Félicia/IV/29

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 312-314).
Quatrième partie


CHAPITRE XXIX


Conclusion.


Quel froid me saisit ? Hymen, la léthargie de mon esprit est-elle un effet de tes fatales influences ? je n’ai plus le courage d’écrire… Ah ! c’est que je viens de parler de toi… Vous bâillez aussi, lecteur ; il est temps que je finisse.

Le marquis m’aimait beaucoup ; mais voyant ce qui venait d’arriver, soit prudence, soit délicatesse, soit enfin tout ce qui peut occasionner un changement dans l’esprit d’un être à deux pieds sans plumes, il supposa tout à coup un voyage à faire dans ses terres, et partit, me livrant au tumulte de mes aventures et de mes « projets. Cependant, il m’écrivit souvent, toujours avec beaucoup de tendresse ; nous demeurâmes amis.

Monrose arriva bientôt sur les ailes de l’amour filial et de l’amitié. Il était devenu grand et avait embelli. J’eus un secret dépit de ce qu’il était mon frère. On peut juger de l’accueil que lui fit ma charmante mère, par la connaissance que j’ai donnée de la tendresse de son cœur. Monrose, instruit enfin de l’affaire de Bordeaux, fit bien voir qu’il avait du bon sens. Doué d’une vraie sensibilité, loin de quitter la nature pour son ombre, il ne voulut connaître de père que celui qui lui en montrait les sentiments et en exerçait envers lui les devoirs. On le fit entrer aux mousquetaires. Il est maintenant capitaine de cavalerie, en attendant mieux.

Bientôt Sydney épousa sa chère Zéila. Les lords Kinston et Bentley furent avec nous les seuls témoins du bonheur de ce couple aimable.

Le comte se rétablit un peu. Nous nous épousâmes pour la forme seulement ; aucun des deux n’en désirait davantage. Le vieux président et son gendre, qui surent nos mariages, vinrent adroitement nous complimenter en grand deuil, en pleureuses : Mme la présidente était morte, quelques jours auparavant, de ce qu’on sait.

Sylvina, avec un reste de physionomie qui agaçait encore, se mit en son particulier et devint une espèce de quiétiste, moitié dévote, moite galante ; elle recevait des prêtres, des femmes retirées du monde, et surtout beaucoup de ces célibataires obscurs qui s’accommodent volontiers des femmes qu’on peut avoir sans beaucoup de soins et de mérite.

Les affaires de mon mari l’appelaient en province. Mon père voulut bien l’accompagner ; ils réussirent dans tout ce qui avait été l’objet de leur voyage. De là le pauvre comte fut prendre les eaux, mais elles ne lui firent aucun bien : il mourut peu de temps après son retour, mêlant à ses derniers soupirs le nom mille fois répété de Mme Kerlandec. Sa manie, jusque-là combattue par la raison, renaissait de la faiblesse de celle-ci.

Milady Sydney mit au monde, avant la fin de l’année, un fils qui combla les vœux du couple le plus digne des faveurs du destin.

J’avais suivi en Angleterre les chers auteurs de mes jours. Au bout d’un certain temps je les quittai pour voyager. Je m’arrêtai en Italie, où le goût des arts me fit trouver mille agréments. Peut-être ferai-je la folie de donner quelque jour au public l’histoire des aventures qui me sont arrivées dans ce charmant séjour. Mais si je n’écris plus, vous saurez, mes chers lecteurs, que pensant comme un homme doué d’une assez bonne tête et sentant comme une femme très fragile, je consacre mes jours aux études agréables, aux plaisirs d’une société choisie, et mes nuits aux délices de la volupté, dont je me suis fait un art que j’ai poussé plus loin qu’aucune femme. Constante en amitié, mais volage en amour, je suis heureuse et me flatte de n’avoir jamais fait le malheur de personne.

Si quelqu’un de ces gens sévères qui aiment qu’on fasse une fin me remontrait ici que, sortie d’un état équivoque dans lequel j’étais peut-être excusable de me conduire mal, j’aurais dû me réformer et vivre plus honnêtement, je lui répondrais que je n’y pensais pas dans le temps, et que d’ailleurs j’aurais peut-être fait des efforts inutiles. Car un homme de génie, qui connaît le cœur humain, a dit pour ma consolation et pour celle de beaucoup d’autres : « N’est pas toujours femme de bien qui veut ».




Fin de la quatrième et dernière partie.