Félicia/III/10

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 179-182).
Troisième partie


CHAPITRE X


Intrigues dont le beau Monrose est l’objet.


Les travaux de la nuit avaient un peu pâli mon aimable élève. Ses yeux battus peignaient la douce langueur de la volupté : il était ravissant. Je lui conseillai cependant de se plaindre de quelque indisposition, afin de prévenir tout soupçon jaloux de la part de Sylvina. En effet, l’altération visible des couleurs de Monrose ne put lui échapper. Elle en témoignait la plus vive inquiétude. J’en fis autant, et nous nous tirâmes d’affaire.

Je me reprochais néanmoins d’avoir initié sitôt un enfant à qui les lumières qu’il venait d’acquérir pouvaient devenir fatales. Il était ardent ; je craignais pour lui le tempérament d’une femme incapable de le ménager, à qui pourtant il ne pouvait éviter d’accorder des complaisances. Je lisais dans l’avenir que, complice lui-même de sa ruine, il donnerait bientôt dans tous les excès dont ses charmes et son mérite lui procureraient la facilité. Je m’affligeais en pensant que cette belle plante allait se dessécher et périr avant sa maturité ; que, pour avoir connu trop tôt le plaisir, Monrose se livrerait aux passions et tromperait sans doute les grands desseins que la nature semblait avoir sur une créature aussi parfaite ; afin donc d’arrêter les progrès d’un mal dont j’aurais été l’auteur, j’imaginai d’exiger de Monrose qu’il se soumît entièrement à mes volontés. En conséquence, je le pressentis dès le lendemain, et feignant d’attacher la plus grande importance à ce qui s’est passé, voici ce que je lui dis, après l’avoir préparé par quelques sophismes préliminaires :

— Puisque le hasard, mon cher Monrose, n’a pas présidé seul aux liens qui viennent de se former entre nous et que tu ne répugnes pas à penser qu’une forte sympathie nous avait destinés de tout temps l’un à l’autre, tu as envers moi des devoirs à remplir dont tu n’es pas affranchi, quoique, par une heureuse bizarrerie, notre intrigue ait commencé par où les autres ont coutume de se dénouer. L’une des premières lois de l’amour est de ne se point partager. Tu es à moi ; tu me dois le sacrifice de tout ce que l’on pourra t’offrir de plaisir. Ce sera à moi de te permettre ou défendre à cet égard, ce que je jugerai à propos. Tu dois de même trouver bon que j’agrée ou refuse à ma volonté les désirs dont tu pourras me faire part. Ton sexe est fait pour mériter les faveurs du mien ; tu goûteras mieux celles que je pourrai t’accorder, quand elles seront le prix de tes soins et le gage de ma satisfaction.

Monrose promit tout ce que je voulus. Il aimait : son âme ingénue était pénétrée de cette première ferveur qui rend incapable d’égoïsme et de méfiance. Il ne fit pas attention qu’en lui prescrivant des engagements, je ne m’en imposais aucuns, il prononça mille vœux à mes genoux, avec l’enthousiasme de la passion et du respect.

Beautés qui pouvez être jalouses d’une pure adoration, c’est à l’âge de Monrose qu’il faut prendre les hommes, si vous voulez respirer un moment cet encens délicat. Un moment, entendez-vous ? Car bientôt ces cœurs si francs, si sensibles, participent à la contagion générale : alors vous devenez les dupes de ceux que vous croyez duper. On se lasse d’entretenir l’illusion de votre orgueil. Les adorateurs s’enfuient en se moquant. Vous demeurez rongées de regrets et couvertes de ridicule.

Monrose était de bonne foi ; cependant, je me souciais fort peu d’être adorée. Cela ne m’a jamais flattée : j’ai toujours souhaité court amour et longue amitié. Mais j’ai dit mes raisons. Toutes les femmes qui se proposent de tromper n’en ont pas d’aussi délicates. Revenons à notre sujet.

Monrose ne fut pas longtemps sans avoir des confidences à me faire. Il ne restait jamais seul avec Sylvina, qu’elle ne fît quelque forte agacerie. Elle s’était mise sur le pied de le caresser de la manière la plus libre et de ne se gêner avec lui, non plus que s’il eût été du même sexe. Le piège favori était de le faire appeler le matin, pour lire à son chevet. Alors c’était un bras, un téton qu’on laissait voir : puis, l’on avait chaud, l’on se découvrait, ou bien il s’agissait de quelque puce incommode ; on employait l’officieux Monrose à lui donner la chasse. C’était ici, c’était là, et l’insecte rusé ne se trouvait jamais, surtout s’il avait le bonheur de se retrancher dans quelques postes favorables pour lesquels le timide chasseur avait du respect.

Un jour, et j’en ris encore, un de ces petits animaux devait avoir fait rage : Sylvina en avait perdu tout le fruit de sa lecture. Après s’être fait longtemps poursuivre, la maligne bête s’était fourrée… où vous savez… et le pauvre petit avait la simplicité de croire à ce lieu commun ! — Mais cela n’est-il pas singulier ? Monrose ?… là… précisément là ! — Puis on y conduisit la jolie main du lecteur, dont on choisit le plus grand doigt pour livrer à la puce une guerre cruelle. Ce doigt, guidé sur un point très sensible, fut mis en train et mérita bientôt d’être applaudi de sa dextérité. — À merveille, disait Sylvine, en se pâmant…, je sens, je sens que tu la tues… encore… encore un peu… que la maudite bête ne revienne jamais.

J’étais tout uniment témoin auriculaire de cette excellente scène. Me méfiant des lectures, et voulant savoir où en était Monrose, s’il me trompait ou non, je m’étais glissée par le cabinet de toilette, dans ce petit dégagement aveugle qu’il est maintenant à la mode de pratiquer autour de presque tous les lits recherchés ; invention qu’on ne peut assez louer pour tout ce qu’elle peut favoriser d’agréable et prévenir de dangereux. Là, je ne perdis pas la moindre circonstance de cette fameuse chasse. Je ne quittai la place que pour aller éclater de rire quelque part ; après quoi, craignant que les choses n’allassent plus loin, vu la commodité de l’occasion, je pris sur moi d’entrer et de faire grand jour ; ce qui ne laissa pas de donner beaucoup d’humeur à Sylvina, quoiqu’il fût déjà plus tard que l’heure ordinaire de son lever.