Félicia/IV/27

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 307-309).
Quatrième partie


CHAPITRE XXVIII


Qui n’étonnera point ceux qui se connaissent en Béatin. — Comment le même projet se formait en même temps en deux endroits.


Un loup tombé dans un piège, entouré de bergers et de chiens, dont les abois lui annoncent une mort prochaine ; un voleur pris sur le fait par un commissaire, accompagné de ses sbires, n’est pas plus consterné que le fut l’indigne Béatin, entendant prononcer des noms si foudroyants pour lui. Je quittai ma calèche et fus me jeter au col de milord Sydney, en le nommant mon père. Sylvina frémit à l’aspect de l’odieux oratorien. Milord, à qui je venais de le présenter, le couvrait d’un regard d’indignation. On se plaça ; le noir Béatin, debout et tremblant, s’attendait à quelque orage.

Ce fut mon père qui porta la parole. — Vous mériteriez, homme de bien, lui dit-il, que, vous faisant connaître de vos supérieurs, nous attirassions sur vous des châtiments dignes de toutes vos noirceurs. Vous vous jouez donc tour à tour de la religion et de la confiance des hommes ? Vous avez toutes les passions, elles font naître quelquefois des vertus ; chez vous, elles n’ont engendré que des vices abominables ! Laissez-nous ; tâchez de devenir honnête homme, et songez, surtout, que si jamais vous nous donnez le moindre sujet de plainte… rien ne pourra vous soustraire aux effets de notre ressentiment. Sortez !

Quoique le moine dût s’estimer trop heureux d’en être quitte à si bon marché, l’orgueil, la fureur l’égarèrent. Non seulement il foula cruellement la petite chienne de ma mère, en feignant une maladresse, mais encore, il balbutia quelques injures, en traversant l’antichambre. Un laquais, ayant distingué quelque chose, lui barra le passage et le repoussa d’un coup de poing : mon père, entendant du bruit, parut. Béatin, accusé par plusieurs témoins, se prosterne. — Qu’on le laisse passer, dit mon père, avec un sang-froid qui n’appartient qu’aux grandes âmes, qu’il se retire et qu’on se garde de lui faire la moindre violence. Allez, monsieur.

Béatin fut oublié. Nous ne nous occupâmes plus que de nous. Mon père insistait pour que sa chère Zéila l’épousât sans délai. — Nous devons, disait-il, assurer le sort de la chère Félicia. Nous ne sommes d’ailleurs comptables de notre conduite qu’à nous-mêmes. Nous irons en Angleterre. Monrose aura la fortune de son père : j’y joindrai de quoi le soutenir sur un pied convenable. Je suis sûr qu’il saura se faire honneur de nos bienfaits… Quant au comte… j’aurais un projet pour lui ; il doit la vie à Félicia, et par l’enchaînement des circonstances, il lui doit encore l’honneur. Qu’il l’épouse ! Il est absolument sans biens : je me charge d’y pourvoir et de terminer avantageusement toutes ses affaires et de lui composer une fortune convenable à sa naissance.

Cette idée, qui plût beaucoup à ma mère et à Sylvina, me fit trembler au premier moment : moi ! m’engager… Cependant, devenir comtesse !… Ah ! que n’était-ce plutôt marquise ! … Mais non, ce n’était pas la même chose. Ce que le comte pouvait, ce qu’il devait peut-être, le marquis ne le pouvait pas. J’éloignai bien vite une mauvaise pensée… Cependant, me marier au comte, n’était-ce pas demeurer libre ?… Il ne pouvait vivre longtemps… Mais mourant ami ou mari, mes regrets n’étaient-ils pas les mêmes ? Toutes ces pensées se présentèrent à la fois à mon esprit ; on me pressait de consentir que Sylvina, qui s’offrait, fît auprès du comte les premières démarches. Elle n’en eut pas la peine. Voici ce qu’il nous écrivait de son lit, tandis que nous nous occupions du projet singulier d’en faire mon époux. « De la part de l’infortuné comte de L… à tout ce qu’il a de cher au monde, réuni chez Mme de Rerlandec, et à milord Sydney, salut.

« Mes amis, je sais tout : ce que les obstacles n’auraient jamais pu, l’amitié, la reconnaissance le peuvent, l’ordonnent aujourd’hui. Je ne prétends plus au bonheur inestimable de posséder la belle Zéila ; le Ciel, qui daigne me rendre ce que l’iniquité des hommes m’avait enlevé, m’apprend à restituer à chacun ce qui lui appartient. Que milord Sydney soit heureux. Mais, mes amis, puis-je espérer de l’être à mon tour pendant le peu de jours qui me restent encore ?… Serais-je digne de donner mon nom à l’aimable Félicia, ma bienfaitrice, à qui tout ce que je possède au monde et ma vie même appartiennent plus qu’à moi ? Milord, faites un fils de celui qui, tour à tour, voulut répandre votre sang et versa le sien à cause de vous. Félicia, fille de Zéila, ne me dédaignez pas par cette mince raison, qui fait que je vous suis plus attaché. Venez tous ; que je ne sois plus pour vous un objet de haine. Comblez mes vœux, et je cesserai d’être un objet de pitié… Zéila ! milord Sydney ! je pourrai vous voir. Oui, je le sens… je vous attends avec l’empressement et l’amour d’un fils qui ne sentit jamais rien faiblement et qui, cessant de vous craindre, ne peut plus que vous chérir. Adieu. »

Cette lettre exaltée nous fit beaucoup de plaisir, mais un peu de peine en même temps. Le style du comte prouvait qu’il avait écrit dans le moment du choc de plusieurs sentiments difficiles à concilier. L’effet que le physique pouvait en avoir ressenti nous donnait de l’inquiétude. Nous répondîmes et promîmes pour le soir, pourvu que le chirurgien, qu’on devait consulter avant de remettre notre billet, jugeât le malade en état de supporter la révolution que notre visite ne pouvait manquer de lui occasionner.