Fantasmagoriana/La Tête de mort

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LA TÊTE DE MORT.




La beauté de la soirée, qui succédoit à un jour d’été très-chaud, avoit engagé le colonel Kielholm à s’asseoir, avec sa petite famille, sur le banc de pierre placé devant le manoir seigneurial de la terre qu’il venoit d’acheter. Afin de connoître peu à peu ses nouveaux vassaux, il prenoit plaisir à questionner sur leurs occupations et leur position, la plupart de ceux qui passoient, il allégeoit bien des peines par ses conseils, et même par ses bienfaits. Sa famille éprouvoit un plaisir singulier à voir que l’auberge, située en face du château, au lieu d’offrir un aspect malpropre et repoussant, comme sous le précédent maître, devenoit de jour en jour meilleure et plus décente. On s’en réjouissoit d’autant plus, que le nouvel hôtelier, qui avoit resté long-temps au service de la famille, vantoit les suites heureuses de ses améliorations, et se plaisoit dans son nouvel état, qui lui promettoit pour lui, sa femme et sa famille, un avenir heureux. Auparavant, quoique la route fût très-fréquentée, personne ne se hasardoit à passer la nuit dans cette auberge, chaque jour actuellement y voyoit entrer des voyageurs. Des voitures constamment arrêtées dans la cour et devant la maison, et l’air généralement satisfait des personnes qui se remettoient en route, prouvoient d’une manière incontestable à l’hôtelier, toujours le bonnet à la main près de la portière des équipages à leur départ, que ses efforts pour contenter les voyageurs avoient complètement réussi.

Un tableau mouvant, de ce genre, venoit de disparoître et fournissoit matière à la conversation, lorsqu’un équipage bizarre, qui arrivoit d’un autre côté, attira l’attention du colonel et sa famille. Un long chariot, chargé de malles et de toutes sortes d’effets, et attelé de deux chevaux, dont la taille et la couleur offroient le contraste le plus grotesque, mais qui se ressembloient par leur épouvantable maigreur, étoit suivi d’un second chariot démesurément long et large, que l’on avoit, probablement, aux dépens de la forêt voisine, changé en un bosquet ambulant. Les quatre coursiers qui le traînoient ne cédoient en rien aux deux autres. Mais le colonel et sa famille furent encore plus frappés des individus qui remplissoient cette seconde voiture ; c’étoit un mélange singulier d’enfans et d’hommes faits, de femmes et d’hommes étroitement rapprochés ; aucun des visages ne sembloit animé par un sentiment d’affection réciproque. Le mécontentement, l’aversion, la haine ; se lisoient évidemment sur toutes ces figures basanées. Ce n’étoit pas une famille, c’était un ramas étrange d’individus que la crainte on le besoin tenoit ensemble sans les réunir.

L’œil perçant du colonel fit cette découverte à une assez grande distance ; il vit aussi sortir du derrière de la voiture un homme mieux mis que les autres ; à un mot qu’il prononça, toute la bande tourna les yeux vers l’auberge, prit un air plus content, et tâcha de se rajuster un peu.

La première voiture étoit déjà arrêtée à la porte de l’auberge, lorsque la seconde, passa devant le château. Des saluts extrêmement soumis sembloient réclamer la bienveillance de la famille du colonel.

A peine la seconde voiture avoit cessé de marcher, que toute la bande étoit dehors. Chacun s’efforçoit de s’éloigner au plus vite du voisinage de celui près duquel il se trouvoit. La manière leste et adroite dont tous sautèrent hors de la voiture, fit connoître, à ne pas s’y méprendre, la profession de ces gens-là. Ce ne pouvoient être que des baladins.

Le colonel observa que, malgré le salut respectueux qu’ils avoient fait, il ne croyoit pas qu’ils fissent leurs tours dans cet endroit ; et que suivant toutes les apparences, ils partiroient sans délai pour la capitale ; car, ce n’étoit pas la peine qu’ils retardassent seulement d’un jour la moisson abondante qui les y attendoit, pour le mince profit qu’ils pouvoient espérer en donnant une représentation dans le village. « Nous avons, » dit-il, « vu ces gens sous leur mauvais côté, sans espoir de connoître ce qu’ils peuvent avoir de bon. »

Sa femme sembloit prête à manifester sa répugnance pour tous ces tours où l’on risque à se casser le cou, lorsque l’individu, qui étoit mieux mis que les autres, s’avança, et, après un profond salut, demanda la permission de rester quelques jours dans cet endroit. Le colonel pouvoit d’autant moins rejeter cette requête, que l’étranger présenta en même temps un passeport parfaitement en règle.

« Je vous prie, » répondit le colonel, de vouloir bien faire entendre très-positivement à vos gens, que toute action équivoque est punie dans mes villages ; je veux éviter tout ce qui peut donner lieu à des désagrémens. »

« N’ayez aucune inquiétude, monsieur ; une discipline extrêmement sévère soutient l’ambition de ma troupe, qui est, en quelque sorte, pour elle-même une police secrète. Tous me répondent d’un seul, et un seul me répond de tous. Chacun est tenu de me découvrir la mauvaise conduite de l’autre. Il est toujours récompensé de cette révélation ; tandis, qu’au contraire, s’il ne la fait pas, il est rigoureusement puni. »

La femme du colonel ne put cacher son aversion pour des dispositions aussi barbares. L’étranger s’en aperçut, et dit, en levant les épaules : « Chacun doit chercher à s’accommoder à sa position. J’ai trouvé que si l’on ne traitoit pas ainsi les gens de cette espèce, il n’y avoit pas moyen d’en venir à bout. Au reste, vous pouvez compter d’autant plus sûrement sur ma vigilance, que j’ai le bonheur d’avoir reçu le jour dans cet endroit, et que je me sens, par conséquent, doublement obligé envers le lieu de ma naissance et envers son seigneur. »

« Vous êtes né ici ? » répliqua, avec surprise, la femme du colonel.

« Oui, madame. Mon père étoit le maître d’école Schurster, mort assez récemment. Quant à moi, je m’appelle Calzolaro, parce que j’ai trouvé que ma profession va mieux sous un nom italien que sous mon nom allemand. »

Ces mots redoublèrent l’intérêt que le colonel et sa femme prenoient déjà à cet homme, qui paroissoit assez bien élevé. On savoit que le maître d’école, dont la population nombreuse du village avoit rendu la profession assez lucrative, poss édoit, en mourant, une certaine fortune ; mais qu’il avoit réduit son fils unique à une mince légitime, et nommé pour héritière universelle une jeune parente éloignée.

« Mon père, » dit Calzolaro, « ne s’est pas conduit envers moi comme il le devoit. Aussi crois-je devoir user des moyens que m’offre la loi pour attaquer son testament. Il s’y trouve quelques défauts de forme importans, et je suis dans l’intention de faire casser cette prétendue dernière volonté. Mais, je vous prie, excusez-moi de vous étourdir d’objets que la conversation a involontairement amenés, J’ai encore une requête à vous présenter. Permettez-moi, pour vous remercier de votre accueil gracieux, de vous faire voir quelques tours de ma troupe. »

Le colonel accorda à Calzolaro sa demande, et l’on fixa le jour de la représentation.

Calzolaro alla, dans la soirée même, voir le pasteur du village, et lui communiqua ses intentions relativement au testament de son père. Le bon ministre se récria à ce discours. Il chercha à prouver à Calzolaro que la colère de son père étoit juste. « Représentez-vous, jeune homme, » lui dit-il, « un père qui a vieilli dans une profession honnête, et qui se réjouit d’avoir un fils à qui il puisse la laisser ; ajoutez à cela que le fils a des talens, des connoissances, de la bonne volonté. Que doit faire le père ? employer tous ses efforts pour, qu’après lui, ce fils obtienne son emploi. Le fils est, en effet, nommé pour lui succéder. Le père se croit assuré contre tous les évènemens, et se trouve heureux ; voilà que le fils, entraîné par des camarades étourdis, abandonne tout-à-coup un avenir assez peu brillant, mais certain et respectable. Mon cher Schurster, si lorsque, secouant tout frein salutaire et quittant votre vénérable père pour courir le monde, vous avez pu oublier, par légéreté, le chagrin qu’il en a conçu, vous devez aujourd’hui vous comporter différemment, ou bien je vous dirai nettement que vous êtes un vaurien. Votre père n’a-t-il pas, par la suite, fait tout ce qu’il a pu pour vous ramener dans la bonne voie ? Mais vous avez été sourd à ses remontrances. »

« Parce que les liaisons que j’avois contractées m’imposoient des obligations, dont je ne pouvois pas me débarrasser comme d’un vêtement dont on s’ennuie. Si j’avois alors été mon maître, comme à présent...... »

« Brisons là-dessus, s’il vous plaît ; je n’ai qu’une prière à vous adresser. Vous devez du respect aux cendres de votre père, ne travaillez pas à faire casser son testament. »

Ce discours et l’air respectable du pasteur avoient fait un peu chanceler les résolutions de Calzolaro ; mais le lendemain, il y revint plus fortement, parce qu’il entendit dire à plusieurs personnes que son père, peu avant sa mort, avoit parlé de lui avec beaucoup d’aigreur. Ces propos l’indignèrent tellement, qu’il ne voulut pas même acquiescer à un accommodement avec l’héritière, lorsque le pasteur le lui proposa.

Le colonel essaya également, sans succès, de se rendre médiateur, et prit le parti de laisser l’affaire suivre son cours.

Il assista aux répétitions des baladins, et prit tant de plaisir à la représentation que Calzolaro avoit préparée pour lui et pour sa famille, qu’il l’engagea à en donner une seconde, à laquelle il envoya inviter quelques-uns de ses voisins.

Calzolaro lui dit, à ce sujet : « Vous n’avez vu jusqu’à présent presque aucune preuve de mon adresse ; mais ne croyez pas que je me tienne constamment auprès de mes gens sans rien faire, et simplement pour critiquer. J’ai, comme eux, ma sphère d’activité ; et je me réserve, avant notre départ, de vous faire passer quelques momens agréables avec des expériences d’électricité et de magnétisme. »

Le colonel raconta, à ce sujet, qu’il avoit vu récemment dans la capitale un homme faire des tours de ce genre, qui lui avoient beaucoup plu ; et que surtout la scène du ventriloque, que cet homme exécutoit à merveille, l’avoit singulièrement surpris.

« C’est justement sur ce point, » reprit Calzolaro, « que je crois être en état de me mesurer avec qui que ce soit. »

« J’en suis bien content, » répliqua le colonel. « Mais ce qui produiroit un effet prodigieux sur les personnes qui n’auroient jamais entendu parler de ventriloques, seroit un dialogue entre l’acteur et une tête de mort ; l’homme dont je parle nous en a donné un. »

« Si vous l’ordonnez, je pourrai l’essayer. »

« Charmant ! » s’écria le colonel ; puis Calzolaro ayant donné des preuves non équivoques de son talent comme ventriloque, il ajouta : « Il faudra augmenter la terreur de la scène par toutes sortes de moyens accessoires ; par exemple, tendre l’appartement en noir, éteindre toutes les lumières, choisir le milieu de la nuit. Ce sera une espèce de dessert phantasmagorique après souper, un spectacle tout-à-fait inattendu. Il faut que les spectateurs en éprouvent un peu de sueur froide, afin que lorsque l’on en viendra à l’explication, ils aient ample sujet de rire de leur frayeur. Car, si tout réussit, personne ne sera exempt d’un certain frisson d’effroi. »

Calzolaro adopta le projet, et promit de ne rien négliger de ce qui pouvoit le faire réussir.

On démeubla un cabinet, on le tendit de noir. La femme du colonel fut seule mise dans la confidence, parce qu’on pouvoit compter sur sa discrétion.

Son mari eut même avec elle une légère altercation à ce sujet. Elle demandoit que, pour la scène du ventriloque, on se servît d’un modèle de tête de mort en plâtre, d’après lequel son fils aîné dessinoit ; le colonel soutenoit qu’il falloit une tête de mort véritable ; autrement, dit-il, l’illusion des spectateurs seroit trop aisément détruite ; mais après qu’ils auront entendu parler la tête de mort, on la leur fera passer, pour qu’ils se convainquent par leurs yeux que c’en est bien réellement une.

« Et où prendre cette tête ? » demanda la femme du colonel.

« Le fossoyeur se chargera de ce soin. »

« Et quel est le mort dont on troublera ainsi le repos, pour un amusement frivole ? »

« Comme cela est sentimental ! » repartit Kielholm, qui ne prenoit pas la chose aussi gravement, « on voit bien que tu n’as pas vu un champ de bataille, où l’on ne s’occupe de respecter le repos des morts qu’autant que cela convient au laboureur dans les champs de qui ils sont enterrés. »

« Dieu me préserve d’un pareil coup-d’œil ! » s’écria la femme du colonel en s’éloignant, parce qu’elle s’aperçut que son mari étoit insensible à ses représentations.

D’après les ordres qu’il donna, le fossoyeur apporta un soir une tête de mort bien conservée.

Le matin du jour destiné à la représentation, Calzolaro alla dans la forêt voisine pour repasser le dialogue qu’il devoit avoir avec la tête de mort. Il songeoit à la manière de placer cette tête, pour écarter tout soupçon que les réponses qu’elle feroit vinssent d’une personne cachée. Sur ces entrefaites arriva le pasteur, qui revenoit d’un hameau voisin, où il avoit été appelé pour secourir un mourant. Croyant reconnoître le doigt de Dieu dans cette rencontre accidentelle, cet homme charitable s’arrêta, afin d’exhorter encore une fois Calzolaro à accepter un accommodement avec l’héritière. « Hier, » dit-il, « j’en ai reçu une lettre. Elle déclare que pour éviter que l’on n’attaque en rien la dernière volonté de votre père, elle vous offre la moitié du bien qui doit lui revenir. Ne devriez-vous pas préférer ce moyen à un procès dont l’issue est douteuse, et qui ne vous fera nullement honneur ? »

Calzolaro persista à dire que les lois en décideroient entre lui et le testateur. Le pauvre jeune homme n’étoit pas en état de juger, d’après le véritable point de vue, l’aversion de son père pour lui. Le pasteur voyant que toutes ses prières et ses représentations étoient inutiles, se retira. Calzolaro regagna lentement l’auberge pour assigner à chacun de ses gens leur emploi ; il ajouta qu’il ne se trouveroit pas avec eux ; mais que néanmoins, quoiqu’éloigné, il auroit l’œil ouvert sur leur conduite. Il ne vouloit pas se montrer comme chef de ces saltimbanques, à la société rassemblée chez le colonel, parce qu’il pensoit qu’en paroissant, pour la première fois, dans la scène de la nuit, comme personnage entièrement inconnu, il ajouteroit encore au merveilleux.

Les tours de souplesse, la danse de corde, allèrent à merveille. Moins ceux des spectateurs qui demeuroient habituellement à la campagne étoient accoutumés à voir ces sortes de tours, plus ils se trouvèrent disposés à admirer et à vanter l’adresse de la troupe. Les petits enfans furent surtout très-applaudis. La compassion que faisoit éprouver leur triste sort, se mêla à l’approbation qu’on leur témoigna, et les dames s’efforcèrent à l’envi, par leurs largesses, de faire naître la satisfaction sur le visage de ces petits malheureux.

La dextérité de la troupe fit le sujet de la conversation pendant toute l’après-dînée. On en parloit même encore au souper, lorsque le maître de la maison dit à la compagnie : « Je me réjouis, mes chers amis, de vous voir satisfaits du petit spectacle que je vous ai donné. Ma joie est d’autant plus vive, que j’entends qualifier d’inconcevables des choses très-naturelles ; car je suis en état de soumettre ce soir à votre examen quelque chose de vraiment incompréhensible. Il y a dans ce moment, chez moi, un homme qui entretient avec le monde spirituel un commerce si singulier, qu’il sait obliger les morts à répondre à ses questions. »

« Ahi ! » dit une dame en souriant, « ne nous faites pas peur. »

« Vous plaisantez actuellement, » reprit le colonel ; « mais je gage que votre bonne humeur sera un pea altérée lorsque la scène aura lieu. »

« J’accepte le pari, » répondit la dame incrédule.

Toute la société se rangea de son parti, et se déclara si ouvertement et si hautement contre la vérité de ces scènes de terreur, que le colonel commença à être réellement inquiet de l’effet de celle qu’il préparoit. Il se seroit même désisté de son projet, si ses hôtes ne l’eussent pas pris au mot. Ils allèrent encore plus loin ; ils le pressèrent de ne pas leur faire attendre long-temps les grandes choses qu’il leur avoit promises. Mais le colonel soutenant son rôle, et feignant de ne pas s’apercevoir qu’ils ne le poussoient ainsi que par moquerie, leur annonça sérieusement que l’expérience ne pouvoit avoir lieu avant minuit.

L’horloge sonna enfin minuit. Le colonel fit signe aux domestiques de placer des chaises en face de la porte d’un cabinet encore fermé ; il invita la société à s’asseoir, et donna ordre d’éteindre toutes les bougies.

Pendant ces préparatifs, il parla ainsi : « Je vous prie, mes amis, de vous abstenir de toute curiosité indiscrète. » Le ton grave et solemnel avec lequel il prononça ces paroles, fit une impression profonde sur l’assemblée, à qui le son de l’horloge et la cérémonie d’éteindre une lumière après l’autre avoient ôté une partie de son incrédulité.

Bientôt de l’appartement en face, on entendit les accens rauques et bizarres par lesquels on conjure les esprits ; des coups de marteau les interrompoient par intervalle. Tout-à-coup les portes du cabinet s’ouvrirent, et à mesure que le nuage d’encens dont il étoit rempli s’évanouit, on découvrit graduellement la tenture noire dont il étoit tapissé, et un autel au milieu, également drapé de noir. Une tête de mort, posée sur cet autel, lançoit des regards effrayans à toute la compagnie.

Cependant la respiration des spectateurs devenoit plus forte et plus difficile. L’embarras augmenta même à mesure que le nuage d’encens céda la place à la lumière éclatante d’une lampe d’albâtre suspendue au plafond. Plusieurs personnes tournèrent même la tête avec inquiétude, en entendant un certain bruit derrière elles ; mais il étoit tout simplement dû à quelques gens de la maison à qui le colonel avoit permis de regarder le spectacle à une certaine distance.

Après une minute de plus profond silence, Calzolaro se présenta. Une longue barbe avoit tellement changé sa figure, encore assez jeune, que quand même quelqu’un des spectateurs l’eût vu auparavant, il eût eu de la peine a le reconnoître. Le costume oriental dont il étoit revêtu ajouta au déguisement, de sorte que son entrée produisit un grand effet.

Pour que sa science imposât davantage par un certain ton hautain, le colonel lui avoit recommandé de s’adresser à la compagnie sans la saluer et sans employer aucune formule de politesse, et de s’énoncer surtout dans un langage qui s’éloignât sensiblement de celui que l’on emploie ordinairement dans la conversation. Tous deux pensèrent qu’un galimatias mystérieux ne seroit pas à dédaigner dans cette occasion.

En conséquence, Calzolaro parla ainsi, d’un ton sépulcral :

« La vie existe pour que nous nous engloutissions dans cet abîme obscur que nous nommons la mort, afin d’y être incorporés, dans un règne entièrement nouveau et paisible. C’est à faire sortir la vie de ce règne que tendent toutes les hautes sciences ; que les sots et les têtes foibles s’égarent en disant que cela est impossible ! le sage les plaint parce qu’ils ne savent pas ce qui est possible ou impossible, vrai ou faux, lumière ou ombre ; parce qu’ils ne connoissent et ne comprennent pas les grands esprits qui, du silence des caveaux et des sépulcres, des ossemens poudreux des morts, font entendre à l’oreille des vivans une voix non moins redoutable que vraie. Quant à vous qui êtes ici rassemblés, écoutez un mot d’avertissement : Gardez-vous, par quelque question indiscrète, de provoquer la vengeance de l’esprit, qui, à ma première parole, va planer invisiblement au-dessus de cette tête de mort. Tâchez de modérer votre frayeur ; écoutez tout avec calme et soumission : car je prends sous ma puissante sauve-garde les hommes obéissans, et je laisse les coupables seuls en proie à la destruction qu’ils ont bien méritée. »

Le colonel remarqua, avec un plaisir secret, l’impression que ces grandes phrases, prononcées avec la pompe et la mesure requises, produisoient sur l’assemblée, naguère si incrédule.

« La chose réussit mieux que je n’aurois cru, » dit-il tout bas à sa femme, que cette scène paroissoit ne pas amuser, et qui n’étoit venue que pour plaire à son mari.

Cependant Calzolaro continua : « Considérez cette tête chétive et oubliée : mon art magique a ouvert les verroux qui fermoient le caveau sépulcral, où reposoit une longue suite de princes. Actuellement il est là ce superbe, pour rendre, à l’interprête des esprits, un compte exact de sa vie entière. Ne vous effrayez pas quand même il éclateroit en menaces terribles contre moi, contre vous : son impuissance cherchera en vain, en se rappelant sa grandeur passée, à résister à mon pouvoir sur lui ; pourvu que, de votre part, une précipitation coupable ne vienne pas interrompre la marche silencieuse de mes questions graves. »

Il ouvrit ensuite une porte du cabinet, cachée à l’assemblée, apporta un réchaud rempli de charbons ardens, y jeta de l’encens, et fit trois fois le tour de l’autel, en prononçant à chaque coin des paroles inintelligibles ; puis il tira du fourreau une épée qu’il portoit à la ceinture, la plongea dans la fumée de l’encens, et en faisant des contorsions affreuses, feignit d’essayer de fendre la tête, que pourtant il ne toucha pas : enfin il prit la tête avec la pointe de son épée, la tint en l’air devant lui, et s’avança vers les spectateurs un peu émus.

« Qui es-tu, misérable poussière que je tiens au bout de mon épée ? » demanda Calzolaro, le regard assuré et la voix bien posée ; mais à peine a-t-il proféré cette question, que soudain il pâlit, son bras tremble, ses genoux chancellent, ses yeux hagards fixés sur la tête, se troublent ; il a à peine la force de poser l’épée et la tête sur l’autel ; il tombe soudainement à terre avec tous les symptômes d’une épouvante extrême.

Les spectateurs, hors d’eux-mêmes, regardent le maître de la maison ; celui-ci à son tour les regarde. Personne ne sait si cette chute fait partie de la scène, ni s’il est possible de l’expliquer.

La curiosité des spectateurs est excitée au plus haut degré : on attend encore long-temps, mais l’explication n’arrive pas ; enfin Calzolaro se relève à demi, et demande si l’ombre de son père a disparu.

La stupéfaction succède à l’étonnement ; le colonel veut savoir s’il a prétendu se jouer de la société, en promettant un dialogue avec la tête de mort.

Calzolaro répond qu’il se prêtera à tout, et qu’il supportera volontiers tous les châtimens qu’on voudra lui infliger pour son crime affreux ; mais il prie instamment que l’on reporte la têté à son lieu de repos.

Il avoit perdu entièrement contenance, et ne se releva que lorsque la femme du colonel eut acquiescé à sa prière, en donnant ordre qu’on reportât sur-le-champ cette tête de mort au cimetière, et qu’on la remît dans la fosse.

Durant, ce dénoûment inattendu, tous les yeux étoient tournés sur Calzolaro, qui naguère parloit avec tant d’emphase ; il avoit actuellement peine à reprendre haleine, et jetoit de temps en temps des regards supplians sur les spectateurs, comme pour les prier de vouloir bien attendre patiemment jusqu’à ce qu’il eût repris assez de force pour continuer le spectacle.

Le colonel les instruisit, sur ces entrefaites, de l’espèce de plaisanterie qui avoit été projetée, et qui venoit de manquer d’une manière qu’il ne pouvoit pas encore expliquer. Enfin, Calzolaro parla ainsi d’un air abattu :

« Le spectacle que j’avois dessein de donner s’est terminé, pour moi, d’une manière terrible. Mais, par bonheur, il me semble que l’honorable assemblée n’a pas vu l’apparition affreuse qui devoit nécessairement me priver de l’usage de mes sens. A peine avois-je soulevé la tête de mort avec mon épée, et avois-je commencé à lui parler, qu’elle m’a apparu sous les traits de mon père. Est-ce mon oreille qui a entendu son discours ? Je l’ignore. Je ne sais pas non plus comment le sens m’en est parvenu : Tremble, parricide, qui ne te convertis pas, et qui ne reprends pas la voie que tu as abandonnée ! »

L’effroi du souvenir oppressa tellement la respiration de Calzolaro, qu’il ne put continuer. Le colonel expliqua brièvement aux spectateurs ce qu’il y avoit d’obscur pour eux dans ces paroles, et dit ensuite au bateleur pénitent : « Puisque votre imagination vous a joué un tour aussi étrange, je vous exhorte à éviter à l’avenir des accidens de ce genre, et accepter l’arrangement proposé avec l’héritière nommée par votre père. »

« Non, Monsieur, » répondit-il, point d’accommodement ; autrement je ne remplirois mon devoir qu’à demi. Tout appartiendra à cette héritière, et le procès sera abandonné. »

Il déclara en même temps qu’il, étoit las de son genre de vie passé, et que les désirs de son père seroient remplis en entier.

Le colonel lui dit qu’il avoit là une très-bonne pensée qui le consoloit de ce que la fête avoit manqué.

L’assemblée ne se lassoit cependant d’adresser à Calzolaro une foule de questions dont quelques-unes étoient assez bizarres. On désiroit savoir, entr’autres, si la tête qui lui avoit apparu ressembloit à celle d’un cadavre ou à celle d’un homme vivant.

« C’est probablement à la première, » répondit-il, « l’effet terrible de l’ensemble de l’apparition m’avoit comme foudroyé ; de sorte que j’ai pu oublier les détails. Représentez-vous un fils qui, à la pointe d’une épée qu’il tient à la main, aperçoit la tête de son père ! L’idée seule peut faire perdre la raison. »

« Je ne croyois pas, » répartit le colonel après avoir long-temps considéré Calzolaro, « que la conscience d’un homme qui, comme vous, a couru le monde, pût encore être autant soumise au pouvoir de l’imagination. »

« Mais, monsieur, vous doutez donc de la réalité de l’apparition ? Quant à moi, je suis prêt à l’attester par les sermens les plus redoutables. »

« Votre assertion se détruit d’elle-même. Nous avons aussi tous des yeux pour voir ce qui est réellement, et personne n’a vu qu’une tête de mort ordinaire. »

« C’est ce que je ne puis expliquer ; mais je dirai quelque chose de plus, Je suis fermement persuadé, quoique je ne puisse encore m’en rendre raison, je suis persuadé, comme de ma propre existence, que cette tête doit réellement être celle de mon père ; j’en ferois le serment le plus solemnel. »

« Pour vous épargner un parjure, on va à l’instant demander des informations au fossoyeur. »

En finissant ces mots, le colonel sortit pour donner les ordres nécessaires. Il rentra un moment après, en disant : « Voici un autre phénomène étrange. Le fossoyeur est ici, chez moi ; mais il se trouve hors d’état de répondre. Désirant jouir du spectacle que je donnois à mes amis, il s’est mêlé parmi mes gens. Ceux-ci, par le même motif, avoient ouvert doucement la porte par où l’on a apporté le réchaud. Mais à l’instant où le conjurateur est tombé à terre, il en est arrivé autant au fossoyeur, qui n’est pas encore revenu à lui, quoiqu’on ait employé tous les moyens nécessaires pour lui faire reprendre connoissance. »

Un des spectateurs annonça que, sujet lui-même aux évanouissemens, il portoit constamment sur lui une liqueur d’un effet admirable dans ces sortes d’accidens, et qu’il alloit l’essayer sur le fossoyeur. Tout le monde le suivit ; mais le moyen ne réussit pas plus que les autres. « Cet homme est sans doute mort, » dit la personne qui venoit de faire l’essai.

L’horloge de la tour ayant sonné une heure, chacun songeoit à se retirer. Les signes de vie qui commencèrent à se manifester chez le fossoyeur, retinrent encore l’assemblée.

« Dieu soit loué ! » s’écria le fossoyeur en se réveillant, « le voici enfin rendu au repos ! »

« Qui donc, vieux papa ? » dit le colonel.

« Feu notre maître d’école. »

« Quoi, cette tête étoit donc réellement la sienne ? »

« Hélas ! si vous daignez ne pas vous en fàcher, je vous dirai qu’oui. Des espiègleries de la part des vieilles gens ! on auroit peine à le croire ; cependant je m’en suis avisé. Voilà ce qui en est arrivé. »

Ces mots énigmatiques n’apprenoient pas grand chose. Le colonel demanda au fossoyeur pourquoi il avoit eu l’idée de prendre précisément la tête du maître d’école.

« Par une hardiesse diabolique. On dit communément que lorsque les enfans parlent à minuit sonné à la tête de leurs parens défunts, cette tête reprend la vie. J’ai voulu en voir l’épreuve ; mais je n’y reviendrai de mes jours. Par bonheur la tête est actuellement rendue au repos. »

On lui demanda comment il le savoit. Il répondit qu’il avoit vu tout cela dans sa léthargie ; qu’au coup d’une heure sa femme avoit fini de remettre la tête dans la fosse. Et il décrivit dans le plus grand détail la manière dont elle s’y étoit prise.

L’assemblée avoit tellement repris sa curiosité en entendant toutes ces choses inexplicables, que l’on voulut attendre le retour d’un domestique dépêché par le colonel à la femme du fossoyeur. Tout s’étoit passé comme celui-ci l’avoit décrit ; une heure sonnoit, quand la tête venoit d’être remise en terre.

Tous ces événemens avoient procuré aux spectateurs une nuit plus signalée par la terreur que celle que le colonel leur avoit préparée. L’imagination de celui-ci étoit même tellement exaltée, que le plus léger coup de vent, le moindre craquement lui sembloit être l’annonce d’une entrevue désagréable avec le monde spirituel.

Aussi quitta-t-il son lit aux premiers rayons du jour, pour examiner par la fenêtre la cause du bruit qui se faisoit déjà entendre à la porte de l’auberge. C’étoit les baladins qui, assis dans leur voiture, se disposoient à partir. Calzolaro ne se trouvoit pas avec eux ; il se montra bientôt près de la voiture. On prit congé de lui. Les enfans sur-tout paroissoient s’en séparer à regret.

Les voitures partirent. Le colonel fit signe à Calzolaro de venir lui parler.

« Je crains », lui dit-il, lorsqu’il entra, que vous n’ayez aujourd’hui entièrement quitté la troupe. »

« Mais, monsieur, ne le devois-je pas ? »

« Il me semble que c’est une démarche aussi peu réfléchie que celle qui vous a jeté dans cet état. Vous auriez dû saisir une bonne occasion de retirer le petit capital que vous avez dans cette affaire.

« Oubliez-vous donc, M. le colonel, ce qui m’est arrivé, et que je n’aurois plus joui d’un seul instant de repos au milieu de tous ces individus, qui n’ont de l’homme que l’extérieur ? Toutes les fois que je me rappelle la scène de la nuit dernière, mon sang se glace dans mes veines. Il faut que, dès-à-présent, je fasse tout pour appaiser l’ombre de mon père, si grièvement offensée. Je me suis, au reste, arraché, sans de grands sacrifices, à une profession qui n’avoit rien d’agréable pour moi. Songez donc au malheur d’être le chef d’une troupe de gens qui, pour gagner un chétif morceau de pain, sont obligés à chaque instant de risquer leur vie ! Encore ce pain leur manque-t-il quelquefois. D’ailleurs, je sais que le Paillasse de la troupe, homme dépourvu de tout sentiment, aspire, depuis long-temps, à en devenir le chef. Il s’est, je l’ai appris, occupé, d’une manière ou d’une autre, de me faire disparoître de ce monde. Il me semble donc que je n’ai pas fait une démarche absolument précipitée, en lui cédant mes droits pour une mince somme d’argent. Je ne regrette que les pauvres enfans. Je les aurois volontiers achetés, pour les arracher à une carrière aussi malheureuse ; mais on n’a voulu les céder à aucun prix. Je n’ai qu’une consolation, c’est que les mauvais traitemens qu’ils éprouveront leur feront probablement prendre la fuite, et embrasser un meilleur genre de vie. »

« Et vous, que comptez-vous faire ? »

« Je vous l’ai dit : j’irai dans quelque coin obscur de l’Allemagne, suivre la profession à laquelle mon père m’avoit destiné. »

Le colonel l’engagea à attendre encore un peu, parce qu’il se pourroit qu’il fût en état de faire quelque chose pour lui. Dans cet intervalle, l’héritière de son père arriva pour s’aboucher avec lui. Lorsqu’il lui eut fait connoître sa résolution, elle le pria de ne pas refuser la moitié de l’héritage, au moins, comme un don volontaire de sa part. La bonté, la douceur de cette jeune femme, qui d’ailleurs étoit jolie, plurent tellement à Calzolaro, que peu de temps après il lui demanda sa main. Elle consentit à la lui accorder. Le colonel s’intéressa alors bien plus volontiers au sort de l’homme qui avoit déjà gagné sa bienveillance. Il remplit ses desirs en l’envoyant, dans un bien appartenant à sa femme, suivre la vocation que son père lui avoit fixée. Calzolaro, avant de partir, reprit son nom allemand de Schuster. Le bon pasteur, à qui son obstination avoit récemment causé une indignation si vive, donna la bénédiction nuptiale à l’heureux couple, en présence du colonel et de sa famille, qui fit, à ce sujet, donner dans son château une jolie fête.

Le soir, un peu après le coucher du soleil, les deux époux se promenoient dans une allée du jardin, à quelque distance du reste de la compagnie, et paroissoient plongés dans une rêverie profonde. Tout-à-coup ils se regardèrent ; il leur sembla que quelqu’un leur prenoit la main à chacun pour les unir. Ils assurèrent qu’au moins l’idée de cette action leur étoit venue à chacun si soudainement, et si involontairement, qu’ils en avoient été eux-mêmes étonnés.

Un instant après, ils entendirent aussi ces mots : « Que Dieu bénisse votre union ! » proférés distinctement par la voix du père de Calzolaro.

Le nouveau marié dit au colonel, à quelque temps de là, que sans ces mots de consolation, l’image terrible qu’il avoit vue une certaine nuit, l’auroit assurément poursuivi pendant toute sa vie, et auroit empoisonné ses momens les plus heureux.


FIN DU PREMIER VOLUME.