Fin de la Guerre de la succession d’Autriche - Paix d’Aix-la-Chapelle/01

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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DE LA GUERRE DE LA SUCCESSION D'AUTRICHE. — PAIX D'AIX-LA-CHAPELLE (1746)

I.
LES PRELIMINAIRES DU CONGRÈS.

Le 10 novembre 1747, le roi d’Angleterre, en ouvrant son parlement, annonça avec solennité qu’un congrès allait prochainement se réunir à Aix-la-Chapelle, où les plénipotentiaires de toutes les puissances engagées depuis sept années déjà dans la guerre devaient se rencontrer pour traiter des conditions de la paix. Il faisait savoir en même temps qu’il avait reçu de la France, dans le cours de l’été, des propositions qui avaient été jugées inacceptables. Il était donc toujours nécessaire, ajoutait-il, pour obtenir la paix désirée, de continuer et même d’accroître les armemens et il demandait, en conséquence, à ses fidèles communes des subsides qui le mettraient en mesure d’y pourvoir. Et comme il avait à s’applaudir d’un nouveau succès de la marine britannique et de la capture de sept vaisseaux de ligne qui achevait l’écrasement des forces navales de la France, il obtint presque sans discussion d’une majorité, inquiète mais docile, les largesses qu’il réclamait : ce n’étaient pas moins que sept à huit millions de livres sterling, somme à peine suffisante, tant pour le paiement de ses propres troupes que pour la subvention annuelle fournie à l’Autriche et les frais de transport des auxiliaires russes dont l’arrivée était attendue.

On ne pouvait assurément annoncer l’ouverture d’un congrès pacifique dans un langage plus belliqueux et qui attestât moins d’espérance de le voir aboutir au résultat qu’on prétendait poursuivre. La singularité, c’est que ce découragement anticipé paraissait le fait de toutes les puissances qui se préparaient à prendre part à la réunion ; aucune ne semblait fonder sur le succès de négociations, tant de fois essayées en vain, même une ombre de confiance. « Je vous confesserai (écrivait Puisieulx à un officier général chargé d’un commandement important) à ce sujet, mais à vous seul, que je suis bien éloigné de concevoir de grandes espérances de cette démarche de la cour de Londres, où je n’aperçois aucune disposition sincère pour la paix, et je suis persuadé qu’avant que nous arrivions à conclure un traité d’accommodement, vous aurez le temps de servir avec gloire et succès à la tête des troupes qui vous sont confiées[1]. »

Les témoins les mieux informés et les plus perspicaces portaient le même jugement sur les dispositions de toutes les parties intéressées. — « Le congrès ne fera que de l’eau claire, disait Frédéric, les puissances maritimes veulent amuser la France, le stathouder veut pêcher en eau trouble. A Vienne, on ne fait que rire du congrès, et l’on ne cherche qu’à gagner le temps d’attendre le secours russe. » — Et à ceux qui le pressaient de se faire représenter lui-même à ce rendez-vous diplomatique pour y défendre ses intérêts : — « J’attendrai, disait-il, qu’on y traite sérieusement et qu’on ne cherche pas seulement à s’amuser l’un l’autre[2]. » Personne ainsi ne comptant rapporter rien de sérieux d’Aix-la-Chapelle, personne, non plus, ne semblait pressé de s’y rendre ; aussi tout l’hiver allait-il se passer en pourparlers préliminaires sur les conditions, le lieu, le temps et le cérémonial de la réunion.

La désignation d’Aix-la-Chapelle avait paru naturelle et était facilement acceptée parce qu’en sa qualité de territoire neutre cette cité impériale échappait à la juridiction et même à l’occupation momentanée des puissances belligérantes ; mais comment assurer cette neutralité même contre les mouvemens irréguliers et peut-être imprévus de diverses armées qui hivernaient dans le voisinage ? et quelle force serait chargée de maintenir la sécurité intérieure et la tranquillité des délibérations ? Puis, que de précautions nécessaires pour le passage et la libre circulation des plénipotentiaires eux-mêmes ou des courriers qu’ils devraient envoyer à leurs cours ! Dans l’échange de leurs pouvoirs, quelle qualification allaient-ils prendre, la France ne reconnaissant pas la dignité impériale de Marie-Thérèse, et la princesse n’étant nullement disposée à s’en laisser dépouiller même pour un jour ? Enfin, à qui les portes du congrès seraient-elles ouvertes ? Le sénat de Gênes assiégé par l’Autriche, le duc de Modène dépossédé par elle, ne demandaient-ils pas à y être admis pour réclamer la réparation de leurs injures ? Mais Marie-Thérèse ne voulait voir en eux que des vaincus ou des rebelles avec qui elle refusait de traiter sur un pied d’égalité. Ce qui se passa de temps à échanger sur des points de cette importance des notes et des contre-notes, nous avons, dans nos habitudes actuelles moins soucieuses de ces formalités de chancellerie, peine à le concevoir. On eût dit que chacun des invités soulevait à dessein une question d’étiquette ou de préséance pour se dispenser de franchir le seuil de la salle où il était attendu, et qu’aucun d’eux n’était fâché du retard pourvu qu’il en pût imputer la faute à son voisin.

Ce qui faisait voir encore mieux le peu de confiance que chacun plaçait dans l’essai de pacification auquel tous se prêtaient de si mauvaise grâce, c’était l’activité déployée non-seulement à Londres, mais de toutes parts pour préparer, par un redoublement d’efforts et de sacrifices, une nouvelle campagne.

Assurément on ne pouvait contester les sentimens pacifiques du gouvernement français attestés par la modestie connue de ses prétentions ; mais on pouvait plus sérieusement douter que ces sentimens fussent communs au grand capitaine, dont le crédit croissait en proportion de ses services, et dont la guerre servait les intérêts en même temps que la renommée. J’ai dit combien était répandue à Versailles, et même à la cour, l’accusation portée contre Maurice de vouloir prolonger à dessein une lutte qui augmentait sa grandeur personnelle ; et jusqu’à quel excès d’injustice ce soupçon, accrédité par un ministre et accueilli même par ses meilleurs amis, était poussé par la malveillance de ses rivaux. Rien de plus sot assurément, et à la fois de plus odieux, que de lui prêter (comme on l’avait pourtant fait à deux reprises après Rocoux et après Lawfeld) le dessein d’interrompre, au milieu d’un combat, le plein succès d’une victoire déjà acquise pour se ménager d’avance la facilité d’en rapporter d’autres. Jamais capitaine, soucieux de son honneur, n’a négligé l’occasion d’écraser un ennemi tombé entre ses mains[3]. Mais si l’on se bornait à dire que, régnant en fait sur les riches provinces des Pays-Bas, il n’était pas très impatient de voir arriver une paix dont la condition proclamée d’avance était la restitution immédiate de tous les gages et de tous les fruits de ses exploits, cette imputation conforme à ce qui se glisse, dans les plus grands cœurs, de faiblesse humaine était confirmée, il faut bien le dire, par plus d’une apparence. Issu d’un sang royal et parvenu au comble de la gloire, à quelles visées d’ambition ne pouvait-il pas prétendre ? Encore un glorieux effort, et au lieu de replacer ces Pays-Bas, objet de tant de conflits, sous la jalouse domination de l’Autriche, la France victorieuse ne pourrait-elle pas, dans l’intérêt de sa propre sécurité, comme du repos commun, exiger que ces provinces fussent constituées à l’état de souveraineté neutre et indépendante : et alors entre quelles mains une telle principauté serait-elle mieux placée que dans celles d’un fils de roi, qui l’aurait payée d’avance du prix de son sang ? Il avait bien rêvé d’être duc de Courlande dans sa jeunesse, pourquoi ne finirait-il pas ses jours souverain des Pays-Bas ?

On fut très excusable assurément de lui supposer une arrière-pensée de cette nature quand on vit ce grand soldat si bien à sa place sur le champ de bataille, mais dont les allures et toute la personne n’avaient rien de magistral, insister, avant de quitter l’armée et de venir faire sa cour à Versailles, pour que son commandement militaire fût transformé en un véritable gouvernement étendu à toute la surface des Pays-Bas, et comprenant des attributions aussi bien administratives que judiciaires : une vraie vice-royauté, en un mot, pareille à celle, disait-il, dont avait été investi le prince Eugène pendant la guerre de la succession d’Espagne. La prétention ne fut pas admise sans débat, une telle autorité dépassant de beaucoup celle qui était attribuée en France même à des princes du sang quand on leur conférait la qualité de gouverneur militaire d’une province. La réunion de tous les pouvoirs dans une seule main et surtout dans celle qui tenait l’épée semblait une résurrection de ces traditions féodales dont l’administration royale, depuis Richelieu, s’appliquait à effacer le souvenir. Puis la qualité de protestant, déjà difficile à faire accepter en France chez un gouverneur, semblait peu propre à rendre supportable le joug de la conquête à des populations d’un catholicisme fervent, chez qui de longues guerres civiles avaient laissé des passions religieuses toujours prêtes à se rallumer. Il fallut céder cependant à des sollicitations qui prirent un instant un caractère impérieux et presque menaçant. — « Quoi, disait le général irrité, on ne veut pas que j’aie à Bruxelles plus de pouvoir qu’un échevin ? Je n’ai donc nul crédit à la cour, et ce n’est qu’au camp qu’on veut bien se souvenir que je suis général de l’armée de Flandre. « — Il parlait alors d’aller se reposer s’il n’était pas satisfait ; et on disait tout bas que ce n’était peut-être pas à Chambord que cet étranger si récemment Français pourrait bien aller chercher une retraite. La patente royale lui fut donc donnée dans les termes qu’il désirait ; mais le public, en en prenant connaissance, ne put manquer de faire cette réflexion assez judicieusement insérée par d’Argenson dans ses Mémoires : « Moyennant ceci, le maréchal de Saxe va être fort intéressé à continuer la guerre pour faire durer les jouissances de la conquête[4]. »

Encore, si par ces jouissances que les populations épuisées payaient si cher, on n’avait entendu que l’orgueilleux plaisir du commandement et les nobles espérances de l’ambition ! mais par malheur on savait trop bien que Maurice n’aimait point à se repaître de fumée, même de celle de la gloire, et qu’il attendait de ses hauts faits des résultats plus matériels et des profits plus vulgaires. Avide d’argent, parce qu’il en était prodigue, les riches dotations dont il était comblé ne l’empêchaient pas de se montrer souvent peu délicat sur les moyens de pourvoir aux exigences d’une vie de plaisir. Des rumeurs de plus en plus tristes circulaient même à ce sujet depuis les incidens de la dernière campagne. Les gazettes d’Allemagne et de Hollande ne se faisaient pas faute d’insinuer que le commandant de l’armée française et son favori Lowendal avaient pris leur part dans ce qu’ils appelaient la curée et le brigandage de Berg-op-Zoom et que, mis en goût par ce premier gain, ils étaient en train d’organiser en commun, d’un bout de la Flandre à l’autre, un système général de concussion et de pillage. — « Des gens, de Flandre, dit encore d’Argenson (dont, à la vérité, l’humeur chagrine tenait l’oreille ouverte à tous les mauvais bruits), m’ont conté une partie des friponneries exercées par le comte de Saxe et le maréchal de Lowendal dans cette conquête. Cartouche et Mandrin n’auraient pas fait davantage ni plus impunément. » — Si, au lieu de ce mot de friponnerie un peu trop sévèrement appliqué peut-être à des faits tels que la guerre en donne trop souvent le spectacle, d’Argenson se fût servi d’une expression équivalente, — celle de piraterie par exemple, — il n’aurait pas dépassé la mesure de ce que Maurice non-seulement consentait, mais désirait qu’on dît de lui-même ; car il reprenait cette année encore le plan dont les bons conseils de Noailles l’avaient détourné. Il demandait qu’on lui permît d’exercer à son profit les droits de la course maritime, sur les côtes et dans les îles de Zélande, au moyen d’une escadre de felouques qu’il proposait d’équiper à ses frais et de faire monter par ses soldats. — « Laissez-moi, disait-il en propres termes, faire ma piraterie, je ne vous demande pas d’argent pour cela : il m’en faudrait trop, mais seulement que vos intendans ne s’en mêlent pas. » — Puisieulx fut obligé de le rappeler aux convenances. — « Votre plan, lui écrivait-il, serait susceptible d’une foule d’inconvéniens, parmi lesquels la dignité royale qui en serait blessée ne serait pas le moins essentiel. Je vous demande, en effet, s’il conviendrait au roi d’exercer une sorte de piraterie que Sa Majesté, ayant honte d’avouer, ferait exercer par son général avec ses troupes… Ne prenez pas ceci pour un conseil, je n’ai point à en donner à un homme tel que vous, mais je dois à l’amitié dont vous m’honorez de vous dire ce que je pense. »

Ce n’était donc pas seulement pour s’illustrer, mais aussi pour jouir et s’enrichir que Maurice était soupçonné de prolonger, au prix du sang de ses nouveaux et de ses anciens compatriotes, les maux d’une guerre interminable, et l’accusation était si publique, que des amis, avec un zèle plus empressé qu’adroit, ne craignaient pas de mettre la même publicité dans la réponse. Ainsi on fit jouer à Paris une pièce assez médiocre intitulée Coriolan, où le Romain, devenu chef des Volsques, ressemblait assez à l’Allemand devenu Français, et un acteur, dans une tirade à effet, appuya avec affectation sur des vers comme ceux-ci :

En vain vous prétendez, condamnant sa conduite,
Que sous un autre chef Rome eût été détruite.
Ne valait-il pas mieux, sans rien mettre au hasard.
Assurer sa victoire et vaincre un peu plus tard ?

L’allusion était transparente et fut reçue avec un tel mélange d’applaudissemens et de protestations qu’il fallut, pour faire finir le tapage, interdire la représentation[5].

Maurice lui-même, averti de ces propos, se défendait très mollement de l’accusation. — « Nous verrons, écrivait-il au comte de Brühl, ce que les négociations vont produire ; je désire bien sincèrement qu’elles nous donnent la paix, malgré les avantages que je pourrais espérer de la continuation de la guerre et la raison que j’aurais de la souhaiter pour jouir plus longtemps du gouvernement général des Pays-Bas que Sa Majesté Très Chrétienne vient de me donner… On me chicane encore un peu sur la forme, parce qu’en France les intendans se sont emparés de tout, et que la robe l’emporte sur l’épée ; mais quand la guerre vient, nous avons notre revanche parce qu’ils n’y entendent rien… J’espère, ajoutait-il, s’adressant directement au roi son frère, que cette campagne sera la dernière, si elle nous est heureuse, car enfin il faudra bien que la raison prenne le dessus. Je suppose que nous voulons tout rendre, comme nous disons. Jusqu’à présent, j’assurerais bien que cela est sincère, mais en mangeant l’appétit vient, comme on dit, et si enfin notre position est telle qu’on ne peut rien nous reprendre, je ne répondrais pas que pour s’indemniser des frais de la guerre on ne voulût rien rendre ; ce qui serait assez raisonnable. Mais Dieu veuille m’en préserver, car je ne prévois pas alors la fin de la guerre et j’en suis satt (comme on dit chez nous) als wenn ich es mit Löffeln gefressen hätte (j’en suis rassasié, comme si j’en avais mangé à petites cuillerées). » Mais tout rassasié de combats qu’il voulût paraître, il n’en travaillait pas moins sans relâche à un plan qu’il ne confiait à personne, même à son ami Noailles qui le pressait à la fois de conseils et de questions : « Ce sont secrets, disait-il, que je voudrais me cacher à moi-même. »

En Flandre donc et même à la porte du lieu où le congrès allait s’ouvrir, on n’entendait que le bruit des armes. Même aspect en Italie. Là, à la vérité, ce n’était plus de Belle-Isle que partaient les inspirations belliqueuses. Revenu à la cour à la fois navré et aigri, plein d’irritation et de douleur, le vieux maréchal ne semblait plus pressé de courir à de nouveaux hasards. Il se prêtait bien à former de nouveaux plans de campagne, mais sans goût, sans espoir de les faire agréer et moins encore de les voir réussir. On disait même que, fatigué d’avoir fait tant de fois vainement appel à la fortune des combats, le rôle diplomatique qu’il avait plus heureusement joué, et auquel se rattachaient les meilleurs souvenirs de sa vie, lui revenait complaisamment en mémoire, et qu’il aurait accepté volontiers la tâche d’aller parler, au nom de la France, à Aix-la-Chapelle. Mais à sa place, un autre, plus jeune, ayant subi moins de traverses et dont la confiance audacieuse aurait, en tout cas, résisté à plus d’épreuves, se proposait déjà de prendre la tête des opérations militaires au-delà des Alpes : ce n’était autre que le plus brillant des preux de Fontenoy, Richelieu lui-même, qui, toujours pressé de se mettre en scène, avait accepté le commandement de Gênes, vacant par la mort du duc de Boufflers. « Je pars, avait-il écrit, en faisant sonner très haut son dévoûment, mais je dois auparavant régler avec mes créanciers qui sont convaincus que je ne puis me dispenser de faire comme M. de Boufflers et qu’ils ne me verront plus. »

Arrivé à son poste après avoir traversé, non sans peine, les croisières anglaises, il prit tout de suite une attitude de nature à faire comprendre qu’il entendait faire de Gênes le centre stratégique de la campagne qui allait s’ouvrir. Par une sortie heureuse, il réussit à élargir le cercle dans lequel la ville était resserrée, en forçant les Autrichiens d’abandonner les postes de Vareggio et de Voltri. Il méditait une attaque pareille sur Savone et sur Final, dont il espérait offrir la prise en hommage au congrès le jour de sa réunion. — « C’est par l’Italie principalement, écrivit-il à Puisieulx, que vous ferez la paix, et l’intérêt que je puis y avoir personnellement n’est pas, je vous assure, ce qui me détermine à penser comme cela, mais bien l’expérience que j’ai depuis trente-cinq ans de tout ce qui se passe en Europe qui me le persuade[6]. »

Menacée ainsi, plus que jamais, sur les deux terrains que ses armées avaient à disputer, Marie-Thérèse, de son côté, ne pouvait manquer de redoubler de précautions pour se mettre en garde, et son unique préoccupation paraissait être d’éviter, par une combinaison de forces nouvelles, la répétition stérile des luttes laissées sans résultat par la campagne précédente. Peu confiante désormais dans le mérite des généraux dont elle avait éprouvé la médiocrité et dans le concours d’alliés dont la fidélité lui semblait toujours douteuse, elle n’attendait plus que de l’intervention des troupes russes l’élément nouveau et inconnu dont pouvait se dégager la solution du problème laissé en suspens depuis tant d’années. Hâter le départ de ces auxiliaires, tracer leur itinéraire, assurer le paiement de leurs frais de route, écarter les obstacles de leur chemin, afin d’être sûr de leur apparition au jour donné, on ne songeait plus à Vienne à autre chose. Dès le commencement de janvier, des réquisitions furent adressées à tous les souverains dont les soldats de la tsarine devaient parcourir les états, en réclamant d’eux le libre parcours, ou ce qu’on appelait le transitus innoxius. La sommation ne fut pas faite au nom de l’impératrice elle-même ; elle aurait craint, sans doute, de prendre trop ouvertement la responsabilité d’une telle démarche et d’en attacher l’impopularité à son nom, car la mesure, bien que rendue souvent nécessaire par l’enchevêtrement des souverainetés diverses qui se croisaient sur le territoire de l’empire, avait toujours un caractère de violence et pouvait jeter le trouble dans les populations. Ce n’était pas à elle, souveraine allemande, à froisser ainsi le sentiment germanique. Il était plus naturel de passer ce rôle aux deux puissances maritimes, puisque, s’étant chargées de tous les frais de transport, c’étaient elles qui pouvaient garantir aux habitans des provinces traversées le paiement de toutes les avances à faire et la réparation de tous les torts que la présence de visiteurs en armes ne pouvait manquer de leur causer. La demande fut faite à chacune des parties intéressées : Saxe, Bavière, Wurtemberg, Palatinat, Électorat rhénan, laissant en dehors l’empire lui-même afin de ne pas donner occasion de soulever dans une diète, où la majorité pourrait être incertaine, une question des plus douteuses : à savoir si la facilité accordée à l’une des parties belligérantes, et dont l’autre aurait à souffrir, n’était pas une violation indirecte de la neutralité promise.

Malgré cette précaution, l’idée d’échapper à cette pression gênante en invoquant l’inviolabilité du territoire du saint-empire ne pouvait manquer de venir naturellement à l’esprit de faibles princes incapables de se défendre eux-mêmes : les agens ou les amis de la France, très nombreux encore, et répandus dans toutes les cours, ne se firent pas faute de la leur suggérer. Le dessein de former une ligue de neutralité sous le drapeau impérial, et de barrer ainsi le passage aux intrus incommodes qui le réclamaient, fut sérieusement agité à Stuttgart, à Manheim et même à Bonn, à Trêves et à Munich ; mais toutes les fois que cette pensée était mise en avant, tous les vœux comme tous les regards se tournaient du côté de Berlin. Un mot, un seul mot de Frédéric, et la diète, obligée de se réunir et se sentant appuyée par une force que personne ne pouvait braver impunément, aurait opposé aux instances de Marie-Thérèse sinon un refus positif, au moins des lenteurs désespérantes qui auraient rendu le consentement inutile. Mais ce mot, le vainqueur de Molwitz et de Kesseldorf était, — j’ai déjà dit par quel motif, — plus que jamais décidé à ne pas le laisser échapper de ses lèvres. Plus la crise devenait instante, et plus il affectait de la regarder avec indifférence. La présence de troupes russes à ses portes, cette menace dont il avait autrefois ou éprouvé ou feint tant de terreur, lui paraissait maintenant la chose la plus insignifiante. — « Vous ne devez pas vous inquiéter de la marche des Russes, écrivait-il à son ministre à Vienne, ces troupes étant à la solde des puissances maritimes, et principalement de l’Angleterre, ces mêmes puissances en disposent souverainement, de sorte qu’il ne restera à l’impératrice-reine que de mettre la nappe en Bohême pour les y refaire et rafraîchir pendant quelques semaines. Ce sont les avis qui me sont parvenus que l’Angleterre est intentionnée d’assembler aux Pays-Bas tout ce qu’elle a de troupes pour être prête à tout événement, et je n’ai aucun sujet d’être embarrassé de la Russie, mais je puis regarder tout ce qu’elle fait dans les conjonctures présentes avec beaucoup d’indifférence[7]. »

A ceux qui parlaient des dangers que courait l’empire en laissant ainsi violer la neutralité convenue : — « Les Russes, disait-il, ne passeront que rapidement sur les terres de l’empire ; il faut se rapporter, sur ce point, à la parole de l’empereur lui-même, je ne puis concevoir qu’un prince, chef de l’empire, plein de candeur et de sentimens patriotiques, soit capable de prendre d’autre parti que ceux qui conviennent à la tranquillité de l’Allemagne : on peut se fier à cet égard à la pureté de ses intentions. » — « Cet éloge inattendu de l’époux de Marie-Thérèse me fit ouvrir les yeux, dit Valori, et j’en marquai ma surprise[8]. »

C’est tout au plus si l’occupation que cette expédition lointaine va donner à la Russie ne paraît pas de nature à rassurer contre les desseins que cette puissance aurait pu, en d’autres circonstances, méditer au préjudice de ses voisins. — « Je ne saurais m’imaginer, écrit-il encore, qu’après que les trente mille Russes se seront mis en marche pour se rendre aux ordres des puissances maritimes, le chancelier (Bestouchef) ne voudra rien rabattre de ses hauteurs et de ses emportemens envers les voisins de la Russie : je me persuade plutôt qu’il ne se trouvera plus à même de soutenir ses procédés irréguliers par la crainte qu’il aura d’attirer par là des affaires à la Russie par quelque rupture réelle. Il est donc raisonnablement à croire que Bestouchef, après le départ des trente mille hommes en question, voudra se conduire plus sagement qu’il n’a fait jusqu’ici et mettre de l’eau dans son vin. » — « Je crois en vérité, disait Valori, témoin de cet état d’esprit, qu’il aime mieux voir les Russes sur la Moselle qu’en Moravie[9]. »

Ce qui ne l’empêchait pas, cependant, de faire savoir tout bas à la France qu’à sa connaissance, derrière la convention assurant à l’Angleterre et à la Hollande la venue des secours annoncés, s’en cachait une autre plus secrète, et en vertu de laquelle une seconde armée russe serait mise sur pied, toute prête à tomber sur lui, s’il faisait seulement mine de bouger. Puis, sans se mettre en peine de concilier ce mélange assez contradictoire d’indifférence et de crainte affectées, il concluait en souriant : — « Les Français ont beau vouloir par tant et plus de moyens me rembarquer de nouveau dans l’affaire, je les passerai pour de fins maîtres s’ils me font mordre à l’hameçon[10]. »

Tant d’artifice n’était vraiment pas nécessaire, car le cabinet français n’y mettait de son côté pas tant de finesse. Puisieulx qui, comme je l’ai dit, avait sondé de bonne heure le terrain, savait trop bien à quoi s’en tenir. A la vérité, son ambassadeur Valori essaya encore de faire quelques instances nouvelles pour appuyer la ligue de neutralité proposée, et s’aventura même, un instant, jusqu’à dire qu’il avait obtenu une espèce de promesse à cet égard, et que des armemens allaient être préparés pour faire face aux circonstances. Mais dès que ce bruit, propagé un peu légèrement par l’ambassadeur, commença à se répandre, ce ne fut pas seulement Frédéric qui le fit venir et le morigéna, dit-il, de manière à le dégoûter de se risquer à faire de pareilles incartades ; ce fut le ministre français lui-même qui se chargea de mettre son envoyé à la raison. — « Vous ferez bien de garder le silence, lui écrivit-il, sur les mesures que le roi de Prusse pourrait prendre pour éviter la marche des Russes. Ce prince ne veut rien hasarder qu’à coup sûr, et ne menace que lorsqu’il est résolu de frapper, vraisemblablement il n’aurait pas goûté vos propositions. Il faut donc le laisser aller, et je crois pouvoir vous assurer que, quelque parti qu’il prenne, ce sera toujours le meilleur… Il a sa politique particulière… il la renferme en lui et ne la communique à personne. Vous sentez bien qu’un prince aussi habile n’aime ni les conseils, ni les insinuations ; il sera toujours dangereux de lui présenter des objets qui puissent le porter à penser que nous ne cherchons qu’à l’engager insensiblement et que notre intérêt seul nous occupe et nullement le sien. Nous ne pensons pas ainsi, et franchement cela ne serait pas juste. Le système du roi de Prusse est de ne se commettre ni directement ni indirectement, de frapper à coup sûr, de conserver l’amitié du roi et de s’en servir suivant les circonstances : celui de Sa Majesté est de conserver l’amitié du roi de Prusse, quoi qu’il arrive, de le maintenir au degré de puissance que la Prusse a acquise et de songer aussi à son intérêt et à sa couronne. Il n’y a rien dans tout cela qui ne soit très juste et compatible avec une parfaite et réciproque union. Je ne puis trop admirer la vérité avec laquelle le roi de Prusse s’est souvent expliqué par la bouche de M. de Chambrier. Un prince, qui n’aurait pas l’âme aussi grande, nous aurait amusés en cherchant à nous persuader qu’il travaillait sourdement dans l’empire à faire des associations en notre faveur et à arrêter la marche des Russes, et nous aurait peut-être empêchés par là d’avoir autant d’activité et de prendre des mesures aussi sérieuses que celles que nous prenons. »

Avec un caractère si bien fait et qui prenait les choses en si bonne part, il était inutile de feindre, et Frédéric pouvait en vérité écrire à Puisieulx lui-même : « Ne cherchez point de détours dans ma conduite, elle est aussi simple que mon cœur[11]. »

Ce qui était si bien connu à Versailles ne pouvait être longtemps ignoré à Londres et à La Haye. Une attitude hostile ou simplement malveillante de la Prusse aurait gravement compliqué, pour les puissances maritimes, l’exécution de l’engagement qu’elles avaient pris de faire arriver à bon port et sans encombre les troupes russes sur la Meuse et sur le Rhin. L’assurance opposée, au contraire, le parti hautement annoncé par Frédéric de laisser tout faire et tout passer, furent accueillis avec autant de satisfaction que de reconnaissance. Ce fut l’occasion pour le ministère anglais d’insister auprès du roi George, pour qu’il prît sur lui de dominer l’aversion que lui inspirait son redoutable neveu, et de lui tendre une main affectueuse et conciliante. Depuis le départ du dernier envoyé, lord Hyndfort (qui avait quitté Berlin dans les plus mauvais termes, et presque en rupture ouverte avec le roi), la légation anglaise dans cette capitale était restée vide, et les relations n’étaient entretenues que par un simple chargé d’affaires. Le moment parut favorable pour rétablir les rapports sur un pied plus amical, et Frédéric, secrètement consulté, fit savoir qu’il verrait avec plaisir un représentant de son oncle à sa cour, pourvu qu’on respectât sa neutralité, et qu’on ne lui demandât pas de se compromettre en aucun sens. George se laissa plus difficilement persuader : « C’est un fripon, disait-il, je ne veux rien avoir à faire avec lui, je voudrais qu’il fût khan de Tartarie. » — « Et moi aussi, répondait Chesterfield en souriant, mais comme il ne dépend pas de nous de l’y envoyer, plus il est fripon, plus il est utile d’avoir un espion auprès de lui qui sache quel coup il médite. » — L’envoyé enfin nommé, sir John Legge, emporta pour instructions de donner au roi de Prusse la promesse qu’aucun traité ne serait signé sans contenir la garantie de la conquête de la Silésie et de toutes les stipulations des traités de Dresde et de Breslau. Il était chargé, en outre, de lui représenter le danger qu’il courrait lui-même, en laissant anéantir en Hollande un des centres principaux du protestantisme. Il était même autorisé à aller jusqu’à faire, au nom des intérêts communs des puissances protestantes menacées, l’offre d’un traité d’alliance. Ainsi courtisé des deux côtés, Frédéric répondait, de part et d’autre, à droite comme à gauche, par des témoignages également insignifians, de bonne grâce et de bonne volonté. Il comblait plus que jamais de politesses le maréchal de Saxe. « — Je vous attends, dans trois mois, lui écrivait-il, au bord du Texel, » — et il lui faisait remettre, pour le seconder dans le siège de Maestricht, s’il avait dessein de le reprendre, un plan détaillé des fortifications de cette ville, dont le hasard l’avait rendu possesseur. Mais il n’en faisait pas moins assurer à l’oreille le cabinet britannique qu’il entrerait dans une alliance aussi intime qu’on voudrait avec l’Angleterre, dès qu’il serait libre de ses engagemens envers la France[12].

L’Allemagne se trouvant ainsi délaissée par la seule force qui put la défendre, les Russes, une fois entrés, n’y devaient plus rencontrer d’obstacles. Mais ce n’était pas assez que la voie fût libre, il fallait auparavant que la porte en fût ouverte, et c’était l’électeur de Saxe, roi de Pologne, qui en tenait les clés. Celui-là, tel que nous le connaissons, devait se trouver en vérité plongé dans le plus cruel embarras. La politique d’équilibre et de bascule entre les parties adverses, ce système de double jeu et à double face que, par les conseils de Brühl, Auguste III avait réussi si habilement à pratiquer et qui consistait à tendre une main aux subsides de la France, tandis que de l’autre il apposait sa signature à un traité de ligue austro-russe, était mise pour le coup à forte épreuve. Il semblait qu’il lui fallût prendre son parti ou d’encourir le courroux des deux impératrices en arrêtant la marche des Russes dès le premier pas, ou d’offenser le beau-père de la dauphine en souhaitant le premier la bienvenue à ses ennemis. Quel moyen de sortir de l’alternative ? Et la difficulté était singulièrement compliquée en Pologne, même par la situation des diverses factions dont l’hostilité entretenait dans cette malheureuse contrée une constante agitation. Des deux partis qui divisaient la noblesse polonaise et qui, sans cesse aux prises, étaient toujours à la veille d’en venir aux mains, il en était un qui avait la Russie pour protectrice avouée. La politique des tsars avait, en effet, toujours consisté à fomenter la discorde chez ses turbulens voisins et à s’y créer une clientèle à sa dévotion qu’elle soutenait dans ces luttes intestines par son concours armé ou pécuniaire. Il y avait, en Pologne, un parti russe connu pour tel, dont l’illustre famille Czartorisky tenait la tête. Or c’était ce parti même qui, d’abord par ses suffrages, et ensuite au prix d’une lutte acharnée et sanglante, avait réussi à investir Auguste III du simulacre de royauté dont il portait le titre. C’était ce même parti qui, chaque année dans les débats orageux que ramenait périodiquement la réunion des diètes, aidait le roi à défendre ses chétives prérogatives. Regarder la Russie en face, lui tenir tête, lui fermer l’entrée de la Pologne, c’était donc, pour Auguste III, rompre avec ses partisans et se livrer à des adversaires encore pleins des ressentimens d’injures récentes et qui, le tenant à leur discrétion, lui feraient payer cher un appui qu’ils ne lui prêteraient probablement que pour un jour. C’était aussi renoncer à l’espoir qu’il avait toujours nourri de léguer à son fils ses deux couronnes, l’élective aussi bien que l’héréditaire. On ne pouvait en conscience lui demander un tel sacrifice.

Aussi Auguste III ne vit-il d’autre parti à prendre que de faire montre à la fois de sa bonne volonté et de son impuissance. A la réquisition officielle des puissances maritimes, il répondit par un refus qu’il eut soin de faire officiellement constater, mais il n’eut garde d’expédier aux faibles magistrats qui le représentaient en Pologne aucun ordre qui leur permît d’opposer, à l’entrée du premier bataillon russe, même une ombre de résistance effective ; puis il s’en remit humblement à la générosité de Louis XV en le suppliant de ne pas insister pour exiger de lui un acte de témérité qui n’aurait d’autre résultat que de causer la ruine du père de sa belle-fille : — « Que voulez-vous, disait Brühl en soupirant, la réponse faite par Sa Majesté de bouche et par écrit prouve que Sa Majesté ne consent nullement, mais il faut bien qu’elle connive, puisqu’elle ne peut s’opposer par la force. » — Et, en même temps, ses bons amis les Czartoryski lui faisaient dire de se tenir en paix et de ne pas remuer, de se garder surtout de convoquer une diète où l’esprit de résistance nationale pourrait se faire jour par quelque explosion imprudente, et ils ajoutaient qu’ils se faisaient fort d’intimider, à eux tout seuls, assez leurs adversaires, pour que le passage des Russes s’opérât en douceur sans rencontrer aucune opposition. Le jeu était si visible qu’on en riait dans toutes les cours d’Allemagne : — « Voyez comme la Saxe s’amuse de vous, » disait Frédéric à Valori en haussant les épaules[13].

Il y aurait bien eu, à la vérité, pour la France un moyen de tenir la partie en Pologne même et de susciter sous les pas des Russes des obstacles qui auraient au moins retardé leur marche déjà par elle-même assez lente et embarrassée. Qu’on eût fait dire un mot à l’oreille aux amis que gardaient encore la reine de France et son vieux père dans leur terre natale et à ceux de leurs compatriotes qui avaient combattu et souffert pour eux ; qu’on réveillât tout bas les espérances des vaincus qui restaient rebelles aux influences russe et saxonne : il n’en aurait pas fallu davantage pour susciter sur ce sol toujours prêt à se soulever des résistances tumultueuses qui auraient fait, de chacune des stations de l’armée envahissante, un théâtre de combat. Déjà sans attendre même qu’on les y invitât, les chefs de l’ancien parti de Leczinski, tenant dans leur défaite à garder le nom de parti patriotique par excellence, vinrent sonder le résident de France à Varsovie, Castera, pour savoir si, au cas où ils tenteraient une levée de boucliers, la France consentirait au moins sous main à les soutenir. Ils offraient d’organiser ce qu’on appelait, par une expression consacrée, une confédération, mode d’insurrection à moitié légal, tellement passé en coutume que c’était presque une institution nationale et dont le premier effet était, en rendant les diètes impossibles, de suspendre l’action de la justice et de l’administration régulière. Il y a même lieu de croire que des émissaires secrets allèrent porter des propositions de ce genre à Versailles même, au prince de Conti, déjà séduit, comme je l’ai dit, par le mirage d’une couronne à conquérir sur les bords de la Vistule, et ce fut (on peut le supposer) le sujet des entretiens mystérieux que cet ambitieux mécontent eut, à ce moment même, avec le roi et que Luynes et d’Argenson constataient dans leurs journaux avec une égale surprise. En ce cas, il ne fallut pas longtemps à Louis XV pour s’apercevoir qu’une guerre civile suscitée par ses agens en Pologne aurait pour lui-même des inconvéniens presque aussi graves que les dangers auxquels serait exposé Auguste III. Exciter la guerre civile en Pologne, c’était à la fois s’engager à soutenir à mille lieues de distance ceux qu’il aurait compromis et porter la discorde à ses côtés mêmes, dans sa famille, dans sa propre intimité royale. C’était jeter le trouble dans les rapports de la reine polonaise et de la dauphine saxonne, dont l’aflection naissante n’avait pas triomphé sans peine des souvenirs qui les divisaient. Et qu’aurait dit le tout-puissant Maurice du réveil de ce qu’il appelait volontiers, par une expression familière, le stamslaïsme de Marie Leczinska ? Enfin, une raison d’un ordre moins élevé, mais d’une nature plus pressante, devait détourner le ministère français de s’engager dans ces menées souterraines ; c’est qu’en Pologne on ne faisait rien sans argent. Nul moyen de préparer même une ombre de résistance, sans de larges subsides distribués à ceux qui devaient en être les instrumens. Il n’était pas de piast assez puissant pour faire marcher les gentilshommes de sa suite sans avoir en réserve une bourse bien garnie pour les payer libéralement. Le trésor épuisé de la France, suffisant à peine pour payer ses propres troupes, ne pouvait se prêter à jeter au vent de telles prodigalités destinées peut-être à rester sans fruit.

Réflexion faite, on n’ouvrit aucun crédit à Castera, et par là même toute idée de préparer une confédération fut écartée. On engagea seulement cet agent à provoquer de la part des amis de la France (s’il en restait encore) une protestation contre la violation de leur territoire. L’acte fut bien rédigé, en effet, mais peu de gens eurent le courage d’y apposer leur signature et aucun ne consentit à la rendre publique : — u Après tout, écrivait Puisieulx à Castera avec une indifférence résignée, en apprenant ce triste résultat, c’est aux Polonais à défendre leur territoire, c’est une affaire domestique qui les regarde. Vous ne sauriez mettre trop de circonspection dans votre conduite[14]. »

En conséquence, dès les premiers jours de février, les Russes avaient passé la frontière polonaise et avançaient tout à l’aise, n’éprouvant d’autre difficulté et d’autres retards que ceux que leur imposaient l’insuffisance et l’irrégularité d’une administration militaire encore dans l’enfance. Auguste envoyait à leur rencontre des officiers de sa cour, soi-disant pour les surveiller et prévenir les désordres auxquels leur passage pouvait donner lieu, mais avec ordre d’user de tant de ménagemens et d’égards que leur mission avait plutôt l’air d’avoir pour but de leur préparer les logemens et les subsistances. N’ayant naturellement pas confiance dans des informations données par de tels intermédiaires, le ministère français eut le désir de se faire représenter aussi sur les lieux, et désigna même un envoyé militaire d’un grade élevé, le colonel de La Salle, pour s’attacher aux pas de l’armée en campagne et lui en faire connaître régulièrement les progrès. C’était l’exercice du droit de contrôle le plus légitime : la Pologne était territoire neutre, et les Russes, simples passagers, n’avaient nulle autorité pour y faire la police. Ce n’en fut pas moins l’occasion d’un incident très grave, et qui ne fit que trop voir quelle confiance inspirait aux généraux de la tsarine la certitude de ne rencontrer aucun obstacle devant eux. La Salle dut prendre la voie de mer pour éviter la traversée toujours difficile de l’Allemagne et débarqua à Dantzig, ayant en poche les pièces qui justifiaient de sa mission. Mais avant qu’il eût eu même le temps de les produire, le résident russe dans la ville vint réclamer son arrestation, et les magistrats de la localité eurent la faiblesse d’y consentir. Le prétexte de cette démarche insolente était que La Salle avait servi autrefois dans l’armée russe et, n’ayant quitté son corps qu’avec une demande de congé, qu’il avait négligé de faire renouveler, s’était rendu coupable de désertion. Le fait, fût-il vrai, remontait à une date qui en effaçait complètement le souvenir, et d’ailleurs les magistrats de Dantzig, cité libre, — au moins nominalement, — n’avaient nullement à se faire les exécuteurs de la justice moscovite. La Salle n’en fut pas moins mis sous les verrous et ne fut rendu à la liberté que quand les instances de l’ambassadeur français à Dresde eurent obtenu du comte de Brühl d’intercéder en sa faveur. Mais il dut reprendre au plus tôt le chemin de la France, pour ne pas s’exposer au mauvais parti qui aurait pu résulter pour lui de la rencontre des officiers russes, et cette nouvelle mésaventure fut encore le sujet des quolibets du roi de Prusse, qui, malgré le crédit dont il jouissait à Dantzig, avait refusé obstinément d’intervenir dans l’affaire[15]. Ainsi annoncée avec arrogance et par un coup d’éclat, la marche des Russes dont, jusqu’à la dernière heure, on avait voulu douter, devint l’unique sujet de la préoccupation générale. Ces sauvages auxiliaires dont Marie-Thérèse avait réussi enfin à se ménager l’appui, arriveraient-ils, sur le théâtre de la guerre, à temps pour prévenir le coup décisif que Maurice de Saxe se vantait déjà, bien qu’à mots couverts, d’être en mesure de frapper ? Et si le conflit avait lieu, quelle serait l’issue d’une rencontre sans précédent dans les souvenirs de la politique européenne ? C’est ce que chacun se demandait avec une inquiète curiosité. Du congrès et de ses délibérations, personne ne prenait souci, et les populations découragées en détournaient les yeux avec tristesse. On cessa même tout à fait d’en rien attendre quand on apprit qu’une nouvelle et très importante modification s’opérait dans le personnel du ministère anglais. Chesterfield, qui avait longtemps contenu ses dispositions pacifiques dans le désir d’amener insensiblement le roi à les partager, renonçait enfin à cette espérance et se retirait avec éclat après une discussion orageuse. Il avait vainement essayé de faire donner au négociateur d’Aix-la-Chapelle des instructions d’une nature conciliante et accusait tout haut la frénésie guerrière contre laquelle il avait essayé de lutter. En même temps, Cumberland partait pour reprendre le commandement des troupes alliées. C’était le coup de canon qui donnait le signal de nouveaux combats[16].


II

Mais il y a parfois en politique comme dans la nature de soudains changemens de température. Un souffle de vent, d’abord insensible, qui s’élève suffit à déterminer un courant nouveau qui éclaircit l’horizon et chasse les nuages les plus épais. Une péripétie de ce genre allait s’opérer moins d’une semaine après la retraite de Chesterfield, et ce fut dans le cabinet anglais lui-même qu’eut lieu ce brusque revirement ; de plus, ce fut de La Haye, d’où étaient parties jusque-là les inspirations les plus belliqueuses, qu’arriva la nouvelle imprévue qui changea du soir au lendemain dans l’intérieur du ministère britannique l’attitude respective des deux partis. On peut se rappeler que, l’automne précédent, une proposition de paix avait été transmise par Maurice de Saxe à Cumberland, et que le roi George, flatté de l’intermédiaire que Louis XV s’était choisi, semblait disposé à y prêter l’oreille ; ce fut un ami du stathouder, lord Bentink, envoyé en mission spéciale, qui fit échouer dans son germe la négociation à peine entamée. L’argument principal dont il s’était servi pour en écarter la pensée, c’était l’annonce du corps d’armée russe dont la présence sur le champ de bataille devait changer, disait-il, entre les combattans tout l’équilibre des forces. Puis, comme on persistait à douter de ce concours si souvent attendu en vain, Bentink n’avait pas craint de s’engager à en répondre au nom de son maître, pourvu que les deux puissances maritimes consentissent à se charger, à frais communs, des dépenses du transport. Il avait même indiqué de quelles sommes la Hollande pourrait disposer pour sa part contributive. Tout ce que Bentink avait promis semblait donc prêt à se réaliser. Moyennant un traité de subsides dont les clauses étaient agréées, aussi bien par le parlement britannique que par les états-généraux de Hollande, les Russes, comme on vient de le voir, se mettaient en mouvement à l’heure dite, et il n’y avait plus, semblait-il, qu’à les attendre et à les payer.

Mais ce fut justement le paiement qui, au moment où il fallait le réaliser, vint à manquer à la dernière heure. Quelle ne fut pas la surprise du nouveau secrétaire d’État, le duc de Bedford, quand il vit arriver un nouveau messager qui n’était autre que le frère du premier, Charles Bentink, porteur cette fois d’une seconde lettre du prince d’Orange à son beau-père, conçue sur un ton très différent. — « La république, y était-il dit, épuisée par une longue guerre, et devant penser avant tout à son salut, avait à peine de quoi pourvoir sur ses propres ressources au paiement de ses propres troupes ; bien moins encore pouvait-elle se charger de fournir à des subventions extraordinaires pour l’entretien des auxiliaires étrangers : elle se reconnaissait donc impuissante à faire face à ses engagemens si l’Angleterre ne lui venait en aide par un prêt montant au chiffre, considérable pour le temps, d’un million de livres sterling. Ce fut une consternation générale. Pas le moindre soupçon de ce nouveau sacrifice à faire n’avait été donné au parlement dans le discours royal d’ouverture, et Pelham, dont l’office était de diriger le parti ministériel à la chambre basse, déclara qu’il lui était impossible de s’y représenter avec une nouvelle carte à payer. Son frère, Newcastle, le premier ministre, essaya vainement de l’y décider, et le roi lui-même courba la tête en disant : « Chesterfield m’avait bien dit, il y a six mois, que tout finirait ainsi[17]. »

Quelle était donc à La Haye même la cause de ce changement de langage ? La déplorable pénurie du trésor était-elle réelle, et en ce cas comment n’avait-elle pas été prévue ? N’était-ce au contraire qu’un prétexte suggéré par la recrudescence des sentimens jaloux que le stathouder éprouvait plus que jamais contre Cumberland ? L’annonce de l’arrivée de ce beau-frère auquel il portait des sentimens si peu fraternels, venant prendre encore une fois le commandement, sous ses yeux, avait-elle porté son impatience à un véritable degré d’exaspération ? S’était-il, par suite, subitement dégoûté de soutenir une lutte où il n’aurait, cette fois encore, que le rôle ingrat de spectateur, tandis que tous les honneurs, s’il y en avait à recueillir, seraient attribués à un rival ? C’est la supposition de M. d’Arneth, qui paraît avoir trouvé dans la correspondance de l’envoyé autrichien à Londres des motifs de la justifier ; quoi qu’il en soit, la déception n’en était pas moins cruelle.

Que faire ? comment continuer la guerre quand les anciens alliés se dérobaient par une faiblesse subite aux engagemens pris envers les nouveaux ? Comment arrêter la marche des Russes ? Comment s’en passer dans la lutte nouvelle ? Mais comment les laisser venir sans les payer ? Le premier qu’on dut aviser de ce mécompte, ce fut Cmuberland à qui il fallut remettre au moment où il s’embarquait ce qu’il appela dans un violent accès de colère le honteux papier apporté par Bentink. Ce fut lui qui fut chargé de représenter au stathouder l’impossibilité absolue où était l’Angleterre de dépenser un sou de plus pour le paiement des Russes et la nécessité où elle se verrait, si la demande était maintenue, de tendre sans délai à la conclusion de la paix.

— « Votre altesse royale, lui écrivait Newcastle sur un ton résigné et contraint, aura la bonté de parler sérieusement sur ce sujet au prince d’Orange et au greffier, et de leur faire comprendre qu’il serait impraticable de fournir même la moindre partie de la somme qu’ils demandent et surtout de leur faire sentir le déshonneur dont la république se couvrirait si elle ne pouvait fournir elle-même cette somme pour un objet aussi nécessaire que le paiement des troupes qu’elle s’est engagée à soutenir avec une extrême insistance de la part du stathouder lui-même : quelle idée se fera-t-on de la faiblesse du gouvernement de Hollande, et pour tout dire aussi de son imprudence à s’engager dans des dépenses si considérables sans pouvoir en payer la première échéance ? Quelque raison qu’eût Sa Majesté de ne pas s’attendre de la part de la république à une telle défaillance si contraire à ses assurances répétées, le fait n’est que trop évident, et la nécessité n’en résulte que trop clairement de mettre un terme aussitôt que possible à ces dépenses dont le poids, par le lait d’une partie de nos alliés, devient chaque jour plus lourd pour Sa Majesté. Par ce motif. Sa Majesté désire que vous examiniez avec le stathouder quelles nouvelles instructions il conviendrait de donner aux ministres d’Aix-la-Chapelle afin de mettre à profit les dispositions que pourrait avoir la France de terminer la guerre à des conditions tolérables. » — « Ce sont les Hollandais eux-mêmes, écrivait de son côté le duc de Bedford, qui commencent à pousser des cris pour la paix, en confessant leur absolue incapacité de continuer la campagne, et il devient nécessaire pour l’Angleterre, dont la situation n’est pas beaucoup meilleure que celle de la Hollande, de tenir aussi un langage pacifique. »

Des instructions dans le même sens furent envoyées à lord Sandwich qui dut les recevoir avec d’autant plus de surprise qu’il avait quitté Londres sous une impression bien différente[18].

Un avis plus important encore suivit de près ce premier avertissement donné au chef désigné de la nouvelle campagne. Naturellement le parti pacifique du ministère anglais ne perdait pas un jour pour mettre à profit un revirement si inespéré, et entre Paris et Londres les communications n’étaient jamais ni complètement interrompues, ni difficiles à rétablir. Aussi Sandwich ne tarda pas à être informé que, par un intermédiaire qu’on ne lui nommait pas, on s’était assuré des dispositions du cabinet français. On savait par là de source certaine, lui dit-on, que toutes les propositions faites, l’automne précédent, par le maréchal de Saxe seraient maintenues. Le plénipotentiaire français n’avait donc pas à prendre l’initiative d’en faire de nouvelles ; mais il aurait ordre de prêter l’oreille à toutes les conversations même particulières et secrètes que l’envoyé britannique voudrait engager avec lui sur ce terrain[19].

Un secret n’est pas aisément gardé quand les résolutions sont prises par des corps délibérans et quand une presse curieuse est aux aguets pour surprendre le bruit de leurs débats. — « Je ne puis vous cacher, écrivait encore Newcastle à Cumberland, que le secret de cette déplorable affaire est déjà ébruité, et que la nature de la commission apportée par Bentink comme l’emprunt qu’il nous demande dans son mémoire sont des faits parfaitement connus et de telle manière qu’on ne peut douter que l’indiscrétion vienne de la Hollande. » — Le cabinet de George II non plus n’était pas un lieu sourd et les dissentimens de ses conseillers avaient leurs échos dans tous les couloirs parlementaires. Le résultat fut que l’envoyé autrichien ne tarda pas à être informé, ne fût-ce que par le bruit public, que le vent avait tourné dans les régions ministérielles, et qu’il n’en fallut pas davantage pour qu’il lit parvenir à sa souveraine le pressentiment d’une défection à laquelle elle ajouta d’autant plus aisément foi qu’elle l’avait toujours redoutée.

En effet, depuis la trahison un instant consommée du roi de Sardaigne (que, par prudence, elle avait feint d’ignorer, mais dont au fond de l’âme elle gardait mémoire et rancune), convaincue également et avec raison que l’Angleterre avait été confidente, sinon complice de cette perfidie, l’altière princesse vivait dans des soupçons continuels sur la bonne foi de ses alliés. Son imagination était hantée par la pensée que, soit avec l’Espagne, soit avec la France, on en viendrait à traiter encore une fois en dehors d’elle, et à disposer de ses intérêts sans la prévenir ni la consulter. On a vu avec quelle jalouse inquiétude elle avait surveillé la rencontre de Puisieulx et de Sandwich à Liège, et quelle hâte elle avait mise à envoyer au commandant de son armée de Flandre les pouvoirs nécessaires pour s’y faire admettre à tout prix et y prendre part, même sans y être convié. Depuis lors, elle n’avait pas appris avec moins d’ennui qu’un Irlandais catholique, officier supérieur au service d’Espagne, était venu à Londres et avait été reçu à plusieurs reprises par les ministres. A la vérité, on l’avait informée de cette tentative de négociation particulière qui, d’ailleurs, n’aboutissait pas, les prétentions de l’Espagne (qui n’allaient à rien moins qu’à se faire restituer Gibraltar) étant trop exagérées pour être sérieusement mises en délibération. Mais elle n’était nullement sûre qu’on lui eût tout dit et que les offres repoussées dans ces termes excessifs ne fussent pas mieux agréées si on arrivait à les réduire à des conditions plus acceptables. Bref, elle s’attendait à quelque surprise dont elle n’envisageait pas, sans effroi, les conséquences[20]. Car, une chose était certaine, elle le savait, c’est que, soit de la France, soit de l’Espagne, la paix ne pouvait être obtenue qu’au prix d’un établissement sérieux assuré en Italie au frère de Ferdinand VI, au gendre de Louis XV. A cet égard les deux cours de la maison de Bourbon étaient intraitables. C’était le nœud de toutes les négociations engagées et qu’aucune n’avait réussi jusque-là à résoudre : c’était la condition sine qua non de tout espoir de conciliation. Dès lors, dès qu’on prononçait le mot de paix, toute la question était de savoir aux dépens de qui serait accordée cette concession indispensable ? Qui, de l’Autriche ou du Piémont, en ferait les frais ? Le nouvel apanage créé pour un infant ou un Bourbon serait-il détaché des possessions soit anciennes, soit récemment acquises de la maison de Savoie, ou des domaines que la fille de Charles VI gardait encore au-delà des Alpes ? Or, si l’Angleterre traitait seule et en secret, Marie-Thérèse savait d’avance par plus d’une épreuve déjà subie à qui seraient demandés les sacrifices. La faiblesse connue de l’Angleterre pour le roi de Sardaigne, l’intimité constante des deux cabinets de Londres et de Turin, et les procédés déjà employés plus d’une fois envers elle ne lui laissaient d’avance aucun doute. Deux fois déjà n’avait-elle pas vu l’envoyé anglais lui mettre le couteau sur la gorge, tantôt pour arracher sa signature au traité qui cédait la Silésie à la Prusse, tantôt pour lui faire acheter, au prix de lambeaux détachés du Milanais, le concours si peu solide de Charles-Emmanuel ? Elle voyait donc se préparer encore cette fois une troisième répétition de la même scène. On lui apporterait encore un traité tout fait, tout signé, où on aurait stipulé d’avance et en son nom des cessions auxquelles, ne pouvant résister à elle seule, bon gré, mal gré, elle devrait consentir. Ce serait alors une véritable duperie aussi ridicule que douloureuse : tout le monde, sauf elle, aurait gagné à la guerre, et ceux qui en auraient tiré le meilleur lot, ce seraient le perfide Frédéric, qui ferait consacrer par l’assentiment de l’Europe entière le fruit de ses attentats, et le volage Emmanuel, qui garderait, en abandonnant la lutte, le prix dont on l’avait payé pour la soutenir[21]. Cette crainte s’emparait d’autant plus facilement de son esprit qu’il ne manquait pas, à côté d’elle, d’habiles conseillers pour l’exploiter. C’était le sujet des entretiens et des constantes incitations de l’envoyé saxon à sa cour, agissant sous l’inspiration de son ministre, le comte de Brühl ; car Brühl, on l’a vu, était toujours possédé du désir d’éloigner l’Autriche de l’Angleterre pour opérer ensuite un rapprochement avec la France, dont il rêvait d’être le médiateur. La tentative, deux fois essayée d’abord avant la paix de Dresde, et ensuite après le mariage de la dauphine, avait échoué par l’effet soit des préjugés de d’Argenson, soit de l’inexpérience et des hésitations de son successeur. Mais Brühl n’en avait pas désespéré et ne cessait pas d’y travailler. Les inquiétudes auxquelles il sut que l’impératrice était en proie lui donnaient une occasion naturelle de revenir à la charge. Il n’était pas malaisé de lui faire sentir que, si la paix devenait indispensable, il était plus facile d’obtenir, sur le point le plus délicat et qui lui tenait le plus au cœur, une issue favorable de la France que de l’Angleterre. A Versailles, nul engagement ni d’amitié, ni d’honneur avec le roi de Sardaigne, et les armes françaises étant encore maîtresses du comté de Nice et de la Savoie, il y avait dans ces provinces conquises soit une place à trouver pour la dotation de l’infant, soit un moyen d’échange pour obtenir un équivalent dans quelque autre partie des possessions piémontaises. Bref, le vrai moyen d’empêcher l’Angleterre de faire dans l’ombre, par un coup d’adresse et d’autorité, une paix tout à son profit ou à celui de son allié favori, le roi de Sardaigne, c’était d’être prêt d’avance à lui rendre la pareille et à la gagner de vitesse à la dernière heure par un arrangement direct avec la France. En tout cas, la précaution était bonne à prendre comme moyen défensif en cas de surprise. Ces représentations, faites avec adresse et persistance, ne pouvaient manquer de faire leur effet sur l’esprit déjà troublé de l’impératrice, et Brühl se crut bientôt assez sûr de n’être pas désavoué pour engager son représentant à Versailles à reprendre, avec le ministère français, les pourparlers au point où Richelieu les avait laissés l’été précédent. Le comte de Loos avait même déjà eu, à ce sujet, de mystérieux entretiens avec Puisieulx quand le bruit répandu du changement d’humeur survenu dans le cabinet britannique vint donner à l’éventualité dont la princesse s’était toujours méfiée une apparence à la fois plus prochaine et plus menaçante.

A partir du jour où ces nouvelles dispositions de la cour d’Angleterre lui furent connues, tout indique que l’impératrice n’hésita plus. Elle comprit avec sa perspicacité accoutumée que du moment où la Hollande demandait grâce et où l’Angleterre lâchait pied, la coalition était de fait rompue, et la paix, à laquelle personne ne croyait encore autour d’elle, lui apparut comme une nécessité devenue inévitable : le tout était d’arriver à temps pour qu’elle pût en régler les conditions elle-même, au lieu d’attendre qu’elle n’eût plus qu’à souscrire à celles qu’on lui apporterait déjà arrêtées sans sa participation et à son insu. Sans doute après le mauvais accueil qu’avaient reçu, à Dresde, dans un moment douloureux, ses propositions presque suppliantes, elle s’était bien promis de ne plus prendre l’initiative d’un rapprochement avec la France ; depuis lors elle avait toujours attendu qu’on vînt la chercher. Mais le souvenir de l’humiliation qu’elle avait éprouvée alors s’était effacé avec la chute du ministre qui la lui avait infligée, et l’âme la plus inflexible ne peut nourrir tous les ressentimens à la fois ; les injures récentes atténuent toujours, quoi qu’on fasse, l’impression laissée par les injures passées. Que tout réussît cette fois encore à Frédéric qui l’avait spoliée, à Emmanuel qui l’avait trahie, à l’Angleterre qui s’apprêtait à se jouer d’elle, c’était là maintenant la blessure que ne pouvait supporter son orgueil royal, et en promenant ses regards autour d’elle, elle ne voyait dans l’isolement où elle allait tomber que la France qui pût l’en préserver. Elle entra donc avec sa décision accoutumée dans la voie que Brühl lui avait indiquée, et Puisieulx ne tarda pas à s’apercevoir que la démarche était sérieuse, à l’insistance du langage tenu par le représentant saxon à Versailles, et à la netteté des propositions que cet agent se déclara autorisé à lui faire[22]. D’après le rapprochement des dates, il semble que ces communications faites au nom de la cour de Vienne durent se rencontrer à Versailles jour pour jour et presque heure pour heure avec les démarches de même nature faites par le ministère anglais. Quelle situation pour un ministre des affaires étrangères de France, s’il eût été doué d’une hauteur d’esprit suffisante pour la comprendre et en tirer parti ! La paix lui était offerte par les deux puissances encore nominalement unies contre nous, à l’insu et au préjudice l’une de l’autre, se disputant en quelque sorte à la porte de son cabinet à qui obtiendrait de lui la première et la plus favorable audience. Rien n’était plus flatteur, on aurait pu même dire plus divertissant. Mais il semble que Puisieulx, que cette bonne fortune inespérée prenait par surprise, en fut plus ébloui que satisfait. Les offres de Marie-Thérèse, en particulier, lui causaient un trouble qui allait jusqu’à l’effroi. Quand le comte de Loos, ministre saxon, vint les lui transmettre, à peine le laissa-t-il achever. « Mais que dira la Prusse ? s’écria-t-il. Et si l’accommodement que nous pourrions négocier n’est pas du goût de l’Angleterre, ne croyez-vous pas que le roi de Prusse serait capable de se laisser entraîner par elle et de prendre la place de l’impératrice contre nous ? — Je pense, ai-je répondu (écrit Loos au comte de Brühl), que ce pourrait peut-être être un artifice inventé par le roi de Prusse pour vous faire peur ; mais ce prince est trop clairvoyant pour ne pas voir qu’il n’aurait pas plus tôt pris le parti que vous dites que la Silésie serait en proie à l’impératrice-reine. Croyez-moi, ne vous arrêtez pas à de telles menaces. Le roi de Prusse sait parfaitement bien qu’il a plus besoin de vous que vous n’avez de raison de le ménager. » — Puis, dans un entretien suivant, Loos s’enhardit jusqu’à représenter que l’alliance qu’il était chargé d’inaugurer était une affaire d’avenir qui pourrait survivre à la guerre terminée et que les cours catholiques de Versailles, de Vienne et de Madrid devraient rester unies dans une attitude défensive, de nature à faire face aux cours protestantes de Londres et de Berlin.

De telles vues, qui renfermaient bien un assez juste pressentiment des nécessités futures, dépassaient la portée du courage, sinon de l’esprit de Puisieulx. Pendant que Loos les développait, il regardait en quelque sorte avec crainte autour de lui pour s’assurer qu’aucune rumeur indiscrète n’en portât l’écho à Berlin. — « Il importe, répétait-il, que rien ne transpire de nos entretiens secrets et que le roi de Prusse n’en ait pas le moindre vent. » — Effectivement, aucune précaution n’était négligée, car les conversations avaient lieu à nuit close, dans un lieu écarté, et les courriers qui faisaient route entre Dresde et Versailles étaient censés apporter de petits présens, des bijoux, des objets de toilette ou de petits vases de porcelaine de Saxe qu’échangeaient entre elles la dauphine et la reine sa mère[23].

La négociation ainsi engagée, bien que s’avançant par ces chemins couverts, marcha avec la promptitude et la décision qui caractérisaient toutes les résolutions de Marie-Thérèse. Prenant hardiment l’initiative de parler la première, elle envoya au comte de Loos un projet de préliminaires de paix, en quinze articles, rédigé sous ses yeux, avec un pouvoir en règle pour les signer. Disons tout de suite que ce projet renfermait deux concessions véritables de la part de Marie-Thérèse. En premier lieu, l’interminable question de l’établissement réclamé pour la maison de Bourbon en Italie devait être réglée par l’attribution faite à l’infant des duchés de Parme et de Plaisance. A la vérité, de ces deux duchés, l’un, celui de Plaisance, avait déjà été cédé à Charles-Emmanuel par le traité de Worms ; l’autre, celui de Parme, n’appartenait à la maison d’Autriche que depuis l’extinction de la famille Farnèse survenue à une date très récente. De plus, l’une et l’autre province n’étaient cédées qu’à titre de fief, devant faire retour à l’empire si Philippe venait à mourir sans enfans mâles, ou à être appelé au trône de Naples ou d’Espagne. En outre, l’impératrice déclarait se désintéresser de toutes les questions qui ne regardaient que l’Angleterre, et elle offrait même, si la France ne pouvait obtenir du cabinet britannique le maintien du rétablissement des fortifications de Dunkerque, de lui céder elle-même la petite ville de Furnes pour assurer de ce côté la clôture de sa frontière septentrionale.

On ne peut nier que c’était là une manière très large d’entrer en matière. D’où venait donc à une souveraine jusque-là si jalouse de ses droits cette facilité inattendue ? Le secret en est révélé par deux dispositions peu apparentes, l’une placée dans le document lui-même et l’autre dans une annexe secrète. La première porte que, sauf les modifications indiquées et moyennant la restitution réciproque de toutes les autres conquêtes, tout sera remis en Italie dans l’état antérieur à la guerre. C’était déclarer en termes assez nets qu’à l’exception du petit duché de Plaisance, qu’on voulait bien transférer à l’infant, on tiendrait pour nulles et non avenues toutes les autres cessions de territoire bien autrement larges faites au roi de Sardaigne par le traité de Worms et qui n’allaient à rien moins, on peut se le rappeler, qu’à détacher des possessions autrichiennes près d’un tiers du Milanais. L’impératrice, en effet, n’avait jamais cessé de soutenir qu’un tel sacrifice ne pouvait être consenti par elle qu’en échange de la promesse qui lui était faite de la délivrer de toute rivalité de la maison de Bourbon en Italie et de lui assurer ainsi un dédommagement proportionné à ses pertes. Du moment où cet avantage ne peut plus lui être assuré et où elle se voit elle-même forcée d’y renoncer, elle se prépare à prétendre (et elle a toujours fait d’avance cette réserve) que la donation est nulle, comme tout contrat dont la condition n’est pas remplie et dont la clause résolutoire est énumérée. Elle entend rentrer dans la pleine propriété de son bien, ou plutôt se maintenir en possession, car la plus grande partie du territoire cédé étant occupée militairement par ses armées, une fois la paix faite avec la France, ce ne seraient ni les vaisseaux de l’Angleterre, ni les troupes bien inférieures du roi de Sardaigne qui l’en feraient sortir[24].

Et voici maintenant la seconde disposition qui, celle-là reléguée dans un appendice occulte, tout à la fin du projet, semble véritablement le post-scriptum mis au bas de la lettre par la main même de l’impératrice :

« Quoique Sa Majesté l’impératrice, reine de Hongrie et de Bohême, soit très éloignée d’enfreindre au traité de paix de Dresde, en cas que Sa Majesté le roi de Prusse s’y tienne exactement, néanmoins il a été convenu que de même que dans les articles préliminaires signés aujourd’hui, il est fait abstraction des intérêts dudit prince et de la garantie de la Silésie, il en sera encore fait abstraction dans le traité de paix définitif à conclure[25]. »

De la combinaison de ces deux textes on voit ressortir avec évidence la véritable intention de l’impératrice : ce qu’elle cède d’un côté, elle veut le retrouver ailleurs et même avec avantage. Elle entend reprendre aujourd’hui ce qu’elle a abandonné en Italie et se réserve la liberté plus tard, quand l’occasion sera favorable, de regagner ce qu’elle s’est laissé arracher en Allemagne, et pour atteindre à ce double but, elle veut acheter de la France, par la paix qu’elle présente à sa signature, sinon son concours matériel, au moins son assentiment facile et la promesse de la laisser faire. Elle veut surtout l’empêcher d’entrer dans aucun engagement qui la contrarie ! Inoffensive en apparence, cette prétention est pourtant plus considérable, et si la France y consent, pourra la mener plus loin qu’elle n’a l’air, car c’est un premier pas dans une voie nouvelle ; c’est l’abandon de toute la politique traditionnelle qui a toujours tendu à l’abaissement de l’Autriche sur tous les théâtres. Si ce n’est pas encore la rupture avec Frédéric, c’est du moins une complète séparation d’intérêts, c’est le démenti donné à la maxime favorite de d’Argenson qui proclamait que, la conquête de la Silésie fût-elle le seul résultat de la guerre, c’était pour la France un avantage personnel qu’elle n’aurait pas encore payé trop cher.

Quelque grands que fussent les sacrifices que Marie-Thérèse croyait s’imposer à elle-même par ses avances, elle ne pouvait assurément s’attendre à ce que tout fût agréé du premier coup, ce qui eût été, je crois, sans exemple en diplomatie ! Mais le ministre français, de son côté, quand le projet lui fut communiqué, avait, pour demander le temps de la réflexion, deux motifs dont l’un au moins pouvait être très franchement exprimé. N’était-il pas nécessaire de faire connaître, sinon les termes, au moins le fond de l’arrangement offert à l’Espagne, qui ne pouvait manquer de trouver un peu mince le lot attribué au frère de son roi, et qu’on aurait quelque peine à y ramener à une condition si modeste ? Il ne fallait pas s’exposer de la part de cette cour fantasque et capricieuse à quelque éclat d’irritation et d’amour-propre qui, cette fois encore, comme dans plus d’une occasion précédente, aurait à la fois tout révélé et tout compromis ! Une autre raison plus grave qu’on ne pouvait pas dire tout haut, mais à laquelle on eût été inexcusable de ne pas penser, commandait à Puisieulx de faire attendre sa réponse avant de s’engager par un assentiment précipité. C’était bien de connaître et de tenir en quelque sorte par écrit le fond du cœur du cabinet autrichien ; mais le cabinet anglais avait fait savoir que lui aussi était animé d’intentions pacifiques. A la vérité, il parlait d’une façon plus vague, mais son ambassadeur arrivait chargé d’instructions confidentielles qui y donneraient plus de précision. C’eût été une souveraine imprudence de se prononcer avant de connaître et de pouvoir mettre en balance les termes offerts de part et d’autre. Puisieulx, sagement conseillé par son premier commis, l’abbé de La Ville, prit le parti très sensé de remettre lui-même, pour expédier à Vienne, un projet portant avec les communications autrichiennes des différences assez sensibles pour que le retard parût naturel, pas assez cependant pour qu’il fût décourageant et ôtât l’espérance d’un accord définitif. Ainsi, aux duchés italiens assignés à l’infant on proposait de substituer la Savoie, fief de l’empire également, et d’une contenance à peu près égale, mais que l’Espagne paraissait préférer et dont en fait elle était déjà en possession. Quant au droit de réversion en cas de descendance du prince ainsi avantagé, on faisait remarquer que, la loi salique n’ayant jamais eu vigueur dans la famille royale d’Espagne, la prévision ne devait avoir d’application qu’au défaut de toute postérité, aussi bien féminine que mâle. Enfin un modeste agrandissement était réclamé en Allemagne pour l’électeur palatin, fidèle allié de la France. Questions de détail dont, le principe une fois accordé, une discussion aimable pouvait aisément faire justice.

Le temps s’écoulait cependant et l’ouverture du congrès ne pouvait être indéfiniment retardée. Avant que le contre-projet français fût parvenu à sa destination, le plénipotentiaire autrichien avait dû se mettre en route, et il était déjà arrivé dans une terre qui lui appartenait sur les bords du Rhin. Cet envoyé n’était autre que le même comte de Kaunitz dont Maurice avait autrefois reconnu à Bruxelles l’habileté conciliante et à qui sa souveraine témoignait dès lors une confiance qu’elle devait lui continuer pendant près d’un demi-siècle. Kaunitz était suivant toute apparence l’inspirateur des préliminaires autrichiens et il ne craignait pas de déclarer que cette pièce était un chef-d’œuvre dont l’envoi était un coup de maître. Marie-Thérèse ne crut donc pas pouvoir mieux faire que de lui renvoyer tous les documens, réponse et réplique, en l’engageant à entrer en conversation, dès son arrivée sur le théâtre du congrès, avec l’agent français, pour ne paraître en scène, s’il était possible, qu’après s’être mis d’accord avec lui[26].

Singulier rôle, en vérité, qu’était chargé de remplir dans cette réunion solennelle l’envoyé qui allait porter la parole au nom de la France ! En apparence, il se présentait pour faire face à deux grandes puissances unies contre nous par le lien d’une hostilité commune. En réalité, il allait avoir dès le premier jour à devenir le confident, je dirai volontiers le confesseur, de leurs désirs, de leurs secrètes pensées et des desseins qu’elles nourrissaient à l’insu l’une de l’autre ; et comme, épuisées déjà par leurs efforts communs, elles ne pouvaient songer à soutenir une lutte isolée, il était aisé de prévoir que le choix qu’il ferait entre elles serait décisif et qu’elles l’avaient ainsi constitué, sans le savoir, arbitre de leurs différends. Je ne crois pas que jamais plus étrange fortune soit échue dans les annales diplomatiques à un négociateur. Restait à savoir si celui à qui elle tombait en partage était bien l’homme capable d’en tirer tout le parti qu’une politique habile pouvait s’en promettre. C’est ce qu’à l’épreuve on allait savoir.

Après quelques hésitations entre plusieurs noms mis en balance, le plénipotentiaire désigné pour se rendre à Aix-la-Chapelle fut le comte de Saint-Séverin d’Aragon, que nous avons déjà rencontré dans ce récit, et qui avait rempli avec convenance la mission ingrate d’assister à Francfort à l’élection de l’époux de Marie-Thérèse. Issu d’une vieille famille napolitaine, Saint-Séverin n’était Français que par une adoption assez récente. Cette origine, quand sa nomination fut connue, donna lieu à des appréciations différentes. « Quoi ! disaient les rivaux à qui on l’avait préféré, un Italien ambassadeur, quand un Allemand et un Danois sont déjà maréchaux de France ! La France ne trouve donc plus que des étrangers pour la servir ! » — D’autres se plaisaient, au contraire, à rappeler que l’Italie était la terre classique de la diplomatie, et en tout temps la patrie des fins politiques. Le jugement le plus sévère fut naturellement celui que d’Argenson enregistrait, d’un ton chagrin, dans son journal. Pour lui, Saint-Séverin n’est qu’un fourbe, méchant, bilieux, emporté, qui a escroqué sa réputation d’habileté ; c’est un traître d’Italien, sujet de la reine de Hongrie, « qui lui livrera les intérêts qu’il est chargé de servir. » — « On veut se perdre, s’écrie-t-il, on se perdra. » — On sera peut-être plus près de la vérité en s’en tenant à l’impression médiocrement favorable que Kaunitz avait rapportée plus tard de ses relations avec lui : — « C’est, disait-il, une quintessence de finesse italienne francisée, sans être pourtant sorcier[27]. »

Ce qui est certain, c’est que Saint-Séverin, malgré cette finesse dont il allait donner plus d’une preuve d’une loyauté douteuse, ne devait pas jouer dans cette réunion solennelle (la dernière de celles qui ont réglé l’état de l’ancienne Europe ) un rôle qui ait mis son nom dans l’histoire à côté de ceux des père Joseph, des Servien et des d’Avaux. Il est vrai que les ministres dont il devait exécuter les volontés ressemblaient encore moins à Richelieu et à Mazarin.


DUC DE BROGLIE.

  1. Puisieulx à Richelieu, 9 octobre 1747. (Correspondance de Gênes. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Frédéric à Chambrier et à Podewils, son ministre à Vienne. (Octobre 1747. — Pol. Corr., t. V, p. 502, 505, 513, 524, 531.)
  3. « Je vois, écrit d’Argenson, un plaidoyer qui s’établit universellement à la cour et à la ville pour prouver que M. le comte de Saxe est traître à la patrie, et qu’aux dernières campagnes, il s’est comporté en homme qui ne voulait pas finir la guerre et que d’ailleurs il n’y entendait rien. »
  4. Maurice à Noailles, 1748. (Papiers de Mouchy.) Journal de d’Argenson, t. V, p. 113-160. — (Chambrier à Frédéric, 8 mars 1748. — Ministère des affaires étrangères.)
  5. Journal de d’Argenson, t. V, p. 160-206. — Saint-René Taillandier, Maurice de Saxe, p. 336-339. — Maurice à Puisieulx. — Puisieulx à Maurice, 2 et 7 novembre 1747. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  6. Richelieu à Puisieulx, 24 octobre 1747. (Correspondance de Gênes. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. Frédéric à Podewils, 12 janvier 1748. — Pol. Corr., t. VI, p. 5.
  8. Valori à Puisieulx, 20 février 1748. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  9. Frédéric à Frankenstein, ministre à Saint-Pétersbourg, 19 janvier 1748. — Pol. Corr. t. II, p. 9. — Valori à Puisieulx, 6 avril 1748. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  10. Frédéric à Chambrier, 21 et 22 janvier 1748. — Pol. Corr., t. VI, p. 12 et 14. — C’est dans la dernière de ces deux lettres que Frédéric charge Chambrier de prévenir le cabinet français que l’Angleterre vient de faire une nouvelle convention très secrète, « à l’exclusion de la république de Hollande, avec la cour de Saint-Pétersbourg, selon laquelle cette cour-ci sera engagée qu’outre le secours de trente mille hommes, qu’elle envoie contre la France, elle tiendra prêts aux confins de la Livonie et de la Courlande quarante bataillons, trois régimens de cuirassiers et autant de dragons, six mille cosaques et kalmouks et un train convenable d’artillerie pour qu’en cas que j’attaquerai, soit le pays de Hanovre, soit les possessions héréditaires autrichiennes, soit la Saxe, cette armée prussienne me dût tomber sur le corps. » — Je n’ai pas trouvé, ailleurs, trace de cette convention qui me semble un prétexte inventé par Frédéric pour motiver son inaction.
  11. Puisieulx à Valori, 28 décembre 1747 et 12 janvier 1748. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères,) — Frédéric à Puisieulx, 8 novembre 1747. — Pol Corr., t. V, p. 519.
  12. Frédéric à Maurice de Saxe. — Pol. Corr., t. Vi, p. 10, 23-38. — Cet envoi du plan de Maestricht n’eut pas l’avantage que Maurice de Saxe avait dû en espérer et tourna même contre le but proposé. L’expédition eut lieu, en effet, par l’intermédiaire d’un officier supérieur du génie nommé Walrave, chargé de la surveillance et de l’entretien des fortifications prussiennes. Cet agent se laissa corrompre à ce moment même par l’ambassadeur d’Autriche à Berlin et lui remit le double des pièces qu’il avait entre les mains. — Droysen, t. III, p. 420 et suiv. (Correspondance de Valori, février 1748. — Instructions de Klingraeft, envoyé prussien à Londres. — Pol. Corr., t. VI, p. 57.)
  13. Brûhl au comte de Loos, 27 février 1748. (Archives de Dresde. — Droysen, t. III, p. 413.) — Valori à Puisieulx, 26 février 1748. (Correspondance de Prusse.) — Des Essarts à Puisieulx, janvier et février 1748, passim. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
  14. Castera, résident de France à Varsovie, à Puisieulx, 20 novembre, 30 décembre 1747, 13, 14, 21 janvier 1748. — Puisieulx à Gastera, 27 novembre 1747, 26 janvier, 16 avril 1748. (Correspondance de Pologne. — Ministère des affaires étrangères.) — C’est, suivant toute apparence, à ce moment, et aux négociations qui furent un instant engagées pour arrêter le passage des Russes en Pologne qu’il faut faire remonter les premières relations régulières du prince de Conti avec les nobles Polonais du parti national, d’où est sortie plus tard l’intrigue qui donna lieu à la diplomatie secrète de Louis XV. Castera fut certainement un des premiers agens employés par cette diplomatie occulte.
  15. Correspondance de Saxe, passim, février et mars 1748.— Droysen, t. III, p. 401. — Pol. Corr., t. VI, p. 64 et suiv.
  16. Coxe, Pelham administration, t. I, p. 388. — Chesterfield, Correspondance, t. III, p. 23t) et suiv. — Journal de Marchemont, t. II, p. 274-276. Apologie de la dernière démission tirée d’une lettre d’un seigneur anglais à un de ses amis. (Correspondance d’Angleterre. — Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. III p. 407. — Parmi les motifs de la retraite de Chesterfield les mémoires du temps comptent l’irritation causée au duc de Newcastle par l’intimité de ce ministre avec la maîtresse du roi, lady Yarmouth. C’était effectivement par cet intermédiaire féminin que Chesterfield, naturellement disposé à employer de tels moyens pour assurer son crédit, avait essayé de s’emparer de la confiance du roi.
  17. Pelham administration, t. I, p. 297 et suiv. — Chesterfield, Correspondance, t. III, p. 251.
  18. Newcastle à Cumberland, Bedford à Pelham. — Pelham administration, p. 390 et 400. — D’Arneth, t. III, p. 359-380. — Parmi les motifs que M. d’Arneth prête à la détermination subite de la Hollande, il fait figurer un projet qui aurait été formé par le roi d’Angleterre, au cas où les alliés seraient rentrés en possession des Pays-Bas, d’y constituer une principauté indépendante pour son fils le duc de Cumberland Ce voisinage aurait paru intolérable au stathouder.
  19. Newcastle à Cumberland, 18 mars 1748. — Pelham administration, p. 400. — Je n’ai pu découvrir ni au ministère des affaires étrangères, ni au Record office, par quel intermédiaire les deux cabinets de Londres et de Versailles furent mis en relations en ce moment et comment le ministère français eut connaissance des dispositions nouvelles du ministère britannique.
  20. La mission de l’officier irlandais Wall, à Madrid, dont il est question à plusieurs reprises dans les correspondances de cette époque, est une affaire aussi mystérieuse que compliquée dont je n’ai pu réussir, mais dont il n’y a pas grand intérêt à pénétrer le fond. Ce fut, en effet, l’objet d’une méfiance égale à Paris et à Vienne. La France, à qui l’Espagne avait fait connaître l’envoi de cet agent secret, ne se fiait pas complètement à la sincérité de cette confidence et soupçonnait que Wall pouvait avoir quelque instruction cachée dont on ne lui parlait pas. Marie-Thérèse, de son côté, bien qu’avertie du fait même de la mission, n’ajoutait que médiocrement foi au compte que le ministère anglais lui en rendait. Des deux parts, on soupçonnait quelque piège. (Voir Correspondance d’Espagne, passim, décembre 1747 et janvier 1748. — Ministère des affaires étrangères.)
  21. Voici comment un excellent observateur, l’ambassadeur de Venise à Vienne, rend compte, dès le 1er janvier de cette année, de la crainte que l’impératrice ne cessait de concevoir au sujet d’une entente secrète de l’Angleterre, soit avec la France, soit avec l’Espagne. Après avoir mentionné la présence à Madrid de l’agent secret Wall dont je viens de parler : « A quel point, ajoute l’ambassadeur, la suite de cette affaire a troublé l’esprit de l’impératrice, il serait difficile de le dire ; avec quelque apparence de sincérité que la cour de Londres ait rendu compte des communications qu’elle avait reçues, elle n’en a pas moins immédiatement cru que la grande œuvre de la paix se fera à Londres, que cette cour conviendra des conditions principales avec la France et l’Espagne et qu’elle n’aura qu’à les ratifier au congrès. »
  22. Je dois confesser qu’en attribuant la résolution prise à ce moment par Marie-Thérèse d’entrer sérieusement en négociation avec la France au revirement opéré dans les dispositions du ministère anglais, je fais une supposition qui me paraît fondée sur des indices très vraisemblables, mais dont je ne puis donner une preuve absolument certaine. J’éprouve ici l’embarras que j’ai déjà signalé et qui tient à l’irrégularité et à la lenteur des correspondances à cette époque. Quand deux faits se passent sur deux théâtres différens à des époques très rapprochées, il est impossible de savoir précisément lequel a précédé et par conséquent a déterminé l’autre. C’est le cas des deux résolutions analogues prises à Vienne et à Londres et consistant à traiter directement et à l’insu l’un de l’autre avec la France. Mais les textes que j’ai cités précédemment montrent quelle inquiétude Marie-Thérèse éprouvait, et depuis longtemps, de se voir délaissée par l’Angleterre, et il ne me parait pas possible que son ministre à Londres, toujours très bien informé et la tenant avec soin au courant de ce qu’il était mieux que tout autre à portée de savoir, ne l’ait pas avertie de très bonne heure du changement de dispositions du cabinet anglais. Comment ne pas croire alors que cette connaissance, confirmant d’anciens soupçons, ait été la cause déterminante de la résolution prise par l’impératrice ? Je préfère cette supposition à celle de M. d’Arneth, qui pense que l’impératrice fut principalement portée à cette démarche par la crainte de voir Frédéric intervenir une troisième fois dans la lutte. Ce serait la supposer trop ignorante des intentions certaines et parfaitement connues où était Frédéric de rester neutre.
  23. Loos au comte de Brühl, 27 janvier, 7-14 février 1748. (Archives de Dresde.)
  24. La prétention de Marie-Thérèse à faire dépendre la validité du traité de Worms de l’exécution de la promesse qui lui était faite de la délivrer de la présence de la maison de Bourbon en Italie, qui ne paraissait pas justifiée aux historiens précédens, l’est aujourd’hui par la publication de deux articles secrets de ce traité, qui n’a été faite que dans ces derniers temps par un recueil tiré des archives de la maison de Savoie et mis au jour en 1836. (D’Arneth, t. II, p. 525.)
  25. Vitzthum, Geheimnisse des Sächsischen Cabinets, t. I, p. 192, 193. D’Arneth, t. III.
  26. D’Arneth, t. III, p. 350-352. — Contre-projet français rédigé par l’abbé de La Ville. (Correspondance d’Autriche. — Ministère des affaires étrangères.)
  27. Journal de d’Argenson, t. V, p. 148, 176. — D’Arneth, t. III, p. 478.