans : ceux-là tout seuls demeurent ; les autres marchent.

Après avoir fait quinze stades, on trouve des morts : on couvre les premiers cadavres qu’on rencontre d’une aile de la ligne, et l’on ensevelit tout ce qui est derrière. Ceux-là ensevelis, la marche continue, ainsi que la même manœuvre, et l’on ensevelit tout ce que l’armée rencontre. Arrivés au chemin qui conduit hors des villages, on y trouve beaucoup de cadavres près l’un de l’autre ; on les transporte tous ensemble et on leur donne la sépulture.

Il était plus de midi, quand l’armée s’avança hors des villages, enlevant tout ce qu’on trouvait de vivres dans le parcours de la phalange. Tout à coup on découvre les ennemis, qui avaient monté le revers de quelques collines en face des Grecs. Ils étaient sur une ligne pleine, avec beaucoup de cavaliers et de fantassins. Spithridate et Rhathinés étaient arrivés avec un détachement des troupes de Pharnabaze. Dès qu’ils ont aperçu les Grecs, ils s’arrêtent à la distance d’environ quinze stades. Aussitôt Arexion, devin des Grecs, fait un sacrifice, et les entrailles de la première victime sont favorables. Alors Xénophon : « Stratèges, dit-il, je suis d’avis de ranger des loches en corps de réserve, derrière la phalange, afin qu’ils puissent la soutenir au besoin, et que l’ennemi en désordre trouve des troupes fraîches et formées. » Tous les stratèges sont de la même opinion. « Menons donc, dit-il, l’année droit à l’ennemi : ne restons pas là, puisque nous voyons l’ennemi et qu’il nous voit. Je vous joindrai, dès que j’aurai formé les loches derrière la phalange, comme vous l’ayez décidé. »

On s’avance au petit pas. Xénophon, prenant les trois derniers rangs, d’environ deux cents hommes chacun, en envoie un tiers vers la droite, pour suivre à la distance d’un plèthre : Samolas d’Achaïe était à la tête de cette division ; le second tiers a l’ordre de marcher à distance derrière les centres : il était commandé par Pyrrhias d’Arcadie ; le dernier tiers est détaché vers la gauche, sous les ordres de Phrasias d’Athènes. On avançait, quand ceux qui sont en tête, arrivés à un grand vallon, dont le passage était difficile, font halte, parce qu’ils ignorent s’il est possible de le traverser. On appelle les stratèges et les lochages à la tête de la ligne. Xénophon, étonné de ce qui peut arrêter la marche, entend l’ordre et se porte au front à bride abattue. Quand tout le monde est assemblé, Sophénète, le plus âgé des stratèges, dit qu’il ne faut pas risquer le passage d’un pareil vallon. Alors Xénophon l’interrompant avec vivacité : « Compagnons, dit-il, vous savez que je ne vous ai jamais de gaieté de cœur exposés à un danger ; je vois, en effet, que vous avez moins besoin de valeur pour votre gloire que pour votre salut. En ce moment, voici notre position. Nous ne pouvons sortir d’ici sans combattre. Si nous ne marchons pas contre les ennemis, ils nous suivront dans notre retraite et tomberont sur nous. Examinons s’il vaut mieux marcher sur ces hommes, nos armes en avant, ou bien, nos armes au dos, voir les ennemis nous attaquer par derrière. Vous le savez, il n’y a point d’honneur à se retirer devant l’ennemi ; mais le poursuivre donne du cœur aux plus lâches. Pour moi, j’aimerais mieux poursuivre avec moitié moins de troupes, que fuir avec moitié plus. Et d’ailleurs, j’en suis sûr, vous ne vous figurez pas que ces gens tiendront contre notre attaque ; mais si nous tournons le dos, vous savez qu’ils auront le courage de nous suivre. Une fois passé, ce vallon difficile à franchir n’est-il pas, pour des hommes résolus à combattre, une position qui vaut la peine d’être prise ? Pour ma part, je voudrais que l’ennemi eût tous les chemins ouverts à sa retraite, et que nous, nous fussions convaincus par notre situation que nous n’avons de salut que dans la victoire. Je m’étonne donc que ce vallon paraisse à certains plus redoutable que tant d’autres que nous avons franchis. Mais comment traverser cette plaine même, si nous battons les cavaliers ? Comment passerons-nous ces montagnes, si tant de peltastes nous poursuivent ? Si nous arrivons sains et saufs à la mer, quel vallon que l’Euxin ! Là, nous ne trouverons ni bâtiments pour nous transporter, ni vivres pour subsister, si nous y restons. Mais il faudra, après nous être hâtés d’y arriver, nous hâter d’en sortir pour chercher des vivres. Il vaut donc mieux combattre aujourd’hui après avoir mangé, que demain à jeun. Compagnons, les victimes nous sont favorables, les augures propices, les entrailles superbes. Marchons à ces hommes : il ne faut pas qu’après avoir vu notre armée, ils dînent à leur aise et dressent leurs tentes où il leur plaira. »

Les lochages le pressent alors de se mettre en tête, et personne ne s’y oppose. Il se met en tête, après avoir donné l’ordre de traverser le vallon sans se rompre, chacun marchant devant soi : il présumait qu’en colonnes serrées l’armée le franchirait plus promptement qu’en défilant sur le pont placé au milieu du vallon. Le vallon traversé, Xénophon passant sur le front de la ligne : « Soldats, dit-il, retracez à votre pensée toutes les journées où, avec l’aide des dieux, votre courage vous a fait vaincre, et le sort qui attend ceux qui tournent le dos à l’ennemi : songez aussi que nous sommes aux portes de la Grèce. Suivez Hercule Conducteur : encouragez-vous mutuellement par votre nom. Il est doux, quand on raconte et qu’on a fait une action belle et courageuse, d’en rappeler à qui l’on veut le souvenir. »

Ainsi parle Xénophon, galopant au front de la phalange qu’il conduit en même temps. Les peltastes ayant été placés sur les deux ailes, on marche à l’ennemi. On ordonne de placer la pique sur l’épaule droite jusqu’à ce que la trompette sonne, puis de la tenir en avant, d’avancer à pas lents et de ne pas poursuivre au pas de course. Le mot d’ordre est Jupiter Sauveur, Hercule Conducteur. Les ennemis, croyant la position bonne, attendent les Grecs. Ceux-ci s’étant approchés, les peltastes jettent le cri de guerre et courent sus à l’ennemi, avant d’en avoir reçu l’ordre. Aussitôt les ennemis s’élancent à leur rencontre, cavaliers et fantassins des Bithyniens ; les peltastes sont mis en fuite ; mais bientôt la phalange des hoplites grecs s’avance au pas redoublé : la trompette sonne ; le péan retentit, les cris s’ensuivent et les piques s’abaissent : les ennemis ne tiennent plus ; ils s’enfuient.

Timasion les poursuit avec sa cavalerie : on en tue tout ce que peut tuer un aussi faible escadron. L’aile gauche de l’ennemi, placée en face de la cavalerie grecque, est aussitôt dispersée : la droite, qui n’est pas poursuivie aussi vivement, s’arrête sur une colline. Les Grecs, la voyant arrêtée, croient que rien n’est plus facile et moins dangereux que de la charger sur l’heure. Ils chantent le péan et s’élancent ; elle plie, et les peltastes la poursuivent, jusqu’à ce qu’elle soit dispersée à son tour. Il y a peu d’hommes tués, la cavalerie ennemie, qui était nombreuse, ayant fait peur.

Les Grecs, voyant la cavalerie de Pharnabaze tenir bon encore, et celle des Bithyniens s’y rallier et regarder ce qui se passait du haut d’une colline, jugent qu’il faut, quoique fatigués, marcher à ces troupes et les empêcher de prendre du courage avec du repos. Ils se forment et s’avancent. Les cavaliers ennemis s’enfuient par une pente rapide, comme s’ils avaient eu de la cavalerie sur les talons : ils entrent, en effet, dans un vallon marécageux, inconnu aux Grecs ; mais ceux-ci étaient déjà revenus de la poursuite, vu qu’il se faisait tard. De retour au lieu de la première mêlée, ils érigent un trophée et redescendent à la mer vers le coucher du soleil : ils étaient à près de soixante stades de leur camp.


CHAPITRE VI.


Butin fait sur les Bithyniens. — Arrivée de Cléandre. — Dispute entre Agasias et Dexippe. — Discours de Xénophon et d’Agasias. — Réponse de Cléandre. — Sa générosité. — Arrivée à Chrysopolis.


Les ennemis s’occupent alors de ce qui leur appartient ; ils transportent le plus loin possible leurs familles et leurs biens De leur côté, les Grecs attendent Cléandre, qui doit arriver avec des trirèmes et des bâtiments de transport. Cependant ils sortent chaque jour avec des bêtes de somme et des esclaves, rapportant, sans être inquiétés, du blé, de l’orge, du vin, des légumes, du mil, des figues : tout abonde en ce pays, sauf l’huile d’olive. Toutes les fois que l’armée restait au camp pour se reposer, il était permis aux soldats d’aller à la maraude : ils sortaient et faisaient main basse ; mais quand l’armée sortait tout entière, ce que chacun prenait à part en s’écartant était considéré comme appartenant à la masse. Déjà une grande abondance régnait au camp ; il arrivait de toutes parts des denrées des villes grecques, et les bâtiments qui longeaient la côte venaient volontiers y relâcher, sur le bruit qu’on y fondait une ville et qu’il y avait un port. Les ennemis mêmes, qui habitaient dans le voisinage, députent à Xénophon, à la nouvelle qu’il est le fondateur de la colonie, et lui demandent ce qu’il faut faire pour être ses amis. Celui-ci les présente aux soldats.

Sur ces entrefaites, Cléandre arrive avec des trirèmes, mais point de bâtiments de transport. Au moment où il arrivait, l’armée était dehors : quelques soldats s’étaient écartés pour la maraude, et d’autres étaient sur la montagne ; ils avaient pris beaucoup de menu bétail ; mais, craignant qu’il ne fût confisqué, ils le disent à Dexippe, le même qui s’était enfui de Trapézonte sur un pentécontore, et le prient de sauver leur butin, en en prenant une partie et en rendant le reste[6]). Aussitôt il repousse les soldats qui entourent cette maraude et prétendent qu’elle appartient à la masse ; il va trouver Cléandre et l’instruit qu’on veut enlever le bétail. Cléandre se fait amener le ravisseur. Dexippe met la main sur un homme et l’amène. Agasias, qui survient par hasard, reprend l’homme : celui qu’on emmenait était un de ses lochites. Les autres soldats présents se mettent à jeter des pierres à Dexippe, en l’appelant traître. Effrayés, un grand nombre de triérites se sauvent du côté de la mer. Cléandre même s’enfuit. Xénophon et les autres stratèges contiennent les soldats, et disent à Cléandre que cela n’est rien, qu’un décret de l’armée est cause de tout ce bruit. Mais Cléandre, excité par Dexippe, et piqué lui-même d’avoir eu peur, répond qu’il va mettre à la voile et faire publier la défense à aucune ville de les recevoir, comme ennemis. Tous les Grecs obéissaient alors aux Lacédémoniens.

L’affaire paraissant grave aux yeux des Grecs, ils supplient Cléandre de ne point agir ainsi. Il répond qu’il ne changera point de sentiment, qu’on ne lui ait livré le premier qui a jeté des pierres et arraché le soldat arrêté. Celui qu’il désignait ainsi était Agasias, de tout temps ami de Xénophon ; motif pour lequel Dexippe l’accusait. Dans cette circonstance critique, les chefs convoquent l’armée : quelques-uns se souciaient fort peu de Cléandre ; mais Xénophon ne voyant pas là une petite affaire, se lève et dit : « Soldats, je ne vois point que ce soit une petite affaire, si Cléandre s’en va dans la disposition d’esprit qu’il annonce. Près de nous déjà sont les villes grecques, et la Grèce est soumise aux Lacédémoniens : les Lacédémoniens, que dis-je ? un seul d’entre eux a le pouvoir de faire dans les villes ce que bon lui semble. Si donc cet homme nous ferme d’abord les portes de Byzance, et s’il défend aux autres harmostes de nous recevoir dans les villes, comme traîtres aux Lacédémoniens et hors la loi, le bruit en viendra aux oreilles d’Anaxibius, chef de la flotte. Alors il nous est également difficile de rester ou de naviguer, attendu qu’aujourd’hui les Lacédémoniens commandent sur la terre et sur la mer. Il ne faut pas, pour un homme ou deux, fermer la Grèce à tous les autres ; mais obéir à ce qu’on nous ordonne : aussi bien les villes d’où nous sommes leur obéissent. Pour ma part puisqu’on me dit que Dexippe affirme à Cléandre que jamais Agasias n’aurait agi de la sorte sans mon ordre, je vous lave tous de cette accusation, aussi bien qu’Agasias, si Agasias lui-même prétend que je suis l’auteur de tout cela. Oui, je m’accuse, si j’ai excité quelqu’un à jeter des pierres ou à commettre quelque autre violence, de mériter le dernier supplice, et je suis prêt à le subir. Seulement, j’ajoute que, si un autre est accusé, il faut qu’il se remette de même aux mains et au jugement de Cléandre. C’est le moyen de vous mettre tous hors de cause. Dans les circonstances où nous sommes, il serait triste qu’espérant obtenir en Grèce honneur et gloire, nous n’y fussions pas même traités comme les autres, mais exclus des villes grecques. »

Agasias se lève : « Compagnons, dit-il, j’en atteste les dieux et les déesses, non, Xénophon ne m’a pas donné le conseil d’enlever l’homme arrêté ; personne de vous ne me l’a donné. Mais voyant saisir un de mes braves lochites par un Dexippe, qui, vous le savez tous, vous a trahis, le fait m’a paru trop violent, je le lui ai arraché, je l’avoue. Cependant ne me livrez pas. C’est moi-même, comme le dit Xénophon, qui me livrerai à la justice de Cléandre, pour qu’il fasse de moi ce qu’il voudra. Ainsi ne vous mettez point pour cela en guerre avec les Lacédémoniens ; sauvez-vous en toute sûreté, où chacun de vous le désire. Seulement envoyez avec moi auprès de Cléandre des députés qui, en cas d’omission de ma part, parleront et agiront pour moi. » Alors l’armée permet à Agasias de choisir qui bon lui semble pour l’accompagner. Il choisit les stratèges. Agasias et les stratèges vont trouver Cléandre, avec l’homme qui avait été arraché, et les stratèges s’expriment ainsi : « L’armée nous a envoyés vers toi, Cléandre. Elle te prie, si tu l’accuses tout entière, de la juger et d’en ordonner ce que tu voudras : s’il y a un seul homme, ou deux, ou plusieurs qui soient en cause, elle est d’avis qu’ils se présentent eux-mêmes à ton tribunal. En conséquence, si tu accuses quelqu’un de nous, nous nous offrons à ta justice ; si c’en est un autre, parle. Personne ne t’échappera de ceux qui sont soumis à notre autorité. » Alors Agasias s’avançant : « C’est moi, Cléandre, dit-il, qui ai arraché à Dexippe l’homme qu’il emmenait : c’est moi qui ai engagé à frapper Dexippe. Je connaissais ce soldat pour un brave. Quant à Dexippe, je savais que, choisi par l’armée pour commander le pentécontore que nous avions demandé aux Trapézontins, et pour réunir des bâtiments afin de nous sauver, ce Dexippe s’est enfui ; il a trahi les soldats avec lesquels il s’était échappé. Il a volé aux Trapézontins leur pentécontore, nous a fait passer pour des fourbes, et a préparé ainsi notre perte à tous : car il avait entendu dire comme nous qu’il nous était impossible de retourner par terre, de traverser les fleuves et d’arriver sains et saufs dans la Grèce. Voilà l’homme à qui j’ai arraché mon soldat. Si tu l’eusses emmené, toi, ou quelque autre des tiens, et non pas un de nos déserteurs, sois-en sûr, je n’aurais rien fait de tout cela. Songe maintenant qu’en me tuant, tu feras mourir un brave homme à cause d’un traître et d’un lâche. »

Ce discours entendu, Cléandre répond qu’il n’approuve point Dexippe, s’il s’est conduit ainsi ; seulement il ajoute que, Dexippe fût-il un scélérat, on n’aurait pas dû le traiter avec violence : « Il fallait le mettre en justice comme vous agissez vous-mêmes aujourd’hui, et provoquer son châtiment. Maintenant donc, retirez-vous et laissez-moi avec cet homme ; quand je vous ferai appeler, vous entendrez le jugement. Je n’accuse plus ni l’armée, ni personne, puisqu’en voici un qui convient d’avoir arraché le soldat. » Ce soldat dit alors : « Tu crois peut-être, Cléandre, que l’on m’a conduit à toi parce que je me suis rendu coupable ; non, je n’ai frappé personne, je n’ai point jeté de pierres, mais j’ai dit que le bétail appartenait à la masse. En effet, les soldats ont décidé que si, le jour où l’armée sort, on pillait pour son propre compte, le butin serait à tous. Voilà ce que j’ai dit. Dexippe alors m’a saisi : il m’entraînait afin que personne n’osât parler, et que, maître ainsi du butin il pût s’en approprier une partie et laisser le reste aux maraudeurs contrairement au décret. » Alors Cléandre : « Puisque tu es l’homme en question, dit-il, reste, afin que nous délibérions sur ton sort. »

Cléandre et les siens se mettent ensuite à dîner. Xénophon convoque l’armée et lui conseille d’envoyer demander à Cléandre la grâce des prisonniers. On décide de lui députer les stratèges, les lochages, Dracontius de Sparte, et tous ceux que l’on croit en état de le fléchir, avec mission d’employer auprès de lui tous les moyens de sauver les deux hommes. Xénophon vient également et dit : « Cléandre, les accusés sont entre tes mains : l’armée te les livre pour en faire ce que tu voudras ainsi que de tous les autres. Maintenant elle te prie de lui rendre ces deux hommes et de ne point les faire périr. Ils ont souffert jadis bien des peines pour l’armée. Si elle obtient de toi cette grâce, elle en promet sa reconnaissance ; si ta veux te mettre à notre tête et que les dieux nous soient propices, nous te montrerons des soldats disciplinés et en état, par leur soumission, de ne craindre, avec l’aide des dieux, aucun ennemi. Ils te supplient, une fois à notre tête, de les mettre à l’épreuve, eux, Dexippe et tous les autres, de voir ce qu’est chacun, et d’accorder à chacun selon son mérite. » En entendant ces mots. Cléandre s’écrie : « Par les Dioscures, je vous répondrai sur l’heure. Je vous rends les deux hommes ; je suis à vous, et, si les dieux me viennent en aide, je vous ramènerai en Grèce. Ce que tous me dites est bien différent de ce que certains m’avaient dit de vous, que vous cherchiez à détacher l’armée des Lacédémoniens[7]. »

On applaudit à ces paroles et l’on s’en retourne en emmenant les deux hommes. Cléandre sacrifie au sujet du départ, se lie avec Xénophon, et ils contractent ensemble des liens d’hospitalité. En voyant les troupes exécuter les commandements avec précision, il désire plus vivement encore d’en être le chef. Cependant, après trois jours de sacrifices, les victimes n’étant point favorables, il convoque les stratèges et leur dit : « Les entrailles ne me permettent pas de me mettre à votre tête ; toutefois ne perdez point courage : c’est à vous, à ce qu’il paraît, qu’il est réservé de ramener vos soldats. Allez donc ; quand vous serez arrivés là-bas, nous vous recevrons de notre mieux. »

Les soldats sont d’avis de lui offrir tout le menu bétail du dépôt commun. Il l’accepte, le rend, et met seul à la voile. Les soldats, après avoir vendu le blé qu’ils avaient apporté, ainsi que les autres effets qu’ils avaient pris, se mettent en marche à travers la Bithynie. Mais, comme ils ne trouvent rien, en suivant le droit chemin, et qu’ils veulent revenir les mains pleines avant d’entrer en pays ami, ils décident de retourner sur leurs pas un jour et une nuit. Ainsi font-ils, et ils prennent beaucoup d’esclaves et de menu bétail. Au bout de six jours, ils arrivent à Chrysopolis de Chalcédoine[8] : ils y demeurent sept jours à vendre leur butin.


____________________



  1. Chant en l’honneur de Sitalcé, reine de Thrace, fameuse par sa valeur et sa prudence Voy. Diodore de Sicile, XII, l.
  2. C’est-à-dire La semeuse. Lucien, dans son traité curieux De la danse, n’a pas songé a parler de celle-ci. Elle méritait cependant une mention.
  3. Port de mer, à 40 stades de Sinope.
  4. Vase d’une capacité correspondant à un peu plus de 28 litres.
  5. Le Thermodon est le Thenneh actuel. L’Iris se nomme aujourd’hui Iekil-Irmak, et l’Halys Kizyl-Ermak.
  6. Le texte de ce passage est très-tourmenté.
  7. Le discours de Cléandre est en patois lacédémonien.
  8. Aujourd’hui Scutari.