Fantasmagoriana/La Morte fiancée

La bibliothèque libre.
FANTASMAGORIANA,
OU
RECUEIL


D’HISTOIRES D’APPARITIONS DE SPECTRES,
REVENANS, FANTOMES, etc.




LA MORT FIANCÉE.




L’éte étoit superbe ; aussi, de mémoire d’homme, jamais on n’avoit vu tant de monde aux eaux. Mais les salons de réunion avoient beau se remplir, la gaité ne s’y trouvoit pas. La noblesse se tenoit à part, le militaire en faisoit autant, et la bourgeoisie médisoit de tous les deux. Tant de réunions partielles devoient nécessairement mettre obstacle à une réunion générale. Les bals publics même ne produisoient pas plus de rapprochement parmi les personnes du beau monde, parce que le propriétaire des eaux y paroissoit chamarré de cordons, et que cet éclat, joint à la roideur des manières de la famille de ce seigneur, et au grand nombre de laquais, vêtus de riches livrées, qui les suivoient, forçoit la plupart des personnes présentes à se renfermer silencieusement dans les bornes fixées par la diversité des rangs.

Voilà aussi pourquoi les assemblées devinrent successivement moins nombreuses. Des cercles particuliers se formèrent, et cherchèrent à conserver dans leur sein l’agrément qui, chaque jour, disparoissoit dans les réunions générales.

Une de ces sociétés se rassembloit à peu près deux fois par semaine, dans une des salles qui, à cette époque, étoient ordinairement vides. On y soupoit, et ensuite on goûtoit, soit dans la salle même, soit en se promenant, le charme d’une conversation décente et sans contrainte. Les membres de cette réunion se connoissoient d’avance, au moins de nom ; mais un marquis italien, qui vint augmenter la société, leur étoit inconnu, de même qu’à toutes les personnes qui se trouvoient aux bains. Ce titre de marquis italien sembloit d’autant plus singulier que son nom, tel qu’il étoit instruit sur la liste générale, paroissoit appartenir aux pays du nord, et réunissoit un si grand nombre de consonnes, que personne ne pouvoit le prononcer sans difficulté. Sa physionomie et ses manières offroient aussi beaucoup de particularités. Son visage long et blême, ses yeux noirs, son regard impérieux, avoient quelque chose de si peu attrayant, que chacun l’eût certainement évité, s’il n’avoit pas toujours eu à sa disposition un certain nombre d’histoires qui étoient d’un merveilleux secours pour la société dans les momens d’ennui. On prétendoit seulement que ses récits exigeoient, en général, un peu trop de crédulité de la part de ses auditeurs.

La société venoit de se lever de table, et se trouvoit peu disposée à la gaîté. On se sentoit encore trop fatigué du bal de la nuit précédente, pour jouir du plaisir de la promenade, quoiqu’un beau clair de lune y invitât. On n’avoit pas même la force de soutenir la conversation ; rien de surprenant, par conséquent, si l’on désiroit plus vivement qu’à l’ordinaire la présence du marquis.

« Où peut-il donc être ? » s’écria la comtesse d’un ton d’impatience.

« Certainement encore au pharaon, pour mettre les banquiers au désespoir, » répondit Florentine. « Il a, ce matin, causé le départ subit de deux de ces messieurs. »

« Perte bien légère, » répliqua quelqu’un.

« Pour nous, » répartit Florentine ; « mais non pas pour le propriétaire des eaux, qui n’a défendu le jeu que pour qu’on s’y livrât avec plus de fureur. »

« Le marquis devroit s’abstenir de prouesses semblables, » dit le chevalier d’un air mystérieux ; les joueurs sont vindicatifs, et ont généralement des liaisons avantageuses. Si ce que l’on se dit à l’oreille est vrai, que le marquis se trouve impliqué d’une manière assez fâcheuse dans des affaires politiques.... »

« Mais, » demanda la comtesse, « que fait donc le marquis aux banquiers des jeux ? »

« Rien ; sinon qu’il met sur des cartes qui gagnent presque toujours. Et ce qui est assez singulier, il ne tire, pour lui-même, presqu’aucun parti de cet avantage, parce qu’il s’en tient toujours à la mise la moins forte. Mais les autres ponteurs ne sont pas si réservés, et chargent tellement ces cartes, que la banque a sauté avant que la main ait passé. »

La comtesse alloit faire d’autres questions, lorsque l’entrée du marquis fit prendre une autre tournure à la conversation.

« Enfin donc ! » s’écrièrent à-la-fois plusieurs personnes.

« Aujourd’hui, » dit la comtesse, « nous avons le plus vivement désiré votre entretien, et justement aujourd’hui vous vous faites le plus attendre. »

« J’avois projeté une expédition importante ; elle m’a parfaitement réussi. J’espère que demain il n’y aura plus ici une seule banque de jeu. Je suis allé d’un salon de jeu à un autre. Il n’y a pas assez de chevaux de poste pour emmener les banquiers ruinés. »

« Ne pouvez-vous, » demanda la comtesse, nous enseigner votre art merveilleux de toujours gagner ? »

« Ce seroit bien difficile, ma belle dame ; il faut, pour cela, une main heureuse, autrement on ne fait rien. »

« Mais, » reprit le chevalier, en riant, jamais je n’en ai vu d’aussi heureuse que la vôtre. »

« Comme vous êtes encore jeune, mon cher chevalier, beaucoup de choses nouvelles pourront vous arriver. »

En disant ces mots, le marquis jeta sur le chevalier un regard si perçant, que celui-ci s’écrià : « Voulez-vous donc tirer mon horoscope ? »

« Pourvu que ce ne soit pas aujourd’hui, »

dit la comtesse : « qui sait si votre destinée future nous procureroit une histoire amusante, comme le marquis nous la promet depuis deux jours ? »

« Je n’ai pas précisément dit amusante. »

« Mais, au moins, remplie d’événemens extraordinaires ; il nous en faut de tels pour nous tirer de la léthargie qui nous accable aujourd’hui. »

« Très-volontiers ; mais je désire savoir auparavant si quelqu’un de vous connoît les choses surprenantes que l’on raconte de la Morte fiancée. »

Personne ne se souvint d’en avoir entendu parler.

Le marquis sembloit vouloir ajouter encore quelque préambule ; mais la comtesse et d’autres personnes manifestèrent si ouvertement leur impatience, que le marquis commença sa narration en ces mots :

« Depuis long-temps j’avois formé le projet d’aller visiter le comte Globoda dans ses terres en Bohême. Nous nous étions rencontrés dans la plupart des pays de l’Europe ; ici, lorsque la légèreté de la jeunesse nous entraînoit au plaisir ; là, lorsque les années nous rendoient plus calmes et plus posés. Enfin, plus avancés en âge, nous désirions ardemment, avant la fin de nos jours, de jouir encore, par le charme du souvenir, des momens agréables que nous avions passés ensemble. Je voulois, de mon côté, connoître le château de mon ami ; il étoit, suivant la description qu’il m’en avoit faite, dans un canton très-romantique : ses aïeux l’avoient construit depuis des siècles, et leurs descendans l’avoient entretenu avec tant de soin, qu’il conservoit son aspect imposant, en même temps qu’il offroit une demeure commode. Le comte y passoit ordinairement la plus grande partie de l’année avec sa famille, et ne retournoit dans la capitale qu’à l’approche de l’hiver. Instruit de toutes ces particularités, je ne fis pas annoncer ma visite, et j’arrivai chez lui un soir, précisément dans la saison actuelle. J’admirai le paysage riant et varié que le château dominoit.

« L’accueil amical que l’on me fit, ne put me cacher entièrement la douleur secrète peinte sur le visage du comte, de son épouse, et de leur fille, la belle Libussa. Je ne tardai pas à apprendre que l’on étoit encore affligé par le souvenir de la perte de la sœur jumelle de Libussa, enlevée à sa famille depuis un an. Libussa et Hildegarde se ressembloient tellement, que l’on ne pouvoit les distinguer que par un petit signe de la forme d’une fraise, placé au cou de Hildegarde. On avoit laissé sa chambre et tout ce qui s’y trouvoit dans le même état que pendant sa vie, et la famille alloit la visiter lorsque l’on vouloit goûter pleinement la triste satisfaction de regretter cette fille chérie. Elle n’avoit eu avec sa sœur qu’un cœur, qu’un esprit. Aussi les parens ne pouvoient-ils croire que leur séparation durât long-temps ; ils craignoient que bientôt Libussa ne leur fût aussi enlevée.

« Je fis mon possible pour distraire cette famille respectable, en l’entretenant des scènes riantes de notre vie passée, et en dirigeant ses idées sur des sujets moins tristes que celui qui les occupoit. Je vis, avec satisfaction, que mes efforts n’étoient pas entièrement infructueux. Tantôt nous nous promenions dans le canton d’alentour, paré de tous les agrémens de l’été ; tantôt parcourant les divers appartemens du château, dont l’état de conservation excitoit notre étonnement, nous nous entretenions des actions des générations passées, dont une longue galerie offroit les portraits vénérables.

« Un soir le comte m’avoit parlé, en confidence, de ses projets pour l’avenir ; entr’autres il avoit manifesté combien il désiroit que Libussa, qui avoit déjà refusé plusieurs partis, quoiqu’elle ne fût que dans sa seizième année, fît un mariage heureux. Tout à coup le jardinier, hors d’haleine, entra dans l’appartement et annonça qu’on venoit de voir un revenant (probablement l’ancien chapelain du château), qui avoit paru un siècle auparavant. Plusieurs domestiques suivoient le jardinier : la pâleur de leur visage confirmoit la nouvelle terrible que ce dernier avoit apportée.

« Vous aurez bientôt peur de votre ombre, » leur dit le comte. Puis il les renvoya, en leur signifiant de ne plus venir l’étourdir de contes semblables. « Il est réellement désolant, » me dit-il ensuite, de voir jusqu’où va la superstition de ces gens-là, et qu’il soit impossible de les en désabuser entièrement. Voilà que de siècle en siècle on se repaît du bruit absurde que de temps en temps un ancien chapelain du château erre dans les environs, qu’il dit la messe dans l’église, et d’autres sornettes de ce genre. Ce bruit s’est un peu affoibli depuis que je possède ce château ; mais, à ce qu’il me paroît, il ne peut cesser entièrement. »

« Dans ce moment, on annonça la visite du duc de Marino. Le comte ne se souvenoit pas d’en avoir entendu parler.

« Je lui dis que je connoissois assez particulièrement cette famille, et que récemment j’avois assisté, à Venise, aux fiançailles d’un jeune homme de ce nom.

« Ce même jeune homme entra à l’instant. Sa vue m’auroit été très-agréable, si je ne m’étois pas aperçu que ma présence lui causoit un trouble évident.

« Ah ! » dit-il, d’un ton assez aisé, après les formules ordinaires de politesse, « puis-que je vous trouve ici, mon cher marquis, je puis m’expliquer comment, dans le canton d’alentour, on savoit mon nom. Quoique je ne connoisse pas encore la voix sourde qui, à la montée par où l’on arrive au château, a prononcé mon nom très-distinctement par trois fois, et a ajouté d’un ton très-haut que j’étois le bien venu, je conçois à présent que cela doit venir de vous, et j’ai honte de la frayeur que j’en ai ressentie. »

« Je lui assurai qu’avant qu’on l’annonçât, j’ignorois absolument son arrivée, et qu’aucun de mes gens ne le connoissoit, parce que le valet-de-chambre qui m’avoit suivi en Italie, n’étoit pas cette fois-ci venu avec moi. « Au reste, » ajoutai-je, « par l’obscurité qui règne en ce moment, il seroit très-difficile de reconnoître l’équipage même le plus connu. »

« En ce cas-là je m’y perds, » s’écria le duc un peu interdit. L’incrédule comte répartit très-poliment que la voix qui avoit crié au duc qu’il étoit le bien venu, avoit au moins les sentimens de toute sa famille.

« Marino, avant d’avoir dit un mot du motif de sa visite, me demanda un eniretien secret, et me confia qu’il étoit venu pour obtenir la main de la belle Libussa, et que, s’il pouvoit obtenir son agrément, il la demanderoit à son père.

« La comtesse Apollonia, votre fiancée, a donc cessé de vivre ? » lui demandai-je.

« Nous parlerons de cela une autre fois, » me répondit-il.

« Au profond soupir qui accompagna ces paroles, je conclus qu’Apollonia s’étoit rendue coupable, envers le duc, d’infidélité ou de quelqu’offense grave, et je crus que je devois m’abstenir de continuer des questions qui déchiroient son cœur blessé si sensiblement.

« Cependant, comme il me pria d’être son médiateur auprès du comte, pour que çelui-ci lui accordàt l’objet de ses vœux, je lui représentai vivement le danger d’une alliance qu’il n’avoit dessein de contracter que pour effacer le souvenir amer d’une personne aimée auparavant, et sans doute bien plus tendrement. Mais il me répondit qu’il étoit très-éloigné de ne penser à la belle Libussa que par un motif aussi blâmable, et qu’il se trouveroit le plus heureux des hommes si elle n’étoit pas contraire à ses vœux.

« Son ton pénétré et expressif, en me parlant ainsi, apaisa l’inquiétude que je commençois à éprouver, et je lui promis de préparer le comte Globoda à l’écouter, et de lui donner les renseignemens nécessaires sur la famille et la fortune de Marino. Mais je lui déclarai, en même temps, que je ne hâterois nullement, par mes avis, la conclusion de l’affaire, parce que je n’étois pas habitué à me charger de l’issue incertaine d’un mariage.

« Le duc me témoigna sa satisfaction, et me fit donner, ce qui ne me parut alors d’aucune conséquence, la promesse de ne pas faire mention du mariage qu’il avoit été sur le point de contracter auparavant, parce que cela entraîneroit des explications désagréables.

« Les vues du comte réussirent avec une promptitude qui passa ses espérances. Sa taille riche et bien prise, ses yeux étincelans, applanirent la voie à l’amour pour s’introduire dans le cœur de Libussa, L’agrément de sa conversation promettoit à la mère un gendre très-aimable, et les connoissances en économie rurale, qu’il déployoit à l’occasion, faisoient espérer au comte un appui utile dans ses occupations habituelles ; car il avoit été arrêté, dès les premiers jours, que le duc quitteroit sa patrie.

« Marino poussa ses avantages avec beaucoup d’ardeur, et un soir je fus surpris par la nouvelle de ses fiançailles, que je ne croyois pas si proches. A table, on vint à parler de ces fiançailles, dont j’avois fait mention immédiatement avant l’arrivée du duc dans le château. La comtesse me demanda si le jeune Marino étoit proche parent de celui qui avoit été fiancé ce jour même à sa fille ?

« Assez proche, » répondis-je en me rappelant ma promesse. Marino me regardoit d’un air embarrassé. « Mais, mon cher duc, » continuai-je, « dites-moi quelle est la personne qui a fixé votre attention sur l’aimable Libussa, et si un portrait ou une cause quelconque vous a engagé à supposer ou à chercher dans ce château éloigné une beauté dont le choix fait tant d’honneur à votre goût ; car, si je ne me trompe pas, vous avez dit hier que vous aviez dessein de courir encore le monde pendant six mois, lorsque tout-à-coup, je crois que c’étoit à Paris, vous avez changé de plan, et projeté votre voyage spécialement et uniquement pour voir la charmante Libussa. »

« Oui, c’étoit à Paris », répondit le duc, « vous avez très-bien entendu. J’allois admirer les trésors de la superbe galerie des tableaux du Muséum ; mais à peine étois-je entré, que mes yeux se détournèrent des beautés inanimées et se fixèrent sur une dame dont les attraits incomparables étoient, en quelque sorte, rehaussés par un air de mélancolie. Je ne me hasardai qu’avec crainte à m’approcher d’elle, et à la suivre de près, sans oser lui adresser la parole. Je la suivis encore lorsqu’elle quitta la galerie, et je pris son domestique à part pour m’informer du nom de sa maîtresse. Il me le dit ; mais ayant alors exprimé le désir de faire connoissance avec le père de cette beauté, il ajouta que cela pourroit difficilement avoir lieu à Paris, parce que la famille étoit dans l’intention de quitter cette ville, et même la France.

« Il se présentera pourtant une occasion, me dis-je aussitôt, et je cherchai des yeux la dame ; mais persuadée probablement que son domestique la suivoit de près, elle avoit continué à marcher, et se trouvoit entièrement hors de ma vue. Pendant que je cherchois à suivre partout ses traces, le domestique avoit aussi échappé à mes regards. »

« Quelle étoit cette belle dame ? » demanda Libussa d’un ton d’étonnement.

« Quoi, vous ne m’avez donc réellement pas aperçu alors dans sa galerie ? »

« Moi ?..... Ma fille ?..... » s’écrièrent en même temps Libussa et ses parens.

« Oui, vous-même, mademoiselle. Le domestique, que pour mon bonheur vous aviez laissé à Paris, et que le soir je rencontrai inopinément comme mon bon ange, m’a instruit du reste, de sorte qu’après un court séjour chez moi, j’ai pu arriver ici directement. »

« Quelle fable ! » dit le comte à sa fille, qui restoit muette de surprise. « Libussa, » ajouta-t-il en se tournant vers moi, « n’est pas encore sortie de sa patrie, et moi-même je ne suis pas allé à Paris depuis dix-sept ans. »

Le duc regarda le comte et sa fille avec des yeux où se peignoit le même étonnement que dans les leurs. La conversation seroit entièrement tombée, si je n’avois pris soin de la relever en parlant d’autre chose ; mais j’en fis presque seul les frais.

Après le repas, le comte mena le duc dans l’embrâsure d’une fenêtre ; et quoique j’en fusse assez éloigné, et que je parusse fixer uniquement mon attention sur un lustre nouveau, j’entendis toute leur conversation.

« Quel motif, » demanda le comte d’un ton sérieux et mécontent, « peut vous avoir engagé à inventer la scène singulière de la galerie du muséum de Paris ? car, selon moi, elle n’étoit bonne à vous conduire à rien. Puisque vous vouliez taire la cause qui vous avoit porté à venir demander ma fille en mariage, il falloit le dire tout simplement ; et quand même vous auriez eu de la répugnance à faire une déclaration semblable, il y avoit mille tournures à donner à votre réponse, sans qu’il fût nécessaire de blesser ainsi la vraisemblance. »

« M. le comte, » repartit le duc très-piqué, « à table, je me suis tu, parce que je devois croire que vous aviez vos raisons pour tenir secret le voyage de votre fille à Paris. Je me suis tu simplement par discrétion ; mais la singularité de vos reproches me force de m’en tenir à ce que j’ai dit, et, malgré votre répugnance à croire la chose, de soutenir devant tout le monde que la capitale de la France est le lieu où j’ai vu, pour la première fois, votre fille Libussa. »

« Mais, si je vous prouve non-seulement par le témoignage de nos gens, mais aussi par celui de tous mes vassaux, que ma fille n’a jamais quitté son pays ? »

« Je m’en tiendrai toujours au témoignage de mes yeux et de mes oreilles, qui n’ont pas moins d’autorité pour moi. »

« Ce que vous dites est réellement énigmatique, » reprit le comte d’un ton un peu plus posé ; « votre air sérieux me persuade que vous avez été dupe d’une illusion, et que vous avez vu une autre personne que vous avez prise pour ma fille. Excusez-moi donc d’avoir pris la chose un peu chaudement. »

« Une autre personne ! J’ai donc non-seulement pris une autre personne pour votre fille ; mais aussi le domestique dont je vous ai déjà parlé, et qui me fit une description si précise de ce château, est, à ce que je vois, une autre personne ! »

« Mon cher Marino, ce domestique étoit un fourbe qui connoissoit le château, et qui, Dieu sait par quel motif, vous aura parlé, comme de ma fille, d’une dame qui lui ressembloit. »

« Je ne prends certainement pas plaisir à vous contredire ; mais ce sont les traits de Libussa que, depuis la rencontre à Paris, mon imagination a conservés avec la fidélité la plus scrupuleuse. »

Le comte secoua la tête, et Marino continua : « Bien plus ; mais pardonnez-moi, si je me trouve dans la nécessité de mentionner une particularité qui, sans cela, ne seroit jamais sortie de ma bouche. Lorsque dans la galerie je me tenois derrière la dame, le fichu qui couvroit son cou se dérangea un peu, et j’aperçus distinctement un signe de la forme d’une petite fraise.

« Voici bien autre chose, » s’écria le duc en pâlissant, « il semble que vous voulez m’accoutumer à croire des récits bien étranges. »

« Je n’ai qu’une réponse à faire : ce signe se trouve-t-il au cou de Libussa ? »

« Non, monsieur, » répondit le comte en regardant fixément Marino.

« Non ? » s’écria celui-ci, frappé de la plus vive surprise.

Non, vous dis-je ; mais la sœur jumelle de Libussa, qui lui ressembloit singuliérement, avoit le signe dont vous parlez, et l’a, depuis plus d’un an, emporté avec elle dans le tombeau.

« Et ce n’est pourtant que depuis quelques mois que j’ai vu cette personne à Paris. »

En ce moment, la comtesse et Libussa, qui se tenoient à l’écart, en proie à l’inquiétude, et qui ne savoient ce qu’elles devoient penser de la conversation, dont le sujet paroissoit important, s’approchèrent. Mais le comte, d’un air impérieux, les fit aussitôt retirer ; puis il mena le duc entièrement dans l’encognure de la fenêtre, et poursuivit l’entretien à voix si basse, que je n’en pus rien entendre.

On fut extrêmement surpris lorsque, la nuit même, le comte donna ordre d’ouvrir en sa présence le cercueil d’Hildegarde. Mais auparavant, il me communiqua succinctement ce que je viens de rapporter, et me proposa d’assister avec le duc et lui à l’ouverture du cercueil. Le duc s’en dispensa, en disant que la seule pensée le faisoit frissonner d’effroi, parce qu’il ne pouvoit surmonter, surtout pendant la nuit, son horreur pour les cadavres.

Le comte le pria de ne parler à personne de la scène de la galerie, et surtout d’épargner à l’extrême sensibilité de la fiancée, le récit de la conversation secrète qu’ils avoient eue ensemble, quand même elle le presseroit de l’en instruire.

Sur ces entrefaites, le sacristain arriva avec sa lanterne. Le comte et moi nous le suivîmes. « Il n’est guères possible, » me dit le comte pendant que nous marchions, « qu’une supercherie ait eu lieu lors de la mort de ma fille. Les circonstances m’en sont trop bien connues. Vous pouvez, d’ailleurs, aisément penser que notre affection pour notre pauvre fille nous a empêchés de l’exposer à être enterrée trop précipitamment ; mais supposons même que cela ait eu lieu, et qu’une main avide ait ouvert le cercueil, et y ait, à sa frayeur extrême, trouvé une personne qui revenoit à la vie, on ne peut pourtant pas croire que ma fille ne fût pas rentrée chez des parens qui la chérissoient, plutôt que de fuir dans des pays lointains. Cette dernière circonstance ne se peut pas supposer, quand même on admettroit comme vrai qu’elle a été forcée de s’éloigner de ce canton, puisqu’il lui restoit toujours mille moyens de revenir. Mes yeux vont me convaincre que les restes sacrés de mon Hildegarde reposent réellement dant le cercueil ; me convaincre ! » s’écria-t-il encore d’une voix plaintive et si forte, que le sacristain tourna la tête.

Le comte, que ce mouvement rendit plus circonspect, continua ainsi à voix basse : « Comment puis-je penser qu’il existe encore la moindre trace des traits de ma fille, et que la destruction ait épargné sa beauté ? Retournons, marquis ; car, qui pourra me dire, lors même que je verrai réellement son squelette, que ce n’est pas celui d’une étrangère que l’on a mis dans ce cercueil pour y tenir sa place ? »

Il vouloit même donner ordre de ne pas ouvrir la porte de l’église, où nous venions d’arriver : alors je lui représentai que dans sa position, je me serois difficilement déterminé à une semblable démarche ; mais que le premier pas étant fait, il falloit aller jusqu’au bout, et voir s’il ne manquoit pas au corps d’Hildegarde, quelques-uns des joyaux que l’on avoit enterrés avec elle. J’ajoutai qu’à en juger d’après un grand nombre de faits, la destruction ne produit pas un effet également prompt sur tous les corps.

Mes représentations réussirent ; le comte me serra la main, et nous suivîmes le sacristain qui, par sa pâleur et par le tremblement de ses membres, faisoit connoître qu’il n’étoit pas habitué à des excursions nocturnes de ce genre.

Je ne sais pas si quelque personne de la compagnie s’est jamais trouvée à minuit dans une église, devant la porte de fer d’un caveau, pour examiner la suite des coffres de plomb qui renferment les dépouilles mortelles d’une maison illustre. Il est certain que dans ces momens, le bruit des verroux et des serrures produit une impression marquée, que l’on redoute d’entendre gronder les portes sur leurs gonds, et que quand le caveau est ouvert, on hésite un instant à avancer le pied pour entrer.

Le comte fut très-vivement saisi de ces mouvemens de terreur, ce que je reconnus à un soupir étouffé ; mais il se fit violence : je remarquai cependant que ses regards n’osèrent se porter sur aucun autre cercueil que sur celui de sa fille ; il l’ouvrit lui-même.

« Ne l’ai-je pas dit ? » m’écriai-je, en voyant que les traits du cadavre avoient encore une parfaite ressemblance avec ceux de Libussa. Je fus obligé d’empêcher le comte, saisi d’étonnement, d’imprimer un baiser sur le front de ce corps inanimé.

« Ne troublez pas la paix de celle qui repose, » ajoutai-je ; et j’employai tous mes efforts pour retirer au plutôt le comte de ce triste séjour de la mort.

A notre retour au château, nous trouvâmes les personnes qui y étoient restées, dans une attente désagréable. Les deux dames avoient beaucoup questionné le duc sur ce qui s’étoit passé, et n’admettoient pas, comme une excuse valable, la promesse qu’il avoit faite, de garder le silence : elles nous prièrent aussi, mais en vain, de satisfaire leur curiosité.

Elles réussirent mieux le lendemain avec le sacristain, qu’elles firent venir secrètement, et qui dit tout ce qu’il savoit ; mais il ne fit qu’exciter plus vivement leur vif désir de connoître la conversation qui avoit occasionné cette visite nocturne au caveau sépulchral.

Quant à moi, je rêvai tout le reste de la nuit à l’apparition que Marino avoit vue à Paris ; je fis des conjectures que je me gardai de communiquer au comte, parce qu’il révoquoit absolument en doute les relations d’un monde supérieur avec le nôtre. Dans ces conjonctures, je vis avec plaisir que si cette singulière circonstance n’étoit pas entièrement oubliée, au moins on n’en parloit que rarement et très-légèrement.

Mais une autre cause commença à m’inspirer de vives sollicitudes : le duc persistoit constamment à refuser de s’expliquer en tête à tête avec moi, sur les fiançailles qu’il avoit contractées précédemment ; et l’embarras dont il ne pouvoit se défendre, aussitôt que je parlois des bonnes qualités que j’avois cru reconnoître dans sa prétendue, ainsi que de quelques autres particularités, me firent conclure que la fidélité de Marino pour Apollonia, avoit commencé à chanceler dans la galerie des tableaux, à la vue de la belle inconnue ; qu’Apollonia avoit été abandonnée, parce qu’il avoit cédé à la tentation, et que sans doute on ne pouvoit nullement la croire coupable de la rupture d’une alliance solennellement commencée.

Prévoyant dès-lors que la charmante Libussa ne pouvoit pas espérer de trouver le bonheur dans son union avec Marino, et sachant que le jour du mariage étoit proche, je résolus d’arracher au plutôt le masque au perfide, et de le faire repentir de son infidélité.

Un jour il se présenta une occasion excellente à mon gré pour en venir à mes fins. Le soupé fini, nous étions restés à table ; l’on vint à dire que l’iniquité trouve fréquemment sa punition dans le monde : j’observai que j’avois vu des exemples frappans de cette vérité ; alors Libussa et sa mère me pressèrent de citer un de ces exemples.

« En ce cas, Mesdames, » répondis-je, « permettez-moi de vous raconter une histoire, qui, à mon avis, vous intéresse directement.

« Nous ? » répartirent-elles : je jetai en même temps les yeux sur le duc, qui, depuis plusieurs jours, me témoignoit de la méfiance ; et je vis que sa mauvaise conscience le faisoit pâlir.

« C’est du moins ce que je pense, » répliquai-je ; « mais, mon cher comte, m’excuserez-vous si le surnaturel s’entremèle quelquefois dans ma narration ? »

« Très-volontiers, » répondit-il en riant ; « et je vous exprime mon étonnement de ce qu’il vous est arrivé tant de choses de ce genre, tandis que je n’en ai encore éprouvé aucune. »

Je m’aperçus bien que le duc lui faisoit des signes pour approuver ce qu’il disoit ; mais je n’y fis pas attention, et je répondis au comte : « Tout le monde n’a peut-être pas des yeux pour voir. »

« Cela peut être, » répartit-il en riant encore.

« Mais, » lui dis-je tout bas d’un ton expressif, « ce corps intact dans le cercueil, est-ce donc un phénomène ordinaire ? »

Il parut ébranlé, et je continuai ainsi encore à voix basse : « Cela peut au reste très-bien s’expliquer d’une manière naturelle, et il seroit inutile de contester là-dessus avec vous. »

« Nous nous éloignons de notre affaire, » dit la comtesse avec un petit mouvement d’humeur, et elle me fit signe.

Alors je commençai ainsi : « La scène de mon anecdote est à Venise. »

« Je pourrois donc bien en savoir quelque chose, » s’écria le duc qui concevoit des soupçons.

« Peut-être, » repris-je ; « mais l’on a eu des motifs de tenir l’événement secret ; il est arrivé, il y a environ dix-huit mois, à l’époque où vous veniez de commencer vos voyages. »

« Le fils d’un noble très-riche, que je désignerai par le nom de Filippo, attiré à Livourne par les affaires d’une succession, avoit gagné le cœur d’une demoiselle aimable et jolie, nommée Clara ; il lui promit, ainsi qu’à ses parens, avant de retourner à Venise, de revenir au plutôt l’épouser : l’instant du départ fut précédé de cérémonies, qui finirent par devenir terribles. Après que les deux amans eurent épuisé toutes les protestations d’une affection réciproque, Filippo invoqua le secours du génie de la vengeance, dans le cas d’infidélité. Celui des deux amans qui n’auroit pas été coupable, ne devoit pas même reposer tranquillement dans la tombe ; il devoit poursuivre le parjure, pour le forcer à venir chez les morts, partager des sentimens qu’il avoit oubliés. Les parens, assis à table, se souvenoient de leurs jeunes ans, et laissoient un libre cours aux idées romanesques d’une jeunesse exaltée. Les amans finirent par se piquer le bras, et faire couler leur sang dans des verres remplis de vin de champagne blanc. Nos âmes seront aussi inséparables que nos sangs ! s’écria Filippo ; il but la moitié du verre, et donna le reste à Clara. »

En ce moment, le duc éprouva une agitation frappante ; de temps en temps aussi il me lançoit des regards menaçans ; de sorte que je dus conclure que dans son aventure, il s’étoit passé une scène semblable. Je puis cependant affirmer que je racontois les détails relatifs au départ de Filippo, tels qu’ils se trouvoient dans une lettre écrite par la mère de Clara.

« Qui auroit pu, » continuai-je, « après tant de témoignages d’une aussi violente passion, s’attendre au dénoûment ? Le retour de Filippo à Venise, coïncida précisément avec l’époque où parut, dans le grand monde, une jeune beauté élevée jusqu’alors dans un couvent éloigné : elle se montra tout-à-coup comme un ange qu’une nuée a tenu caché, et excita l’admiration de la ville. Les parens de Filippo avoient bien entendu parler de Clara, et de l’alliance projetée entre elle et leur fils ; mais ils pensèrent qu’il en étoit de cette alliance comme de beaucoup d’autres, conclues aujourd’hui, on ne sait pourquoi, et rompues demain sans qu’on le sache davantage. Ils présentèrent leur fils aux parens de Camilla, c’est ainsi que s’appeloit la jeune beauté ; sa famille tenoit le rang le plus distingué. On fit considérer à Filippo le crédit immense auquel il pourroit atteindre par son alliance avec elle ; l’époque du carnaval, qui favorisa ses rapports avec Camilla, achevale reste ; de sorte que le souvenir de Livourne conserva bien peu de place dans son esprit. Ses lettres devenoient de jour en jour plus froides. Clara lui ayant exprimé combien ce changement lui étoit sensible, il cessa absolument de lui écrire, et fit tout ce qu’il put pour hâter son union avec Camilla, incomparablement plus belle et plus riche. Les angoisses de Clara, manifestées par les traits mal assurés de sa lettre, et par les larmes dont on reconnoissoit les empreintes, eurent aussi peu de pouvoir que les prières de cette infortunée, sur le cœur du volage Filippo. La menace même de venir, conformément à leur accord, le poursuivre du fond du tombeau, où la douleur alloit la précipiter, pour l’y entraîner avec elle, ne fit que peu d’impression sur son esprit, uniquement occupé de la pensée de goûter le bonheur dans les bras de Camilla. »

« Le père de cette jeune personne, mon ami intime, m’invita d’avance à la noce. Quoique des affaires nombreuses le tinssent cet été à la ville, de sorte qu’il ne pouvoit jouir, aussi commodément qu’à l’ordinaire, des plaisirs de la campagne, nous allâmes pourtant quelquefois à sa maison de plaisance, située sur les bords de la Brenta ; c’est là que devoit se célébrer le mariage de sa fille, avec toute la pompe imaginable. »

« Une circonstance particulière fit différer la cérémonie de quelques semaines ; les parens de Camilla ayant goûté le bonheur dans leur union, désirèrent que leur fille reçût la bénédiction nuptiale, du même prêtre qui la leur avoit donnée. Ce dernier, qui, malgré son grand âge, avoit l’apparence d’une santé vigoureuse, fut saisi d’une fièvre lente, qui ne lui permit pas de quitter le lit ; cependant elle se calma, il alla de mieux en mieux, et le jour du mariage fut enfin fixé.

« Mais, comme si un pouvoir secret eût voulu empêcher cette union, le bon ecclésiastique fut pris, le jour même destiné au mariage, d’un frisson si violent, qu’il n’osa pas sortir, et fit conseiller aux jeunes gens de choisir un autre prêtre pour les marier.

« Les parens persistèrent dans leur dessein de ne faire bénir l’union de leurs enfans que par le respectable vieillard qu’ils avoient désigné. Ils se seroient certainement épargnés beaucoup de chagrin, s’il ne se fussent pas départis de cette idée.

« On avoit cependant fait des préparatifs pour la fête ; et comme on ne pouvoit pas la remettre davantage, il fut décidé qu’elle seroit considérée comme une cérémonie de fiançaille solennelle. Dès le grand matin, les gondoliers, parés de leurs beaux habits, attendoient la compagnie au bord du canal ; bientôt leurs chants joyeux se firent entendre, en conduisant, à la maison de plaisance ornée de fleurs, les nombreuses gondoles qui renfermoient la société la mieux choisie.

« Pendant le dîner, qui se prolongea jusqu’au soir, les prétendus échangèrent leurs anneaux. A l’instant même, un cri perçant se fit entendre ; il frappa de terreur tous les convives, et glaça d’effroi Filippo. On courut aux fenêtres : quoiqu’il commençât à faire obscur, on distinguoit encore très-bien les objets ; on ne découvrit rien. »

« Arrêtez un instant, » me dit, avec un sourire hagard, le duc, dont le visage, qui avoit fréquemment changé de couleur, décéloit le tourment d’une mauvaise conscience. « Je connois aussi ce cri entendu en plein air ; il est emprunté des Mémoires de Mlle Clairon : un amant décédé la tourmenta de cette manière tout-à-fait originale. Le cri fut suivi d’un claquement de mains ; j’espère, M. le marquis, que vous n’oublierez pas cette particularité dans votre conte. »

« Et pourquoi, » répliquai-je, « croyez-vous qu’il n’a pu arriver qu’à cette actrice quelque chose de semblable ? votre incrédulité me semble d’autant plus extraordinaire, qu’elle cherche à s’appuyer sur des faits qui peuvent réclamer la croyance. » La comtesse me fit signe de continuer ; je poursuivis ainsi : « Un peu après que l’on eut entendu ce cri inexplicable, je priai Camilla, en face de qui j’étois assis, de vouloir bien me laisser voir encore une fois son anneau, dont on avoit déja admiré le travail précieux. Il n’est plus à son doigt : on cherche ; pas la moindre trace de l’anneau. On se lève pour chercher plus exactement : tout est inutile.

« Cependant l’instant des divertissemens de la soirée approche ; un feu d’artifice tiré sur la Brenta doit précéder le bal ; on se masque et on entre dans les gondoles ; mais rien de plus frappant que le silence qui règne durant cette fête ; personne n’ouvre la bouche : à peine un cri de bravo est-il articulé de la manière la plus froide, en voyant le feu d’artifice.

« Le bal fut un des plus brillans que j’aie vu : les pierreries dont les dames de la société étoient couvertes, réfléchissoient la lumière des lustres, et la renvoyoient avec un nouvel éclat. La personne la plus richement parée étoit Camilla. Son père, qui aimoit le faste, se réjouissoit, en pensant que dans l’assemblée personne n’égaloit sa fille en éclat comme en beauté.

« Probablement, pour s’en mieux assurer, il fait le tour de la salle, et revient en exprimant hautement sa surprise, d’avoir aperçu sur une autre dame les mêmes pierreries dont Camilla est parée. Il eut même la foiblesse d’en ressentir un léger chagrin. Il se consola cependant, parce qu’un bouquet de diamans, destiné à Camilla, pour le souper, devoit effacer le prix de tout ce qu’elle portoit.

« Mais lorsque l’on fut prêt à se mettre à table, et que le père promena encore ses regards autour de lui, la même dame avoit aussi un bouquet au moins aussi précieux que celui de Camilla.

« La curiosité de mon ami ne peut se contenir plus long-temps ; il s’approche en disant : Est-ce être trop indiscret, beau masque, de m’informer tout bas de votre nom ? Mais à son grand étonnement, la dame secoue la tête en se détournant de lui.

« Le maître d’hôtel entre, au même moment, et demande si la société est devenue plus nombreuse depuis le dîner, attendu que les couverts ne peuvent plus suffire. Le père lui répond que non, d’un air assez mécontent, et accuse ses domestiques de négligence ; mais le maître d’hôtel persiste dans ce qu’il a dit.

« On met un couvert de plus, le père les compte lui-même, et trouve qu’il y en a un au-delà du nombre de personnes qu’il a invitées. Comme il avoit eu récemment, au sujet de quelques paroles inconsidérées, des démélés avec le gouvernement, il craignit que quelque sbirre ne se fût glissé dans la société ; mais comme il n’étoit pas à craindre que ce jour-là l’on dît rien qui pût être suspect, il résolut, afin d’obtenir satisfaction pour un procédé aussi indiscret au milieu d’une fête de famille, de prier tous ceux qui étoient à sa fête de vouloir bien se démasquer ; cependant, pour éviter le dérangement qui en résulteroit, il se promit de n’en venir là qu’à la fin de la fête.

« Chacun témoigna sa surprise du luxe et de la recherche du repas. Il surpassoit de beaucoup ce que l’on avoit coutume de voir dans le pays, surtout pour les vins. Cependant, le père de Camilla n’étoit pas satisfait, et se plaignoit hautement de ce qu’un accident survenu à son excellent vin de Champagne rouge l’empêcheroit d’en offrir un seul verre à ses convives.

« La société sembla vouloir se livrer à la gaité, que l’on n’avoit pas goûtée de tout le jour ; mais on ne partageoit pas ces dispositions auprès de la place où j’étois assis. La curiosité seule occupoit tous les esprits. Je me trouvois peu éloigné de la dame si richement parée, et je remarquai qu’elle ne but ni ne mangea rien, qu’elle n’adressa ni ne répondit un seul mot à ses voisins, et qu’elle sembloit avoir les yeux constamment fixés sur les deux fiancés.

« Le bruit de cette singularité se répandit graduellement dans toute la salle, et troubla de nouveau la joie qui se manifestoit. On se communiquoit, tout bas, une foule de conjectures sur la personne mystérieuse. L’avis le plus général, fut qu’une passion malheureuse pour Filippo pouvoit être la cause de cette conduite extraordinaire. Les personnes qui se trouvoient auprès de l’inconnue se levèrent de table les premiers, afin de chercher un voisinage plus gai. Leurs places furent occupées par d’autres qui espéroient trouver dans la dame silencieuse une personne de leur connoissance, et obtenir d’elle un accueil plus gracieux : ce fut inutilement.

« Dans l’instant même où l’on versoit à la ronde le vin de Champagne, Filippo vint aussi prendre une chaise auprès de l’inconnue.

« Elle parut alors un peu plus animée ; elle se tourna vers Filippo, ce qu’elle n’avoit pas fait pour les autres, et elle lui présenta son verre, comme pour l’engager à y boire.

« Un tremblement violent saisit Filippo, lorsqu’elle le regarda fixément.

« Le vin est rouge, s’écria-t-il en montrant le verre ; je croyois qu’il n’y avoit pas de vin de Champagne rouge.

« Rouge ? répartit, d’un air très étonné, le père de Camilla, qui s’étoit approché par curiosité.

« Regardez le verre de la dame, répliqua Filippo.

« Le vin y est aussi blanc que dans les autres verres, répondit le père de Camilla. Il en appela au témoignage de tous les convives, qui déclarèrent unanimement que le vin étoit blanc.

« Filippo ne but pas, et quitta sa chaise. Un second regard de sa voisine lui avoit occasionné une agitation affreuse.

« Il prit le père de Camilla à part, et lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci revint vers la compagnie, à qui il adressa ces mots : Mesdames et messieurs, je vous prie, pour des raisons que je vous ferai ensuite connoître, de vouloir bien vous démasquer pour un instant.

« Comme en faisant cette invitation il exprimoit, en quelque sorte, le vœu général, tant étoit vif le desir de voir sans masque la dame silencieuse, tous les visages furent découverts dans un clin-d’œil, à l’exception de celui de cette dame, sur qui tous les regards se fixèrent.

« Vous avez seule conservé votre masque, lui dit le père de Camilla, après un moment de silence, puis-je espérer que voudrez bien aussi l’ôter ?

« Elle persista obstinément à refuser de se faire reconnoître.

« Cette conduite fut d’autant plus sensible au père de Camilla, qu’il reconnut dans les autres personnes celles qu’il avoit invitées à la fête, et que, sans doute, la dame silencieuse étoit celle qui se trouvoit au-delà de ce nombre. Il ne voulut pourtant pas essayer de la forcer à se démasquer, parce que la richesse extraordinaire de sa parure ne lui permit pas de conserver le soupçon que la personne qui avoit accru le nombre de ses convives, fût un espion, et aussi parce que la regardant comme une personne de distinction, il ne vouloit pas lui manquer. Peut-être étoit-elle une amie de sa famille, qui ne demeuroit pas à Venise, et qui, à son arrivée dans cette ville, instruite de la fête qu’il donnoit, avoit imaginé cette plaisanterie bien innocente.

« On trouva pourtant à propos de prendre, à tout hasard, quelques éclaircissemens parmi les domestiques ; mais aucun ne connoissoit cette dame, aucun ne lui appartenoit ; ceux du père de Camilla ne se souvinrent même pas d’en avoir vu qui eussent l’air d’être à elle.

« Cela sembla d’autant plus étrange que cette dame, ainsi que je l’ai déjà dit, n’avoit mis le magnifique bouquet qu’un instant avant le souper.

« Le chuchotement, qui avoit généralement succédé à toute espèce de conversation, prenoit à chaque instant une nouvelle force, lorsque soudain la dame masquée se leva, fit signe à Filippo de la suivre, et marcha vers la porte ; mais Camilla empêcha Filippo d’obéir au signal. Elle avoit, depuis long-temps, observé avec quelle attention la personne mystérieuse regardoit son prétendu ; elle avoit aussi remarqué qu’il avoit quitté cette dame dans une agitation affreuse, et elle craignoit qu’il n’y eût dans tout cela une folie causée par l’amour. Le maître de la maison, sourd à toutes les représentations de sa fille, en proie aux plus vives alarmes, suivit l’inconnue, de loin à la vérité, mais il doubla le pas lorsqu’il la vit hors de la salle. Dans ce moment, le cri que l’on avoit entendu à midi se répéta, mais plus fortement à cause du silence de la nuit, et répandit de nouveau l’épouvante dans l’assemblée. Lorsque le père de Camilla se fut remis de son premier mouvement de terreur, on n’aperçut plus la moindre trace de la dame inconnue.

« Les personnes qui se trouvoient en dehors de la maison n’avoient nulle connoissance de la dame masquée. Les environs étoient remplis d’une foule nombreuse, le rivage se trouvoit garni de gondoliers ; aucun de tous ces individus n’avoit aperçu cette dame mystérieuse.

« Toutes ces circonstances avoient causé une si vive inquiétude à la société, que chacun desiroit ardemment retourner chez soi, et que le maître de la maison fut obligé de laisser partir les gondoles beaucoup plus tôt qu’il n’eût voulu.

« Le retour, comme on devoit s’y attendre, fut encore bien triste.

« Le lendemain, les deux fiancés étoient pourtant assez calmes. Filippo avoit même adopté le sentiment de Clara, qui pensoit que l’inconnue étoit une personne dont l’amour avoit égaré la raison. Quant au cri effrayant répété deux fois, on crut pouvoir l’attribuer à des gens qui se divertissoient, et on décida que le défaut d’attention des domestiques étoit seul cause que l’inconnue eût disparu sans que l’on s’en fût aperçu ; enfin, on supposa que la disparition subite de l’anneau, que l’on n’avoit pas encore retrouvé, étoit due à la malice de quelque domestique qui l’avoit escamoté.

« En un mot, on écarta tout ce qui pouvoit affoiblir ces explications, et l’on n’éprouva qu’un seul embarras. Le vieux prêtre, qui devoit donner la bénédiction, venoit de rendre le dernier soupir ; et l’amitié, qui l’avoit uni si intimement aux parens de Camilla, ne permettoit pas décemment de songer au mariage et aux divertissemens, dans la semaine qui suivoit sa mort.

« Le jour où l’on enterra ce vénérable ecclésiastique, la légèreté de Filippo fut fortement troublée. Il apprit, par une lettre de la mère de Clara, la mort de cette jeune personne. Succombant au chagrin que lui avoit causé l’infidélité de l’homme qu’elle n’avoit pas cessé d’aimer, elle étoit morte ; mais, à sa dernière heure, elle avoit déclaré qu’elle ne reposeroit pas dans le tombeau, jusqu’à ce que le parjure eût rempli la promesse qu’il avoit faite.

« Cette circonstance produisit sur lui une impression plus vive que toutes les imprécations de la malheureuse mère. Il se souvint que le premier cri, dont on n’avoit pu deviner la cause, s’étoit fait entendre à l’instant précis où Clara avoit cessé de vivre ; alors, il fut fermement persuadé que le masque inconnu n’avoit pu être que l’esprit de Clara.

« Cette pensée le privoit, par intervalle, de l’usage de sa raison.

« Il portoit constamment cette lettre sur lui, et, d’un air égaré, la tiroit quelquefois hors de sa poche, pour la considérer fixement. La présence de Camilla ne l’en empêchoit pas. Comme elle supposoit que cette lettre contenoit la cause du changement extraordinaire de Filippo, elle la ramassa un jour qu’absorbé dans une réfléxion profonde, il la laissa tomber, et elle en fit lecture.

« Filippo, frappé de la pâleur et de l’abattement de Camilla, en lui remettant la lettre, reconnut avec effroi qu’elle l’avoit lue ; désolé, il se jeta à ses pieds, et la conjura de lui dire ce qu’il avoit à faire.

« M’aimer avec plus de fidélité que celle qui n’est plus, répondit tristement Camilla.

« Il le lui promit avec transport.

« Mais son agitation augmentoit sans cesse, et s’accrut même avec une violence extraordinaire, le matin du jour du mariage. En allant, lorsqu’il faisoit encore obscur, à la maison du père de Camilla, où il devoit prendre sa prétendue, pour la mener avant le jour, à l’église, suivant l’usage du pays, il crut voir constamment l’ombre de Clara marcher à ses côtés.

« Jamais on n’a vu deux personnes aller recevoir la bénédiction nuptiale avec un air aussi morne. J’accompagnois les parens de Camilla qui m’avoient prié d’être témoin. Nous nous sommes par la suite rappelés plusieurs fois cette matinée lugubre.

« Nous allions silencieusement à l’église della Salute ; Filippo me répétoit fréquemment, durant notre marche, d’éloigner l’étrangère d’auprès de Camilla, parce qu’il lui supposoit quelque mauvais dessein contre elle.

« Quelle étrangère ? lui demandai-je ? »

« Au nom de Dieu, ne parlez pas si haut, reprit-il ; vous voyez bien pourtant comme elle cherche à se placer par force entre Camilla et moi.

« Chimères, mon ami, il n’y a que vous et Camilla. »

» Plût au ciel que mes yeux ne me trompassent point ! Pourvu qu’elle ne vienne pas dans l’église, ajouta-t il, lorsque nous arrivions à la porte.

» Elle n’y entrera sûrement pas, lui répondis-je ; et à la grande surprise des parens de Camilla, je fis comme si je voulois chasser quelqu’un.

« Nous trouvâmes dans l’église le père de Filippo. Dès que celui-ci l’aperçut, il prit congé de lui comme s’il alloit mourir. Camilla sanglotoit ; Filippo s’écria : Voilà l’étrangère ; elle est donc entrée ? Les parens de Camilla ne savoient si, dans de telles conjonctures, il convenoit de commencer la cérémonie religieuse.

« Mais Camilla, toute entière à son amour, s’écria : Ce sont précisément ces idées chimériques qui lui rendent mes soins plus nécessaires.

« On s’approcha de l’autel ; au même instant un coup de vent éteignit les cierges. Le prêtre paroissoit mécontent de ce que l’on n’avoit pas mieux fermé les fenêtres ; mais Filippo s’écria : Les fenêtres ? Mais ne voyez-vous donc pas qu’il y a ici quelqu’un qui a exprès soufflé les cierges ?

« Chacun se regardoit avec étonnement. Filippo s’écria, en dégageant à la hâte sa main de celle de Camilla : Ne voyez-vous pas aussi que l’on m’arrache d’auprès de ma prétendue ?

« Camilla tomba évanouie dans les bras de ses parens ; alors le prêtre déclara que, dans une circonstance aussi critique, il étoit impossible de procéder à la cérémonie.

« Les parens des deux prétendus attribuèrent l’état de Filippo à une aliénation mentale. On supposa même qu’il étoit victime d’un empoisonnement, lorsqu’un moment après l’infortuné expira au milieu des convulsions les plus violentes. Les chirurgiens qui ouvrirent son corps, ne découvrirent rien qui vint à l’appui de ce soupçon.

« Les parens qui dans la suite furent, ainsi que moi, instruits par Camilla du sujet des prétendues chimères de Filippo, firent tout ce qu’ils purent pour étouffer cette aventure ; cependant en rapprochant toutes les circonstances, on ne put jamais expliquer convenablement l’apparition du masque mystérieux lors des fiançailles. Ce qui parut encore assez surprenant, c’est que l’anneau égaré à la maison de campagne, se trouva parmi les autres joyaux de Camilla, à l’instant où l’on sortit de l’église. »

« Voilà ce que j’appelle une histoire merveilleuse ! » dit le comte ; sa femme poussa un profond soupir, et Libussa s’écria : « J’en ai réellement eu le frisson. »

« C’est ce qui doit arriver à toutes les fiancées qui écoutent de tels récits » répondis-je, en regardant fixément le duc, qui, pendant que je parlois, s’étoit levé et assis plusieurs fois, et qui, par son regard mal assuré, faisoit assez connoître qu’il craignoit que je ne voulusse contrarier ses désirs.

« Un mot ! » me dit-il à l’oreille, lorsque nous allâmes nous coucher, et il m’accampagna jusqu’à ma chambre.

« Je pénètre vos vues généreuses ; cette histoire forgée à plaisir.... »

« Arrêtez ! » lui répondis-je d’un ton courroucé ; « j’ai été témoin de ce que vous avez entendu. Comment pouvez-vous, sans redouter son ressentiment, accuser de mensonge un homme d’honneur ?

« Nous parlerons de ceci ensuite, » repartit-il d’un air railleur. « Mais dites-moi actuellement d’où avez-vous tiré l’anecdote du sang mêlé au vin ? Je connois la personne de la vie de laquelle vous avez emprunté ce trait. »

« Je puis vous assurer que je ne l’ai emprunté que de la vie de Filippo ; au reste, il en pourroit être de cette particularité comme du cri. Cette manière singulière de s’unir à jamais, peut s’être présentée à l’imagination de deux autres fiancés. »

« A la bonne heure ! cependant on pourroit encore indiquer dans votre narration beaucoup de traits de ressemblance avec une autre aventure. »

« Cela est possible ; toutes les affaires d’amour viennent au fond d’une même famille, et ne peuvent nier la parenté. »

« N’importe ! » reprit Marino ; « mais je désire d’abord que dorénavant vous ne vous permettiez aucune allusion à ma vie passée ; que moins encore vous ne racontiez certaines anecdotes au comte ; à ces conditions, et seulement à ces conditions je vous pardonne votre précédente et très-ingénieuse fiction. »

« Des conditions ?... me pardonner ?.... et c’est vous qui me parlez ainsi ?... C’en est trop. Voici ma réponse : Demain matin le comte apprendra que vous avez déjà été fiancé, et ce que vous exigez en ce moment. »

« Marquis, si vous l’osez..... »

« Ah ! ah !... oui, je l’oserai ; je le dois à un vieil ami. L’imposteur qui ose m’accuser de mensonge, ne portera plus dans cette maison son masque trompeur. »

La colère m’avoit, malgré moi, emporté si loin, qu’un duel devenoit à-peu-près inévitable. Le duc me défia. Nous convînmes, en nous séparant, de nous trouver le lendemain matin dans un bois voisin, avec des pistolets.

En effet, avant le jour, nous prîmes chacun notre domestique, et nous allâmes dans la forêt. Marino ayant remarqué que je n’avois songé à aucune disposition dans le cas où je serois tué, s’en chargea, et proscrivit à mon domestique ce qu’il falloit faire de mon corps comme si tout étoit déjà décidé ; il m’adressa encore la parole avant que nous en vinssions aux mains, « parce que, » disoit-il, « le combat entre nous ne pourroit qu’être très-inégal. Je suis jeune, » ajouta-t-il, « déjà dans plusieurs affaires on a éprouvé que ma main est sûre ; je n’ai à la vérité mis personne à mort ; mais toujours j’ai frappé mon adversaire au point que j’avois désigné. Ici, il faut pour la première fois que le combat soit à mort, c’est le seul moyen de vous empêcher de me nuire ; cependant, si vous me donnez ici même votre parole d’honneur de ne pas découvrir au comte ce qui concerne ma vie passée, je consens à regarder l’affaire comme terminée.

Je devois naturellement rejeter sa proposition ; je le fis.

« En ce cas, recommandez votre âme à Dieu, » reprit-il. Nous nous préparâmes. « C’est à vous à tirer, » me dit-il.

« Je vous cède le premier coup, » lui répondis-je.

Il s’y refusa ; alors je tirai, et je lui fis sauter le pistolet de la main : il resta surpris ; mais son étonnement fut au comble, lorsqu’ayant pris une autre arme, son coup m’eût manqué. Il prétendoit même m’avoir visé au cœur ; il ne pouvoit dissimuler au reste que de ma part aucun mouvement de frayeur ne l’avoit empêché de m’atteindre.

Sur son invitation, je tirai une seconde fois ; je visai encore son pistolet, qu’il tenoit de la main gauche, et à son grand étonnement je le fis aussi sauter ; mais le coup avoit porté si près de la main, qu’il en devoit nécessairement résulter une contusion.

Son second coup ayant passé près de moi, je lui dis que je ne tirerois plus ; mais que comme on pouvoit attribuer à l’agitation violente de son sang l’accident qui lui étoit arrivé de me manquer deux fois, je lui proposois de m’ajuster encore. Avant qu’il put refuser mon offre, le comte, qui avoit conçu des soupçons, étoit entre nous avec sa fille ; il se plaignit beaucoup de la conduite de ses hôtes ; il demanda des éclaircissemens sur la cause de notre altercation : alors je lui dévoilai toute l’affaire en présence de Marino. L’embarras de ce dernier convainquit le comte et Libussa de la réalité des reproches que sa conscience lui faisoit.

Mais bientôt le duc sut profiter de l’amour de Libussa, pour opérer un changement total dans l’esprit du comte ; et le soir même, celui-ci me dit : « Vous avez raison, je devrois user de rigueur, et renvoyer le duc de ma maison ; mais qu’y gagneroit cette Apollonia qu’il a abandonnée, et qu’il ne reverra plus ? Ajoutez à cela qu’il est le seul homme pour qui ma fille ait témoigné une inclination véritable. Laissons ces jeunes gens suivre leur penchant ; la comtesse partage ma façon de penser, et avoue qu’elle seroit très-chagrine de voir notre maison perdre le beau Vénitien. Combien ne se commet-il pas dans le monde d’infidélités que les circonstances font excuser ? »

« Mais il me semble que ces circonstances manquent dans l’occurence actuelle, » répondis-je. Je m’arrêtai pourtant quand je remarquai que le comte tenoit fermement à son opinion.

Le mariage cut lieu sans aucun empêchement ; cependant il régna peu de gaîté à cette fête, d’ailleurs bruyante et splendide. Le bal de la soirée fut passablement triste ; Marino seul dansoit avec un emportement extraordinaire.

« Par bonheur, M. le marquis, » me dit il en quittant la danse pour un moment, et en riant bien haut à mon oreille, « il n’y a pas encore ici de revenant comme à votre noce de Venise. »

« Mais, » lui répondis-je en levant le doigt, « ne vous réjouissez pas trop tôt, le malheur marche à pas lents ; souvent on ne l’aperçoit que lorsqu’on l’a sur les talons. »

Contre mon attente, ce discours le rendit entièrement muet ; et ce qui me convainquit encore plus de l’impression qu’il avoit produit, fut l’emportement redoublé avec lequel le duc recommença à danser.

La comtesse le pria en vain de ménager un peu plus sa santé : les supplications de Libussa parvinrent seules à l’engager à s’asseoir pour reprendre haleine ; car il n’en pouvoit plus.

Un peu après, je vis Libussa qui versoit des pleurs ; ils ne sembloient nullement être occasionnés par la joie ; puis elle sortit de la salle. Je me tenois aussi près de la porte que je le suis de vous en ce moment ; de sorte que je ne pus douter que c’étoit bien Libussa ; aussi me sembla-t-il étrange de la voir rentrer quelques minutes après, avec le visage le plus serein. Je la suivis, et je remarquai qu’elle engagea le duc à danser ; et que bien loin de modérer son emportement, elle le partagea, et l’accrut même par son propre exemple. Je remarquai aussi que, cette danse finie, le duc prit congé des parens de Libussa, et s’échappa avec elle par une petite porte, par où l’on alloit à la chambre nuptiale.

Pendant que je tâchois de m’expliquer comment il étoit possible que Libussa eût aussi promptement changé de sentiment, une conversation à voix basse s’engageoit à la porte de la salle, entre le comte et son valet de chambre. On s’apercevoit que le sujet en étoit important, aux regards courroucés que le comte lança au jardinier, qui confirmoit, à ce qu’il sembloit, ce que le valet de chambre avoit dit.

Je m’approchai du groupe, et j’entendis que, comme à telle époque citée, l’orgue de l’église venoit de jouer, et que tout l’édifice avoit été illuminé, dans l’intérieur, jusqu’à minuit qui venoit de sonner.

Le comte se fàcha beaucoup de ce qu’on l’étourdissoit d’une fable aussi niaise, et demanda pourquoi on ne l’avoit pas averti plutôt : on lui répondit que chacun avoit voulu attendre comment cela se termineroit. Le jardinier ajouta que le vieux chapelain s’étoit montré de nouveau. Les paysans qui demeuroient près de la forêt, prétendirent même qu’ils avoient vu le sommet de la montagne, qui la dominoit entièrement, illuminé, et les esprits danser en rond.

« Fort bien ! » s’écria le comte d’un air sombre ; « voilà toutes les vieilles billevesées qui reprennent : la fiancée morte va aussi, je l’espère, jouer son rôle. »

Le valet de chambre ayant poussé le jardinier pour qu’il n’enflammât pas davantage la colère du comte, je pris la parole : « On pourroit au moins écouter, » dis-je au comte, « ce que vos gens prétendent avoir vu. De quoi s’agit-il au sujet de la fiancée morte ? » demandai-je au jardinier.

Celui-ci leva les épaules.

« N’avois-je pas raison ? » s’écria le comte ; « nous y voici donc, elle va être en scène ; tout cela s’arrange dans la mémoire de ces gens-là, et cela se fraye ensuite un chemin à leurs yeux... Peut-on savoir sous quelle forme ? »

« Je demande excuse, » répondit le jardinier ; « mais elle ressembloit à défunte Mlle Hildegard ; elle a passé dans le jardin tout près de moi, et est entrée dans le château. »

« Ah ça, » lui dit le comte, « sois à l’avenir un peu plus circonspect dans tes idées chimériques, et laisse ma fille en paix dans sa tombe... C’est bon. » Il fit signe en même temps à ses gens, et ils sortirent.

« Eh bien ! mon cher marquis ! » me dit-il ensuite.

« Eh bien ? »

« Votre croyance aux contes iroit-elle jusqu’à ne pas révoquer en doute l’apparition de mon Hildegarde ? »

« Au moins n’est-elle pas apparue au jardinier seul... Souvenez-vous de l’aventure dans le Muséum à Paris. »

« Vous avez raison, c’étoit encore une jolie invention, que jusqu’à ce moment je n’ai pu approfondir. Croyez que j’aurois plutôt refusé ma fille au duc, pour avoir pu inventer un mensonge aussi grossier, que pour avoir abandonné sa première amante. »

« Je vois bien que nous ne nous accorderons pas aisément sur ce point ; car de même que ma croyance vous semble étrange, vos doutes me paroissent incompréhensibles. »

L’assemblée qui s’étoit réunie au château, se retira peu à peu. J’étois resté seul avec le comte et sa femme, lorsque Libussa, vêtue de ses habits de bal, se montra à la porte de la salle, et eut l’air étonné de ne plus voir la société.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda la comtesse. Son mari ne trouva pas assez d’expression pour peindre son étonnement.

« Où est Marino ? » s’écria Libussa.

« Tu nous le demandes ? » répartit sa mère ; « ne t’avons nous pas vue sortir avec lui par cette petite porte ? »

« Cela ne se peut pas ; vous êtes dans l’erreur. »

« Mais, non ; non, ma chère enfant ! Il n’y a qu’un instant, tu as dansé avec un emportement singulier ; ensuite vous êtes sortis tous deux. »

« Moi, ma mère ? »

« Oui, ma chère Libussa ; comment as-tu pu oublier tout cela ? »

« Je n’ai rien oublié, je vous l’assure. »

« Où as-tu donc resté si long-temps ? »

« Dans la chambre de ma sœur, » dit Libussa. Je remarquai qu’à ces mots le comte pâlit un peu ; son regard craintif cherchoit le mien ; il garda pourtant le silence. La comtesse craignant que sa fille ne se trompât, lui dit d’un ton affligé : « Comment as-tu eu une aussi singulière idée, dans un jour comme celui-ci ? »

« Je ne pourrois en dire la raison ; je sais seulement que je me suis sentie tout-à-coup un très-grand serrement de cœur, et il m’a semblé qu’il ne me manquoit qu’Hildegarde. J’avois en même temps la ferme espérance de la trouver dans sa chambre occupée à jouer de la guitare ; voilà pourquoi je m’y suis glissée tout doucement. »

« L’y as-tu trouvée ? »

« Hélas ! non ; mais le vif désir que je ressentois de la voir, joint à la fatigue de la danse, m’avoient tellement épuisée, que je me suis assise sur une chaise, où je me suis profondément endormie. »

« Depuis combien de temps as-tu quitté la salle ? »

« L’horloge de la tour sonnoit onze heures trois quarts, lorsque je suis entrée dans la chambre de ma sœur. »

« Qu’est-ce que tout cela ? » dit tout bas la comtesse à son mari ; « elle parle d’une manière suivie ; cependant je sais bien que lorsque l’horloge a sonné onze heures trois quarts, j’exhortois, à cette même place, Libussa à danser avec un peu plus de modération. »

« Et Marino ? » demanda le comte.

« Je croyois, comme je l’ai déjà dit, le trouver ici. »

« Bon Dieu ! » s’écria la mère, « elle extravague ; mais lui, où est-il donc ? »

« Quoi donc, ma bonne mère ? » dit Libussa d’un air inquiet, en s’appuyant sur la comtesse. Cependant le comte prit un flambeau, et me fit signe de le suivre.

Un spectacle affreux nous attendoit dans la chambre nuptiale, où il me conduisit. Nous trouvâmes le duc étendu à terre. Il ne restoit pas en lui le plus léger signe de vie ; ses traits étoient défigurés d’une manière effrayante.

Jugez de la douleur amère de Libussa, lorsqu’on lui fit ce récit, et que tous les efforts des gens de l’art pour rappeler le duc à la vie, furent sans succès.

La famille du comte tomba dans une consternation contre laquelle tous les motifs de consolation vinrent échouer. Peu après, une affaire pressante me fit quitter ce séjour, dont je desirois m’éloigner.

Mais auparavant, je ne manquai pas de recueillir dans le village des renseignemens précis sur la morte fiancée. L’anecdote, en passant de bouche en bouche, avoit malheureusement éprouvé des altérations. Il me paroît que cette morte fiancée avoit vécu dans ce canton, vers le quatorzième ou le quinzième siècle. C’étoit une demoiselle noble. Elle s’étoit conduite, envers son amant, avec tant d’ingratitude et de perfidie, qu’il en étoit mort de chagrin ; mais ensuite, lorsqu’elle voulut se marier, il lui apparut dans la nuit de ses noces, et elle en mourut. On racontoit que depuis lors, l’esprit de cette malheureuse erroit sur terre et prenoit toutes sortes de figures, particulièrement celle de jolies personnes, pour rendre les amans infidèles. Comme il ne lui étoit pas permis de se revêtir de l’apparence d’une personne vivante, il choisissoit parmi les personnes décédées, celles qui leur ressembloient le plus. C’est par cette raison qu’il fréquentoit volontiers les galeries où se trouvoient les portraits de famille. On soutenoit même qu’on l’avoit vu dans les collections ouvertes au public. Enfin, on disoit qu’en punition de sa perfidie, il seroit errant jusqu’à ce qu’il eût trouvé un homme qu’il chercheroit vainement à faire manquer à ses engagemens ; et il paroît, ajoutoit-on, que cela n’étoit pas encore arrivé.

Ayant demandé quels rapports subsistoient entre cet esprit et le vieux chapelain, dont j’avois aussi entendu parler, on me dit que le sort de ce dernier dépendoit de celui de la demoiselle, parce qu’il l’avoit aidée dans ses actions criminelles. Mais personne ne put me donner d’éclaircissement satisfaisant sur la voix qui avoit appelé le duc par son nom, ni sur ce que signifioit l’église qui avoit été éclairée la nuit, et où l’on avoit chanté la grand’messe. Personne ne savoit, non plus, comment expliquer la danse sur la montagne dans la forêt.

Au reste, ajouta le marquis, vous avouerez que ces traditions s’adaptent merveilleusement à mon histoire, et peuvent, jusqu’à un certain point, en remplir les lacunes ; mais je ne suis pas en état de donner une solution plus satisfaisante. Je réserve pour une autre fois une seconde histoire de cette même morte fiancée ; je ne l’ai apprise que depuis quelques semaines ; elle me semble intéressante ; aujourd’hui il est trop tard, et je crains d’avoir, en parlant, pris un peu trop sur les momens de loisir de la société.

Il venoit de finir ces mots, et quelquesuns de ses auditeurs, tout en le remerciant de la peine qu’il avoit prise, témoignoient peu de dispositions à ajouter foi à son histoire, lorsqu’une personne de sa connoissance entra, d’un air empressé, et lui dit quelques mots à l’oreille. Rien de plus frappant que le contraste offert par l’air affairé et inquiet de ce nouveau venu, en parlant au marquis, et le calme de celui-ci en l’écoutant.

« Hâtez-vous, » dit enfin le premier, que ce sang-froid impatientoit ; « dans quelques minutes, vous vous repentirez de ce délai. »

« Je vous suis obligé de votre sollicitude affectueuse, » répondit le marquis ; mais il eut l’air de prendre son chapeau, plutôt faire comme tous les autres, qui se préparoient à retourner chez eux, que pour vouloir se dépêcher de sortir.

« Vous êtes perdu, » dit l’autre en voyant entrer, à la tête d’un détachement, un officier qui demanda le marquis. Celui-ci se fit aussitôt connoître.

« Vous êtes mon prisonnier, » dit l’officier. Le marquis le suivit, après avoir dit adieu, d’un air riant, à la compagnie, et avoir prié que l’on fût sans inquiétude sur son compte.

« Sans inquiétude ? » reprit celui dont il avoit dédaigné l’avis. « Sachez que le marquis, à ce que l’on a découvert, entretient des liaisons avec des gens très-suspects ; son arrêt de mort est à-peu-près prononcé. Je venois, par pitié, l’en avertir ; car, peut-être, étoit-il encore temps ; mais, d’après sa conduite, j’ai peine à croire qu’il soit dans son bon sens. »

L’assemblée, que cet évènement avoit singulièrement troublée, se livroit à toutes sortes de conjectures, lorsque l’officier rentra, et demanda encore une fois le marquis.

« Il vient de sortir avec vous, » lui répondit quelqu’un.

« Mais il est rentré. »

« Nous n’avons vu personne. »

« Il a donc disparu, » reprit l’officier en souriant ; puis il fit chercher dans tous les coins.