George Sand, sa vie et ses œuvres/4/13

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CHAPITRE XIII

1867-1876


Vieillesse sereine. — Les amis. — Les petites filles. — La vie à Nohant entre 1867 et 1876. — Les marionnettes. — Les contes d’une grand’mère. — Les articles pédagogiques. — 1870. — La Guerre et la Commune. — Le Journal d’un voyageur pendant la guerre. — Francia. — Nanon. — Nouvelles lettres d’un voyageur. — Impressions et souvenirs. — Synthèse philosophique et religieuse. — Les derniers romans : Césarine Dietrich, Marianne Chevreuse, — La série des histoires d’un enfant : la Filleule, la Confession d’une jeune fille, l’Autre, Ma soeur Jeanne, Flamarande et les Deux frères, la Tour de Percemont, Albine. — La maladie et la mort. — Les obsèques.


Cette dernière période — les dernières neuf années de la vie de George Sand — peut être caractérisée en deux mots : vieillesse sereine. Oui, sereine et lumineuse, elle le fut. Étant, après de cuisants doutes, de longues recherches et souffrances, arrivée à une synthèse complète de l’univers, à un idéal religieux précis, Mme Sand vécut tranquillement ses neuf années, de 1867 à 1876, entourée de la vénération générale, de l’admiration de ses amis, de l’adoration de son fils, sa belle-fille et ses petites-filles et les adorant elle-même. Les amis de sa jeunesse étaient à cette époque tous, ou presque tous, partis pour un monde meilleur, ou la vie les avait éloignés. Hippolyte Chatiron était mort en 1848, de Latouche en 1851, Planet en 1853, Jules Néraud en 1855. Il lui restait Fleury, Papet, Rollinat et Duvernet. Mais Fleury, depuis son exil et sa rentrée en France, se tenait à l’écart, désapprouvant les rapports de George Sand avec les descendants de Napoléon ; Rollinat, depuis son mariage, ne quittait guère Châteauroux et venait rarement à Nohant, quoiqu’il partageât comme par le passé les chagrins et les joies de son « Oreste », il ne la voyait que de loin en loin. La mort de ce « cher Pylade », arrivée en 1867, tout en portant un coup douloureux au cœur de Mme Sand, n’apporta aucun changement visible dans son existence. Quant à Duvernet, aveugle depuis plusieurs années, il ne pouvait plus, comme autrefois, être un aide et un soutien pour sa « vieille amie Aurore ». Il continuait cependant à prendre à cœur tous les événements de sa vie. Mais la mort l’emporta en 1874, Sainte-Beuve l’avait précédé en 1869, Barbes, Mme Émilie Chatiron et Mme Laure Fleury en 1870, Pierre Leroux en 1871. Enfin en 1875 mourut son vieil ami Jules Boucoiran, l’ex-précepteur de Maurice, le confident de jadis. Mme Sand le connaissait depuis 1831, alors qu’elle s’apprêtait à quitter le foyer conjugal.

Mais il s’était formé autour de Mme Sand un nouveau cercle de jeunes amis ; ceux-ci, de même que ses vieux amis d’autrefois, lui portaient une tendre sollicitude, un respect tout filial, un dévouement sans bornes. Nous savons que depuis 1850, ou à peu près, des relations très amicales s’étaient liées entre elle et Émile Aucante, Victor Borie, Eugène Lambert. Peu à peu s’y joignirent Dumas fils, le prince Napoléon, Charles Edmond (Choïecki), Edmond Plauchut, Mme Pauline Villot, Édouard Rodrigues, Louis Maillard, le gendre de Jules Néraud — Ernest Périgois, Flaubert et Henry Harrisse, un Américain naturalisé en France, auteur de plusieurs ouvrages sur Christophe Colomb, et l’un des habitués des dîners Magny et du salon de la princesse Mattulde. Il faut y ajouter une série de tout jeunes — des enfants et petits-enfants — Lucien Villot, Maxime Planet ; les trois petits-fils d’Hippolyte Chatiron, enfants de sa fille : René, Edme et Albert Simonnet ; puis Francis Laur, André Boutet, Paul Albert, le petit-fils de l’amie de Mme Sand, Mme Lebarbier de Tinan ; le fils d’un vieil ami des Dudevant vers 1830, M. de Vasson, M. Paulin de Vasson et sa femme qui était une cousine de Papet et de Périgois ; et enfin, dans les dernières six années de la vie de Mme Sand, le jeune Henri Amie qui commençait alors à peine sa carrière d’écrivain et dont il faudrait dire, en énumérant tous ces nouveaux amis de Mme Sand, le mot de Shakespeare : the last but not the least, car il devint bientôt l’un des plus fidèle et des plus dévoués amis de Mme Sand et de tous les siens[1].

Mme Sand se lia aussi entre 1860 et 1870 avec la jeune autoresse Juliette Lamber, mariée en premières noces avec M. Lamessine, puis ayant épousé l’homme politique fort connu, M. Edmond Adam et ayant, sous ce nouveau nom de Mme Adam, acquis une célébrité hors ligne comme écrivain, maîtresse d’un salon brillant, politique et littéraire, amie de Gambetta, et amie avant la lettre de l’alliance franco-russe.

Ses deux petites-filles firent revivre à Mme Sand comme une seconde maternité, avec toutes ses grandes joies et angoisses, ses petits chagrins et ses triomphes. Les lettres de George Sand durant cette période, fussent-elles adressées au prince Jérôme ou à Barbes, à Sainte-Beuve, Dumas fils, Flaubert ou Mme Adam, sans parler de Boucoiran, de Poncy, de Charles Edmond ou des acteurs des Français et de l’Odéon sont, au beau milieu des nouvelles sociales politiques ou littéraires, des réflexions sur quelque discours à la Chambre ou sur la dernière pièce du Gymnase, toutes pleines d’adorables mots, de rires et de pleurs enfantins, de premiers pas ou des premières petites dents, de poupées ou d’arlequins cassés, de détails sur la rougeole, la coqueluche ou quelque autre petit bobo, d’admiration devant l’esprit d’observation de l’une, sachant distinguer une couleuvre d’une vipère ; devant une remarque spirituelle de l’autre à propos des actes sanguinaires de Jéhovah ou des fraudes des rois bibliques ou grecs.

Tout cela lui paraissait « admirable », « surprenant », « merveilleux », prouvant des capacités presque géniales, ou du moins les qualités morales incomparables de ces deux enfants qu’aucun être au monde ne pouvait égaler.

Cette grand’mère-là, comme cette illustre aïeule couronnée qui, dans ses lettres à Grimm, se pâmait d’admiration devant chaque fait et geste de son adoré « Monsieur Alexandre », ne se distinguait en rien des milliers de grand’mères aimantes ; peut-être eût-elle été capable, ainsi qu’une autre aïeule, que nous connaissions, de raconter à tous avec enthousiasme que sa petite-fille était une enfant extraordinaire parce qu’elle pouvait, toute seule, regarder une lampe !

Ces dernières années de la vie de George Sand sont les mieux connues. Dans une quantité de livres consacrés à la « Bonne Dame de Nohant », ou à « George Sand grand’mère », et dans une masse de « Souvenirs » de tous les genres[2], nous avons lu et nous lisons des descriptions de la vie à Nohant.

Levée tard, Mme Sand ne descendait qu’après déjeuner, et elle paraissait distraite, un peu endormie après son long travail de la nuit, comme demeurée encore dans son rêve. Après déjeuner, une promenade dans le parc ou au verger, avec toute sa famille, les amis ou les connaissances qui se succédaient perpétuellement à Notant.

Nous lisons à ce propos dans les Souvenirs de Mme Adam : « Après le déjeuner qui a lieu à midi, on va au jardin, un jardin comme il n’y en a nulle part au monde. Mme Sand y a fait des « clans » de plantes récoltées partout au cours de ses voyages et qu’elle a acclimatées à Nohant[3]. Il n’y a pas une fleur de ces plantes qui ne lui rappelle une page de sa vie et quel plaisir on prend à l’interroger dans ce jardin. Mme Sand ne permet pas qu’on cueille l’une de ces fleurs. C’est dehors qu’on va chercher celles qui ornent les grands vases de vieux Chine de la cheminée. La conversation de Mme Sand à Nohant, dans l’intimité de ceux qu’elle aime et connaît bien, est une perpétuelle surprise ; on éprouve pour elle une constante admiration, tant ses idées sont personnelles et élevées. Les discussions approfondies qu’elle appelle en riant creuses, sont rares, parce qu’elle préfère les délassements de la gaieté. Dehors, où l’on passe plusieurs heures après le déjeuner jusqu’au bain dans l’Indre, la moindre bestiole intéresse Mme Sand, et comme elle en parle !…

Mme Sand adorait les bains froids jusque dans sa vieillesse, et dès que le temps était beau, on se baignait dans l’Indre. « Une pêche dans l’Indre agrémentée de baignade générale dans des costumes indescriptibles nous amuse follement. Mme Sand est celle qui prend le moins de poissons, mais qui « barbote » le plus[4]… »

Les jours ordinaires et lorsqu’il n’y avait pas de monde à Nohant, Mme Sand remontait chez elle pour travailler jusqu’au dîner. Et l’écrivain-grand’mère n’était nullement incommodée d’avoir un arlequin sur chaque bras et un ménage de poupée installé sur ses genoux. Elle écrivait tranquillement, même lorsque ses « chères adorées » interrompaient son travail par les questions les plus diverses, les remarques les plus inattendues. Bien plus, sans abandonner le cours de ses pensées ou la trame de son roman, elle observait en même temps les jeux de ses petites-filles, trahissant leur caractère ou leur activité intellectuelle[5]. Puis venait un gai dîner au milieu de rires et de farces de toutes sortes que les amis de la maison et les camarades de Maurice se faisaient les uns aux autres. Ces farces, ces gais propos, « sans façons », les hâbleries les plus inimaginables et quelquefois même d’un goût très douteux, semblaient à beaucoup de personnes qui aimaient et vénéraient Mme Sand fort plats et insipides.

On peut trouver quelques spécimens de ces farces et de ce babillage à outrance des Nohantais dans les Souvenirs de Mme Adam, seulement l’auteur n’a recueilli que les plus… décents et innocents. On verra que Mme Sand non seulement y prenait souvent une part active, mais qu’elle attribuait à la « gaieté » des vertus toniques pour l’âme et le corps. Voici par exemple ce que nous lisons dans le livre de Mme Adam à propos d’une excursion faite par Mme Sand, lors de son séjour au golfe Juan, à l’abbaye de Mont-Rieux où l’on déjeuna sur l’herbe.

… La troupe se compose d’Edmond Adam, de Maurice Sand, du capitaine Talma[6], d’Edmond Plaucbut, de Planet, de Mme Sand, de Topaze et de moi.

Mme Sand a toute sa verve. Elle constate que notre union est complète, que nous pouvons devenir le noyau d’une abbaye de Thélème, et cette abbaye, elle la construit en imagination semblable à celle de Mont-Rieux. On discute sur les heures du lever, du coucher, sur ce que chacun fera et à quoi il est propre. On me confiera le ménage, le bien manger.

« Et le bien boire », ajoute Maurice sensible au bon vin français.

Planet, Plauchut, le capitaine Talma approuvent. Ma fille, qui fait merveilleusement le « pifferaro », distraira la société par ses danses et arrangera les fleurs, art dans lequel elle excelle. Maurice installera les marionnettes et fera une collection de papillons, que nous vendrons très cher aux Anglais. Adam lira les journaux pour tenir l’abbaye au courant des choses du dehors et fera oua ! oua ! pour nous garder des intrus qu’il n’aime guère. Plauchut voyagera pour nous rapporter des épices rares, pour nous gagner de l’argent par ses trafics, mais il ne fera plus naufrage ! ajoute Adam[7].

Le capitaine fournira le poisson. Planet s’occupera de vêtir la communauté à la condition qu’il ne nous habille pas couleur tabac, sa couleur favorite, et qu’il n’oblige aucun des membres masculins de l’ordre à porter des pantalons à petit ponts et des cravates mirifiques. Mme Sand « propre à tout », dit-elle, ne fera plus d’écritures mais beaucoup d’essais pour transformer les plantes sauvages en plantes potagères.

Comment l’abbaye de Thélème s’évanouit-elle en fumée et comment à la fin du déjeuner s’était-elle transformée en une roulotte avec laquelle nous visitions la France tout entière et donnions des représentations de pièces inédites portant tour à tour les noms des auteurs : George Sand, Maurice Sand et Juliette Lamber ? L’explique qui pourra !

On parle de gaieté et Mme Sand déclare qu’il est lu-gent de créer des cours de gaieté pour les générations nouvelles, que les jeunes, comme Planet, se portent mal parce qu’ils ne sont pas assez gais.

La gaieté est la meilleure hygiène de l’esprit et du corps, dit Mme Sand ; se porter bien n’a pas d’autre raison que la gaieté.

Et la discussion commence pour n’en finir plus. Le capitaine Talma et Edmond Adam, tous deux mélancoliques, protestent contre la gaieté perpétuelle. L’un des deux, approuvé par l’autre, a l’imprudence de dire que l’extrême gaieté comme l’entendent parfois Mme Sand et Maurice « entame la dignité ». C’est un haro, un tollé.

Mme Sand devient tout à coup très sérieuse. Elle est éloquente et prouve qu’il n’y a de bonté durable qu’alimentée par la gaieté, que les tristes ne sont pas foncièrement bons.

— La gaieté c’est comme la bonté, dit Talma, pas trop n’en faut !

— Mais, malheureux ! sans bonté les sociétés se rongent, se dévorent.

— Les sociétés vivent par l’intelligence.

— L’intelligence sans bonté fait des brutes, des plus brutes que mon chien Fadet qui est bon.

— Et que fait la bonté sans intelligence ?

— Il n’y en a pas ; n’est pas bon qui n’est pas intelligent.

— Mais votre chien Fadet ?

— Il est comme moi ; bon d’abord, intelligent ensuite. La bonté, ajoute Mme Sand, c’est l’atmosphère dans laquelle se vivifient les sociétés, c’est l’attirance du divin sur la terre. Il n’y a que bonté dans les voies de la vie supérieure. Si l’on étudiait les lois de la bonté, on y trouverait jusqu’aux attractions des mondes les uns pour les autres. Il me semble qu’ils s’entr’aident avec bonté entre eux, pour maintenir les équilibres et l’ordre dans la matière, ajoute-t-elle en riant.

— Oh ! ça, c’est trop fort, c’est du charabia, s’écrie le capitaine.

— C’est de la noyade, ajoute Adam. Voilà ce qui arrive à ceux qui piquent des têtes dans l’universel.

— Que ces gens-là, dit Maurice, en désignant le capitaine et Adam, ont comme qui dirait leurs crânes trop étroits pour avoir celui de s’ingurgiter les idées de la colonelle ; pour quoique l’un est marsouin et l’autre pékin ? Fusilier Plauchut, ajouta le sergent, fusilier Planet, cantinière Juliette, saluez notre chef, George Sand, et un pied de nez à ces autres-là !

Le tout fut fait en trois mouvements.

Puis Maurice nous donna, à Mme Sand, à Alice, à moi un panier vide, tandis qu’il chargea outre mesure celui des fusiliers Plauchut, Planet et le sien. La colonelle me prit le bras, tandis que Talma et Adam causaient en arrière, que Topaze et Maurice conversaient en langage « pioupiou ».

Un peu plus loin, Mme Adam raconte comment ce même jour, George Sand ayant approuvé l’une des idées que Juliette Adam avait émises et l’ayant embrassée tandis qu’Adam roucoulait et disait des phrases vraiment « sucrées » à sa femme, Maurice l’avait promue de cantinière qu’elle était au grade de lieutenant-colonel.

Ce fut le signal des goguenardises de Maurice qui déclara que puisque la colonelle, lui, le sargent, les fusiliers Plauchut et Planet, même le capitaine marsouin Talma et le pékin Adam avaient pour ainsi dire comme une satisfaction de la conduite de la cantinière Juilliette (on m’appelle « Juilliette »), il la proposait à l’avancement comme lieutenant-colonel…

Nous lisons dans le livre de Mme Adam à propos des farces que les habitués de Nohant se jouaient les uns aux autres, encore ceci :

Dès que l’un de nous est envoyé ici ou là pour chercher quelque chose, il peut être certain qu’on trame une farce contre lui.

Nous nous y prêtons tous avec belle humeur, sauf Adam que les farces horripilent, la nuit surtout quand on le réveille.

Un soir on a mis un coq dans le coffre à bois de notre chambre. Je le savais ; voilà qu’à une heure ou deux, le matin, ce satané coq chante. Adam allume sa bougie.

— Bien sûr ce coq est dans notre cheminée, s’écrie-t-il, mais par où a-t-il passé ?

Alice, dont la chambre donne dans la nôtre, et moi, nous nous cachons sous les draps pour ne pas trop rire bruyamment. Adam continue à regarder dans la cheminée, mais avec prudence, craignant que, passé par le toit, le coq ne lui tombe sur la tête.

Le coq recommence : Cocorico ! Mme Sand, Lina, Maurice, Plauchut, Planet sont derrière la porte, entendent les réflexions d’Adam ; ils le voient se promener en simple costume de nuit, se pencher dans la cheminée. Mais tout à coup, furieux, Adam lance un juron formidable et s’écrie :

— Il est dans le coffre à bois. Je parie que c’est Maurice qui l’y a mis.

Il ouvre le coffre. Le coq, pas content d’avoir été enfermé, lui saute à la poitrine. Nouveau juron, plus violent encore. Il tente d’attraper ce maudit coq, tandis que je m’enfonce de plus en plus sous mes draps. Enfin, le coq, las de voler, se perche sur le bois de la tête du lit d’Adam, qui a toutes les peines du monde à le saisir. Il l’attrape, toujours sacrant et va le jeter par la fenêtre qu’il a ouverte, lorsque le coq en se débattant éteint la bougie, s’échappe et vole dans la cour.

Est-ce lui, est-ce Maurice qui chante à nouveau : Coricoco !

— Que le diable emporte l’idiot qui a inventé cette farce ! s’écrie Adam.

Les rires derrière la porte redoublent. Adam la ferme à clef et se recouche.

Il ne m’a pas adressé la parole, soupçonnant bien que je suis complice.

L’église est en face de notre chambre. Je dors volontiers le matin et je parierais que Maurice ou Plauchut ont payé le père Carnat[8] — le sonneur-fossoyeur — pour qu’il sonne l’angélus à toute volée. Adam à cette heure-là fait sa toilette. C’est à mon tour de grogner. Je donne 5 francs au père Carnat pour qu’il sonne moins fort. Maurice ou Plauchut lui persuade qu’il doit sonner plus fort et plus longtemps pour que je lui donne davantage.

Le lendemain Adam demande à Plauchut de lui céder son pavillon au fond du parc. Il dit qu’il s’y barricadera, achètera un revolver à La Châtre et recevra les farceurs « à balle ». Quand ce sont les autres qu’on berne, Adam trouve les farces drôles, mais il n’admet pas qu’on lui en fasse, parce qu’il n’en fait pas lui-même.

Le docteur Pestel qui soigna Mme Sand dans sa dernière maladie et laissa des Notes très intéressantes sur la maladie et la mort de Mme Sand et sur les Médecins de Nohant, dit entre autres, dans ce dernier écrit,

« qu’à rencontre de ce qui existe dans beaucoup de maisons où le médecin finit par vieillir avec les membres de la famille, dont il devient quelquefois l’ami et le confident, les médecins, à Nohant, du temps de George Sand, ne vivaient pas longtemps », un médecin suivait un autre.

Et pour expliquer cette circonstance le docteur Pestel dit une chose qui donnera peut-être la clef du fait qu’il s’était intronisé à Nohant, ou ne sait trop quoi : une vraie gaieté, une hilarité, une verve faisant faire des farces sans fin, ou bien simplement l’habitude de débiter des hâbleries perpétuelles, des blagues les plus incroyables, tantôt pleines d’esprit, tantôt absolument plates et niaises :

« Mme Sand ne portait pas en elle un grand fond de gaieté, elle éprouvait le besoin d’être égayée. Lorsqu’elle quittait son cabinet de travail, il lui fallait du monde, du bruit, des rires, au besoin des hommages, et même de la flatterie auxquels elle était fort sensible. Sérieuse, causant peu, elle aimait les causeurs, voire même les bavards. Les histoires les plus folles, les plus impossibles, racontées avec verve, la faisaient rire aux larmes, et les conteurs de ces blagues insensées étaient de tous ceux qui avaient auprès d’elle le plus de succès. Chez Mme Sand l’impression première était toute puissante. À première vue, on lui plaisait ou on lui déplaisait. C’est ainsi que le plus souvent elle jugeait son monde. Bien rarement revenait-elle sur ses jugements ainsi portés. Cette manière d’apprécier ses semblables expose à bien des erreurs, car outre que les apparences sont trompeuses chez un grand nombre d’individus, celui-là même qui procède ainsi jugera différemment un jour qu’un autre la même personne suivant qu’il sera plus ou moins lucide, ou qu’il sera sous l’impression de la souffrance, de la contrariété, du bien-être, de la joie, etc.

Ce n’est pas trop sa faute, après tout, si elle était ainsi faite, elle agissait d’instinct et en quelque sorte malgré elle. Dans une organisation aussi éminemment impressionnable que l’était la sienne, l’impression était maîtresse du raisonnement de même que le sentiment devait l’emporter quelquefois sur la raison. »

Nous nous contentons de citer cette observation du Dr Pestel, nous abstenant de la contredire ou de la confirmer.

Après le dîner tous les habitants de Nohant se rendaient dans le vaste salon Louis XVI gardé tel qu’il était au temps de l’aïeule de Mme Sand, et s’asseyaient « autour de la table », énorme table ovale, confectionnée par Pierre Bonnin[9]. Les uns faisaient une partie de dominos, les autres jouaient aux échecs, d’autres encore dessinaient ou peignaient à la détrempe. On parlait du nouveau roman de Flaubert, de la dernière pièce de Dumas ou de Cadol, du livre de Darwin ou de Renan. Et des discussions ardentes et bruyantes s’élevaient, tandis que Mme Sand, aidée de Lina, cousait des robes d’enfants ou des costumes pour les marionnettes. Durant toute sa vie, jusqu’à son dernier jour, Mme Sand garda l’habitude de ne jamais rester oisive ; d’autre part elle conserva aussi cette adresse des mains, héritée de sa mère, pour toutes sortes de petits travaux et de procédés manuels. Elle faisait beaucoup de broderies[10], aidait Maurice à classer ses collections minéralogiques ou entomologiques, faisait des herbiers, découpait à la main des silhouettes de plantes ou de fleurs, petits chefs-d’œuvre d’adresse et de finesse qui ne peuvent être comparés qu’à des ouvrages chinois ou japonais. Elle faisait encore des dendrites. On sait qu’on nomme dendrites, en minéralogie, des empreintes de plantes dans des cassures de pierres, ou même des restes de plantes pétrifiées. En examinant un beau soir un dessin fantastique, créé par le hasard d’un pâté de couleur, qu’on avait écrasé par mégarde entre deux feuilles de papier, George Sand remarqua que ce dessin reproduisait merveilleusement une pareille dendrite. Elle voulut répéter cet essai, et, ayant écrasé ainsi plusieurs pâtés de couleur entre deux feuilles de papier, elle tâcha de faire ce que chacun avait fait dans son enfance : de compléter et de préciser par quelques traits de crayon ou de pinceau les images qui se présentent dans un pâté d’encre écrasé. Il en résulta un petit tableau, un paysage avec des figures fantastiques. Mme Sand s’engoua de ce genre de peinture et on lui prépara d’avance des pâtés de couleurs écrasées sur des feuilles de papier, afin qu’elle s’amusât, le soir, à peindre ses dendrites, soit à l’huile, soit à l’aquarelle[11]. … Quelquefois on lisait à haute voix un conte, écrit la veille par George Sand pour l’une de ses petites-filles, car, comme une vraie grand’mère, c’est pour ses petites-filles qu’elle semble avoir écrit alors de préférence. C’est ainsi qu’entre 1872 et 1875 elle écrivit treize contes : le Château de Pidordu, la Reine Coax, le Nuage rose, les Ailes du courage, le Géant Jéous, le Chêne parlant, le Chien et la fleur sacrée, l’Orgue du Titan, Ce que disent les fleurs, le Marteau rouge, la Fée poussière, le Gnome des huîtres et la Fée aux gros yeux[12]. George Sand s’essaya donc, outre le roman, le théâtre, les articles de politique ou de critique, à ce nouveau genre littéraire : la littérature pour enfants, ou même, proprement dit : aux contes d’enfants. Du reste elle avait déjà écrit plusieurs œuvres dans ce genre. En 1837 elle écrivit pour Solange le Roi des neiges, conte resté inédit. En 1850, comme nous l’avons indiqué plus haut[13], elle usa du dicton populaire sur Gribouille qui se jette à Veau de peur d’être mouillé comme d’un thème pour écrire son Histoire du véritable Gribouille[14]. En 1859, George Sand publia, dans le Figaro, encore un petit conte, la Fée qui court. Et enfin en 1865 elle dédia à Manceau un grand conte fantastique et symbolique, la Coupe. D’autre part, voulant créer à l’usage de la petite Aurore la meilleure méthode possible pour apprendre à lire et à écrire, Mme Sand remania pour elle le système tiré par Jules Boucoiran de la célèbre méthode Laffore, pour l’enseignement de Maurice. Mme Sand, avec infiniment d’esprit et un tact pédagogique admirable, sut encore faciliter et simplifier cette méthode. De plus, elle trouvait nécessaire que l’enseignement de la lecture marchât de front avec les premières connaissances enseignées à l’enfant sur toutes choses. Il est très instructif de lire ses réflexions et ses observations sur ce sujet dans les chapitres xi, xii et xiii de ses Impressions et souvenirs, ayant pour sous-titre : « Pensées d’un maître d’école ». « Le maître d’école, c’est moi », dit-elle, car durant toute sa vie elle a toujours eu quelques élèves à qui eUe enseignait l’a & c : ses enfants, sa nièce, ses petits-enfants et des filles de village adultes, des servantes et des serviteurs, bref des élèves de tout âge et de toute condition ; ces pages sont donc le résultat de son expérience et de ses observations. Quand, dans sa jeunesse, elle apprit à lire à ses enfants, George Sand ignorait encore beaucoup de choses en matière d’éducation qui ne lui devinrent claires qu’avec l’expérience et le raisonnement, et surtout la patience ; elle dit avoir commis alors beaucoup de fautes, dont elle se préserva plus tard. Ces trois articles présentent effectivement une série d’observations infiniment précieuses pour tout pédagogue, comme pour toute personne s’intéressant aux questions d’enseignement et d’éducation primaires. Quand on les lit, on ne peut pas ne pas être d’accord avec l’auteur sur lef ond des choses. Le premier de ces articles est consacré non pas précisément à l’enseignement de la langue, mais bien à ces exercices préparatoires qui devraient précéder toute étude. On y trouve, de plus, une foule de conseils inappréciables sur l’éducation en général. Cet article devrait servir de manuel à tous les pédagogues, psychologues, parents, et à tous ceux qui osent entreprendre cette œuvre sacrée : l’éducation d’un homme. En lisant ces fines observations et ces remarques psychologiques profondes, qid respirent une pénétration infinie de l’âme humaine en général et de l’âme enfantine en particulier, on s’explique parfaitement l’amour que Mme Sand inspira à tous les enfants dont elle s’était tant occupée, et l’influence qu’elle exerça toujours sur ceux d’entre eux à qui elle avait voué une attention particulière : la petite Jeanne Clésinger, Aurore, Gabrielle, les petits Simonnet, Oscar Cazamajou, les enfants de Mme Bertholdi, le jeune Francis Laur, etc., etc. Quelle connaissance de l’âme enfantine, de ses capacités, de ses défaillances se laisse deviner dans ces pa^es ! Combien humaine la manière de traiter l’enfant, et quel extraordinaire savoir-faire pour s’identifier à lui, pour profiter de chaque petit fait, afin de gagner de l’autorité sur cet être impressionnable ! Quelle profondeur d’amour pour tous ces petits hommes ! George Sand rejette, cela se comprend, non seulement toute brutalité, toute punition et toute privation pour l’enfant, mais elle érige tout son système suivant les grandes lois psychiques en général, en les appropriant aux exigences et au caractère de chaque enfant en particulier. Elle parle de l’art de diriger l’esprit, le cœur et la volonté de l’enfant vers un seul but : lui apprendre à aimer le travail, à aimer le savoir et à aimer dans le strict sens du mot. George Sand donne une série de conseils fort utiles à ce propos ; on voit qu’en vrai virtuose, elle savait jouer sur les cordes les plus tendres du cœur enfantin, les faisant toujours vibrer le plus harmonieusement possible.

Les deux autres articles sont consacrés à l’analyse de la « méthode lafforienne », créée et publiée dès 1826 par M. de Bourrousse de Laffore, ainsi que de la méthode employée par George Sand elle-même pour faire apprendre à lire et à écrire à ses élèves.

La lettre à Charles Edmond sur la ponctuation (le numéro VI des Impressions et souvenirs) se rattache à ces deux articles et présente aussi une série de pensées très intéressantes sur l’enseignement de la langue et de la grammaire.

Les contes de George Sand ont aussi une signification, surtout pédagogique ; ils ne se distinguent pas tant par leurs qualités poétiques que par la moralité qu’ils renferment : ils tendent, avant tout, par des allégories et des symboles transparents, à inculquer aux enfants les mêmes principes et à diriger leur activité psychique vers les trois mêmes buts : l’amour pour le travail, le désir d’apprendre et l’amour du prochain, George Sand conseillait de les développer chez tout élève, avant de lui enseigner à Ih-e.

Au risque d’être taxé d’hérétique littéraire, nous déclarons que ces contes manquent de vraie poésie, surtout si on les compare aux contes d’Andersen ou aux contes des écrivains allemands et slaves. La plupart d’entre eux sont en outre peu faits pour être compris des enfants ou leur faire plaisir. Notre critique s’adresse surtout au plus long de ces contes : le Château de Pictordu. Au fond c’est là simplement un petit roman, peignant, sous une forme fantastique, le réveil et l’éclosion d’un talent inné, ce thème ne convient pas à un conte d’enfants. George Sand l’avait déjà plusieurs fois traité : dans la Fille d’Albano, Carl, Consuelo, etc., etc. Le Château de Pictordu contient un très intéressant et très remarquable caractère, celui du père, un peintre à la mode peignotant de petits portraits bien léchés ; et à côté de ce père grandit et se développe le talent prime-sautier et original de sa fille, une fillette rêveuse, maladive, mais poursuivant âprement la vérité dans l’art, aspirant à y atteindre la perfection, y cherchant son propre chemin et finissant par arriver à la célébrité.

Ébauché en deux ou trois traits de plume, le portrait de la seconde femme du peintre, Mme Laure, une coquette fanfreluchée, ruinant son mari et s’apprêtant à vivre aux dépens de sa belle-fille, est également très réussi. Cette Mme Laure nous paraît une vraie héroïne du second Empire, très ressemblante à ses sœurs les héroïnes de Zola, Daudet, etc. George Sand sut saisir et peindre en peu de mots, avec un art extraordinaire, ce nouveau type, ressemblant si peu aux héroïnes de sa jeunesse. Les « grandes coquettes » et les dissipatrices ont existé de tous les temps, George Sand les a peintes dans ses premiers romans, mais Mme Laure possède un si naïf cynisme, elle bat monnaie avec une facilité merveilleuse qui ne se voyait que chez les petites dames contemporaines de Mie de Montijo. Intéressants et très bien peints également, le vieux comte de Pictordu et sa fille. Ces deux personnages reflètent le monde de vieilles comtesses où Aurore Dupin vécut sa toute première jeunesse, et de celui de ses aristocratiques amies de couvent. Très curieux type aussi le docteur, ami des arts, il est le porte-parole de l’auteur lui-même. Il estime qu’un vrai talent fera toujours son chemin, qu’il ne faut que le diriger, mais point le cultiver comme une fleur de serre. Il est partisan de l’élément fantastique dans l’existence de l’enfant[15]. C’est pour cela qu’il laisse la jeune artiste se libérer peu à peu elle-même de sa croyance aux visions fantastiques — aux apparitions de la « muse de Pictordu », etc. La fillette devine que toutes ses visions n’étaient que de vagues élans de sa fantaisie créatrice : elle ne savait pas encore la manière de les réaliser en une forme plastique. Tout cela est entremêlé de descriptions adorables du vieux château et du jardin, ce qui permet à George Sand de briller, comme toujours, par ses connaissances botaniques. Et « l’élément fantastique », toutes ces apparitions de la fée du château, de la statue parlante, sont si poétiquement vagues, et plus tard se laissent s’expliquer d’une manière si naturelle, qu’elles ravissent le lecteur le plus « rationnel », aussi bien que les enfants.

Mais nous le répétons, le Château de Pictordu n’est point une histoire pour de petits lecteurs, mais un roman minuscule, ou même une étude psychologique, basée sur des observations et des remarques si fines qu’elles ne peuvent être comprises que par des adultes.

Les soirées où Maurice donnait à Nohant ses représentations de marionnettes étaient de vraies petites fêtes. On en a des descriptions pleines de verve et de couleur dans les livres de MM. Amie, Mes Souvenirs, Plauchut, Autour de Nohant et dans le volume II des Souvenirs de Mme Adam, dont nous avons déjà cité mainte page, et enfin dans l’article de Mme Sand elle-même : les Marionnettes de Maurice Sand (le dernier article publié du vivant de George Sand), que nous avons cité au chapitre x.

Tout ce qu’on raconte sur l’impression produite par ces représentations sur les spectateurs nous semble — ainsi qu’à tous ceux qui n’y ont point assisté — si inexplicable et si peu probable que nous emprunterons encore au livre de Mme Adam la description de l’une de ces soirées. Le témoignage d’une personne y ayant assisté pourra peut-être faire comprendre au lecteur quelle était la cause mystérieuse de l’action incompréhensible exercée par ces fantoches sur tous les habitués de Nohant. En racontant comment on fêta l’anniversaire de Mme Sand en 1868, — et selon les traditions non pas le 1er, mais le 5 juillet, — Mme Adam dit :

On déjeune gaiement, on se promène toute l’après-midi, on goûte et l’on ne dîne pas, car on doit souper après les marionnettes.

Enfin nous allons assister à une représentation de ces marionnettes qui passionnent tant notre curiosité. Nous connaissons par leurs noms, avant de les voir : Balandard, Coq-en-Bois, le capitaine della Spada, Isabelle, Kose, Céleste, Ida, et tous, toutes. Alice rêve du monstre vert, Belsébuth, Elle demande qu’il apparaisse.

Nous sommes en costume de grande première, décolletées. Le programme de la soirée est affiché partout. Les marionnettes jouent Alonzo-Alonzi le bâtard ou le brigand de las Sierras. Maurice passe vingt nuits pour amuser une heure son adorée mère. Notre impatience est grande. Mme Sand n’est pas la moins occupée de cette « première ». Elle questionne Maurice curieusement. Il reste muet.

— Songez, me dit-il, comme le risque d’une chute est grand pour celui qui tient le rôle des acteurs au bout de ses doigts, qui est l’auteur de la pièce, le décorateur, le machiniste, le directeur. Et si Adam allait faire oua ! oua ! Si Topaze et sa mère étaient comme qui dirait rasées !

— Ce sera exécrable ! marmotte le fusilier PLauchut.

Mme Sand se fâche, presque sérieusement.

— Trente jours d’arrêts au fusilier Plauchut, en rentrant à Paris, prononce avec dignité le sargent.

— Endossés, les trente jours, à la condition que tu viennes me les faire faire, sargent, répond le fusilier.

Enfin, le moment solennel arrive. Nous défilons gravement, selon le rang que Mme Sand nous assigne. Nous entrons dans la salle de théâtre que nous ne connaissons pas encore et qui est brillamment éclairée. À gauche, la grande scène, où l’on joue la grande comédie, en face, le théâtre des marionnettes avec un rideau étonnant, peint par Maurice, bien entendu.

Le rideau se lève ; la toile de fond a des perspectives extraordinaires. Nous voilà transportés en Espagne dans las Sierras.

Nous sommes prévenus qu’il est permis d’interpeller les acteurs, que l’action et le dénouement lui-même peuvent être influencés par les spectateurs. Maurice n’ayant de respect que « pour ce genre de suffrage universel ».

Balandard, directeur de la troupe, entre et nous apprend ce que je viens de dire : le personnage à la fois gourmé et sympathique ajoute : « On va s’amuser. »

Oh ! Balandard ! sa redingote, son gilet blanc impeccable, son immense chapeau qui le couvre ou qu’il tient à la main avec tant de dignité ! C’est George Sand qui est son tailleur, et il s’en vante à tout propos.

Dans la crainte que nous ne sachions pas lire les affiches, Balandard est venu nous répéter le titre de la pièce. « Je compte, ajoute-t-il, que vous m’honorerez de votre indulgence ; je vous la rends. »

— Ran tan plan ! répond Plauchut qui continuerait si un vigoureux : « Silence dans les rangs tan plan ! » ne l’arrêtait.

La pièce commence. Elle est abracadabrante. Les spectateurs demandent des explications. On dénonce les traîtrises à la victime menacée. Le public s’impatiente de ses propres interruptions et s’emporte. Maurice répond à qui l’interroge, réenchaîne l’action, improvise, fait tête à tous les imprévus.

Est-ce la merveille des physionomies des marionnettes, taillées et peintes presque toutes par Maurice ? Est-ce l’art avec lequel il les fait mouvoir, les met en lumière ? Sont-ce leurs gestes stupéfiants de réalité, la promptitude qu’elles mettent à aller, à venir, à entrer, à sortir, à rentrer, est-ce la merveilleuse réalité avec laquelle elles sont habillées dans le plus petit détail par Mme Sand, est-ce le tout ? Mais ces poupées parlantes auxquelles on s’adresse, qui vous répondent, prennent à tel point les apparences de la vie qu’au bout d’un temps très court on les croit réelles.

Les « habitués » du théâtre qui connaissent les personnages pour ainsi dire en dehors de leurs rôles ou dans l’ensemble de ces rôles, dans leur caractère que Maurice respecte, dans leur genre, car ils ont chacun leur emploi déterminé et ne jouent jamais un rôle en désaccord avec leur talent, avec leur moralité ou leurs vices ; les habitués, dis-je, accordent déjà une part de vie à ces personnages dès qu’ils apparaissent. Chacun a ses préférences, voire ses faiblesses pour tel ou tel. On sait que Plauchut ne peut voir Mlle Olympia Nantouillet sans un plaisir qu’il manifeste. Lina chérit Balandard. Lime Sand a un goût marqué pour le doge de Venise et Gaspardo, le meilleur pêcheur de l’Adriatique. Planet courtise Mlle Ida. Pour moi, un choix s’impose. Coq-en-Bois n’a jamais aimé personne. Il dédaigne le sexe et lui manque souvent de respect. Nous avons le coup de foudre l’un pour l’autre. Je lui fais une déclaration publique, il y répond.

— Comment, toi, Coq-en-Bois, jusqu’ici fidèle à ton nom, toi aussi, malheureux, te voilà pincé ! s’écrie Lina.

Et Coq-en-Bois, après une déclaration brûlante, m’invite à souper « à nous deux » chez Brébant, en cabinet particulier.

Adam proteste et s’écrie : « Ah ! non, par exemple ! »

Nous éclatons de rire. Mme Sand, ravie, déclare qu’Adam s’est laissé prendre, que c’est l’un des plus grands succès de Maurice.

Plus tard, à souper, la pièce finie au milieu de bravos, de rappels, Mme Sand interroge à nouveau Adam sur son interruption,

— Je n’ai pas cru Coq-en-Bois vraiment en vrai, nous dit-il, mais pourtant sa déclaration et sa proposition m’ont en…nuyé !

Le lendemain nous visitons le théâtre, les costumes d’une vérité infinie auxquels Mme Sand travaille depuis plus de vingt ans. Elle est une costumière, une habilleuse incomparable.

Les marionnettes n’ont pas un mètre de hauteur, Édouard Cadol et Eugène Lambert ont seuls aidé Maurice ; le premier à les sculpter, le second à les peindre. Leur visage, leur buste[16], leurs bras, sont garnis de peau, les femmes peuvent être décolletées et les hommes lutter à demi nus. Elles ont des cuirasses en carton de façon à ce qu’elles se tiennent ferme, tantôt assises, tantôt posées sur des supports. Ces supports très curieux sont des tiges de fer avec un bouchon au bout, ce qui fait que la moindre chiquenaude de Maurice les agite et que lorsqu’il y a un grand nombre de personnages en scène tous ont l’air d’écouter et de tressaillir au besoin à un récit.

Dans certaines pièces militaires, Maurice met en ligne avec un art de perspective inimaginable, des milliers d’hommes qui manœuvrent. Quant à la pluie, à l’orage, c’est à s’y méprendre, et la réalité en est complète, il tonne, des éclairs sillonnent la scène, l’eau tombe.

Ces centaines de marionnettes, on voudrait les nommer toutes, car toutes, à un moment, on les a aimées ou détestées. Il y a des traditions pour plusieurs. Ainsi les entrées en scène du facteur sont toujours désopilantes. Dans les moments les plus dramatiques, il raconte ses peines de cœur. Et Bassinet, le garde champêtre ! Et Purpurin, et le comte des Andouilliers et Mlle Eloa ! Et Chalumeau, et Friturin : quelle pléiade de comiques ! Et la comédie italienne au complet, et Bamboula, la négresse, Rosalie, la femme de chambre qu’on retrouve sans cesse, le colonel Vertébral, la comtesse de Bombricoulant. J’en oublie la moitié ; qu’elles me pardonnent ! Les trucs du théâtre des marionnettes de Maurice Sand ont étonné tous les directeurs des plus grandes scènes de Paris.

Tous les hivers, ou plutôt au commencement du printemps, Mme Sand allait à Paris pour voir ses amis aux célèbres dîners Magny ou pour placer une pièce nouvelle. On trouve dans le Journal des Goncourt ainsi que dans le livre de Mme Adam pas mal de croquis pleins de coloris, dépeignant l’apparition de Mme Sand à ces dîners, sa sauvagerie et son air dépaysé au milieu de tous ces écrivains naturalistes et gens de lettres par excellence[17], ses idées et ses discours ressemblant si peu à ce qui s’y disait, lorsqu’elle ouvrait la bouche, et son silence au milieu d’eux, le plus souvent. Ils notent même ses toilettes : un jour Mme Sand apparut au dîner Magny en robe « fleurs de pêcher, une toilette, je crois bien, tout en l’honneur de Flaubert », comme le remarquent les Goncourt avec malice[18].

Presque tous les ans Mme Sand entreprenait quelque petit voyage. C’est ainsi qu’en 1866 elle alla, comme nous l’avons vu, « courir avec ses enfants » en Bretagne, pour peindre sur nature des esquisses pour Cadio. Avant cette excursion et après, Mme Sand alla par deux fois en Normandie, à Croisset, chez Flaubert qui désirait lire à sa « chère maître » quelques chapitres nouveaux de son Saint Antoine, et chez les Lambert et les Dumas à Saint-Valéry.

C’est au commencement de 1868 que Mme Sand séjourna quelques semaines avec Maurice, Plauchut et Maxime Planet au Golfe Juan chez Mme Adam. Lorsque Mme Sand se disposait à partir pour Bruyères, elle mit une « condition » à Mme Adam : c’était de n’y rencontrer ni Solange, ni Mérimée. Mérimée qui vivait à proximité et venait souvent aux Bruyères, dès qu’il sut que George Sand allait venir, pria avec beaucoup de tact Mme Adam de le prévenir, afin de se tenir à distance. Quant à Solange, Mme Sand avait, à cette époque, refusé de voir et de recevoir sa fille. Voici ce que Mme Maurice Sand nous avait dit à ce propos :

« Lorsque je n’étais pas encore mariée, je voyais quelquefois Solange, parce que mon père la connaissait dès son enfance. Mais quand j’ai épousé Maurice, Mme Sand me dit : « Mon enfant, tu ne dois pas la voir, parce que si elle vient chez toi, cela voudra dire qu’elle nous fâchera tous les uns contre les autres, c’est ainsi qu’elle est. » Je ne la voyais donc pas, d’autant plus que Maurice me l’avait défendu[19]. Il ne la voyait pas alors, non plus. On ne se vit qu’en 1870, au moment de la guerre… » Et lorsque la jeune Mme Lina avait prié Mme Sand de recevoir Solange, disant qu’elle avait peut-être changé en mieux et n’était peut-être « pas si mauvaise » qu’on le croyait, George Sand refusa longtemps d’acquiescer à cette prière, disant : « Prends garde, il n’en résultera rien de bon, mais sûrement beaucoup d’ennuis… »

Après la mort de Mme Émilie Chatiron, Solange acheta à sa fille, Mme Simonnet, Montgivray et s’y installa à proximité de Nohant. Ce voisinage inquiéta beaucoup Mme Sand. Effectivement, Solange apparaissait de temps en temps à Nohant et chacune de ces « apparitions » était signalée par quelque ennui. Elle critiquait tout ce qui se faisait à Nohant, trouvait mauvais tout ce que faisait sa mère : tout le monde était sur le qui-vive quand elle était là. Les années suivantes elle prit l’habitude de venir de grand matin, elle passait par l’entrée de service et s’introduisait auprès de sa mère endormie, lui disant plus tard : « Ah ! maman, tu es bien mal gardée, je suis venue t’embrasser, mais on aurait pu t’assassiner que tu ne l’aurais pas entendu. » Mme Sand avait en effet un sommeil très dur. Ces propos lui étaient très désagréables. De plus, elle était très confiante, ne cachait rien, et Solange, en entrant chez elle, lisait ce qu’il y avait sur la table. Les domestiques laissaient passer Mme Clésinger, comment ne pas laisser passer la fille de la maison qui vient embrasser sa mère ? ! Et comment dire aux servantes de ne pas la laisser entrer ? Mme Sand était très mécontente, et d’autre part c’était très désagréable pour Maurice et pour Lina. Afin de remédier à cela, la petite Aurore se levait de très grand matin, s’asseyait près de la porte de sa bonne mère et ne laissait entrer personne chez elle, pas même Solange, malgré toutes ses instances…

En 1868, George Sand avait donc refusé de voir sa fille. Mme Adam ne la fréquentait pas, mais au moment où Mme Sand allait arriver aux Bruyères, Solange vint à Cannes « en bonne fortune », c’est-à-dire accompagnée d’un monsieur qui la « promenait ». Mme Adam s’empressa de tranquilliser Mme Sand.

Pour Solange, je l’ai en sainte horreur, car c’est elle qui répand le plus de calomnies sur vous et qui se plaît avec un art de méchanceté inouïe, à les faire rebondir quand elles sont lancées. Pour Mérimée je sais qu’il vous évitera avec plus de soin que vous n’en mettrez à l’éviter.

Mais Solange s’empressa de déclarer à l’un des amis de Mme Adam qu’elle saurait bien empêcher sa mère de venir chez Mme Adam, Mme Sand refusant de la voir depuis une année, il lui était impossible d’admettre qu’elle lui infligeât ici cette humiliation.

Mme Sand, ajoute Mme Adam, après avoir transcrit ces mots, m’avait parlé plus d’une fois de sa fille. Elle souffrait cruellement de sa conduite. Le pire est que des questions d’argent étaient parfois mêlées à ses liaisons. Mme Sand qui était rien moins que riche, ayant toujours tout donné et si peu gardé, lui faisait une rente de 6 000 francs pour qu’elle n’ait pas le prétexte de la pauvreté pour commettre certains actes. J’ai plusieurs fois rencontré Mme Clésinger. Elle est grande, très belle personne, avec des traits masculins ; elle ne peut passer inaperçue tant elle frappe par quelque chose de personnel, d’original, de particulier. Elle a beaucoup d’esprit, trop cru, dit-on. L’intelligence éclate dans sa physionomie et la hardiesse dans ses yeux… Après sa séparation, Solange, qui n’avait jamais été bonne, était devenue mauvaise.

Chaque fois qu’elle arrivait à Nohant, me disait Mme Sand, il ne lui fallait pas huit jours pour nous rendre à tous la vie impossible. Elle entre-croisait de façon si perfide et si habile ses dénonciations de chacun à chacun que l’on finissait par se détester sans pouvoir en trouver une raison majeure. Jusqu’aux coqs devenaient plus batailleurs, jusqu’aux chiens étaient plus hargneux durant le séjour de Solange…

Cela fait que le 12 janvier 1868 George Sand écrivit à Mme Adam qu’outre le grand froid et le désir de ne point abandonner seule à Nohant sa Lina (qui attendait alors la venue de son troisième[20] enfant, Gabrielle), il y avait encore une raison spéciale qui retardait le voyage aux Bruyères :

« … Il y a quelqu’un à Cannes (une personne qui me touche de près) et près de qui je n’aime pas à me trouver en province. Vous me comprenez. J’attends donc qu’elle parte, que chez moi on se porte bien et que moi-même je sois en état de partir sans maux d’entrailles, chose très grave pour moi. Tout cela n’est pas ma faute et mon désir d’aller à vous n’est pas moins vif, au contraire. J’irai, mais fixer le jour est encore impossible. J’ai fort à faire à Paris et je ne puis m’y rendre…

… La personne dont je vous parlais m’a écrit pis que pendre sur votre climat, sur votre habitation perchée dans les airs, etc. N’allez pas croire que je me soucie de cela. S’il fait froid aussi dans le Midi — et je m’y suis toujours attendue — je m’en moquerai bien quand je me porterai bien… »

Mme Sand va enfin venir. Elle me prie de m’informer de la personne qui accompagne Mme Clésinger. Je lui écris que c’est le prince X… qui la « promène ». Et elle me répond :

« Justement le promeneur actuel de cette dame est le plus grand fou et le plus grand sot qui existe, malgré beaucoup d’esprit, de talent et de bonté… En outre il n’a aucune idée des convenances morales quelconques et ne manquerait pas de venir me parler comme si de rien n’était. Il faut absolument qu’ils soient partis pour que je parte. Mes paquets sont toujours là qui me regardent d’un air d’impatience. Avertissez-moi, chère enfant, dès que ces voyageurs seront en route. Je vous aime et je vous embrasse tous les trois… »

Je confesse que j’aurais volontiers envoyé au diable Solange et son « promeneur ».

Enfin la difficulté fut levée : Lina Sand, malgré sa grossesse avancée, insista pour que Maurice accompagnât sa mère. Maurice « au besoin saurait empêcher les persécutions et les bravades ». Et puis il se trouva que « le monsieur » n’était pas celui qu’on pensait », disait George Sand dans sa lettre du 7 février 1868.

C’est ainsi que vers la mi-février George Sand put se rendre aux Bruyères, avec Maurice et Maxime Planet. Plauchut, qui séjournait chez son frère à Nice, les rejoignit chez Mme Adam.

On lit avec un plaisir extrême la description de ce séjour de George Sand au Golfe Juan dans le livre de Mme Adam : Mes sentiments et nos idées avant 1870, dont nous avons cité tant de belles pages. On y apprend non seulement tout l’historique des relations entre les deux femmes illustres, on y lit encore une quantité de lettres inédites de George Sand des plus curieuses, des résumés presque sténographiques des causeries entre George Sand et Juliette Adam ou Juilliette des Bruyères, soit chez elle, soit à Nohant, durant les séjours qu’elle et sa famille y firent en 1868, 69 et 70. On y trouve aussi de magnifiques pages émues et profondément senties, caractérisant George Sand comme écrivain et comme femme, « bienfaitrice et bienfaisante » par ses idées, ses tendances, aspirant toujours à s’élever plus haut et à aider les autres à acquérir une plus haute conception de la vie. Enfin on lit dans ce livre charmant le récit d’un voyage que M. et Mme Adam et Mlle Alice Lamessine firent avec Mme Sand et Plauchut dans les Ardennes, à la frontière belge, où ils visitèrent les célèbres grottes de Han, le champ de Waterloo et les Dames de Meuse. George Sand plaça dans ce pays l’action de son roman Malgrétout.

Puis, Mme Sand revisita encore une fois l’Auvergne et la Savoie, toujours en vue de chercher un cadre pour ses nouveaux romans. En 1872 elle alla à Cabourg afin « d’y plonger » un reste de coqueluche dont ses petites-filles et elle-même avaient été atteintes cet été.

Nous avons déjà dit (voir notre volume Ier) que ces paysages, ces montagnes, ces vallées et ces hameaux consciemment « pris sur nature » tout à fait comme par un adepte de l’école naturaliste ne produisent jamais l’impression ineffaçable laissée par les descriptions du Berry ou de Venise, qui s’étaient imprégnées inconsciemmemt dans le souvenir de la grande romancière.

La vie paisible à Nohant, vouée exclusivement aux intérêts scientifiques et artistiques, fut brusquement interrompue par la guerre de 1870 et les horreurs de la Commune et de sa répression.

Mme Sand accueillit l’ouverture des premières hostilités avec un sentiment de révolte et de profonde indignation.

Je trouve cette guerre infâme, — écrit-elle le 26 juillet à Flaubert, — cette Marseillaise autorisée, un sacrilège. Les hommes sont des brutes féroces et vaniteuses ; nous sommes dans le deux fois moins de Pascal ; quand viendra le plus que jamais ? [21].

Nous avons ici 40 et 45 degrés de chaleur à l’ombre. On incendie les forêts : autre stupidité barbai-e ! Les loups viennent se promener dans notre cour, oîi nous les chassons la nuit, Maurice avec un revolver, moi avec une lanterne. Les arbres quittent leurs feuilles et peut-être la vie. L’eau à boire va nous manquer ; les récoltes sont à peu près nulles, mais nous avons la guerre, quelle chance ! L’agriculture périt, la famine menace, la misère couve en attendant qu’elle se change en Jacquerie ; mais nous battrons les Prussiens. Malborough s’en va-t-en guerre !

Tu disais avec raison que, pour travailler, il fallait une certaine allégresse ; où la trouver par ce temps maudit ? Heureusement, nous n’avons personne de malade à la maison. Quand je vois Maurice et Lina agir, Aurore et Gabrielle jouer, je n’ose pas me plaindre, de crainte de perdre tout.

Je t’aime, mon cher vieux, nous t’aimons tous…

C’est absolument la même indignation douloureuse, le même regret de voir deux peuples chrétiens piétiner toutes les lois humaines et divines, qui se laissent voir dans les notes de George Sand journellement jetées sur le papier du 15 septembre 1870 au 10 février 1871, tantôt une page, tantôt rien que quelques lignes ; elles furent imprimées en 1871 dans la Revue des Deux Mondes, puis en volume sous le titre de Journal d’un voyageur pendant la guerre. George Sand écrivit ce journal tant à Nohant qu’à La Châtre et à Boussac où elle avait emmené sa petite famille, une épidémie de petite vérole noire ayant éclaté alors à Nohant, comme en beaucoup d’autres endroits de France.

Il est très curieux de confronter la première partie de ce Journal avec le roman de Nanon paru en 1872. Il est très probable que Nanon, ébauchée en 1868 et dont l’action se passe à la même époque que celle de Cadio, prit sa forme définitive, sous l’influence des observations faites, en 1870. On y retrouve le reflet de la guerre aux Allemands, projeté sur le paisible Berry éloigné des hostilités. Car nous voyons dans Nanon, à rencontre de ce qui se passe dans Cadio, comment dans un coin du Berry éloigné du théâtre de la guerre (guerre civile ici), les événements agissent indirectement sur la vie de la population, comme s’ils ne l’effleuraient que légèrement de leurs ailes noires, sans changer le cours paisible de l’existence laborieuse de ces humbles et simples gens. Et cependant ces grands cataclysmes sociaux ont leur contrecoup dans la conscience et la raison des personnes demeurées tout à fait à l’écart de toute politique, de toute participation à la vie publique.

C’est cette même idée qui dicta à George Sand le début de son Journal d’un voyageur pendant la guerre. Elle envisage les événements qui viennent d’éclater, très impartialement, elle s’indigne de voir deux peuples civilisés, laborieux, vivant paisiblement côte à côte, se ruer soudain l’un contre l’autre comme deux bêtes féroces, parce que la volonté de leurs gouvernements, la politique personnelle de leurs chefs, les intrigues diplomatiques auxquelles ils restent étrangers l’ont voulu ainsi Puis le cours des événements empoigne l’écrivain, son ton devient d’abord patriotique, puis chauvin et ses articles prennent un caractère belliqueux propre aux écrivains de tous les pays et de tout peuple en temps de guerre, et surtout de guerre malheureuse !

La voix indignée de George Sand fut entendue non seulement de ses compatriotes, mais aussi des ennemis de la France, et, en 1871, en réponse à ses lignes dénonçant certaines actions des Prussiens, il parut à Mayence mie brochure allemande intitulée : Franzôsische Stossseufzer und deutscJie Reflexionen. Eine Antwort an George Sand Aurora Dudevant. (Soupirs français et réflexions allemandes. Une réponse à George Sand, Aurore Dudevant.) L’auteur, M. Ferdinand Haas, y soumettait à une rude critique, quelquefois assez bien fondée, mais le plus souvent tout aussi chauvine, et en tout cas très désobligeante comme ton, — côtoyant l’indécent et le comique, — les idées et les sentiments que George Sand émettait dans son Journal.

Nous ne nous arrêterons point sur ces articles de la grande femme, ils portent trop l’empreinte de leur époque, ce qui rend leur signification temporaire[22]. La seconde partie, écrite après la guerre de Prusse et la guerre civile, présente une bien autre valeur. Toutes les péripéties de la guerre des partis, toutes les teintes des opinions politiques se reflètent dans ces derniers chapitres du Journal d’un voyageur, ainsi que dans les Impressions et souvenirs qui lui font suite.

L’invasion étrangère de 1870 inspira encore une œuvre à George Sand. C’est son roman Francia dont l’action se passe lors de l’invasion des « alliés » en 1815. On y voit apparaître une espèce de général russe caricaturé de la façon la plus singulière, — quelque chose entre le « russe, mangeur de chandelles » si répandu dans les feuilletons d’il y a un siècle, — et le « général Dourakine » de la « Bibliothèque rose ». Comment George Sand, amie de Louis Viardot, qui non seulement voyagea en Russie, mais encore traduisit si bien Gogol et Pouschkine, l’amie de Charles Rollinat, le traducteur de Tolstoï et Tourguéniew, enfin l’amie de Tourguéniew lui-même, qui vint plusieurs fois à Nohant et dont Mme Sand admirait tant les Récits d’un chasseur, la Nichée de gentilshommes, la Fumée, Roudine[23], Pères et enfants etc., etc., comment George Sand put-elle peindre cet incroyable général Ogokskoï (le nom à lui seul fait rire de pitié tout vrai Russe !) véritable enluminure d’Épinal ! — l’oncle du prince Diomyde Diomyditch Moursakine (nous le disions, cela devait rimer à Dourakine !) non moins grotesque, et pour comble appelé au cours du roman Diomyditch tout court ! Nous ne disons pas cela par chauvinisme ou patriotisme mal entendu, mais pour constater que George Sand avait, en cette occasion, fait preuve de cette même incapacité que parfois les auteurs éprouvent à rendre d’une manière vraie des types étrangers. C’est pour cela que les Japonais s’indignent contre Pierre Loti et sa façon de peindre la vie et les femmes japonaises dans Madame Chrysanthème ; les Italiens, contemporains de Mme Sand, s’étaient révoltés de sa manière de peindre les types italiens dans Daniella. Les Russes ne feront que rire en voyant comment George Sand avait portraituré en guignols grotesques nos héros de 1812-1815.

Les Impressions et souvenirs qui se publiaient dans le Temps du 22 août 1871 au 30 janvier 1875 sous le titre d’Impressions et souvenirs et Rêves et souvenirs, parurent plus tard sous le seul titre d’Impressions et souvenirs. Mais, d’une part, quelques-uns de ces articles furent ensuite — on ne sait trop pourquoi — insérés dans le volume des Dernières pages et dans celui des Questions politiques et sociales, tandis que logiquement et chronologiquement ils ne devraient former qu’une partie intégrale et la conclusion du volume, consacré aux événements politiques de 1870-73.

C’est ainsi que les articles écrits sous l’impression du désastre de Sedan et de la proclamation de la troisième République : Lettre à un ami du 5 septembre 1870 et Post-scriptum à cette lettre, du 7 septembre 1870, un alleluia enthousiaste de La voir enfin triompher et ressusciter, après vingt-deux ans de sommeil léthargique, ces deux lettres, disons-nous, qui ne peuvent faire qu’un avec le Journal d’un voyageur pendant la guerre, sont réimprimées dans le volume des Questions politiques et sociales dont la plus grande partie se rapporte à 1848-49 (sauf deux ou trois articles consacrés aux événements de la guerre pour la liberté italienne de 1859), donc il n’existe entre ces deux lettres et la totalité du volume aucun lien chronologique.

D’autre part : 1° l’article écrit en août 1871 : À propos de la nouvelle lettre de Junius (Alexandre Dumas) à son ami A. D., — polémique contre les opinions de Dumas sur les événements de 1871 — qui doit être de tout point rapproché du chapitre iv des Impressions et souvenirs, écrit à la même date d’août 1871 ; 2° l’article sur Napoléon III, écrit après une excursion hivernale Dans les lois, après la mort de l’empereur, exposant le bilan de toute l’époque napoléonienne, jusqu’à Sedan inclusivement (nous en avons parlé au chapitre ix) ; 3° la Lettre-Préface, publiée en 1873 dans le Rappel et réimprimée à la tête du volume l’Offrande, recueil publié par la Société des gens des Lettres en faveur des Alsaciens-Lorrains restés sans pain et sans abri après la guerre, ces trois articles sont réimprimés dans le volume des Dernières pages. Donc, pour se faire une idée complète des jugements de George Sand sur les événements et ses écrits politiques en 1870-73, on doit consulter : le Journal d’un voyageur pendant la guerre, les Impressions et souvenirs, les Dernières pages et les Questions politiques et sociales.

Enfin, dans le volume des Impressions et souvenirs, cinq chapitres seulement sur vingt-deux (les chapitres ii, iv, vii, xv et xxii et le chapitre xvi, ce dernier consacré en partie à la question féministe) se rapportent aux questions politiques et sociales et aux années 1870-73, tandis que quatre chapitres (i, iii, viii et xvii) exposent la doctrine panthéiste et les idées religieuses de George Sand ; quatre (les numéros vi, xi, xii et xiii) sont consacrés aux questions d’enseignement et de linguistique ; trois chapitres (xiv, xviii et xxi) sont des articles de critique sur les livres de Victor Hugo[24], de Mme Prudence Saman et les romans de Maurice Sand ; le chapitre xix, dédié à Tourguéniew, présente une esquisse littéraire sous forme de récit, sur Pierre Bonnin ; le chapitre xx est une réponse à une épître collective des artistes et des écrivains sur la conservation de la forêt de Fontainebleau, et enfin trois articles (v[25], ix et x) et deux Lettres à Rollinat, (racontant la maladie de Mme Sand en 1860, ses rêves, son délire, son séjour à Tamaris) — sont véritablement des « Souvenirs », surtout les deux derniers articles. Par leur date, leur fond et leur forme ils devraient prendre place parmi les Nouvelles lettres d’un voyageur (tout comme la Lettre d’un voyageur de 1864 à Manceau, Ce que dit le ruisseau et À propos des Charmettes — récit d’une visite à la maison de Rousseau[26]. Et tandis que les vraies Nouvelles lettres d’un voyageur ne font pas toutes partie du volume de ce nom, on y a réimprimé une série de nécrologies d’Amis disparus (Néraud père, Gabriel de Planet : un article et une pièce de vers en son honneur ; Carlo Soliva, la traduction d’un sonnet italien dédié à la mémoire de ce pianiste[27] ; le comte d’Aure ; Louis Maillard ; Ferdinand Pajot ; Patureau-Francœur ; Mme Laure Fleury morte au moment de la guerre avec la Prusse ; etc., etc.), ainsi qu’une série d’articles de critique sur la Langue d’oc, de préfaces (aux livres de Maillard), et enfin plusieurs articles datant d’années diverses (la Foire de La Berthenoux, la Princesse Anna Czartoryska, Utilité d’une école normale d’équitation, À propos du choléra de 1865)[28] et ainsi de suite.

Pour quelle raison tous ces articles et tous ces souvenirs sont-ils ainsi dispersés à travers ces quatre volumes, sans aucun ordre, sans aucun lien logique ? C’est tout à fait incompréhensible. Il serait très facile de classer toutes ces lettres et tous ces articles et souvenirs en quatre groupes : 1° les articles de critique littéraire et les lettres sur l’enseignement trouvent leur place naturelle dans les Questions d’art et de littérature ; 2° tout ce qui se rapporte à 1870-73 dans un deuxième volume soit de Questions politiques et sociales, soit du Journal d’un voyageur pendant la guerre ; 3° toutes les Nouvelles lettres d’un voyageur ainsi que les numéros ix et x des Impressions et souvenirs dans le volume des Nouvelles lettres d’un voyageur ; 4° tous les Souvenirs proprement dits, ainsi que tous les articles philosophiques et toutes les nécrologies dans le volume des Impressions et souvenirs.

Nous avons parlé des chapitres des Impressions et souvenirs ayant trait aux questions particulières ou spéciales dans maints endroits de nos trois premiers volumes et dans le volume présent ; nous nous tournerons maintenant vers les articles politiques et les articles philosophiques. Donc nous parlerons des chapitres ii, iv, vi, xv, xxii pour analyser les idées politiques de George Sand et des chapitres i, iii, viii, ix et x pour connaître sa doctrine religieuse et philosophique.

Les deux lettres politiques formant les numéros iv et vii des Impressions, dont l’une a pour sous-titre : « Réponse à un ami » et l’autre : « Réponse à une amie », s’accordent parfaitement avec les idées émises dans les derniers chapitres du Journal d’un voyageur pendant la guerre. Elles sont, de fait, adressées la première à Flaubert, la seconde à Mme Adam, mais toutes les deux sont une réponse aux magnifiques lettres indignées de Flaubert des 6 et 8 septembre et 12 octobre 1871 qu’on peut lire dans le volume de la Correspondance Sand-Flaubert. Si on lit ces lettres et ces réponses, on n’a qu’à dire d’elles ce que les enfants disent des gâteaux : c’est les deux qui sont meilleurs. Ou plutôt : tous les deux ont raison. Oui, combien a raison Flaubert dans son indignation, dans son courroux contre la stupidité, la lâcheté de la bourgeoisie, l’ignorance, la grossièreté, la brutalité du peuple et des soldats, contre l’immense, la formidable « bêtise universelle », contre l’influence « hébétante » de la presse « qui est une école d’abrutissement » : elle « dispense de penser » ; contre le « pouvoir du nombre qui domine l’esprit, l’instruction, la race et même l’argent, qui vaut mieux que le nombre » ; le suffrage universel tel qu’il est constitué ne sera jamais que « la honte de l’esprit humain, la foule, le troupeau, seront toujours haïssables… » « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli… Il lit les mêmes journaux et il a les mêmes passions. » Prêcher l’amour aux uns comme aux autres est inutile. « Tant que le suffrage universel sera ce qu’il est rien ne changera. Tout homme si infime qu’il soit a droit à une voix, la sienne, mais cela ne veut pas dire qu’il soit l’égal de son voisin lequel peut le valoir cent fois. Dans une entreprise industrielle chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset. L’argent, l’esprit et la race même doivent être comptés, bref, toutes les forces. Or, jusqu’à présent je n’en vois qu’une : le nombre… » « L’instruction gratuite et obligatoire achèvera le « bon peuple «  en faisant augmenter « le nombre des imbéciles. » « Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des Sciences ne sera pas le remplaçant du pape », c’est-à-dire tant que les prérogatives de la science, de l’instruction ne seront pas reconnues, le mal « est irrémédiable » et aucune république ne sentira à rien. Or, à présent dans la littérature, le théâtre, partout, au lieu de critiquer, de juger les qualités ou les défauts intrinsèques des choses, on ne parle que de leur « morale » ou de leur « utilité ». « L’idée d’égalité (qui est toute la démocratie moderne) est une idée essentiellement chrétienne et qui s’oppose à celle de justice. Regardez, comme la grâce maintenant prédomine. Le sentiment est tout, la justice n’est rien. On ne s’indigne même plus contre les assassins, et les gens qui ont incendié Paris sont moins punis que les calomniateurs de M. Favre. »

« La première injustice est pratiquée dans la littérature qui n’a souci de l’esthétique laquelle n’est qu’une justice supérieure. Les romantiques auront de beaux comptes à rendre avec leur sentimentalité immorale, car eux, comme tout le monde contemporain, ont oublié la justice dans l’éternelle poursuite de la réhabilitation de la pitié « humanitaire », on a fini par expliquer et excuser tous les crimes, toutes les lâchetés. Dans une pièce de Victor Hugo un sultan est sauvé parce qu’il a eu pitié d’un cochon ; « c’est toujours l’histoire du bon larron, béni parce qu’il s’est repenti. Le repentir est bien, mais ne pas faire de mal est mieux. L’école de réhabilitation nous a amenés à ne voir aucune différence entre un coquin et un honnête homme. On s’émeut sur les larrons en oubliant qu’il serait mieux, au lieu de se repentir, simplement de ne pas être larron. Mais non ! on est tendre pour les chiens enragés et point pour ceux qu’ils ont mordus. »

« Du reste de tout temps l’humanité était la même. Le monde doit être haï. Son irrémédiable misère m’a rempli d’amertume dès ma jeunesse. Aussi maintenant n’ai-je aucune désillusion. »

George Sand comprenait parfaitement que « tous les deux ils avaient raison », car Flaubert avait pour lui la vérité de cette raison et elle la vérité du sentiment.

« Mais la France, hélas ! n’est ni avec elle, ni avec lui ; elle est avec l’aveuglement, l’ignorance et la bêtise. » Elle ne pouvait le nier, mais c’est cela justement ce qui la désolait. C’est pour cela qu’elle répondit à Flaubert non seulement par quelques lettres privées, mais encore par les deux lettres publiées dans le Temps, écrites sous forme de Réponses à un ami et à une amie anonymes.

Eh quoi, tu veux que je cesse d’aimer ? Tu veux que je dise que je me suis trompée toute ma vie, que l’humanité est méprisable, haïssable, qu’elle a toujours été, qu’elle sera toujours ainsi ? Et tu me reproches ma douleur comme une faiblesse, comme le puéril regret d’une illusion perdue. ? Tu affirmes que le public a toujours été féroce, le prêtre toujours hypocrite, le bourgeois toujours lâche, le soldat toujours brigand, le paysan toujours stupide ? Tu dis que tu savais cela dès ta jeunesse et tu te réjouis de n’en avoir jamais douté, parce que l’âge mûr ne t’a apporté aucune déception : tu n’as donc pas été jeune. Ah ! nous différons bien, car je n’ai pas cessé de l’être si c’est être jeune que d’aimer toujours.

Et George Sand dit qu’elle ne comprend pas comment vivre en dehors de la vie générale ; les malheurs, les désastres publics ne peuvent pas ne pas se refléter sur l’existence de chaque famille, de chaque homme isolé.

Est-ce qu’on peut s’endormir paisiblement, quand on sent la terre ébranlée, prête à engloutir ceux pour qui on a vécu ?…

Non, non, on ne s’isole pas, on ne rompt pas les liens du sang, on ne maudit pas, on ne méprise pas son espèce. L’humanité n’est pas un vain mot. Notre vie est faite d’amour et ne plus aimer, c’est ne plus vivre.

Le peuple, dis-tu ? Le peuple c’est toi et moi ; nous nous en défendrions en vain. Il n’y a pas deux races, la distinction des classes n’établit plus que des inégalités relatives et la plupart du temps illusoires…

… Ce n’est pas en méprisant notre misère que j’en contemple l’étendue. Je ne veux pas croire que cette sainte patrie, que cette race chérie dont je sens vibrer en moi toutes les cordes harmonieuses et discordantes, dont j’aime les qualités et les défauts quand même, dont je consens à accepter toutes les responsabilités bonnes ou mauvaises plutôt que de m’en dégager par le dédain, non, je ne veux pas croire que mon pays et ma race soient frappés à mort. Je le sens à ma souffrance, à mon deuil, à mes heures même de pire abattement ; j’aime, donc je vis, aimons et vivons…

George Sand prend à cœur tout ce qui se passe en France, elle souffre, se désole, s’indigne, se révolte, s’exaspère. Elle avait prévu ce désastre, elle savait qu’une terrible expiation des jours de folie et d’abaissement attendait la France, mais cette prévoyance ne rend son chagrin ni moins vif, ni moins grand. Elle donne cours à son indignation excitée par la vue des cruautés commises par les Allemands vainqueurs et prédit que cette victoire sera nuisible, néfaste pour l’Allemagne elle-même, car ses triomphes amèneront le règne de la force matérielle primant l’idéal, c’est-à-dire la pourriture ; la décomposition et la défaite morale des vainqueurs. C’est contre cette même force matérielle primant la justice que George Sand proteste, lorsqu’elle proteste contre les faits qui se sont produits dans son propre pays, contre les personnes qui y attisent les passions populaires au profit de leurs intérêts et de leur esprit de parti. Et l’écrivain s’adressant à tous ses concitoyens leur prêche ardemment l’union et l’amour :

Français, aimons-nous, mon Dieu, mon Dieu ! Aimons-nous ou nous sommes perdus. Tuons, renions, anéantissons la politique, puisqu’elle nous divise et nous arme les uns contre les autres ; ne demandons à personne ce qu’il était et ce qu’il voulait hier. Hier tout le monde s’est trompé, sachons ce que nous voulons aujourd’hui.

Si ce n’est pas la liberté pour tous et la fraternité envers tous, ne cherchons pas à résoudre le problème de l’égalité, nous ne sommes pas dignes de la définir, nous ne sommes pas capables de le comprendre. L’égalité est une chose qui ne s’impose pas, Sest une libre plante qui ne croît que sur des terrains fertiles, dans Vair salubre. Elle ne pousse pas de racines sur les barricades, nous le savons maintenant. Elle y est immédiatement, foulée aux pieds du vainqueur, quel qu’il soit. Ayons le désir de l’établir dans nos mœurs, la volonté de la consacrer dans nos idées. Donnons-lui pour point de départ la charité patriotique, l’amour. C’est être fou que de croire qu’on sort d’un combat avec le respect du droit humain. Toute guerre civile a enfanté et enfantera le forfait…

Malheureuse Internationale, est-il vrai que tu croies à ce mensonge de la force primant le droit ? Si tu es aussi nombreuse, aussi puissante qu’on se l’imagine, est-il possible que tu professes la destruction et la haine comme un devoir ?…

George Sand exige instamment une réponse à cette question, disant qu’avec toute la France elle l’a vainement attendue.

Tout en blâmant les moyens, je ne voulais pas préjuger le but. Il y en a toujours dans les révolutions et celles qui échouent ne sont pas toujours les moins fondées[29]. Un fanatisme patriotique a semblé être le premier sentiment de cette lutte… La désillusion fut terrible.

Le premier acte de la Commune est d’adhérer à la paix et dans tout le cours de sa gestion elle n’a pas une injure, pas une menace pour l’ennemi ; elle conçoit et commet l’insigne lâcheté de renverser sous ses yeux la colonne qui rappelle ses défaites et nos victoires. C’est au suffrage universel qu’elle en veut et cependant elle invoque ce suffrage à Paris pour se constituer. Il est vrai qu’il lui fait défaut ; elle passe par-dessus l’apparence de légalité qu’elle a voulu se donner et fonctionne de par la force brutale, sans invoquer d’autre droit que celui de la haine et du mépris de tout ce qui n’est pas elle. Elle proclame la science positive, dont elle se dit dépositaire unique, mais dont elle ne laisse pas échapper un mot dans ses délibérations et dans ses décrets. Elle déclare qu’elle veut délivrer l’homme de ses entraves et de ses préjugés et tout aussitôt elle exerce un pouvoir sans contrôle et menace de mort quiconque n’est pas convaincu de son infaillibilité. En même temps qu’elle prétend reprendre la tradition des jacobins, elle usurpe la papauté sociale et s’arroge la dictature. Quelle république est-ce là ? Je n’y vois rien de vital, rien de rationnel, rien de constitué, rien de constituable. C’est une orgie de prétendus rénovateurs qui n’ont pas une idée, pas un principe, pas la moindre organisation sérieuse, pas la moindre solidarité avec la nation, pas la moindre ouverture vers l’avenir. Ignorance, cynisme et brutalité, voilà tout ce qui émane de cette prétendue révolution sociale. Déchaînement des instincts les plus bas, impuissance des ambitions sans pudeur, scandale des usurpations sans vergogne, voilà les spectacles auxquels nous venons d’assister. Aussi cette Commune a inspiré le plus mortel dégoût aux hommes politiques les plus ardents, les plus dévoués à la démocratie… ils se sont retirés d’elle avec consternation, avec douleur, et le lendemain la Commune les déclarait traîtres et décrétait leur arrestation. EUe les eût fusillés, s’ils fussent restés entre ses mains.

Et toi, mon ami, tu veux que je voie les choses avec une stoïque indifférence. Tu veux que je dise : l’homme est ainsi fait ; le crime est Éon expression, l’infamie est sa nature ! Non, cent fois non ! L’humanité est indignée en moi et avec moi. Cette indignation est une des formes les plus passionnées de l’amour, il ne faut ni la dissimuler, ni essayer de l’oublier. Nous avons à faire les immenses efforts de la fraternité pour réparer les ravages de la haine. Il faut conjurer le fléau, écraser l’infamie sous le mépris et inaugurer par la foi la résurrection de la patrie…

Au milieu de sa lettre Mme Sand faisait une petite allusion à ceux qui se seraient étonnés des opinions émises par elle ou qui les auraient expliquées par un revirement survenu dans ses idées, par sa « désertion de la cause de l’avenir ». Ayant une place de libre discussion dans un grand journal, elle se doit de dire sincèrement son opinion à cette heure terrible, sans se préoccuper de l’impression produite sur ses amis, ses ennemis ou sur ses lecteurs. Quant à ces derniers ils n’ont qu’à la lire en entier et à ne pas la juger sur des fragments cités par des journaux. Elle ne fait pas métier de ses opinions et ne se cache derrière aucun drapeau de parti. L’opinion de ceux qui en font métier n’a aucune valeur.

« Je n’ai pas à me demander où sont mes amis ou mes ennemis. Ils sont où la tourmente les a jetés. Ceux qui ont mérité que je les aime et qui ne voient pas par mes yeux ne me sont pas moins chers. Le blâme irréfléchi de ceux qui me quittent ne me les fait pas considérer comme ennemis. Toute amitié injustement retirée reste intacte dam le cœur qui n’a pas mérité l’outrage. Ce cœur-là est au-dessus de l’amour propre, il sait attendre le réveil de la justice et de l’affection… »

Ce dernier passage a une signification particulière. Plusieurs amis de George Sand, et Fleury à leur tête, sans parler de Quinet et d’autres républicains radicaux, Tient dans le jugement porté par George Sand sur les événements de 1871 la Commune — et la lutte des partis politiques — une apostasie, et lui exprimèrent fort manifestement leur indignation et leur désapprobation. Quant à nous, tout en ayant souligné dans cette lettre le passage démontrant que George Sand avait en effet perdu sa foi de jadis en l’action bienfaisante des barricades pour la cause de la liberté et qu’elle savait trop combien les droits de l’homme étaient peu respectés au lendemain d’un combat et « l’égalité foulée aux pieds du vainqueur quel qu’il fût », nous voyons en même temps dans cette lettre une absolue identité avec les opinions et les sentiments de Mme Sand exprimés en 1848-49 et professés durant toute sa vie.

Mme Sand se souvient dans cet article des paroles prononcées dit-on, à son lit de mort, par saint Jean — son apôtre favori, celui qu’elle cita tant de fois dans ses œuvres et dont l’esprit remplit bien des pages de Spiridion et de Consuelo : « Frères, aimons-nous les uns les autres. » Cette parole est le point de départ d’Aurore Dupin, c’est le point d’arrivée de George Sand à la fin de sa vie. Dès qu’elle toucha aux grandes questions d’humanité, de foi, du bien et du mal, Aurore Dupin se pénétra de la doctrine de saint Jean et l’opposa à celle de saint Pierre, l’apôtre de l’Église militante, intolérante[30]. À la fin de sa carrière, après toutes les épreuves de son existence privée et sociale, après avoir passé par tant de doctrines, de systèmes philosophiques les plus divers et traversé tant de cataclysmes politiques, George Sand resta fidèle à l’enseignement de saint Jean et ce sont les paroles de cet évangéliste qu’elle adresse à ses concitoyens à l’heure terrible de la folie générale et de l’effondrement social. C’est comme le Hic jacet de Spiridion, c’est ici que se trouve la clef de toutes ses opinions politiques, de toutes ses théories sociales. Elle dit dans la lettre à Flaubert, et nous avons déjà cité ces mots dans le chapitre sur 1848 :

Plus que jamais je sens le besoin d’élever ce qui est bas et de relever

ce qui est tombé. Jusqu’à ce que mon cœur s’épuise, il sera ouvert à la pitié, il prendra le parti du faible et réhabilitera le calomnié. Si c’est aujourd’hui le peuple qui est sous les pieds, je lui tendrai la main ; si c’est lui qui est l’oppresseur et le bourreau, je lui dirai qu’il est lâche et odieux. Que m’importent tels ou tels groupes d’hommes, tels noms propres devenus drapeaux, telles personnalités devenues réclames ?

Je ne connais que des sages et des fous, des innocents et des coupables…

Ceci explique ses agissements en 1848-49, les espérances qu’elle fondait sur Louis-Napoléon Bonaparte — le réformateur social — et son horreur devant le coup d’État et le régime de Napoléon III ; son enthousiasme à l’avènement de la République en 1870 et son horreur devant la Commune de 1871. George Sand resta fidèle à elle-même. Elle se déclarait alors un ennemi juré de la politique. Elle le dit sans ambages dans sa Réponse à une amie, le numéro vu des Impressions et souvenirs qui est une suite et une conclusion de sa Réponse à un ami : « Je méprise profondément la politique. »

La question principale que George Sand examine dans cet article c’est ce même suffrage universel qui excitait l’indignation furibonde de Flaubert[31]. George Sand, elle, est bravement pour ce suffrage universel et elle appuie son point de vue par l’exposition de toutes ses croyances, si largement démocratiques et humanitaires. Elle ne se cache pas que le suffrage universel est bien le pouvoir de tous, c’est-à-dire de la masse du peuple, encore grossière, inculte, sauvage, qui comprend mal même ses intérêts directs et se laisse entraîner par le premier aventurier venu ; Mme Sand sait que cette majorité sera toujours inférieure par son niveau intellectuel et moral au petit nombre intelligent. Mais que faire ? On ne peut donc pas revenir en arrière ou même ne se préoccuper que du présent sans songer à l’avenir. Ce qui est fait est fait. Le suffrage universel est un fait de la nécessité historique. Faire un pas en arrière ce serait donner des armes à tous les aventuriers dans le genre de Louis-Napoléon qui arriva au pouvoir par le plébiscite. On ne peut plus reculer. Il faut marcher de l’avant.

Le suffrage universel, c’est-à-dire l’expression de la volonté de tous, bonne ou mauvaise, est la soupape de sûreté sans laquelle vous n’aurez plus qu’explosions de guerre civile. Comment ? ce merveilleux gage de sécurité vous est donné, ce grand contrepoids social a été trouvé et vous voulez le restreindre et le paralyser ? Vous représentez l’intelligence et vous en rejetez la base qui est le bon sens ? Non, vous croyez sincèrement qu’un échelonnage de votes partant de l’ignorance arriverait à nous donner la prépondérance du savoir. Vous en avez fait l’expérience sous le règne bourgeois de Louis-Philippe. L’éligible privilégié vous a donné une suite d’assemblées contre lesquelles je vous ai vue aussi irritée que vous Fêtes contre celle d’aujourd’hui…

En protestant contre ceux qui voudraient que la minorité intelligente fût considérée l’égale en nombre de voix de la masse inculte, ce qui dépouillerait de tout droit la plèbe rurale, en n’attribuant ce droit qu’aux habitants des villes, George Sand trouve que les républicains qui conseillent ceci ne sont dignes que d’être relégués avec les légitimistes. Ce ne sont pas de vrais républicains.

Nos principes, à nous, ne sont entre leurs mains que des armes de guerre civile. Ils appellent leurs compromis et leurs fluctuations moyens politiques. Je l’ai dit tout à l’heure, je maintiens le mot brutal : la politique n’est plus de nos jours que l’art de parvenir. J’ai pour elle le plus profond mépris qui soit jamais entré dans une âme humaine…

Puis, revenant aux opinions d’un ami, un très grand esprit — c’est-à-dire à celles de Flaubert — qui lui reproche de ne pas sentir assez vivement le principe de la justice, elle proteste contre l’idée de pouvoir

par des moyens légaux assurer le règne de l’intelligence au nom de la justice qui veut le pouvoir entre les mains des plus capables.

…Je nie que la loi ait mission d’imposer ses moyens. Si l’Etat doit prononcer la valeur des individus, nous voici en pleine théocratie. L’État punissant le crime et récompensant la vertu, ce n’est plus le règne des lois, c’est la dictature, c’est la terreur, c’est un homme ou un groupe d’hommes décidant de ce qui est mai et de ce qui est bien à sou point de vue, imposant ses croyances, décrétant un culte de sa façon ou s’opposant avec violence à toute espèce de culte ; c’est la Commune de 1791 ou celle de 1871. C’est aussi la royauté de droit divin mettant à mort les hérétiques. C’est enfin la suppression absolue de l’État, c’est-à-dire de la base des sociétés et de ce qui constitue le droit de tous et le droit de chacun.

En passant, George Sand rejette également la doctrine de Louis Blanc, « utopie de jeunesse que j’ai partagée et je ne m’en repens certes pas », exigeant de la paît des capacités « les devoirs plus étendus qu’au vulgaire ».

L’État ne peut obliger personne à faire le bien. L’État n’est pas une personne meilleure et plus sage qu’une autre ; c’est un contrat qui doit prévoir tous les cas d’empiétement des droits réciproques et il ne faut pas que sous le titre honorable de devoir, le droit de chacun dépasse le droit de tout autre, quel qu’il soit.

George Sand arrive donc à conclure ceci :

Laissons faire le droit naturel ; c’est bien assez, car l’inégalité de fait est monstrueuse et repose principalement sur l’inégalité de l’éducation. L’État doit décréter l’éducation gratuite, je ne dirai pas tout à fait obligatoire, mais inévitable. L’État, qui consacre la hberté absolue pour le travail matériel, ne peut refuser à l’homme les moyens d’acquérir l’emploi de ses facultés intellectuelles, ce serait lui enlever l’exercice d’un droit naturel. L’État a pleinement mission de nous rendre tous propres à devenir égaux en fait, mais il ne peut faire que nous le devenions, et s’il crée des inégalités sociales, celles de la nature aidant, il consacre le plus effroyable despotisme et recommence le passé.

Faisant une allusion aux paroles de Flaubert (sur les « mandarins » devant lesquels il faudrait qu’on « s’inclinât », sur l’Académie qui devrait « remplacer le pape » et sur l’assertion que la grande Révolution avait « avorté » parce qu’elle provenait du christianisme du moyen âge et que l’idée de l’égalité était contraire à l’idée de justice » ), donc, lançant une pierre dans le jardin de Flaubert, George Sand continuait ainsi :

Je ne veux pas plus laisser dire à l’Académie des Sciences qu’à Louis XIV : « L’État, c’est moi. » La tyrannie de l’intelligence n’autorise certes pas celle de la bêtise, mais elle la rend inévitable, elle l’appelle irrésistiblement, car tout abus engendre un abus contraire. L’histoire nous le démontre à chacune de ses pages et c’est le cas de dire avec les bonnes gens : Nous sortons d’en prendre.

Puis, développant la pensée qu’elle avait émise dès 1848, dans la préface de la Petite Fadette (et que Tolstoï avait de nos jours proclamée dans son article « les Sciences et les arts » ) et poursuivant mentalement sa polémique contre Flaubert, George Sand proteste en même temps contre l’aristocratie intellectuelle des poètes et des savants, contre tous ceux qui trouvent que :

Raisonner avec l’ignorant c’est perdre un temps précieux, travailler à éclairer le premier venu, c’est se rendre ridicule ; nous causons pour les érudits, nous écrivons pour les lettrés, nous sommes aristocrates des pieds à la tête, nous dirons à la société : « Délivrez-nous de ces goujats qui ne sauraient nous comprendre, faites-nous une représentation comme celle d’avant 89 où l’on délibérerait par ordre et non par tête… » George Sand se moque donc de tous ceux qui trouvent que cet ordre de choses serait « très équitable et très républicain. » Non, cette opinion-là ne vaut rien ! Le plus simple serait « de confier au progrès des mœurs et au dégagement de l’opinion le soin de décider des choses dont seuls ils sont les maîtres et les juges. »

Ce que vous voulez, ce droit de l’intelligence à la direction sociale, personne n’a le droit de l’imposer, mais tous ont le pouvoir de l’appliquer et ceci vous regarde, rois de l’esprit, prêtres de la science, artistes et lettrés, favoris du public, élite de la France ! Imposez-vous ! Soyez plus forts que l’ignorance et prouvez que vous l’êtes. Artistes, faites des chefs-d’œuvre, savants, faites des découvertes sérieuses, évidentes ; économistes et législateurs, portez la lumière dans notre chaos politique et financier ; qui donc se refuse aux bienfaits que vous tenez dans vos mains ?

Quant aux plaintes de ceux qui, comme Flaubert, disent qu’il est difficile de faire n’importe quoi, car on se butte à chaque pas

à l’indifférence d’une nation plongée dans les préjugés et les routines de l’ignorance, Mme Sand leur répond : « Donc, il faut lui donner le plus d’instruction possible. Aidons-la, c’est nous aider nous-mêmes. »

George Sand s’étonne que les gens développés et intelligents éprouvent un dégoût invincible pour les ignorants et les nuls, tandis que tout dans la nature se complète et s’équilibre, et elle revient à l’idée qu’elle avait émise dans sa Réponse à un ami, ainsi qu’au commencement de sa Lettre à une amie :

Oui, aimer quand même, je crois que c’est le mot de l’énigme de l’univers. Toujours repousser, toujours surgir, toujours renaître, toujours chercher et vouloir la vie, toujours embrasser son contraire pour se l’assimiler, faire à toute heure le prodige des mélanges et des combinaisons d’où sort le prodige des productions nouvelles, c’est bien la loi de la nature.

Et tout en conseillant à chacun de toujours tendre à s’élever, à s’améliorer, elle croit encore que

tout homme qui sait quelque chose devrait essayer de l’apprendre à un autre homme qui ne sait rien. Ce serait très facile, à la condition d’aimer cet ignorant, parce qu’il est homme et non de le mépriser parce qu’il est ignorant. En instruire plusieurs, en instruire beaucoup est difficile. C’est la plus belle des professions et, quand même on peut s’y consacrer tout entier, les effets sont lents, la tâche pénible. Mais quelle est la chose utile qui ne soit pas longue et difficile à réaliser ?…

George Sand appelle donc tous les hommes de bonne volonté à cette tâche d’amour et de justice. Puis lançant un nouveau trait contre Flaubert, elle déclare : « Quoi de plus monstrueux, de plus injuste, de plus grossier, de plus contraire au sentiment que le sentiment qui vous porte à réclamer contre la prépondérance du nombre ? » Elle remarque qu’il serait impossible après la Révolution qui proclama les droits de l’homme, après la révolution de février qui renversa le pouvoir de l’argent, de revenir à l’essai manqué de l’adjonction des capacités.

On reconnut que… l’État n’avait ni le droit ni le pouvoir de faire un choix, de favoriser des classes, des corps, des professions. Il n’y avait qu’une solution possible, équitable et large : le droit de tous, et il fut consacré avec tous ses inconvénients, tous ses périls, toutes ses menaces.

La situation n’a pas changé depuis ces jours et quoique alors c’avait été une grande faute politique de proclamer le suffrage universel, les amis de la République doivent maintenant « endosser » cette noble faute :

Avec toutes ses conséquences et tous ses inconvénients et dans le préjudice même qu’elle avait porté jadis au gouvernement républicain ils doivent voir sa nécessité historique, l’inéluctable puissance et la vérité, plus forte que ce gouvernement même. C’est pour cela que tout le monde doit se séparer de l’idée politique, abandonner tous les intérêts de partis et s’unir au nom de l’idéal républicain parce que « la forme républicaine est la seule qui convienne à une nation qui se respecte », l’opinion républicaine fait de grands progrès en France, « elle se répandra et croîtra d’année en année, les erreurs et les fautes adhérentes à cette forme, au contraire, décroîtront. »

Mme Sand conseille à tout le monde d’imiter l’exemple de M. Thiers qui, avec une force de caractère étonnante, a adopté

la forme républicaine comme nécessaire et respectable, contrairement à ses sentiments personnels. C’est la première fois qu’on a vu au pouvoir un homme faisant abnégation de ses opinions et de ses sympathies, non pour plane à un parti, mais pour se dévouer au salut d’une nation…

Et Mme Sand clôt sa lettre en répétant, encore une fois, qu’il faut éclairer l’ignorance et lui pardonner au lieu de la punir.

Ces deux lettres de George Sand n’ébranlèrent certes point l’opinion de Flaubert, tout comme les lettres et les réponses de Flaubert ne changèrent ni les sentiments ni les idées de Mme Sand. Chacun resta fidèle à sa pensée. D’autre part, cette polémique n’altéra pas les relations des deux amis. Ces articles de George Sand accueillis par les républicains avec une chaude approbation, soulevèrent une véhémente indignation parmi les radicaux intransigeants. Mme Sand ne s’en émut point, et dans le chapitre xv de ses Impressions et souvenirs elle revint encore aux idées émises à la fin de la lettre numéro vii.

Ce chapitre xv, intitulé « Révolution pour l’idéal », renferme cette pensée : Chaque parti a du bon et beaucoup de mauvais, d’étroit et de mesquin, d’égoïste et de personnel ; chaque parti a sa raison d’être à un certain moment donné, mais il n’a aucune raison de devenu* un parti prédominant. Après les horreurs de 1870-71 le cléricalisme sembla à beaucoup de gens salutaire, parce qu’il promettait la paix à tous ceux qui avaient soif de calme, de repos intérieur. Mais gaie ! S’il arrive au pouvoir ! Le radicalisme a pour lui une énorme majorité en France, parce qu’il a le plus de points de rapport avec l’idée républicaine, mais lui aussi, il doit rejeter beaucoup d’erreurs passées, d’excès et de traditions qui révoltent la conscience du présent, il doit s’appliquer surtout à ne plus être l’antithèse du cléricalisme par ses « passions et son intolérance ». Fraternité ou la mort, cette pensée est jusqu’à présent encore comprise par beaucoup de gens non pas dans le sens « combattre pour la fraternité ou mourir », mais bien dans celui : « Soyez nos frères ou mourez », ce qui présente un attentat à la conscience humaine. Il n’y a dans ces mots ainsi compris ni fraternité, ni égalité, ni liberté, mais uniquement violence et étroitesse de principes de parti. L’adhésion de beaucoup de radicaux au libéralisme représenté par Thiers, prouve à l’auteur que ceux-là ont compris la nécessité de reconnaître leurs anciennes erreurs et de travailler au salut de la France.

Quant à la Commune, George Sand ne la considère pas comme un parti, parce qu’elle ne présente point une idée formulée, un principe commun à tous ses adeptes, mais rien qu’un « fait matériel » ; elle « ne se discute donc pas ». C’est dans le parti républicain modéré que George Sand voit uniquement un élément vital et durable de la France contemporaine. Lorsque le centre gauche et le centre droit se fondront ensemble, alors seulement entrera en scène la vraie question, la question sociale. Mme Sand établit les étapes principales de cette véritable « égalité républicaine », vers laquelle doivent tendre tous les amis du peuple. C’est d’abord :

L’instruction gratuite et laïque pour tous, c’est-à-dire libérale. L’égalité consistera donc à donner à tous les moyens de développer leur valeur personnelle, quelle qu’elle soit, pourvu que ce soit une valeur et non une inertie… Cela implique aussi la lutte « contre la misère qui subjugue toutes les capacités du travailleur, l’excès de travail ne lui permet pas de développer ses facultés ».

L’auteur prévoit que la classe inférieure, en quête de ses droits, étant ignorante, se portera peut-être encore à des excès ; mais il y a des moyens de combattre ce mal : l’organisation du travail et des tribunaux de travail qui examineront les différends entre travailleurs et propriétaires et rendront inutiles toutes les grèves.

George Sand voudrait enfin qu’on organisât une grandiose souscription nationale ou qu’on décrétât un impôt pour fonder quelque magnifique institution destinée à émanciper le peuple, à l’arracher à l’ignorance et à la misère. On a trouvé cinq milliards pour payer l’ennemi ; on doit trouver dix fois plus pour accomplir l’œuvre sociale indispensable : l’établissement de la véritable égalité. Ceci serait le commencement d’une nouvelle révolution pacifique, la révolution pour l’idéal.

Le chapitre xxii et final des Impressions et souvenirs est aussi consacré à cette lutte des partis politiques qui trouva son expression dans les orageuses séances de la Chambre du 6 novembre au 2 décembre 1872 et se termina enfin par l’inauguration définitive de la République et de la présidence de Thiers.

Ce chapitre xxii commence par un ravissant morceau autobiographique : la description d’une excursion hivernale entre deux nuages, en compagnie de Maurice, des deux petites filles et de Sylvain, le vieux cocher, entreprise pour chercher dans la forêt des chenilles et de rares fleurs tardives. Et tout à coup, à propos d’oiseaux, George Sand passe aux querelles parlementaires des dernières semaines, soudain apaisées (c’est pour cela que tout ce chapitre porte avec raison, au propre comme au figuré, le titre d’Entre deux nuages). Selon l’auteur toute cette lutte parlementaire se résume par la lutte de deux opinions : « L’une affirme que l’homme doit se soumettre à un principe d’autorité placé en dehors de l’homme ; l’autre que l’homme doit tirer son autorité de lui-même. » Il est évident que George Sand, sans broncher, se range parmi les champions de cette dernière opinion. Elle réfute fort spirituellement les prétentions, alors renaissantes, des monarchistes ; elle reproche aux « gauches » leurs querelles et leur manque d’union, et encore une fois elle cite l’exemple de Thiers, qui présente l’image d’un entier désintéressement, sait « dans sa probité politique » et par « respect de la liberté humaine sacrifier sa personnalité, ses sympathies et ses croyances au salut général et à l’amour du pays », et ne songe à aucun parti.

…Donc ce matin la brise est pour nous à l’espérance, continue Greorge Sand en mêlant dans une phrase les deux sujets de sa narration, et nous arrivons au bord de l’étang qui est pour nous le but de notre course de deux heures…

… À peine en voiture, les petites filles s’étendent sur leur banquette, on les enveloppe et, tenant leurs poupées dans leurs bras, elles ne font qu’un somme jusqu’au gîte. Mais quel appétit et quel bal le soir jusqu’à neuf heures ! — écrit plus loin Mme Sand, en redevenant bonne mère.

Puis de nouveau, sans aucune transition, elle reparle de « l’horizon politique ».

Il avait été sombre et couvert de nuages comme le ciel réel, mais voici qu’au l « r décembre il y a un jour d’éclaircie dans la nature comme dans la politique. Il faut savoir goûter ces moments de calme et de repos.

Voilà comme nous avons fêté le 1er décembre et la fin d’une crise qui ne fait que commencer. Serons-nous gais dans trois jours ? La vie coule ainsi entre deux rives menaçantes et quand on a savouré un jour de repos, de soleil et d’espérance on se dit que c’est toujours cela de pris. N’est-ce pas l’image de la situation générale ? Prenons-les ces jours de grâce et de merci. C’est Dieu qui nous les donne, puisqu’il nous a donné une âme pour en apprécier la beauté et un corps pour en apprécier la bénigne influence…

Et jusqu’à la fin de cette Lettre se suivent et s’enchaînent tantôt des pages peignant les douces nuits tièdes, les étoiles filantes, tantôt des passages consacrés à la politique, puis des lignes sur Sylvain, le cocher « qui est dans la maison depuis 1845 et qui est plutôt le maître que le valet de la famille », tous ces morceaux enchaînés au gré de quelque expression venue sous la plume, d’une comparaison heureuse, d’un mot !

À travers tout ce babillage d’apparence légère, à travers tout ce philosophique quiétisme de la vieillesse, luit comme un rayon entre deux nuages, la seule et même pensée : la liberté, l’égalité, l’amour de tous les hommes les uns pour les autres, voilà les vérités éternelles. Et quelque lent que soit leur avènement, quels que soient les nuages qui assombrissent l’horizon, elles brilleront enfin un jour, elles ne périront point, comme le soleil aussi ne périt jamais ; il n’est que caché et invisible, mais il est et il sera, il luira !

George Sand commence plusieurs chapitres de ses Impressions et souvenirs par quelque morceau thé de son journal datant de jours passés, ou par quelque page de mémoires écrits autrefois. C’est ainsi que le chapitre viii est daté de 1841 ; le chapitre iv renferme un jugement sur le règne de Napoléon III et sur l’impératrice Eugénie, soi-disant écrit dès 1860 ; les chapitres ix et x sont deux Lettres d’un voyageur adressées à Rollinat en 1860-61, lors du voyage de Mme Sand à Tamaris ; le chapitre iii reproduit la Lettre écrite de Fontainebleau en 1837, déjà publiée en 1855 dans le volume Fontainebleau[32].

Nous présumons que l’auteur publiait ces morceaux de souvenirs non seulement en qualité d’entrées en matière alléchantes, pour émettre ses opinions philosophiques, psychologiques et religieuses, mais encore pour démontrer le lien existant entre ses idées présentes et les idées de sa jeunesse, ainsi que leur évolution progressive. En effet, si on lit attentivement les pages philosophiques des Impressions et souvenirs, on doit constater comment l’esprit profond, avide de vérité de George Sand ne s’arrêta pas à mi-chemin mais l’amena, en élargissant et en creusant toujours plus avant sa pensée religieuse, à cette conception de l’univers, pénétrée d’un panthéisme calme et d’un doux et chaud amour pour tous les hommes[33].

En dehors de certains passages de ses lettres particulières pouvant nous éclairer là-dessus, les chapitres i, iii, ix et x, mais surtout le chapitre viii des Impressions et souvenirs sont des documents curieux pour étudier la synthèse philosophique et religieuse de George Sand dans les dix dernières années de sa vie. (Nous avons déjà parlé ailleurs[34] du chapitre xviii, consacré à l’analyse des opinions du père Hyacinthe Loyson.)

Les chapitres i et iii, tous les deux datés de 1863, sont comme la suite naturelle aux discussions philosophiques et psychologiques de Mme Sand avec Manceau à Gargiiesse et aux bords de la Creuse, qui trouvèrent leur écho dans la Nouvelle lettre d’un voyageur de 1864. D’autre part, ce chapitre ni traite encore la question des songes, du travail inconscient de la pensée et du libre arbitre, et se rattache en partie aux Lettres ix et x, adressées à Rollinat, spécialement consacrées à des observations et des réflexions sur les rêves. Nous pouvons donc considérer ces quatre chapitres comme une seule œuvre.

Le premier chapitre, daté du 23 janvier 1863 (une petite préface adressée à Charles Edmond et datée de juillet 1871 ne sert que d’entrée en matière à cette série de lettres), ce premier chapitre commence par la peinture d’une soirée d’hiver à Nohant. En la lisant on croit voir ce coin paisible, éclairé par les rayons orangés du couchant qui traversent la dentelle noire des tilleuls effeuillés ; le ciel, encore rouge à l’ouest, tandis que la lune est déjà au zénith, derrière elle monte dans le bleu froid toute la constellation d’Orion, brillante comme un diamant, et plus bas éclate le blanc Sirius, palpitant dans l’éther ; il nous semble aspirer cet air frais et immobile tout imprégné de l’arôme des violettes tardives ; nous éprouvons ce calme que Mme Sand ressentait de tout son être, au point de « craindre » de remuer, de « s’entendre marcher », afin de ne pas « déranger quelque chose dans la nature » : le charme serait rompu. Plus tard, à minuit, elle est encore devant sa fenêtre ouverte. Alexandre Manceau la gronde, craignant de la voir prendre froid. Puis il la presse de lui expliquer à quoi servent ces « muettes contemplations ». Elle assure ressentir au milieu de la nature de si indécises, de si mystérieuses et vagues perceptions qu’il lui semble se détacher de son individualité, vivre de la ie commune avec toute la nature, mais de ne pouvoir ni les définir, ni les transporter, en les formulant, dans le domaine de l’art. Manceau, adepte de l’art plastique, ne la comprend pas. Il va se coucher. Restée seule, George Sand s’efforce, quand même, de préciser, d’expliquer sa « joie mystérieuse ». Il lui semble découvrir que cela provient de son « instinct de la vie universelle », de la parenté ressentie par elle avec le monde matériel, les choses et les êtres. Peu à peu elle formule sa conception de l’univers, nette et complète, sa cosmogonie dans le sens précis du mot. Il est très intéressant de comparer ces pages de George Sand avec les Senilia de Tourguéniew. Les deux auteurs ont évoqué l’impression de l’homme devant la nature. Mais quelle différence entre les sentiments exprimés en présence de cette grande Verte insensible ! Tourguéniew est torturé par l’effroi de la mort. Cette note résonne presque dans toute la série de ses petits « poèmes en prose ». La destruction de son être individuel le désespère et la loi de la mort universelle l’exaspère. Cette nature insensible, qui

Brille de la beauté éternelle au seuil des tombes[35]

et qui est tout autant préoccupée des « muscles d’une cheville de puce » que de l’existence de l’homme, roi de l’univers[36], le révolte, il se récrie contre cette impassibilité, cette indifférence, cette imperturbabilité.

George Sand, elle, se réjouit au contraire de cette marche de la nature, indifférente, incessante, de ce travail sans trêve partout sensible, de cette joie exultante, de ces triomphes, de ces victoires continues, non seulement « au seuil de notre tombe », mais dans cette tombe même. Dans la mort, dans la destruction, elle constate le travail naturel, la reconstruction, la création incessante, le mouvement éternel, donc la vie, éternelle aussi, de tous les éléments de son propre corps, son entière fusion, dans la vie comme dans la mort, avec tout l’univers. Et ces mêmes pattes d’un insecte si soigneusement créées par la nature, si parfaites dans leur destination (ce ne sont pas les pattes d’une puce, mais d’une sauterelle dont parle Mme Sand), la portent non pas à des pensées désespérées, mais à une contemplation joyeuse, pleine de douce lumière, la font se sentir une part indivisible de la vie universelle.

Les moments où, saisi et emporté hors de moi par la puissance des choses extérieures, je puis m’abstraire de la vie de mon espèce, sont absolument fortuits, et il n’est pas toujours en mon pouvoir de faire passer mon âme dans les êtres qui ne sont pas moi. Quand ce phénomène naïf se produit de lui-même, je ne saurais dire si quelque circonstance particulière, psychologique ou physiologique m’y a préparé. Cela arrive certainement à tout le monde, mais je voudrais rencontrer quelqu’un qui pût me dire : « Cela m’arrive aussi de la même manière. Il y a des heures où je m’échappe de moi, où je vis dans une plante, où je me sens herbe, oiseau, cime d’arbre, nuage, eau coulante, horizon, couleur, forme et sensations changeantes, mobiles, indéfinies ; des heures où je cours, où je vole, où je nage, où je bois la rosée, où je m’épanouis au soleil, où je dors sous les feuilles, où je plane avec les alouettes, où je rampe avec les lézards, où je brille dans les étoiles et les vers luisants, où je vis enfin dans tout ce qui est le milieu d’un développement qui est comme la dilatation de mon être. » Je n’ai pas rencontré cet interlocuteur, ou je l’ai rencontré sans le connaître… J’aurais voulu le rencontrer partout à la condition qu’il fût plus savant que moi et qu’il pût me dire si ces phénomènes sont le résultat d’un état du corps ou de l’âme, si c’est l’instinct de la vie universelle qui reprend physiquement ses droits sur l’individu, ou si c’est une plus haute parenté, une parenté intellectuelle avec l’âme de l’univers qui se révèle à l’individu délivré à certaines heures des liens de la parenté. M’est avis qu’il y a de l’un et de l’autre…[37].

…Nous ne sommes pas des êtres abstraits et même rien n’est abstrait en nous. Notre existence s’alimente de tout ce qui compose notre milieu, air, chaleur, humidité, lumière, électricité, vitalité des autres êtres, influences de toutes sortes[38]. Ces influences ont été nécessaires à l’éclosion de notre vie, elles sont encore nous pendant sa durée. Nous sommes terre et ciel, nuage et poussière, ni anges, ni bêtes, mais un produit de la bête et de l’auge avec quelque chose de plus intense dans la pensée de l’un et dans l’instinct de l’autre ; nous ne sommes pas des êtres ravis dans l’idéal au point d’y perdre la volonté et la liberté. Nous ne sommes pas non plus des êtres absorbés uniquement par le soin de la conservation de l’espèce et soumis à des procédés invariables… Nous étudions l’ange, c’est-à-dire la partie sereine et divine de l’âme universelle ; nous observons la bête, y compris la plante, qui est un être sans locomotion apparente ; et à la suite d’une vive attention donnée à cet examen, nous arrivons à sentir matériellement et intellectuellement, l’action que nos générateurs multiples, êtres ou corps, exercent encore sur nous.

Je ne rêve donc pas quand, devant le spectacle d’un grand édifice de roches, je sens que ces puissants ossements de la terre sont miens et que le calme de mon esprit participe de leur apparente mort et de leur dramatique immobilité. La lune ronge les pierres, au dire du paysan ; je dirai volontiers qu’elles boivent la lumière froide de la lune et se désagrègent sourdement la nuit après avoir subi l’action dévorante du soleil. Je songe au travail occulte qui s’opère dans leurs molécules et je me sens porté à leur attribuer le genre de bien-être qui se fait en moi plus rapide, sous l’empire de circonstances analogues. Et moi aussi je suis une pierre que le temps désagrège, et la tranquillité de ces blocs, dont toute l’affaire est de subir l’action des jours et des nuits, me gagne, me pénètre, me calme et endort ma vitalité. À quoi bon vouloir tant de choses inutiles à la tâche quotidienne ? L’éternelle destruction, qui préside à la reconstruction sous un autre mode, est plus active, puisqu’elle est incessante, que ne le sera jamais ma volonté qui procède par bonds. Mourir, ce n’est pas devenir mort, puisque c’est servir à faire autre chose. Mourir, c’est changer d’action, et si l’action continue dans la pierre, dans l’ossement qui paraît ce qu’il y a de plus insensible et de plus mort sur la terre, pourquoi me tourmenterai-je du changement inévitable de ma patience sentie en une patience inerte ? Ce sera bien plus facile, et, à supposer que je n’aie point d’âme, c’est-à-dire qu’une vitalité capable de me reconstruire à l’état humain ne me survive pas, je suis sûr de laisser ma pierre sous le sable, c’est-à-dire un ossement tranquille qui deviendra un élément quelconque de vitalité. Les influences naturelles s’en chargeront. Si la pierre qui a contribué à mon ossature en me fournissant la partie calcaire qui est ma base est une aïeule que je ne puis renier et que je regarde avec un certain respect poétique et raisonnable, la plante qui est un organisme, un être bien antérieur à moi sur la terre, a droit à mon admiration, non seulement par sa grâce ou sa beauté, mais encore par le rôle qu’elle joue dans mon existence. Elle vit d’ailleurs, jusqu’à un certain point, d’une vie analogue à la mienne. Elle ne remue pa « par elle-même, mais elle agit par sa croissance, elle opère son mouvement par une action qui est en même temps une production. Si elle a besoin d’aller trouver un sol plus propice, une lumière plus ou moins vive, elle tire de sa propre substance des branches, des vrilles ou de puissantes racines qui sont en même temps action et moyens d’action[39]

Et en continuant la revue des êtres dans la nature, admirant l’action de toutes sortes d’animaux, George Sand déclare que :

Comme tous ces êtres sont beaux ou intéressants dans leur mode d’existence, on se transporte involontairement dans cette existence qui a l’air de nous enlever au sentiment de la nôtre, mais qui, au contraire la complète et le confirme. Qui n’a rêvé les ailes d’un oiseau ? Je me contenterais plus modestement des pattes du lièvre, ou des bonds relativement immenses de la sauterelle. Je songe aussi au petit bien-être caché du grillon des champs, dont l’appartement est si chaud, si propre, et le masque d’arlequin si sérieux et si comique. Il a un tambour de basque sous les ailes et il paraît heureux comme un sauvage de répéter toujours la même note. Quelle gaieté, quelle folie, le soir, dans un pré fleuri quand toutes les bestioles de l’herbe, rendues à la sécurité par l’absence de l’homme, s’égosillent en conversations dans tous leurs idiomes ! N’a-t-on pas besoin de se taire pour les écouter, faute de pouvoir chanter et causer avec elles ? Mais comme pour décrire l’action incessante et féconde de tout ce qui compose le charme de la nature, il faudrait plus de temps qu’il n’en faut pour l’apprécier et le sentir, ; j’oserai dire demain à mon ami [Alexandre Manceau] que les descriptions littéraires sont de pauvres paroles qui n’expriment pas la millième partie de ce qu’on sent et qu’il y a plus de bonheur à ne rien faire qu’à écrire…

Le chapitre iii continue le colloque interrompu de l’auteur avec son « ami A. ». Manceau a trouvé les pages de la Lettre écrite par Mme Sand en 1837 de Fontainebleau, commençant par les mots : « Me voilà encore une fois dans la forêt, seule avec mon fils… » Dans cette lettre de 1837, en se souvenant, au milieu des rochers et des arbres gigantesques de la forêt, des pages de Senancour consacrées à la description de Fontainebleau et en notant la tendance de Senancour, commune à beaucoup de personnes, de toujours être mécontent de la nature qu’on voit, de ne pas la trouver assez belle, de toujours comparer quelque chose de minuscule, de gracieux, de doux, au grandiose, au vaste, au heurté, de s’attendre au futur, ou de se rappeler, au passé, des impressions extraordinaires, et de laisser passer inaperçu, sans l’admirer durant la minute présente, le vrai beau, — on se prive ainsi de vraies jouissances, on gâte la fraîcheur de ses impressions, — George Sand reconnaît pourtant qu’elle a toujours aimé Obermann et Senancour, « ce génie malade » :

« Je l’aime encore ce livre étrange, si admirablement mal fait ! Mais j’aime encore mieux un bel arbre qui se porte bien. Il faut de tout cela : des arbres bien portants et des livres malades, des choses luxuriantes et des esprits désolés ! Il faut que ce qui ne pense pas demeure éternellement beau et jeune, pour prouver que la prospérité a des lois absolues en dehors de nos lois relatives et factices qui nous font vieux et laids avant l’heure. Il faut que ce qui pense souffre, pour prouver que nous vivons dans des conditions fausses, en désaccord avec nos vrais besoins et nos vrais instincts. Aussi toutes ces choses magnifiques qui ne pensent pas donnent beaucoup à penser… »

Un peu plus haut, elle raconte que, passant des journées entières au grand air, elle n’avait plus que la nuit pour écrire et elle ajoute :

Pour le reste je vis de la vie rationnelle. Je vis dans les arbres, dans les bruyères, dans les sables, dans le mouvement et le repos de la nature, dans l’instinct et dans le sentiment, dans mon fils surtout qui était malade et qui guérit à vue d’œil…

Ayant donc relu avec Manceau cette page vieille de vingt-six ans, George Sand reprend sa dispute avec lui :

Croire que l’on puisse, par la force de sa volonté et de son esprit, se séparer de la vie universelle, se mettre au-dessus des passions, des liens de sentiments, des vices, ne vivre que pax la pensée, être « le roi de la création », c’est, selon George Sand, « le plus grand non-sens qui se puisse dire ». Nous ne sommes ni rois, ni esclaves : nous sommes les membres d’une grande association qui s’appelle le monde, rien de plus, rien de moins.

« Le monde extérieur a toujours agi sur moi », dit-elle plus loin, toutes mes impressions, mes pensées, mes rêves même dépendent de lui : comment peut-on donc parler du libre arbitre absolu ? »

Dès que la toute jeune Aurore Dupin était devenue consciente de sa vie religieuse, elle avait toujours été préoccupée du problème du libre arbitre, de la responsabilité de l’âme devant la loi humaine et devant Dieu. George Sand avait mainte fois soulevé cette question dans ses œuvres[40]. Après cinquante ans de recherches et de réflexions, elle se croit encore dans l’impossibilité de la résoudre définitivement.

Peut-on assurer que nous soyons absolument libres lorsque nous passons plus d’un tiers de notre vie en dormant, et qu’en dormant nous voyons des rêves qui ne dépendent pas, eux aussi, de notre désir de voir ceci ou cela, mais laissent apparaître des choses qui, sous l’influence de notre organisme, dépendent encore du monde extérieur, ont été tirées de ce même monde extérieur, se sont gardées dans notre cerveau et se sont combinées d’une certaine façon, sans aucune participation de notre volonté ? Les gens bien portants voient des rêves périodiquement, les fous toujours, les gens nerveux, les enfants, tous ceux chez qui l’imagination prédomine, très souvent. Et lorsque nous veillons est-ce que nous pouvons toujours être maîtres du cours de nos pensées et partant de nos actions, est-ce que ces pensées ne changent pas parfois entièrement ou ne changent pas de direction, sous l’action du monde extérieur ? La volonté, la volonté guidée par la raison peut certainement faire beaucoup. Mais tout le monde possède-t-il cette volonté raisonnable ? Est-il juste de croire qu’une volonté raisonnable existe chez tout le monde au même degré ? Chez les hommes instruits intelligents, bien éduqués, autant que chez des êtres vivant entièrement en proie à leurs instincts et sous l’influence du monde extérieur ? D’autre part, comment distinguer le moi du non-moi, le moi et l’univers ? Une fois que je suis une partie indivisible du tout et subis l’action des étoiles et de l’air, des plantes et des bêtes, j’agis aussi d’une manière et à un degré inconnus, mais certain sur cet air, sur ces plantes, ces étoiles ou tout ce qui est[41]. Il faut en déduire sans aucun doute d’abord qu’il ne faut demander à personne, et moins qu’à qui ce soit, au poète, l’homme porté à vivre sous l’empire de son imagination et chez qui la rêverie prédomine sui* les pensées et les actions, de toujours pouvoir gouverner ces pensées.

Il est trop naturel que le poète, fort souvent, ne fasse que s’abreuver inconsciemment d’impressions, il s’en pénètre, il vit en dehors de son moi, il ne peut concentrer toutes les forces de son être moral, et ceci lui est tout aussi nécessaire, lui est aussi adhérent que la capacité, le savoir et la nécessité de concentrer, de spécialiser le cours de ses pensées sont le trait adhérent de l’homme voué à quelque autre spécialité, la science, les arts plastiques, la technique.

Puis, il faut en déduire que moins un homme est conscient, moins il est développé, plus il est dominé par ses instincts et moins il est libre par rapport à l’action du monde extérieur sur lui, moins est libre sa volonté et, partant, sa responsabilité devant Dieu, les hommes et le jugement des hommes.

Il faut donc que notre jugement soit développé par l’éducation, afin que nous échappions à cette sorte de fatalité qui pèse sur la vie de l’ignorant ; mais il ne faudrait pas que cette éducation trop stoïque ou trop idéaliste nous conduisît à vouloir rompre absolument avec l’influence de ce qui n’est pas nous-mêmes. Ce serait un essai insensé qui nous conduirait à la folie, au fanatisme ou l’athéisme, à la haine de Dieu ou de nos semblables, à l’orgueil démesuré qui n’est autre chose qu’une privation de nos rapports avec la vie universelle, par conséquent une étroitesse de conception. Il n’y a rien de ce qui paraît être en dehors de nous, qui ne soit nous. Le non-moi n’existe pas d’une manière absolue, par conséquent le moi absolu est une notion fausse. Toute la terre et tout le ciel agissent sur nous à toute heure, et, à toute heure, nous réagissons sur toute la terre et sur tout le ciel sans nous en apercevoir. Tout ce qui est, est réceptacle ou effusion, élément ou aliment de vie. Il faut la respiration de tous les êtres pour que chacun de nous ait sa dose d’air respirable. Les nuages sont la sueur de la terre, il faut que tout y transpire pour que nous ne soyons pas desséchés. Il faut que le petit astre de la voie lactée fonctionne dans le mode d’existence qui lui est départi pour que l’univers subsiste. Comme la goutte d’eau que le soleil irise, nous avons des reflets, des projections immenses dans l’espace. Et moi, pauvre atome, quand je me sens arc-en-ciel et voie lactée, je ne fais pas un vain rêve. Il y a de moi en tout, il y a de tout en moi. Et je n’ai pas la liberté de me séparer de ce qui constitue ma vie. La mort ne m’en séparera pas. Ma volonté ne peut pas m’anéantir…

Le chapitre viii des Impressions et souvenirs est surtout important sous le rapport autobiographique, parce que George Sand y raconte les étapes consécutives de sa pensée religieuse et qu’elle y peint sa conception religieuse définitive. Il est intéressant sous ce dernier rapport, aussi, c’est-à-dire qu’il permet de nous rendre compte de la synthèse religieuse de George Sand dans la dernière période de sa vie. On voit aussi comment elle avait marché et à quoi elle était arrivée.

Les deux premières pages de cette Huitième Lettre sont une vraie merveille de poésie descriptive. Mme Sand, par un beau clair de lune, allume un fagot ; puis, assise au coin du feu dans sa petite chambre bien chaude et confortable, elle voit et sent « que derrière les vitres passe la première gelée de l’année, non pas l’inoffensive gelée blanche, mais la vraie, l’implacable, qui fauche tout en une nuit ».

Puisque ce premier froid et ce premier feu, dit-elle plus loin, m’autorisent à une nuit de paresse, j’en profite pour refaire connaissance avec une personne longtemps oubliée de moi dans ce dernier temps et qui n’est autre que moi. Cette personne qui vit loin du mouvement et du bruit, a des occupations qui l’absorbent souvent et ses récréations appartiennent à une chère famille où elle n’a aucun besoin de se sentir vivre pour exister pleinement. C’est par hasard qu’elle se recueille et s’interroge après avoir souvent évité l’occasion de le faire en se disant : « À quoi bon ? » À quoi bon en effet ? Mais qui sait ? Peut-être doit-on de temps à autre regarder en soi ? On oublierait peut-être ce qui doit y demeurer intact. Il ne faut pas trop se fier à la santé apparente de l’âme…

Et alors l’écrivain repasse mentalement la route parcourue par sa pensée et ses croyances.

Jeune fillette, complètement confiée à elle-même, elle passait des nuits entières à lire dans cette même chambre, et, après avoir lu, elle se chauffait un peu — ce qui n’était pas facile alors — et résumait ses lectures, en s’efforçant de concilier dans son esprit les contradictions existant entre les idées des grands écrivains ou leurs pensées et ses propres croyances.

Élevée au couvent et enivrée de dévotion poétique, elle lisait tranquillement les philosophes, croyant d’abord qu’elle les réfuterait facilement dans sa conscience ; mais elle se prenait à aimer les philosophes et à voir Dieu plus grand qu’il ne lui était encore apparu.

Elle croyait trouver chez ces philosophes la réponse à ses doutes et à ses incertitudes, mais insensiblement ses croyances, d’orthodoxes qu’elles étaient, devenaient individuelles, plus profondes, s’élargissaient.

C’était très vague, mais très grand et chaque fois que revenait la vision, elle se présentait agrandie, comme si la sève eût augmenté dans l’ensemble et dans le détail.

Mais dans cette conception spiritualiste manquait le sentiment personnel envers Dieu.

L’âme rêveuse voulait aimer et la toute-puissance, objet de son admiration, ne suffisait pas à contenter son cœur. Il fallait l’infini de l’amour dans cette création exubérante où la force des renaissances est inépuisable, et le monde qui nous sert de milieu ne manifeste que la lutte des existences empiétant les unes sur les autres…

… Alors l’âme pensive dont je cherche à ressaisir la trace et qui déjà en ce temps cherchait à se ressaisir dans le passé religieux, voulait se relever par la prière. Elle dépouilla la forme arrêtée du catholicisme, elle se fit protestante sans le savoir ; et puis, elle alla plus loin et improvisa son mode d’entretien avec la divinité. Elle se fit une religion à sa taille, à la mesure de son entendement. Ce n’était probablement pas une grande conception. C’était sincère et indépendant, voilà tout le mérite.

Ce qui surnagea sur cette houle, ce qui plus tard et à tous les âges de la vie a surnagé et nagé vraiment sans lassitude, c’est le besoin de croire à l’amour divin… J’aime mieux croire que Dieu n’existe pas que de le croire indifférent…

Quand elle se laissait parfois persuader par ses lectures qu’Il l’était, elle « devenait athée quelquefois pendant vingt-quatre heures ».

Pendant de longues années elle ne parvint pas à résoudre ces problèmes, mais parfois elle eut le bonheur de sentir « le vol de la divinité maternelle passer sur sa tête », elle eut « le sentiment, presque la sensation de la présence divine…

Puis la vie extérieure, les préoccupations et les bouleversements de toutes sortes refoulèrent ces recherches philosophiques, ces doutes et ces élans.

Voulant, à présent, renouer le lien entre ses croyances d’antan et les croyances de sa vieillesse, elle dit qu’au fond, ce lien n’a jamais été rompu, il n’était que relâché.

Il est là, je le tiens, et le dialogue avec l’inconnu recommence, mais sans que je puisse dire où il en était resté, ni quelle fut la dernière parole échangée…

Mais dans ce dialogue avec l’Être suprême il n’y a plus rien qui ressemble à une oraison réglée et dans la conception de cet Être il n’y a aucun trait ressemblant à celui qu’adoraient les anciens, Hébreux ou Grecs, ni à celui qu’on nous enseigne de croire. « Il faut donc ne rien croire de Dieu, ou changer toutes les notions qui nous ont été données de lui. Il faut renoncer à l’interpréter avec nos appréciations, avouer que notre bonté n’est pas sa bonté, que notre justice n’est pas sa justice et qu’il nous a remis le soin de veiller sur nous-mêmes, sans jamais alléger au dehors des lois naturelles, les difficultés et les périls de notre existence.

Elle est en son lieu, elle fait elle-même sa place et sa destinée. Nulle compassion, nulle assistance visible. C’est à nous d’arracher à la nature ses secrets, c’est à la science et à l’industrie humaines de trouver ce qu’il leur faut dans l’inépuisable réservoir où s’élaborent les conditions de la vie universelle.

… Ces dieux de l’antiquité, ce Jéhovah lui-même qui les résume tous et qui donne une plus grande idée de la puissance de la nature concentrée dans ses mains, ce sont les forces et les vertus de la matière. Il faut une religion matérielle pour se les rendre favorables, pour les empêcher de se mettre en colère et de déchaîner les fléaux qu’elles tiennent en réserve pour le châtiment des impies. Cette notion enfantine et barbare entre dans le cerveau humain ; elle s’y incruste en passant du père au fils, elle y est encore et toujours la même, avec le ciel et l’enfer pour couvrir les manifestations illogiques des intentions apparentes de la divinité à notre égard.

Ainsi toujours un Dieu fait à notre image, bête ou méchant, vain ou puéril, irritable ou tendre à notre manière ; fantasque, si son caprice agit sur notre monde, sophistique et casuiste s’il nous attend après la mort pour nous indemniser du tort qu’il nous a fait durant la vie. Le dialogue avec ce Dieu-là m’est impossible, je l’avoue. Il est effacé de ma mémoire, je ne saurais le retrouver dans aucun coin de ma chambre. Il n’est pas dans le jardin non plus. Il n’est ni dans les champs, ni sur les eaux, ni dans l’azur plein d’étoiles, ni dans les églises où les hommes se prosternent ; c’est un verbe éteint, une lettre morte, une pensée finie. Rien de cette croyance, rien de ce Dieu ne subsiste plus en moi.

Et pourtant tout est divin. Ce beau ciel, ce feu qui m’éclaire, cette industrie humaine qui me permet de vivre humainement, c’est-à-dire de rêver paisiblement sans être gelé comme une plante, cette pensée qui s’élabore en moi, ce cœur qui aime, ce repos de la volonté qui m’invite à aimer toujours davantage : tout cela, esprit et matière, est animé de quelque chose qui est plus que l’un et plus que l’autre, le principe inconnu de ce qui est tangible, la vertu cachée qui fait que tout a été et sera toujours. Si tout est divin, même la matière, si tout est surhumain, même l’homme. Dieu est dans tout, je le vois et je le touche, je le sens puisque je l’aime, puisque je l’ai toujours connu et senti, puisqu’il est en moi à un degré proportionné au peu que je suis. Je ne suis pas Dieu pour cela, mais je viens de lui et je dois retourner à lui, il ne m’a ni quitté, ni repris, et ma vie d’à présent ne me sépare de lui que dans la limite où je dois être tenu par l’état d’enfance de la race humaine…

C’est là une théorie parfaite du panthéisme. Selon George Sand, ce n’est nullement « une perte du sens religieux comme l’affirment les idolâtres persistants ». Au contraire, c’est un pas en avant. C’est une « restitution de la foi à la vraie divinité »… « C’est une abjuration des dogmes qui lui faisaient outrage. » Ce n’est ni par des visions, ni par des miracles, que l’homme entre en rapports avec Dieu, ni par l’extase, « état maladif » de notre âme[42].

Non, c’est la partie la plus subtile et la plus exquise de notre être qui tressaille à l’idée de Dieu. L’usage trop répété de cette faculté nous rendrait fous, les pratiques journalières dans des formules consacrées nous abrutissent et nous rendent incapables de saisir la moindre parcelle de l’idéal divin.

George Sand espère qu’il viendra

un temps où nous ne parlerons plus de Dieu inutilement, où nous en parlerons même le moins possible ; nous ne l’enseignerons plus dogmatiquement, nous ne disputerons plus sur sa nature, nous n’imposerons à personne l’obligation de le prier…

Alors il n’y aura plus ni disputes, ni persécutions religieuses ;

La prétention d’affirmer une religion formulée sera considérée comme un blasphème. Toute intolérance, tout culte extérieur, héritage du paganisme, disparaîtra, chacun adorera Dieu en esprit et en vérité dans le sanctuaire de sa conscience selon l’idée qu’il s’en fait et selon le degré de son développement.

Et dès aujourd’hui, le penseur isolé, inoffensif en présence des cultes vieillis, tolérant envers tous par respect de la liberté humaine, mais libre dans la sphère de sa méditation et ne relevant dans l’essor de sa pensée que de l’esprit qui parle en lui, se sent affranchi, paisible, attendri par la conquête patiente de sa foi personnelle. C’est son trésor intérieur, c’est sa confiance modeste, son humble et inviolable sérénité…

Et à présent, conclut ce « penseur » qui, au déclin de son âge, voulut faire un examen de conscience de son moi moral et intellectuel,

À présent que ma veillée s’achève et que mon moi délaissé se retrouve et me parle, je sens Dieu, j’aime, je crois… tête à tête avec le principe supérieur qui l’anime, ce moi n’est point seul, et son monologue est un hymne intérieur dont l’écho affaibli d’une lointaine et mystérieuse réponse prouve qu’il n’est point perdu dans le vide.

Et le chapitre viii se termine par cette page magnifique, oraison mentale adressée à la Divinité :

toi que profane et méconnaît la prière égoïste de l’idolâtre, toi qui entends le cri du cœur auquel les hommes sont sourds, toi qui ne réponds pas comme eux à qui t’invoque le non impie de la raison pure, toi, la source inépuisable qui seule répond à la soif inextinguible du beau et du bien, à qui se rapportent toutes les meilleures pensées et les meilleures actions de la vie, la peine endurée, le devoir accompli, tout ce qui purifie l’existence, tout ce qui réchauffe l’amour, je ne te prierai pas. Je n’ai rien à te demander dans la vie que la loi de la vie ne m’ait offert, et si je ne l’ai point saisi, c’est ma faute ou celle de l’humanité dont je suis un membre responsable et dépendant. Mon élan vers toi ne saurait être le marmottage du mendiant qui demande de quoi %ivre sans travailler. Ce qui m’est tracé, c’est à moi de le voir, ce qui m’est commandé, c’est à moi de l’accomplir. Le miracle n’interviendra pas pour me dispenser de l’effort. Point de supplication, point de patenôtres à l’esprit qui nous a donné l’étincelle de sa propre flamme pour tout utiliser. Le dialogue avec toi ne s’exprime pas en paroles que l’on puisse prononcer ou écrire ; la parole a été trouvée pour échanger la pensée d’homme à homme. Avec toi il n’y a point de langage, tout se passe dans la région de l’âme où il n’y a plus ni raisonnements, ni déductions, ni pensées formulées. C’est la région où tout est flamme et transport, sagesse et fermeté. C’est sur ces hauteurs sacrées que s’accomplit l’hyménée, impossible sur la terre, du calme délicieux et de l’ineffable ivresse…

Lorsqu’on a lu ce chapitre viii des Impressions et souvenirs, on comprend encore mieux l’état de désespérance et d’effroi reflété par Lélia et Spiridion et auquel était livrée l’âme de la malheureuse ex-élève du Couvent des Anglaises, alors que ses croyances anciennes s’écroulèrent, et la nouvelle foi n’était point encore éclose en son âme. À présent, cette âme bouleversée, cet esprit ayant, jadis, combattu contre Jéhovah et les hommes, a retrouvé son calme !

La thèse et l’antithèse se sont fondues dans leur synthèse. Et ces neuf dernières années peuvent ainsi, à l’exception de l’année terrible (1870-71), être considérées au double sens de la vie familiale et de la sérénité de l’âme comme les années les plus heureuses de la vie de George Sand.

En cette dernière période de sa vie George Sand continuait, comme par le passé, d’écrire au moins un roman par an, quelquefois deux ou trois. Outre les romans déjà mentionnés en différents endroits, plus haut (Malgrétout, 1869, Mademoiselle Merquen, Cadio, 1868, et Nanon, 1872), elle écrivit en ces dernières dix années : Césarine Dietrich, Ma sœur Jeanne, Flamarande, les Deux Frères, Marianne Chevreuse, la Tour de Percemont.

Si le petit volume de Césarine Dietrich n’était pas signé, si quelques traits et quelques détails ne trahissaient pas trop leur auteur, nous aurions hésité à l’attribuer à Mme Sand, le caractère de cette Césarine, son impénitence persistante sont choses peu habituelles à la manière de George Sand. Nous avons déjà remarqué que dans certaines œuvres de George Sand de l’avant-dernière et de la dernière période de sa vie on sent une puissante influence du réalisme, qui comptait ses premières victoires.

Le lecteur se rappelle peut-être aussi que nous avions signalé dans Rose et Blanche, Valentine, Pauline, que si George Sand s’était, dès ses débuts, abandonnée à sa propre manière et ne se fût point efforcée de s’approprier « le genre sublime », alors à la mode, elle eût été plutôt une adepte de l’école sobre de Balzac que de l’école romantique et échevelée d’Henri de Latouche. Césarine Dietrich occupe donc une place à part parmi ses derniers romans, et ce qui est surtout remarquable, nous le répétons, c’est que l’héroïne demeure la même jusqu’à la fin, ce qui est contraire à la poétique de George Sand, elle ne devient ni tendre, ni désintéressée, ni moins égoïste. Césarine ne ressemble donc en rien aux autres dames et demoiselles de George Sand transformées par la puissance du vrai amour. Césarine n’aime qu’elle-même. C’est une toute jeune personne, presque une enfant dont la narratrice de cette histoire, une pauvre vieille demoiselle noble, doit faire l’éducation. Césarine est la fille gâtée et capricieuse d’un riche commerçant ; elle n’a plus de mère, et veut non seulement arranger sa propre vie à sa guise, mais encore faire la loi à cette gouvernante, à son père, à tous ses parents et adorateurs. L’aplomb et la suffisance ne lui manquent pas plus que l’adresse et l’habileté à se tirer d’affaire. Elle a toujours le dernier mot, ne se laisse jamais surprendre ni attraper. Sa marche victorieuse à travers la vie rencontre toutefois un obstacle inattendu dans la personne du neveu de sa gouvernante. Ce jeune homme, que Césarine veut compter au nombre de ses adorateurs, décline cet honneur et lui témoigne de l’indifférence. Césarine offensée entreprend une attaque en règle contre le jeune stoïcien, mais le jeune homme la repousse, bien qu’il soit, au fond de l’âme, subjugué par son charme ; il ne veut ni se laisser écarter du droit chemin, ni manquer à ses principes. Césarine trahit involontairement devant sa gouvernante sa vraie nature, elle révèle sa fausseté, sa sécheresse, l’absence de toute morale. Puis elle pousse à la démence, à la fureur le plus humble de ses adorateurs, le marquis, qui provoque en duel le fils de sa gouvernante. À la fin, ayant manqué son but et désirant donner le change à ses proches par dépit, par amour-propre, par désir vaniteux de faire admirer la grandeur de sa conduite, elle épouse ce marquis, demi-fou, espérant étonner tout le monde. Cependant immédiatement après son mariage, dame Césarine s’efforce de faire la conquête de son ennemi le plus acharné, l’ami du marquis. Et l’auteur laisse entendre que ce nouveau flirt va trop loin. Il est évident que Césarine, mariée, continuera ses manœuvres, ses « campagnes », ses triomphes et ses « captures », que, par la logique même des choses, les amusements de cette coquette à froid ne seront plus les innocents romans de Césarine jeune fille.

Ce roman eut le malheur de paraître dans la Revue des Deux Mondes du 15 août au 1er octobre 1870. L’attention publique prise par la guerre fit que peu de personnes l’ont lu lors de cette première publication, c’est le roman le moins connu de George Sand. Chose curieuse : Césarine, son père sympathique et bonasse et toute leur parenté sont justement des Alsaciens allemands naturaUsés à Paris, se considérant eux-mêmes comme des Allemands.

Le petit roman, ou plutôt la nouvelle Marianne Chevreuse a aussi, mais pour une autre raison, sa place à part dans l’œuvre de la dernière période de George Sand : par sa fraîcheur, par son ton, sa manière, son coloris, elle rappelle les toutes premières œuvres : Valentine, André ou Lavinia. George Sand semble avec intention avoir marqué de quelques traits autobiographiques son héroïne et le milieu où elle évolue. Cette Marianne Chevreuse, petite brune aux grands yeux noirs, à la figure pensive et mélancolique, chevauche une petite jument maigre autour de sa propriété. L’originalité et l’indépendance de sa conduite la font décrier par les commères de la ville voisine. Cette ville voisine porte avec ostentation le nom de Faille sur Gouvre, dans laquelle les braves Lachâtrois avaient déjà une fois reconnu leur bourg bienheureux[43]. L’expérience littéraire et le savoir-faire magistral de l’écrivain, son mépris de tout inutile détail font de ce petit conte une œuvre vraiment classique digne d’être comparée à Werther ou Eermann et Dorothée de Gœthe. Flaubert écrivait à Mme Sand à propos de ce roman :

…Je trouve cela parfait, deux bijoux ! Marianne m’a profondément ému et deux ou trois fois j’ai pleuré. Je me suis reconnu dans le personnage de Pierre. Certaines pages me semblaient des fragments de mes mémoires, si j’avais le talent de les écrire de cette manière. Comme tout cela est charmant, poétique et vrai ! La Tour de Percemont m’avait plu extrêmement. Mais Marianne m’a littéralement enchanté[44]. Les Anglais sont de mon avis, car dans le dernier numéro de l’Athenœum on vous a fait un très bel article. Saviez-vous cela ? Ainsi donc pour cette fois je vous admire pleinement et sans la moindre réserve…

Cette dernière phrase renferme une allusion aux quelques remarques faites par Flaubert et citées plus loin à propos de Flamarande, paru six mois avant. Mais avant d’en parler, ainsi que du tout dernier roman de George Sand, la Tour de Percemoni, aussi vanté par Flaubert, nous devons dire quelques mots d’une série de romans de cette dernière période et de l’avant-dernière période de George Sand, — c’est-à-dire de l’époque décennale de théâtre. — Ils se rattachent les uns aux autres par une idée commune, et traitent le même thème général. Cette série commence par la Filleule écrite en 1853, l’année des Maîtres sonneurs, où l’on voit déjà Brûlette élever l’enfant naturel de la Mariton. Ce thème générai est ceci : Un enfant disparu, enlevé, sauvé et élevé soit par une amie de l’héroïne, soit par un vertueux serviteur, soit par quelque homme du peuple — l’homme du peuple est de rigueur ! L’action se complique tantôt par la faute de la mère, tantôt par une accusation injuste, etc., etc. On trouve des variations sur ce sujet dans la Filleule, dans Narcisse, l’Homme de neige, le Marquis de Villemer, la Confession d’une jeune fille, l’Autre, drame tiré de ce dernier roman, Ma sœur Jeanne, Flamarande, les Deux Frères et la Tour de Percemont.

Souvent cette histoire d’un enfant sauvé, ou retrouvant heureusement la maison paternelle, s’embarrasse de tant de combinaisons et d’accidents invraisemblables, qu’il est tout à fait impossible de les raconter ou même de les retenir. Parfois même ces complications nuisent à l’intérêt psychologique du roman.

Dans la Filleule un lecteur de goût aurait pu se contenter de ce thème : l’âme inquiète d’une jeune fille qui devient femme, et, par besoin instinctif d’aimer et impossibilité d’analyser ses aspirations, s’amourache de son tuteur et parrain. Et, comme ceci arrive souvent à de jeunes personnes de cet âge, tantôt elle s’imagine le détester et tantôt elle en est jalouse, son humeur devient fantasque et l’emporte dans des rêves irréalisables, mais, en fait, elle commet des enfantillages stupides, une série d’actes dépourvus de sens commun. Ces pages fines, véridiques, intéressantes au possible auraient infiniment gagné si, les retranchant de ce roman d’intrigue, George Sand les avait prises pour thème d’un nouveau roman, roman de mœurs réaliste, peignant l’éveil d’une âme féminine. Cela aurait été très attachant et très vrai.

Mais cette étude psychologique est noyée dans un chaos d’accidents invraisemblables, de vertus plus invraisemblables encore, de grands d’Espagne, de gitanos, d’enlèvements d’enfants, d’apparitions d’un personnage sous des noms divers et autres inventions du plus mauvais goût littéraire, ou plutôt du goût… du théâtre de Nohant. Or, quand George Sand reste dans sa propre manière, ainsi qu’elle nous apparaît dans sa Correspondance, dans l’Histoire de ma vie, dans ses Préfaces, dans les meilleures pages de ses romans champêtres ou de quelques-uns de ses derniers romans mi-réalistes (comme dans les tout premiers aussi, par exemple dans Valentine), lorsqu’elle ne s’efforce pas de peindre des « ruines » obligatoires, des souterrains ou des châteaux romantiques, mais dessine d’après nature des tableaux de son cher Berry, simples et réels, d’un seul coup elle s’élève très haut. Ses peintures ont un charme d’une beauté inoubliable et restent à tout jamais dans la mémoire du lecteur comme des paysages de Ruysdael ou de Millet et en même temps elles sont harmonieuses comme une musique. C’est ainsi que dans la Filleule on peut constater simultanément le mauvais goût assez habituel au théâtre de Nohant — c’est le galimatias romanesque, qui en forme la fable, et le talent — par la manière très personnelle qu’avait George Sand de voir la nature. Cette manière apparaît surtout dans l’épisode psychologique cité plus haut et dans une page lyrique d’un caractère tout autobiographique (quoiqu’elle soit écrite comme une page de Journal de Stéphen, héros du roman). Nous trouvons indispensable de citer ce morceau intégralement :

…Me voilà donc enfin dans ma chère vallée, sous mon ciel pâle, dans une atmosphère appropriée à mon organisation physique et morale…

Il fait depuis avant-hier une chaleur exceptionnelle dans la saison de notre climat. On se croirait aux premiers jours d’août. Après avoir fermé et scellé mes derniers cahiers, je me suis senti un besoin d’enfant de courir seul dans la campagne, sans volonté, sans but, comme autrefois.

…J’ai pris la rive gauche de ma petite rivière et je l’ai suivie en herborisant. D n’y a pas ici un pauvre brin d’herbe que je ne regarde avec plaisir, comme un vieux ami. Au lieu de ces noms barbares que la science leur donne, je pourrais les baptiser tous de quelque mot charmant qui serait un souvenir de ma vie intime.

Au bout d’une heure de marche, je suis revenu sur mes pas, ne voulant pas perdre de vue ce cher manoir de Briolé dont j’ai été bien assez séparé par des horizons sans nombre. J’étais content de me voir assez près pour me dire que si je voulais, d’un trait de course, en quelques minutes, je serais là. Mais j’avais la rivière à traverser et plus d’une heure de marche sans passerelle. Pour n’avoir pas cet obstacle qui gênait déjà la liberté de mes rêves, j’ai fait un paquet de mes habits et j’ai traversé à la nage le ruisseau, calme et profond à cet endroit là. L’eau était encore si agréable, que j’y suis resté dix minutes, après quoi, à demi rhabillé sur l’autre rive, étendu sur le sable tiède que perçaient de vigoureuses touffes de brome, j’ai goûté un indescriptible bien-être, et j’ai dépensé là, complètement inerte, complètement heureux, les douces heures qui me restaient.

Ô douceur infinie de l’air natal ! placidité des eaux paresseuses, complaisant silence du vent dans les arbres, débonnaire majesté des bœufs couchés sur l’herbe courte et brûlée des prairies, jeux naïfs des canetons que la poule veut ramener au rivage, pays simple et bon, prose charmante de la poésie rustique !

Je n’étais pas loin du moulin. J’entendais le cri plaintif et doux de la roue vermoulue qui semble se plaindre du travail et pleurer avec l’eau qui l’entraîne. Les jeux des enfants et le chant des coqs envoyaient de temps en temps une fusée de gaieté dans l’air somnolent. Une fraîcheur molle pénétrait dam tous mes pores. L’arôme des plantes aquatiques planait sur moi sans chercher à m’écraser. Rien de violent, rien de sublime dans cette nature paisible. Là où j’étais couché, je n’avais rien à admirer : l’horizon était fermé pour moi d’un côté par les buissons épais de la rive gauche, au bout d’un travers de ruisseau qui n’a pas vingt pieds de large ; de l’autre par le terrain qui se relevait en talus inégal à deux mètres au dessus de ma tête. Par une échancrure j’apercevais seulement la cime de quelques arbres et un pan de toit, dont les ardoises se confondaient avec la végétation bleuâtre des saules. C’était Briolé, mon nid, mon asile, mon Eden, là tout près pour ainsi dire de ma main.

Que pouvais-je désirer ? Une forêt vierge ? des précipices ? une végétation hérissée qui déchire les regards ? les vents maritimes qui abrutissent, les abîmes qui donnent le vertige ? les cataractes qui ébranlent les nerfs ? Non, non ! Je ne regrettais rien de tout cela, je ne voulais rien de mieux, rien de plus que cet horizon de pauvres herbes ; ce ruisseau sablonneux, ce gloussement de la poule, cette apathie des bœufs qui venaient tremper leurs genoux cagneux dans la vase à mes côtés, et qui, en se dérangeant fort peu pour moi, ne me dérangeaient pourtant nullement.

De quoi l’homme pensant a-t-il besoin, pour être heureux ? De spectacles, d’émotions, de surprises, de découvertes, de conquêtes ? Non, il a besoin d’être aimé d’abord, et puis de quelques instants de repos absolu après son travail.

Ce repos de l’âme et du corps n’est pas l’oubli de la vie. Ce n’est pas la végétation de la plante ni la digestion de l’animal ; c’est quelque chose qui participe de ces mornes extases de la matière, mais qui n’empêche pas le principe divin de se sentir en possession de soi-même…

Pendant des heures de cette complète inaction, je n’eus pas une seconde d’ennui, et il me semble pourtant qu’elles ont duré deux siècles. Je ne sais si je pensais, je ne songeais pas à penser : j’ai pourtant très bien vu et entendu toutes choses autour de moi. Les myriades d’ablettes argentées qui s’ébattaient au soleil dans les petits lacs creusés sur le sable de la rive par le pied des bœufs ; la gourmandise capricieuse du chevreau qui est venu goûter à toutes les plantes et qui a fini par s’accommoder d’une écorce à ronger ; le sillage muet de la loutre le long des roseaux, la chasse ardente de la fauvette qui a guetté et poursuivi la même mouche pendant un quart d’heure entier, au milieu de mille autres qu’elle dédaignait ; le niveau de la rivière qui a baissé, à mesure que s’ouvraient les déversoirs des moulins et qui a laissé les mousses inondées de ses marges bâiller au soleil ; l’ombre des arbres qui était à mes pieds et qui, passant sur moi, a fui derrière ma tête… Où est le plaisir de contempler ou seulement de remarquer tout cela ? Ce n’est ni un plaisir de savant, ni même un plaisir de poète. Tous deux sont difficiles à satisfaire. Il faut à l’un du beau, à l’autre du rare. Ma jouissance s’accommodait de ce qu’il y avait de moins insolite, de plus vulgaire dans le premier milieu venu, un coin d’herbe et de sable au revers d’un fossé, un réseau de ronces pour cadre et quelques ardoises pour lointain…

L’admirable impression de calme dans la nature rendue par ces lignes, la finesse et la précision de l’observation rappellent les paysages de l’école hollandaise où la poésie de l’ensemble et le réalisme des détails sont si harmonieusement fondus. Mais cette page leur est supérieure, plus captivante par le sentiment tout subjectif de l’union avec la nature, par le panthéisme sain et puissant, presque païen, par cette joie de vivre qui emplit l’âme de l’auteur et se transmet au lecteur. Et cette page est la perle de ce roman.

Une donnée psychologique presque identique à celle de la Filleule aurait pu former l’intérêt principal d’un roman écrit onze ans plus tard, la Confession d’une jeune fille, publié en 1864. Mais, hélas ! ce roman n’est encore qu’une variante de l’Histoire d’un enfant ! Cette fois c’est l’histoire d’une enfant adultérine que son père légal fait enlever et veut faire disparaître au moment où il l’envoie chez sa prétendue grand’mère. Mais la petite a été sauvée par une brave femme du peuple, Jenny, et par son mari, et, au bout de quelques années, elle est ramenée chez l’aïeule et y est élevée comme sa petite-fille. Devenue jeune fille elle est menacée de perdre ses droits à l’héritage, son nom et sa situation. La seconde femme de son prétendu père veut les lui disputer. L’avocat auquel cette créature confie son procès devient amoureux de la jeune fille et défend ses intérêts. Quant à elle, elle s’amourache tour à tour de son précepteur, un cuistre, puis de son cousin, un petit hobereau infatué de sa personne, Marius de Mérangis, qu’elle doit épouser. Celui-ci s’étant ruiné rompt d’abord avec elle, sa fierté ne lui permettant pas de refaire sa fortune par ce mariage ; puis c’est elle qui lui rend sa parole lorsqu’elle apprend qu’elle n’est pas l’héritière légitime de sa grand’mère ; elle souffre d’avoir involontairement usurpé un nom et une parenté qui ne lui appartiennent point. Enfin, ce qui met le comble à cet imbroglio, la jeune fille persécutée s’éprend de l’avocat, Mac-Allan. Elle est sur le point de le soupçonner d’avoir été l’amant de sa mère, d’être peut-être son vrai père ; heureusement, elle apprend qu’il n’a été que l’amant de la seconde femme de son père. La jeune demoiselle découvre aussi que sa gouvernante, Jenny, aime son précepteur, Frumence, mais qu’elle est toute prête à sacrifier son bonheur, croyant que sa pupille l’aime aussi et souffre de cet amour. La grand’mère meurt, sans avoir appris que la jeune fille n’est point sa petite-fille, mais aussi sans avoir signé son testament en sa faveur, ni une lettre demandant à son fils l’autorisation de marier la jeune fille ; de plus, ce fils meurt aussi subitement, avant sa mère. La jeune fille chassée par sa marâtre s’en va avec Jenny vivre dans les Alpes, dans une petite maison de campagne, appartenant à Mac-Allan… Tout se termine au mieux, grâce à l’apparition, comme d’un Deus ex machina, du prétendu demi-frère de la jeune fille. Ce fils du second mariage de M. de Mérangis, plein de nobles sentiments, se dédit de ses droits à l’héritage et termine à l’amiable le procès contre celle qui porte le nom prétendu de Jeanne de Mérangis. Enfin Mac-Allan se disculpe d’avoir été l’amant de la seconde femme de M. de Mérangis père, et épouse la jeune fille.

À peine a-t-on terminé ce roman qu’on s’embrouille déjà dans tout cet imbroglio de personnages et de faits. Et pourtant il aurait pu être tout à fait intéressant par sa donnée psychologique, ces fins changements d’impressions, ces passages d’un sentiment à un autre d’un jeune cœur qui s’éveille présentent une donnée littéraire du plus grand intérêt pouvant devenir sous la plume de George Sand d’un attrait enchanteur. L’héroïne, au lieu de passer par toutes ces péripéties inutiles, aurait bien pu, comme une certaine Aurore Dupin, vivre tranquillement à la campagne, dans une solitude absolue, en compagnie seulement d’une aïeule qui s’éteint doucement et d’un cousin, petit gentillâtre campagnard très médiocrement éveillé, la traitant despotiquement[45] ; elle aurait pu aller les dimanches entendre la messe dite par un vieux curé ami, dans une petite église de campagne, déjeuner chez lui puis prendre des leçons de son neveu, jeune rustre fort savant[46] ; elle aurait pu être fiancée à un autre cousin, petit aristocrate, égoïste et raisonneur[47]. Mais l’auteur, à l’instar des pièces nohantaises, et pour complaire au goût de l’époque, mais peut-être aussi par tendance naturelle de son imagination, voulut faire entrer ce simple motif psychologique et ces premiers chapitres, si finement tracés, si pleins de réminiscences biographiques, dans le cadre d’une fable abracadabrante ! La fine étude psychologique fut noyée dans ce scénario de marionnettes, et un roman, qui aurait pu être des plus intéressants, est devenu l’un des plus insipides et des plus faciles à oublier.

Plus tard, George Sand tira de ce roman une pièce en quatre actes, l’Autre. La comédie est supérieure au livre, contrairement à ce qui arrive presque toujours. Et pourtant, il ne reste rien de l’intéressant thème psychologique mentionné plus haut. L’histoire de l’enfant illégitime exilée de la maison paternelle par l’époux offensé, puis élevée par sa prétendue aïeule, demeure seule. Cette donnée est très simplifiée et, vers la fin, tout à fait changée. L’Écossais qui arrive dans la maison de la grand’mère est un médecin, le père véritable de la jeune fille. L’intérêt de l’action n’est plus dans l’amour d’Hélène pour son précepteur, puis pour son cousin (qui ne s’appelle plus Marins, mais Marcus), mais dans la douleur du docteur Maxwell qui ne peut reconnaître son enfant qu’en souillant l’honneur de sa bien-aimée, la mère de sa fille. Il risque en outre de ravir à Hélène le nom, l’héritage de la famille étrangère qui l’a protégée, et enfin il ne se reconnaît pas le droit de porter un coup mortel au cœur de la vieille dame qui a toujours adoré cette prétendue fille de son fils comme sa vraie petite-fille. L’action est très serrée. L’abbé Costel est changé en un maître de musique, Castel[48], maniaque et bourru, excellent rôle pour un acteur de caractère. Son neveu, Frumence, malpropre et distrait, mais très réussi dans le roman, est changé en Césaire, son fils naturel qu’il élève comme un orphelin adopté ; ce Césaire est tout aussi distrait et vertueux que son prototype, mais plus comique, plus réel et rendu tout à fait sympathique par sa timide modestie. La vieille marquise, après avoir été en proie à un sommeil quasi léthargique, se réveille au dernier acte pour pardonner à l’autre, c’est-à-dire, au vrai père de sa prétendue petite-fille ; Marcus-Marius, qui, dans le roman, finit par faire un mariage d’argent en épousant une pécore provinciale, se transforme dans la pièce, sous l’action de l’amour et de la jalousie, et se fait aimer de sa cousine. La seule « jeune fille » (qui ne s’appelle plus Jeanne, mais Hélène de Mérangis) n’a point gagné au changement subi par tous les personnages. De fillette fantasque, peu équilibrée encore, passant d’un rêve à un autre, de projets raisonnables et bien intentionnés aux actes les plus irréfléchis, du désir de se sacrifier à un égoïsme juvénile, bref, de cet être intéressant et véridique elle est transformée en une jeune première aux nobles sentiments. Toutefois, au dire des journaux et des assistants, Mme Sarah Bernhardt a été adorable dans ce rôle.

Cette pièce, jouée à l’Odéon en février 1870, eut un grand succès. Des pièces parues après le Marquis de Villemer, c’est la seule que Mme Sand écrivit sans collaboration.

Quoique dans cette dernière période décennale George Sand se soit souvent appliquée à tirer un drame ou une comédie de l’un de ses romans, elle ne consacrait plus son temps à ce genre de travail aussi souvent que durant les quinze années précédentes. Et la plupart des pièces qu’elle fit entre 1866-1876 (l’Homme de neige, Cadio, les Don Juan de village, Mademoiselle La Quintinie, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, la Laitière et le pot au lait, Un bienfait n’est jamais perdu, ou ne furent pas mises à la scène par elle seule ou bien ne virent jamais la rampe, ou ne se maintinrent que fort peu sur l’affiche.

Ma sœur Jeanne, publié dix ans après la Confession d’une jeune fille[49], est également l’histoire d’une enfant. Quoique l’héroïne soit appelée « ma sœur « par le héros du roman, elle ne l’est point et se trouve être la fille illégitime de la malheureuse marquise de Mauville et de son amant, le noble et non moins infortuné sir Richard Brudnel. Jeanne a été soustraite à la vengeance du marquis de Mauville, un fou méchant, puis sauvée d’une mort certaine, après la fin soudaine de la marquise, par l’amie d’enfance de cette dernière, Adèle Moessart, bien entendu une femme du peuple, plus tard mariée à Moreno Bielsa, un « vertueux contrebandier ». Jeanne s’éprend — ceci va sans dire — de son prétendu frère Laurent Bielsa. Mais, en vraie fille d’Ève, elle comprend d’abord très vite quel genre de sentiment elle éprouve pour ce « frère », puis très promptement aussi se renseigne sur sa généalogie. Tandis qu’il faut au simple fils d’Adam — c’est-à-dire à Laurent — un temps énorme pour débrouiller cet écheveau de suppositions et d’hypothèses et éclaircir le mystère de sa vie. Il découvre peu à peu que Jeanne n’est pas sa sœur, ni une fille illégitime de son père, ni le fruit d’un amour criminel de sa mère, et enfin que leur fortune est le résultat des… opérations soi-disant commerciales de son père. Celui-ci est bien contrebandier, mais aussi noble qu’un contrebandier romantique peut l’être. Quant à sa femme, la belle-mère de Laurent, elle personnifie le sacrifice. Laurent découvre aussi que ce n’est point un amant que Jeanne voit mystérieusement à la nuitée au jardin, au su de sa mère adoptive, mais bien son vrai père, sir Brudnel. Ce n’est pas tout : sur cette histoire vient se greffer l’aventure de la courtisane Manoela entretenue par sir Brudnel… par pur désintéressement, car quoiqu’il l’entretienne et la promène à travers l’Europe, il la traite comme sa fille, ce qui la désespère, la jette d’abord dans les bras de Laurent, puis dans ceux de son ami le docteur Viane, avec lequel elle s’enfuit. Heureusement tout se termine par le mariage de Laurent et de Jeanne. Mais quel chaos !

Et voici encore une histoire d’un enfant, Flamarande, avec sa suite, les Deux Frères. Cette fois c’est l’histoire d’un enfant prétendu adultérin, en réalité parfaitement légitime ; cruellement chassé du château paternel par un père dénaturé et jaloux qui le voue à la mort, il est sauvé par un valet de chambre, par la bouche duquel l’auteur raconte toute cette histoire. Ce bon serviteur place l’enfant dans un hameau situé aux environs d’un autre château de son père. Plus tard Gaston caché sous le nom d’Espérance, protégé par son prétendu père, M. de Salcède, l’homme injustement soupçonné d’avoir été l’amant de sa mère, est conduit dans un endroit sauvage. C’est là que M. de Salcède, adonné aux sciences naturelles, surveille l’éducation de l’enfant de celle qu’il aime. La mère aussi prend soin d’Espérance. Elle a un second fils, mais celui-ci accepté par le père. Mais tandis que dans la Confession d’une jeune fille, dans l’Autre et Ma sœur Jeanne on parvenait à arranger les choses, à ne pas priver une pauvre petite fille illégitime de la famille qui l’avait recueillie, dans Flamarande l’affaire se complique. Le fils légitime élevé dans une famille de paysans passe pour mort grâce à une déclaration de son père faite sur les registres de sa paroisse. La Taie mère et le frère d’Espérance-Gaston, après la mort du jaloux furieux, veulent lui rendre sa place dans la famille. Cet acte risque de compromettre la réputation de Mme de Flamarande et de diminuer les droits de Roger, le second frère, sur l’héritage paternel. Un doute s’éveiUe alors dans le cœur du vieux valet de chambre. Gaston est peut-être un bâtard. Si cela était, lui qui devait veiller sur les intérêts du second enfant, doit le laisser déposséder. Gaston ne peut donc ni rentrer en possession de l’héritage paternel, ni être adopté par M. de Salcède, le chevaleresque ami de sa mère : cette adoption porterait atteinte à la vertu de la comtesse de Flamarande. Gaston le comprend et se résout à rester paysan. Roger, qui l’adore, continuera à le considérer comme son frère et à l’aider, mais lui seul portera le nom de Flamarande. Ce n’est pas tout encore. La comtesse de Flamarande, bien qu’elle aime toujours M. de Salcède, qui n’a pas cessé de l’aimer, le cède à son ex-rivale, son amie désintéressée, la baronne de Montespar. Tous s’embrouillent dans des finesses exquises d’une sollicitude extrême pour sauvegarder à la fois l’honneur du feu comte de Flamarande, ce fou stupidement jaloux, et la réputation immaculée de la comtesse. Gaston, resté au village sous son ancien nom d’Espérance, épouse la fille de Michelin, le paysan qui l’avait jadis recueilli. Seul le vieux valet est puni. Ce M. Chariot qui avait commencé par n’être que l’agent docile des volontés du vieux Flamarande et qui finit par vouloir s’instituer juge et arbitre du sort de Mme de Flamarande, de Gaston et de M. de Salcède, poussé par un sentiment personnel dont il ne veut pas se rendre compte, éveille le dégoût et le mépris dans le cœur de Roger. Ce malheureux valet, animé des intentions les meilleures, comprend, trop tard, qu’en écoutant aux portes, en se mêlant des affaires sentimentales qui ne le regardaient pas, il n’a fait que se rendre haïssable et n’a plus qu’à disparaître. Et ce n’est que justice.

On lit dans la Correspondance entre G. Sand et G. Flaubert les lignes suivantes écrites au printemps de 1876, après la lecture de ces deux volumes[50] :

« Parlons de vos livres… Ils m’ont amusé et la preuve c’est que j’ai avalé d’un trait et l’un après l’autre Flamarande et les Deux Frères. Quelle charmante femme que Mme de Flamarande et quel homme que M. de Salcède ! Le récit du rapt de l’enfant, la course en voiture et l’histoire de Zamora[51] sont des endroits parfaits. Partout l’intérêt est soutenu et, en même temps, progressant. Enfin, ce qui me frappe dans ces deux romans, comme dans tout ce qui est de vous d’ailleurs, c’est l’ordre naturel des idées, le talent ou plutôt le génie narratif. Mais quel abominable coco que votre sieur de Flamarande ! Quant au domestique qui conte l’histoire et qui évidemment est amoureux de madame, je me demande pourquoi vous n’avez pas montré plus abondamment sa jalousie personnelle.

« À part M. le comte tous sont des gens vertueux dans cette histoire et même d’une vertu extraordinaire. Mais les croyez-vous bien vrais ? Y en a-t-U beaucoup de leur sorte ? Sans doute, pendant qu’on vous lit, on les accepte à cause de l’habileté de l’exécution, mais ensuite[52] ?… »

Si la première moitié de ces lignes doit être mise sur le compte de la partialité amicale de Flaubert pour Mme Sand, on est de tout point d’accord avec lui quant à la seconde partie de son jugement.

C’est encore une histoire d’un enfant que le dernier roman de George Sand, la Tour de Percement[53]. L’héroïne, une toute jeune fille, Marie de Nives, est persécutée par sa belle-mère qui, par cupidité, veut la priver de son nom, de son héritage, l’enfermer dans un couvent, la calomnier et la perdre. L’avocat, M. Chantebel (qui raconte cette histoire), s’emploie à déjouer toutes les machinations de la belle-mère, à découvrir le lieu où s’est réfugiée la jeune personne persécutée après la fuite du couvent, et à la sauver, tandis que son fils Henri, auquel son père vient d’acheter une terre (où il y a un parc et la tour de Percement), son neveu et sa nièce. Miette et Jacques Ormonde, aident Marie de Nives à se cacher dans cette tour de Percement.

Tout se termine par un double mariage entre Jacques et Marie, Miette et Henri, et, pour comble, on sauve en même temps que Marie de Nives un autre enfant encore, la toute petite Ninie, la propre fille de la froide et cupide intrigante comtesse Alix de Nives. On la recueille pour l’élever, en indemnisant sa nourrice et la malfaisante comtesse. (On sait que dans les romans on dispose de milliers de francs avec la plus grande facilité.) Donc, c’est l’histoire du sauvetage de deux enfants !

Il n’est pas sûr, mais on peut admettre, par certains indices, que le roman, Albine, dernière œuvre de George Sand, commencée en mai 1876 et point finie, devait encore être l’histoire d’un enfant, la jeune Fiorina, danseuse élevée par son prétendu père, un comédien, mais en réalité fille d’un père très noble. George Sand n’en écrivit que six chapitres et demi ou lettres (c’est un roman par lettres). Le 29 mai elle s’est arrêtée à la moitié du chapitre vu et le 30 mai elle s’alita pour ne plus se relever.

Sa maladie dura dix jours et malgré toutes les mesures prises, les soins attentifs et dévoués des médecins : MM. Papet, Pestel, Chabenat, Darchy, Favre et le célèbre chirurgien M. Péan, appelé de Paris, rien ne put sauver la malade : après dix jours de souffrances elle mourut le 8 juin, à 9 heures et demie du matin, d’une occlusion de l’intestin, selon le procès-verbal des médecins. Quelques-uns d’entre eux, plus portés que les autres à tirer une conclusion précise de leurs observations, crurent, d’après certains indices sérieux, que cette occlusion de l’intestin, une espèce de miserere, était le résultat d’un cancer à l’état latent depuis plusieurs années.

Nous avons pris copie d’une série de documents se rapportant aux derniers jours, à la maladie, la mort et l’enterrement de Mme Sand, écrits pour la plupart sous l’impression immédiate, ou le jour même, et donnant ainsi la possibilité de raconter l’épilogue de la vie de l’illustre écrivain et d’en fixer tous les détails, sans y mêler aucune espèce de légende ou de racontars, si fréquents en pareils cas. Ces documents sont :

Notes et impressions écrites lors de la mort de Mme Sand, par Mme Nannecy de Vasson.

Sur la maladie et la mort de George Sand, par M. Paulin de Vasson.

Lettre de M. Charles Moulin, notaire, à M. P. de Vasson.

Notes sur la maladie et la mort de Mme Sand, par le docteur Chabenat.

Lettre de M. le pasteur Louis Léblois à M. de Vasson.

Récit fait par Henry Barrisse : Sur la maladie et la mort de Mme Sand.

Nous avons copié le manuscrit autographe de M. Henry Harrisse, écrit la nuit précédant l’enterrement d’après les récits des témoins oculaires et des médecins qui soignaient Mme Sand ; ce manuscrit est comme un procès-verbal des derniers moments et de la mort. Un peu plus tard, en septembre 1876, M. Henry Harrisse donna cet écrit à Mme Lina Sand ; celle-ci, ainsi que le docteur Pestel, y ajoutèrent des notes et des rectifications. Ce manuscrit est extrêmement précieux et quoiqu’il s’y trouve certaines inexactitudes et quelques erreurs, l’auteur s’est néanmoins attaché à ne transcrire que la vérité, rien que des faits vérifiés de la manière la plus scrupuleuse.

En 1904, lors du centenaire, M. Barrisse publia ce manuscrit sous forme d’une plaquette élégante tirée à cinquante-deux exemplaires numérotés, destinés « à la famille et à quelques amis »[54]. Malheureusement, le texte de cette brochure diffère beaucoup de celui du manuscrit primitif. Des corrections de style enlevèrent la fraîcheur et la spontanéité des vraies expressions, exactes et précises, et des locutions prime-sautières sans recherches. Mais ce manuscrit subit encore d’autres changements, c’est ainsi qu’outre les notes mentionnées, qui corrigeaient fort judicieusement quelques faits inexacts peu nombreux et expliquaient quelques détails, on y a intercalé, encore, des corrections et des changements, évidemment empruntés aux documents que nous avons mentionnés plus haut et que nous citerons plus loin ; c’est comme une déposition ayant subi l’influence d’autres témoignages. Enfin, — et ceci est déjà tout à fait triste — on y a visiblement fait entrer aussi, à une époque beaucoup plus récente, des changements provenant de quelqu’un qui se croyait sans doute très compétent, mais qui souvent était très mal renseigné et apporta dans ces changements un élément d’inexactitude, d’incertitude tout arbitraire, des plus déplorables. Donc, la version manuscrite et la version imprimée de notre ami défunt sont toutes différentes comme texte et comme valeur historique.

Note du docteur Pestel intitulée : les Médecins de Nohant.

Notes du même auteur : Sur la maladie et la mort de Mme Sand.

Notes et remarques du même auteur et de Lina Sand se rapportant à certaines expressions et certains passages du manuscrit de M. Harrisse.

10° Note de Lina Sand sur l’enten’ement religieux de George Sand.

Grâce à tous ces documents nous pouvons suivie heure par heure l’histoire de la maladie de Mme Sand et tout ce qui arriva dans les derniers dix jours de sa vie, du 28 mai au 8 juin, et dans les jours suivants, jusqu’à l’enterrement inclusivement. Nous n’omettrons que certains détails médicaux, par trop spéciaux, dans les notes des docteurs Chabenat et Pestel.

Depuis sa maladie de 1860 Mme Sand souffrait fort souvent de coliques intenses, accompagnées de déviations subites de l’intestin ou de constipations prolongées. On lit très souvent dans ses lettres des phrases comme celle-ci : « Je suis dans l’impossibilité de digérer quoi que ce soit… » « J’ai de nouveau été sur le flanc, souffrant mort et martyre… » « J’ai eu des coliques de tous les diables. » Puis ces accès passaient, Mme Sand n’y prêtait plus attention et, remise sur pieds, se remettait à travailler, à se promener, à prendre des bains froids dans la rivière. Il est très malheureux que le docteur Favre, ami de Mme Sand et de sa famille, ne sut prêter à ces accès pas plus d’attention que la malade elle-même. Elle croyait en lui aveuglément, tandis que selon certains de ses amis et au dire de médecins sérieux, c’était un docteur fantaisiste, beau parleur, mais nullement un homme de science pratique, un « faux savant ».

Mais tant que l’organisme robuste de Mine Sand domina son mal, le « traitement fantaisiste » du docteur Favre sembla lui faire du bien. Mme Sand prétendait que son médecin « connaissait son organisme », et elle suivait toutes les prescriptions de ce docteur, sans consulter quelque célébrité parisienne, son vieil ami Papet ou les docteurs Pestel et Darchy, qui avaient à plusieurs reprises soigné ses petites-filles.

À partir de mai 1876 « toutes les fonctions de l’estomac avaient complètement cessé » ; Mme Sand éprouvait après avoir mangé des coliques horribles ; le ballonnement du ventre lui rendait la marche pénible. Mais cette fois encore, Mme Sand ne fit pas attention à son mal et, ne voulant pas causer d’inquiétude à sa famille, n’en dit mot et ne fit venir aucun médecin.

Le 20 mai toutefois, lorsque le docteur Chabenat, appelé pour la première fois à Nohant pour donner des soins à Maurice qui souffrait d’une névralgie, vit Mme Sand, elle lui dit, en passant, qu’elle « était atteinte depuis quinze jours d’une constipation opiniâtre, mais que son cerveau était aussi libre qu’auparavant, qu’elle ne souffrait pas, elle avait bon appétit, « cet état était plutôt une gêne qu’une maladie », elle ne s’en « préoccupait pas autrement ». Depuis deux ans elle suivait, disait-elle, un régime que le docteur Henri Favre avait prescrit, et voulait cette fois encore lui écrire. Cependant elle demanda un conseil au docteur Chabenat. Celui-ci conseilla des pilules purgatives fort bénignes.

Le 23 mai, appelé de nouveau pour Maurice, le docteur Chabenat vit Mme Sand qui lui dit qu’elle se sentait mieux, les pilules lui ayant fait du bien.

Le 23 mai Mme Sand écrivait au docteur Favre :

Merci de votre bonne lettre, cher ami ! Je suivrai toutes vos prescriptions. Je veux ajouter à mon compte-rendu d’hier la réponse à vos questions d’aujourd’hui. L’état général n’est pas détérioré, et, malgré l’âge (soixante-douze ans bientôt) je ne sens pas les atteintes de la sénilité.

Les jambes sont bonnes, la vue est meilleure qu’elle n’a été depuis vingt ans, le sommeil est calme, les mains sont aussi sûres et aussi adroites que dans la jeunesse. Quand je ne souffre pas de ces cruelles douleurs, il se produit un phénomène particulier, sans doute, à ce mal localisé : je me sens plus forte et plus libre, dans mon être, que je ne l’ai peut-être jamais été. J’étais légèrement asthmatique : je ne le suis plus ; je monte des escaliers aussi lestement que mon chien.

Mais, une partie des fonctions de la vie étant presque absolument supprimées, je me demande où je vais et s’il ne faut pas s’attendre à un dépai’t subit, un de ces matins. J’aimerais mieux le savoir tout de suite que d’en avoii’la surprise. Je ne suis pas de ceux qui s’afîectent de subir une grande loi et qui se révoltent contre les fins de la vie universelle ; mais je ferai pour guérir tout ce qui me sera prescrit et si j’avais un jour d’intervalle dans mes crises, j’irais à Paris pour que vous m’aidiez à allonger ma tâche ; car je sens que je suis encore utile aux miens.

Maurice va mieux…

Il est très intéressant de constater que, n’ayant point fait d’études médicales, mais étant par vocation une fine observatrice des choses de la vie, Mme Sand donne dans cette lettre des indications fort précieuses pour un médecin et des indices très précis sur la nature de son mal. Il est à croire que si cette lettre était tombée entre les mains de quelque autre docteur qui n’aurait pas même été mis au courant de la maladie de Mme Sand par ses « comptes-rendus » précédents et par ses récits oraux, il se serait empressé de prendre des mesures énergiques, jusqu’à conseiller peut-être une opération chirurgicale.

D’autre part, George Sand semble avoir eu le pressentiment de la gravité de ce « mal localisé », la sensation que la mort était déjà là, toute proche, au seuil de la porte.

Ce même jour, le 28 mai, vinrent à Nohant, de La Châtre des amis des Sand : M. et Mme Paulin de Vasson (apparentés avec les Papet, les Périgois et la famille de Jules Néraud). Tous deux ont décrit leur dernière visite et leur causerie avec Mme Sand ; ils le firent immédiatement après sa mort ; l’une le 11 juin, l’autre le 12 juin. Ces deux récits ont donc une valeur particulière.

Mme Nannecy de Vasson écrit dans ses Notes, très attrayantes par leur simplicité et l’absence de tout artifice :

Notes et impressions écrites après la mort de Mme Sand.

Le dimanche 28 mai j’ai été à Nohant passer la journée avec Ninie pendant que Paulin était au Coudray avec ses parents. Nous y avons déjeuné sans Mme Sand ; comme toujours, elle était un peu souffrante, mais rien d’extraordinaire, elle ressentait depuis longtemps des douleurs assez vives qui n’inspiraient presque plus d’inquiétudes. Après déjeuner nous nous sommes promenés, Lina et moi, dans l’allée du jardin potager où nous avons parlé longtemps de choses et d’autres. Nous longions le mur du cimetière et je regardais l’if qui est au-dessus du caveau de la famille Dupin, bien loin de penser que quinze jours après, pas plus tard, nous serions nous-mêmes sous cet if !… Nous sommes revenus dans le parc et peu après Mme Sand est descendue. Nous avons fait quelques pas avec elle, admirant toutes les fleurs des champs, qu’elle aimait tant, dont le gazon était rempli ; elle nous a même emmenés dans un rond-point du petit bois pour nous faire admirer un orchis très rare. Puis nous sommes revenus nous asseoir très près de la maison.

Mme Sand a parlé du voyage à Paris qu’elle projetait. La conversation languissait un peu ; elle n’était jamais très vive avec Mme Sand, qui avait mille pensées dans l’esprit. Elle a dit une chose qui m’a frappée : elle admirait un ciseau qui marchait devant elle et elle a ajouté : c’est singulier, ma vue est en train de revenir, je vois bien mieux qu’avec mes lunettes.

Sur les cinq heures Paulin est arrivé avec ses parents, puis nous sommes partis pour La Châtre.

Le lundi 29 mai, Lina est venue au spectacle avec nous, je n’ai pu lui dire adieu étant rentrée chez moi à cause de ma fille. Le lendemain, mardi 30, elle m’écrivait ce qui suit :

Ma chère Nannecy, je ne vous ai pas dit adieu hier pensant que vous alliez venir nous rejoindre au théâtre et aussi pour que votre fillette ne s’aperçoive pas que j’y retournais. Peut-être y avez-vous été après moi. Tout mon grand monde va un peu mieux par ce temps-ci. Mes petites guettent en ce moment l’arrivée d’une riche mariée qui va venir se faire bénir par mon mari. En aura-t-il des unions sur la conscience ! À bientôt, n’est-ce pas ?

Lina.

Je recevais cette lettre mercredi matin et à midi 31 mai on venait me dire que Mme Sand se mourait…

Paulin est revenu de l’audience pour monter en voiture et y courir, le soir il y est resté. Après dîner j’ai été lui porter quelques objets dont il avait besoin. J’ai trouvé Lina dans le jardin, nous nous sommes embrassées en pleurant. Lina m’a dit : « Ma pauvre Nannecy, on a bien du chagrin. » Pauvre, pauvre Lina ! et cependant le danger n’était pas aussi imminent que je l’avais cru. Je suis montée avec Lina dans le cabinet de travail de Mme Sand attenant à sa chambre à coucher, puis je suis entrée chez elle un instant et là je l’ai vue et entendue parler pour la dernière fois. Je suis partie pour La Châtre, Paulin est resté, il a passé la nuit dans le cabinet près de Mme Sand.

Le jeudi 1er juin j’ai passé la journée [à Nohant], on avait un léger espoir, un peu de mieux s’était produit dans la nuit. Lina a déjeuné avec nous, j’avais Ninie avec moi. Paulin plaidait ce jour-Là, il était à La Châtre depuis le matin. Il était venu le matin un docteur Favre, médecin à Paris, sans clientèle, offrant peu de garantie et n’inspirant aucune confiance excepté à la malade et à sa famille engouée fort malheureusement de sa personne. Mon mari est venu me retrouver le soir, il est encore resté passer la nuit pendant que je retournais à La Châtre.

Samedi 3 juin. — Paulin a été le soir à Xohant ; il a rapporté de mauvaises nouvelles.

Dimanche 4 juin. — Sylvain, vieux domestique de Mme Sand, est venu à une heure nous dire qu’elle était au plus mal. Nous sommes partis Paulin et moi avec Sylvain, nous avons trouvé eu arrivant Maurice tout en larmes, jusque-là il s’était fait des illusions. Lina est descendue, elle a pleuré en poussant des cris nerveux. C’est elle entre tous qu’il faut plaindre.

Les médecins, M. Papet, ami d’enfance de Mme Sand, Pestel et Darchy, médecin de Mme Sand, sont très effrayés. Pendant notre visite un mieux très sensible. Je pars presque rassurée. Paulin reste passer la nuit.

Lundi 5 juin. — Paulin revient à 4 heures du matin, les nouvelles sont moins bonnes que je ne l’espérais. Je pars à 8 heures pour une absence de toute la journée, je retiens le soir. Paulin est retourné à Nohant dans la journée, les nouvelles ne sont pas bonnes.

Mardi 6 juin. — Mme Sand est au plus mal.

Mercredi 7 juin. — Paulin va à Nohant. Mme Sand est condamnée.

Jeudi 8 juin 1876. — Mme Sand est morte à 9 heures du matin. Elle a fait ses adieux à toute la famille. Ses idées ont été parfaitement lucides jusqu’au dernier moment. Paulin a été à Nohant passer la nuit, il est allé dans la chambre mortuaire ; il a vu le corps de Mme Sand, la figure était sereine. On avait couvert son corps de fleurs.

Vendredi 9 juin. — Nous avons été à Nohant Paulin et moi. Pauvre Lina, elle a tout perdu.

Samedi 10 juin 1876. — Nous avons été accompagner George Sand à sa dernière demeure, sous cet if que je regardais avec indifférence moins de quinze jours avant. En arrivant nous avons trouvé le cercueil à l’entrée de la maison, il était couvert de deux magnifiques couronnes de fleurs blanches et violettes, l’une faite à Nohant, l’autre envoyée de Paris par une corporation d’ouvriers. Nous avons suivi le cercueil à l’église. Les coins du drap mortuaire étaient tenus par MM. Oscar Cazamajou et René Simonnet, neveux de Mme Sand, Alexandre Dumas fils et le prince Napoléon-Jérôme Bonaparte, député de l’Assemblée nationale. Arrivés au cimetière le prêtre s’est retiré et la véritable cérémonie a commencé.

Un discours a été prononcé par mon oncle M, Ernest Périgois, gendre de Jules Néraud, le Malgache des Lettres d’un voyageur. M. Paul Meurice a lu une lettre envoyée le matin par Victor Hugo. On avait distribué aux assistants des branches de laurier pour jeter sur le cercueil de George Sand, Je garde une parcelle de la mienne après l’avoir fait toucher au cercueil. Ce sera pour moi et les miens non seulement un souvenir de la plus grande illustration du dix-neuvième siècle, mais encore le souvenir d’une amie que nous avons aimée pour sa bonté, encore plus que nous ne l’avons admirée pour son sublime talent.

Nannecy de Vasson.

Le 11 juin 1876 (dimanche).

Ces Notes et impressions simples et spontanées furent évidemment jetées sur le papier précisément le 11 juin, et non pas après coup. Elles sont précieuses par leur ton de franchise et de vérité. C’est pour cette raison que nous les citons intégralement. Celles-ci nous serviront d’entrée en matière pour citer des extraits d’autres écrits sur le même sujet.

Si je laisse s’écouler le temps sans transcrire les impressions que j’ai ressenties depuis quinze jours, écrit M, Paulin de Vasson à la date du 12 juin 1876, je ne serai peut-être plus à même de rappeler en détail le fait douloureux, l’événement mémorable que je viens de traverser…

Le dimanche 28 mai j’étais allé déjeuner au Coudray chez Mme Duvemet, la veuve de ce bon et aimable homme (encore un que j’ai pleuré). J’avais laissé Nannecy et sa fille déjeuner à Nohant. Dans la journée nous passons à Nohant, espérant peu y voir Mme Sand qui, généralement, ne descendait pas avant l’heure du dîner. La journée était chaude, c’était la première de l’année. Nous l’avons trouvée dans le jardin avec ses enfants, Nannecy, ma fille et M. Sagnier[55], jeune homme de Nîmes qui venait souvent à Nohant. Je me souviens que j’ai donné à Mme Sand des nouvelles du docteur Darchy, son ancien médecin préféré, que j’avais vu un mois avant à Chambon. Mme Sand s’est écriée : « Pauvre Darchy, s’il était encore à La Châtre je ne serais pas malade. » Je n’ai pas fait grande attention à cette exclamation, ne trouvant rien d’inquiétant dans son aspect. J’ai dit alors : « Le brave Darchy est très absorbé par ses courses et sa clientèle et il m’a dit, madame, qu’il ne viendrait à Nohant que si vous aviez besoin de lui, ce qui, ai-je ajouté, ne se produira pas de si tôt. » (Quatre jours après Darchy était appelé et nous déclara qu’elle était perdue.)

Pour en revenir à cette journée du 28 mai, il fut question d’un voyage à Paris. Je dis à Mme Sand : « Voulez-vous que je vous accompagne ? » Ma femme ajouta : « Je vous donne mon mari. » Elle était peu décidée à faire ce voyage. Cependant le lendemain 29 elle se déterminait à le faire accompagnée de Sagnier. En vue de son départ elle voulut prendre une précaution de santé nécessitée par l’état latent de la maladie, qui est devenue fatale…

Le 29 mai, ayant l’occasion de passer à Nohant, j’entrai prendre des nouvelles de M. Maurice — écrit le docteur Chabenat dans ses Notes sur la maladie de Mme Sand. — Mme Sand apprenant ma présence au château me fit demander par l’aînée de ses petites-filles, Aurore ; je montai dans son cabinet ; elle était assise devant son bureau, une cigarette à la bouche et la plume à la main.

Elle me dit qu’il n’y avait pas eu de selles depuis le 23 et me fit remarquer que son ventre avait augmenté de volume. (Regardez donc cette panse, docteur, me dit-elle.) Malgré cela elle travaillait avec autant de facilité que par le passé, mais le volume énorme de son abdomen, la fatigue qu’elle éprouvait dans la marche, les coliques qu’elle avait après les repas, l’inquiétaient.

Je me réservais de faire un autre jour un examen direct… parce que cet état me semblait assez grave, mais ce jour-là Mme Sand n’était pas alitée, et, nouveau médecin dans la maison, j’aurais pu paraître bien audacieux.

Je crus qu’il était prudent de combattre immédiatement la constipation et je prescrivis pour le lendemain matin, 30 mai, 30 grammes d’huile de ricin avec 30 grammes de sirop d’orgeat. Je choisis de préférence un purgatif doux agissant plutôt mécaniquement qu’en irritant l’intestin, parce que je croyais avoir affaire à un intestin ulcéré. Le purgatif fut pris le mardi 30 mai à 10 heures du matin.

Le médicament ne produisit aucun effet, l’occlusion de l’intestin étant déjà absolue alors.

Bientôt Mme Sand fut prise de coliques. D’abord « elle s’en plaignit avec un certain engouement », dit M. Paulin de Vasson dans ses notes. « J’ai le diable dans le ventre », disait-elle. Vers les 3 trois heures de l’après-midi Mme Sand se sentit très mal. Appelant sa femme de chambre elle lui dit d’aller chercher Maurice, qu’elle n’en pouvait plus et souffrait horriblement. Son fils la trouva étendue sur le canapé, en proie à de ives douleurs[56].

Ce jour-là, dit le docteur Pestel dans ses notes, Mme Maurice et ses filles étaient allées dès le matin à une noce de village avec Sagnier, son mari était resté à la maison. À 4 heures après-midi, quand elle rentra, elle trouva Mme Sand très fatiguée. Elle éprouvait des coliques, des nausées, des envies fréquentes d’aller à la garde-robe, qu’elle ne pouvait satisfaire. Ces symptômes allèrent en augmentant.

Dans la soirée, — écrit le docteur Chabenat, — la malade fut prise de vomissements noirâtres et de coliques atroces. On courut chercher M. Papet, le médecin le plus proche, ami intime de Mme Sand. Il ordonna de la glace à l’intérieur, de grands bains, des onctions sur le ventre avec la pommade mercuriale simple. Les vomissements s’arrêtèrent, mais le ventre resta douloureux…

Depuis le moment de l’arrivée du docteur Papet jusqu’à 4 heures du matin, — raconte le docteur Pestel, d’après le récit de son collègue M. Papet, — la malade souffrit horriblement, poussant des cris aigus qu’on entendait de l’extrémité du jardin. Les nausées étaient continuelles (il y eut plusieurs vomissements), les coliques très violentes, le ventre très sensible à ce point qu’il ne pouvait supporter le poids d’un cataplasme. À partir de 4 heures du matin il y eut une légère rémission dans l’intensité des douleurs…

Le docteur Papet trouva l’état de la malade plus qu’alarmant. Dès qu’il l’eut examiné, il dit à Maurice : « Elle est perdue[57]… »

Le lendemain matin on envoya chercher le docteur Pestel à Saint-Chartier et le docteur Chabenat à La Châtre.

Le 31 mai, je fus appelé à Nohant où j’arrivais à 8 heures du matin, — écrit le docteur Pestel. — Je trouvais en arrivant le docteur Papet qui y avait passé la nuit et qui m’attendait…

Il me mit au courant de ce qu’il avait observé la veille et me montra les vomissements et les urines de la malade, que, suivant sa recommandation, on avait conservés. Les matières vomies… identiques quant à l’aspect à celles qu’on observe dans le cancer de l’estomac arrivé à la période de l’ulcération… Il était évident que, de même que les matières vomies, elles contenaient du sang en assez grande quantité. Je me rendis alors auprès de la malade…

Mme Sand était alitée, elle souffrait beaucoup du ventre ; elle me raconta dans de grands détails et d’une voix haletante ce qui s’était passé la veille, elle insista surtout sur la purgation qu’elle avait prise, m’interrogeant du regard comme pour surprendre sur ma physionomie ce que j’en pensais. Pour répondre à sa pensée, je lui dis que cette purgation était parfaitement indiquée ; que l’huile de ricin était le purgatif le plus doux et le plus inoffensif qu’on peut employer ; que tout médecin y aurait eu recours : que si elle n’avait pas produit l’effet qu’on en espérait, cela tenait certainement non à l’administration intempestive de ce médicament, mais à la nature de la maladie ; qu’il y avait dans l’intestin un obstacle au cours des matières que le médicament n’avait pas pu vaincre, mais que c’était chose qu’on ne pouvait deviner ; que l’eût-on deviné d’ailleurs, il aurait fallu chercher à le faire disparaître, et qu’alors l’huile de ricin était le meilleur moyen qu’on pût employer dans ce but.

Malgré ce raisonnement qui, du reste, était très juste, je m’aperçus qu’elle n’était pas le moins du monde convaincue.

…Le pouls était large et plein, battant 88 fois par minute (ce qui était pour Mme Sand de la fréquence — elle n’avait que 50 à 55 pulsations en état de santé), elle avait presque constamment envie de vomir, la langue était blanchâtre, large et humide, le faciès nullement altéré, soif vive.

Prescription : glace, fomentations sur le ventre avec l’huile de camomille camphrée, cataplasmes émollients ; bains de siège ; lavements émollients. La femme de chambre (ancienne nourrice d’Aurore) que nous avons interrogée nous a dit que depuis deux ans qu’elle était au service de Mme Sand, elle avait remarqué que presque constamment il y avait du sang dans les garde-robes ; que ce sang se montrait sous la forme de caillots noirs.

Ce renseignement nous fit supposer, au docteur Papet et à moi, qu’il existait dans le gros intestin une ou plusieurs ulcérations anciennes…

On vint me chercher quelques instants après la visite de ces messieurs — écrit le docteur Chabenat, — mais je ne pus me rendre à Nohant que vers les 3 heures. Je fus très surpris, en arrivant, de trouver les visages consternés et de voir là réunis les amis de la maison : M. Sagnier, M. Charles Moulin, M. de Vasson, M. et Mme Cabillaud.

M. Papet était là aussi, et m’apprit les événements de la veille. Nous attendîmes l’arrivée de M. Pestel pour nous rendre auprès de la malade. Il arriva bientôt et nous montâmes dans la chambre de Mme Sand. Mme Maurice était auprès de sa belle-mère avec la Thomas et la Nounou. (Toutes les trois ont veillé et soigné l’illustre écrivain jusqu’à son dernier soupir.)

Nous constatâmes que le ventre était ballonné, très douloureux, et qu’à chaque instant il y avait des éructations. Le pouls était toujours à 88 ; la malade était très altérée et ne prenait aucune nourriture. Le traitement prescrit la veille par M. Papet fut continué…

À 8 heures nous étions tous les trois près de Mme Sand… L’état de la malade n’avait pas changé, elle se plaignait toujours du ventre…

Je passai la nuit dans le cabinet de travail de Mme Sand, attenant à sa chambre et me rendis près d’elle chaque fois que ma présence était nécessaire.

Mme Maurice ne quitta pas sa belle-mère un seul instant.

M. de Vasson resta avec M. Maurice une partie de la nuit et quand M. Maurice fut couché, il monta dans le cabinet de travail avec moi.

Il y eut cette nuit-là une garde-robe, c’était la première depuis le 23 mai. Elle n’amena aucun soulagement ; le ballonnement du ventre resta le même…

Mme Sand fatiguée d’être couchée sur le dos se fit transporter sur son canapé.

Au moment où nous la transportions, M. de Vasson qui croyait qu’on avait besoin de son aide se montra à la porte de la chambre ; Mme Sand l’aperçut et demanda qui était là ; quand on eut nommé M. de Vasson, elle s’écria : « Non, non, n’entrez pas, c’est une horreur, c’est une infection ! »

Ces mots revinrent souvent dans sa bouche jusqu’au dernier moment…

Nous jugeâmes la situation tellement grave, — écrit le docteur Peste ! dans l’une de ses Notes ajoutées au manuscrit de M. Harrisse, — que nous priâmes M. Maurice de télégraphier pour faire venir un médecin de Paris. Il nous répondit : « Je vais télégraphier à Favre de venir. » Nous lui dîmes : « Soit, mais qu’il en amène un autre avec lui, nous voulons un médecin d’une science pratique incontestée. » Et comme M. Maurice nous dit ne connaître à Paris d’autre médecin que Favre, nous lui désignâmes Barth ou Jaccoud. Le lendemain 1er juin M. Favre arrivait seul à 8 heures du matin, n’ayant pu amener un des médecins désignés. Il repartait pour Paris à 10 heures et demie avec le mandat d’envoyer de suite au château M. Péan ou un autre. Ce même jour Mme Maurice avait télégraphié à Darchy (ancien médecin de Mme Sand qui habite Chambon, Creuse) de venir. La veille déjà nous avions fait appeler Chabenat, de La Châtre, avant de quitter Nohant. M. Favre voulut que nous rédigions une note explicative de la maladie afin qu’il la remît à Paris à Péan, C’est moi qui rédigeai cette note qui fut signée également de Papet et de Chabenat…

M. Paulin de Vasson écrit dans sa note Sur la maladie et la mort de Mme Sand :

Le docteur Papet, appelé le premier, craignit une paralysie des intestins. Pestel de Saint-Chartier, appelé de suite, avait la même pensée et sa physionomie n’était pas rassurante. Il avait des hochements de tête significatifs. Chabenat Marc, en était pour prendre des mesures immédiates. Mais Mme Sand avait un médecin, un certain docteur Favre, qui m’a toujours produit une déplorable impression. Malheureusement à Nohant on croyait en lui. Je ne veux pas dire que le pauvre cher homme ait causé par son incapacité la moindre catastrophe. Non ; mais étant donné la possibilité (à laquelle je ne croyais pas) de sauver la malade, le docteur Favi’e, faux savant, bavard et sans pratique médicale, ne pouvait être qu’un obstacle.

Les trois docteurs : Papet, Pestel et Chabenat ont demandé l’appel d’une célébrité de la médecine. Prévoyant l’intention par la famille d’appeler le docteur Favre, ils ont demandé deux médecins et désigné Barthe et Jaccoud.

On a télégraphié (malheureusement) au docteur Favre en lui donnant commission d’amener ces messieurs. Nous attendions avec anxiété. Le pau^Te Maurice était en proie à une agitation extraordinaire pendant toute la nuit où je l’assistais.

Or, à 8 heures du matin arrive le docteur Favre seul. J’étais, je l’avoue, exaspéré. J’ai eu la patience cependant d’écouter ses explications prolixes et détaillées, desquelles on comprenait qu’il n’avait pu amener aucun de ces messieurs. Alors, mon homme, en présence des trois médecins, et avant d’avoir vu la malade[58], fait des discours sur sa maladie : « C’était la dyssenterie, ou bien c’est une hernie, je la frictionnerai, etc. »

Pestel tapait du pied.

Enfin il s’est décidé à entrer dans la chambre de Mme Sand. Il en redescend et alors, jusqu’à son départ, on n’entend que le docteur Favre avec son flux de paroles inutiles et cette faconde intempestive. Il insista auprès des autres médecins pour faire valoir son avis, qui consistait à retourner à Paris, lui Favre, aller trouver un chirurgien, lui faire connaître la maladie de Mme Sand et l’instruire sur l’œuvre chirurgicale à accomplir.

Pour cela il décida ces messieurs à faire un procès-verbal qui fut rédigé par Chabenat. Muni de ce document Favre repartit.

Le docteur Chabenat continue son récit :

Le jeudi matin 1er juin, MM. Pestel et Papet vinrent à Nohant vers 8 heures. On attendait M. Barthe ou M. Jaccoud mandés la veille par une dépêche envoyée à M. le docteur Favre. Notre désappointement fut grand quand nous vîmes ce dernier sans ces messieurs.

Il était accompagné de M. Sagnier[59] (de Nîmes) qui était allé l’attendre à Châteauroux. Nous causâmes longtemps avec M. Favre qui vint avec nous dans la chambre de Mme Sand. La sonde œsophagienne fut de nouveau introduite sans plus de résultat que la veille. M. Favre nous pria de rédiger une noie (ce qui fut fait par M. Pestel) qu’il remettrait au chirurgien, M. Péan. Il repartit pour Paris à 10 heures et demie pour prévenir l’opérateur.

Dans la matinée du même jour, M. Cazamajou, neveu de Mme Sand, arriva à Nohant et fut jusqu’au dernier soupir de sa tante admirable de dévouement.

M. Papet resta une partie de la journée près de la malade. M. Peste et moi nous restâmes le soir. Rien ne fut modifié dans le traitement. La situation était toujours la même. Je restai jusqu’à une heure du matin.

Le vendredi 2 juin nous étions à 8 heures du matin à Nohant. Nous trouvâmes en arrivant un autre confrère, M. Darchy de Chambon (Creuse), ami de Mme Sand, arrivé dans la nuit pour lui donner ses soins. Nous attendîmes M. Péan que M. Fa"Te devait envoyer. Il arriva vers 9 heures avec M. René Simonnet, substitut à Châteauroux, neveu de la malade. M. Péan examina Mme Sand et après cet examen il fut décidé que l’on ne pouvait avoir recours à l’entérotomie et que l’on se contenterait d’injecter à l’aide de la sonde œsophagienne, introduite le plus loin possible, une certaine quantité d’eau de Seltz. On aurait recours ensuite à la ponction abdominale dont nous avons déjà parlé avec M. Papet et Pestel dès le 31 mai. La petite opération fut remise après le déjeuner, M. Péan voulant repartir le soir même pour Paris…

À midi et demi environ, M. Péan, assisté des confrères dont j’ai parlé (et en présence de Mme Lina, de M. Cazamajou, des deux domestiques), pratiqua l’opération. Mme Sand eut d’horribles souffrances pendant l’opération ; elles furent suivies d’un soulagement notable ensuite… La soirée fut plus calme.

Mme Clésinger, prévenue par une dépêche, était arrivée de Paris et resta jusqu’à la fin à Nohant pour veiller sa mère et lui donner ses soins.

La journée du samedi 3 juin fut relativement meilleure sans qu’il y eût cependant aucune rémission dans les symptômes. Il y avait bien quelques selles mais le ballonnement du ventre, les douleurs, le pouls ne changeaient pas. La malade causait un peu mieux ; elle demanda à voir ses deux petites-filles et son chien Fadet, elle prit un peu de gelée de viande. Rien à signaler dans la soirée. M. Darchy restait à Nohant ce qui nous permit de nous retirer vers 11 heures.

Le lendemain matin 4 juin l’état s’était aggravé, le pouls était à 100 pulsations, la respiration plus difficile par suite de la distension des intestins par les gaz. À chaque instant la malade demandait à changer de place ; elle se plaignait sans cesse et exprimait le dégoût que lui inspirait sa maladie. On recommença l’opération que M. Péan avait faite l’avant-veille, mais sans obtenir plus de succès… [Vient l’énumération des symptômes qui s’étaient aggravés.] La journée fut plus calme que la matinée.

On télégraphia à M. Favre de revenir à Nohant. La soirée et la nuit n’apportèrent aucun changement.

Lundi 5 juin. — M. Favre et M. Plauchut arrivent le matin et se rendent dans la chambre de Mme Sand où nous étions réunis, Papet, Pestel, Darchy et moi. La malade était encore plus affaissée que la veille, elle avait cependant son entière connaissance et embrassa avec effusion MM. Favre et Plauchut, On ne prescrivit rien de nouveau. Le ballonnement du ventre était toujours considérable, le pouls à 100… l’occlusion persistait.

M. Darchy quitta Nohant dans l’après-midi. Nous nous retrouvâmes le soir, et M. Pestel resta passer la nuit. Nous constatâmes ce soir-là un épiphénomène grave. La bouche et le pharynx étaient remplis de muguet.

Mme Simonnet passa la journée du 5 à Nohant, elle repartit le lendemain matin et revint le soir. M. Cazamajou, M. René Simonnet, Mmes Lina et Clésinger ne quittaient pas Mme Sand.

Mardi 6 juin. — Les symptômes s’aggravent encore ; la malade conserve cependant sa connaissance. Les amis arrivent pour assister aux derniers moments de l’illustre écrivain. M. et Mme Boutet sont là, MM. Émile Aucante, Plauchut, Amie ; MM, de Vasson, Cabillaud, Moulin viennent passer la soirée avec M. Maurice et prendre des nouvelles de sa mère.

Mercredi 7 juin. — Le muguet augmente. La soif est atroce. La malade change de place à chaque instant ; elle se plaint du ventre, très distendu, et des reins. Elle a horreur de sa position ; elle demande la mort.

Vers 9 heures du matin elle fait appeler ses petites-fiUes, les embrasse toutes les deux, les appelle ses chères adorées et leur recommande d’être bien sages. Tous les assistants ont les larmes aux yeux.

La journée et la soirée n’apportent aucun changement. On continue à faire des onctions sur le ventre avec la pommade mercurielle belladoimée…

Vient une énumération des symptômes dont les uns s’aggravent, les autres restent alarmants comme au premier jour.

Le soir on transporte Mme Sand sur un lit de fer, afin de changer ses draps et de la délasser un peu.

M. Papet s’en va vers 9 heures, je reste jusqu’à 11 heures. M. Pestel malgré la présence du docteur Favre, veille jusqu’à 4 heures du matin. Au moment de son départ l’état de la malade était toujours le même[60].

Jeudi 8 juin. — À 5 heures du matin, une heure après le départ de M. Pestel, lime Sand perd connaissance ; son agonie dure quatre heures et demie, elle expire à 9 heures et demie…

« Ces lignes ne sont pas destinées à la publicité, écrit le docteur Pestel dans sa Note. Elles n’ont été écrites que dans le but de fixer mes souvenirs personnels. Quand on se fie à sa mémoire, le temps efface les impressions, dénature les faits, il engendre la légende avec ses exagérations et ses erreurs. Quand on prend le soin de noter ses impressions du moment, ce que l’on a vu, ce qu’on a entendu, l’écrit reste et avec lui la vérité. Voilà pourquoi j’ai écrit ces notes… »

Ces mots du docteur Pestel qui sentent d’épilogue à ses réflexions sur les médecins de Nohant, pourraient parfaitement servir d’épigraphe aux Notes qu’il ajouta au manuscrit de M. Henry Harrisse. En effet leur bonne foi, leur vérité et leur exactitude ne peuvent éveiller le moindre doute. C’est pour cela qu’à l’exception de deux passages que nous empruntons au petit opuscule de M. Harrisse très bien écrit et plein de sentiment, mais malheureusement comportant les ajoutés mentionnés plus haut, et du reste imprimé, de sorte que chaque lecteur peut le parcourir, nous allons raconter les derniers moments de Mme Sand en nous tenant surtout à la version du docteur Pestel :

Ce qui la préoccupait, l’humiliait même, — lisons-nous dans le manuscrit de M, Harrisse, — c’était la nature de sa maladie. Comme l’hermine, elle serait morte d’une tache. Aussi, quoique absolument docile entre les mains des médecins, les effets de son mal la navraient et c’était pour que ses enfants et ses amis ne pussent en voir les traces qu’elle les éloignait… Pendant sa maladie elle parla très peu…

Dans la nuit du 4 au 5 juin, vers 11 heures du soir, quand Mme Sand me vit près de son lit — écrit le docteur Pestel dans ses Notes ajoutées au manuscrit de M. Harrisse — elle me dit : « Mon pauvre petit docteur, que tu es bon ; je te remercie, pourquoi rester ? Une si vilaine maladie. »

Le 7 juin à 9 heures du matin Mme Sand dit : « Adieu, mes chères petites-filles. » Mme Maurice lui dit : « Veux-tu qu’on aille les chercher ?Oui. »

Les petites vinrent et s’approchèrent du lit. « Mes chères petites, leur dit-elle, que je vous aime. Regardez-moi, mes enfants. Oh ! mes chères adorées, que je vous aime ! Embrassez-moi, soyez bien sages. »

Une autre fois précédemment, elle avait demandé à voir ses petites-filles ; ce devait être le 3 juin.

… Je suis resté près d’elle de 10 heures du soir (7 juin) jusqu’à 4 heures du matin ; il n’y avait avec moi pendant ce temps que Mme Solange et la bonne des enfants (la nourrice de Gabrielle). La malade souffrit beaucoup. Il fallait à tout instant la relever dans son Ut et la changer de position ; nous ne sommes jamais restés plus de deux minutes sans être occupés soit à la mouvoir, soit à la faire boire. Elle buvait avec une grande difficulté, en raison surtout d’une couche de muguet qui tapissait la bouche, l’arrière-bouche et probablement aussi une grande partie du tube digestif. C’est la présence du muguet et la sécheresse de la bouche qui, en gênant les mouvements de la langue, empêchait Mme Sand d’articuler nettement les mots. Très souvent elle nous a dit : à boire ou tout simplement boire. Mais souvent aussi elle faisait signe avec son bras sans rien dire.

Bien des fois elle prononça des mots inintelligibles ; on lui demandait alors, si elle voulait être tournée à gauche, à droite, ou relevée ; elle faisait un signe de tête pour nous répondre. Trois ou quatre fois, elle m’appela distinctement par mon nom, c’était pour boire ou être changée de position.

Vers une heure du matin, son lit étant souillé, elle voulut être lavée. En vain on lui représenta que ce serait une secousse inutile pour elle, qu’on pourrait se borner à lui passer des serviettes ; elle insista avec une sorte d’entêtement puéril, répétant continuellement : « Lavez-moi, lavez-moi », etc., jusqu’à ce qu’on lui obéît.

À plusieurs reprises elle nous dit : « Ayez pitié, mes enfants, ayez pitié ! »

Vers 2 heures elle répéta six ou sept fois de suite : « La mort, mon Dieu, la mort ! »

À 3 heures du matin, marchant sans bruit, M. Maurice se présenta sur le seuil de la porte qui sépare le cabinet de la chambre à coucher, la porte restée ouverte, sa mère le vit aussitôt et lui dit : « Non, non, va-t’en, va-t’en !… »

Cette nuit-là Mme Sand l’a passée sur un lit de fer placé au milieu de sa chambre vis-à-vis la cheminée. Vers 6 heures du matin, la malade cherchant du regard la lumière, Mme Solange changea la direction du lit de façon que sa mère eût la fenêtre en face. C’est sur ce lit qu’elle est morte. Ce changement de lit avait été nécessité par les manœuvres incessantes qu’on était obligé de faire pour la changer de position.

… Le 8 juin, vers 6 heures du matin, j’étais sorti. Il y avait près d’elle Mme Maurice, Mme Solange, René Simonnet, Oscar Cazamajou et le docteur Favre[61]. Elle dit : « Adieu, adieu, je vais mourir, adieu Lina, adieu Maurice, adieu Lolo, ad… » Elle voulait ajouter certainement : « Adieu Titite », mais elle ne put et ce furent ses dernières paroles. (Je me le rappelle fort bien, car cela m’a beaucoup frappée : elle entra tout de suite après en agonie », ajouta à ces mots Lina Sand.)

Plus tard on raconta — (malheureusement Henry Harrisse a cru pouvoir intercaler ce brin de légende dans sa narration manuscrite si exacte) — donc, plus tard on prétendit que les toutes dernières paroles de Mme Sand furent : « Laissez verdure. » Ceci est faux. Le docteur Pestel et Mme Lina Sand assurent d’une manière catégorique que ces mots ne furent point prononcés le jour de sa mort, mais la veille, à 9 heures du soir, lorsqu’il y avait près de Mme Sand, Mmes Solange et Lina. Le docteur Pestel dit par deux fois dans ses Notes, ajoutées au manuscrit de M. Harrisse, dans la Note 4 :

Note 4 : « C’est le 7 juin, vers 9 heures du soir. Il n’y avait près d’elle que sa fille et sa bru lorsqu’elle prononça ces mots qu’on prit tout d’abord pour du délire, mais auxquels on attribua plus tard leur signification vraie. »

Et dans la note 0 : « Ces deux mots ont été prononcés le 7 juin au soir, comme je l’ai indiqué plus haut. Je le tiens de Mme Maurice, que j’ai interrogée à cet égard aujourd’hui même, 3 juillet 1876. »

On dirait que M. Harrisse ne pût pas se résoudre à faire justice de cette version accréditée et si bien arrangée pour plaire à tous ceux qui aiment que les toutes dernières paroles des grands hommes mourants soient toujours « belles ». Donc, au lieu de corriger dans son texte imprimé cette erreur, en biffant à la date du 8 juin ce qui se rapportait au 7, il arrangea son texte de manière que, selon lui, George Sand prononça ces mots non pas une fois, mais trois fois ! une fois la veille, et deux fois le jour de sa mort. Ceci est une pure légende. Mais transcrivons l’explication véridique et logique qu’il donne à cette phrase de Mme Sand en intercalant dans son texte imprimé la note de M. Pestel (sans le citer).

Le 7 juin, vers 9 hem-es du soir il n’y avait près d’elle à ce moment que sa fille et sa bru, lorsqu’elles l’entendirent prononcer ces mots « Adieu, adieu, je vais mourir », puis plusieurs paroles inintelligibles finissant par : « Laissez verdure. »

Solange regarda Mme Lina, comme pour lui dire que sa pauvre mère n’avait plus ses facultés ; mais en y réfléchissant voici l’interprétation qu’elles donnèrent à ces deux mots.

Il y a dans le cimetière de Nohant, à l’angle de droite, appuyé au mur mitoyen qui le sépare du château, un petit enclos réservé, tout recouvert de broussailles et de plantes folles, qui cachent la tombe du père et de la grand’mère de Mme Sand. Quand on entre dans cet enclos on remarque une croix en marbre blanc sans aucune inscription et, derrière cette croix, une stèle aussi de marbre blanc. Ces deux petits monuments funéraires furent érigés par Maurice et par Mme Clésinger lorsqu’on y inhuma les restes de son enfant, transférés de Paris vers 1855 pendant un voyage que fit Mme Sand[62]. À son retour elle exprima ses regrets qu’on eût érigé ces cénotaphes, préférant, dit-elle, une simple couche de verdure[63].

C’est alors qu’elle déclara sa volonté de n’avoir sur sa tombe que de la verdure, comme il y en avait sur celle de sa grand’mère[64]. Elle m’en dit autant à moi-même un jour qu’en rentrant au château nous passions près du cimetière…

M. Paulin de Vasson décrit de la manière suivante les jours qui succédèrent à la mort de Mme Sand.

J’apprends la mort de Mme Sand au moment d’aller à l’audience où j’ai plaidé trois affaires dont une demande de filiation naturelle basée sur la possession d’état et je cite l’arrêt du Parlement concernant Aurore de Saxe que j’avais lu l’avant-veille, en veillant sa petite-fille. J’étais profondément ému. L’audience finie je dîne à la hâte avec Nannecy aussi triste et silencieuse que moi, et ma fille qui n’était pas d’âge à comprendre. Je pars pour Nohant à 7 heures.

Je trouve dans la salle à manger et dînant plusieurs personnes tout en noir, Maurice suffoquant (et moi aussi). La place de Mme Sand était occupée par… Solange. Puis Mme Simonnet, ses trois fils, M. Cazamajou, Aucante, M. et Mme Boutet, Amie, Plauchut, Papet, Lina et ses deux filles. Maurice avait des effusions nerveuses.

Solange paraissait avoir pris la maîtrise. J’oubliais de mentionner comment dans la nuit de mercredi au jeudi[65] une décision avait été prise à son sujet.

Solange avait été bannie de Nohant. Elle vivait à Montgivray, propriété achetée aux Simonnet. Elle était là toute prête à manœuvrer contre son frère et surtout contre sa belle-sœur. Mme Sand avait fait une faute en lui retirant sa pension et en attisant ainsi sa haine. En l’état si grave de Mme Sand il fallait prendre un parti et c’est pour cela que j’avais dicté à Maurice un billet ainsi conçu : « Notre mère est malade et son état est grave. Les docteurs Papet, Pestel et Chabenat attendent deux médecins de Paris qui arriveront demain matin. Viens, si tu veux. — Maurice. » Je me soutiens que Lina entra au moment où nous composions ce court avertissement, plusieurs fois recommencé et qu’elle dit à Maurice : « Tu fais ce que j’allais te demander. » Le billot fut porté à Montgivray ; Solange qui était à Paris et qui avait donné ses instructions prévoyantes à ses domestiques, fut de suite avisée. Elle vint le lendemain à 10 heures, après avoir humblement demandé de lui fixer l’heure. À son arrivée Maurice la prit dans ses bras. Pour Lina c’était plus délicat. Lina, nature droite, franche et sincère, qui avait tant de motifs de mépriser sa belle-sœur, fut glaciale. Solange l’appela : madame. Alors Maurice prit sa sœur et sa femme par la main et les força à s’embrasser. La glace était rompue. Néanmoins Solange ne s’enhardissait pas encore. Elle monta voir sa pauvre mère qui gémissait et souffrait. L’entrevue n’eut rien de mémorable. Mme Sand au surplus, jusqu’à ses derniers moments, est restée ce qu’elle était toujours, une femme de génie dont l’intelligence et le cœur faisaient leur travail sans autre manifestation que les admirables pages qu’elle écrivait. Que pensait-elle en voyant sa fille près d’elle ? Elle n’a pas dit un mot qui fît connaître son sentiment. C’était à ce moment comme toujours, car que pensait Mme Sand pour ceux qui la voyaient ? Il y avait parfois dans son regard, dans un serrement de main, dans son accueil quelque chose de bienveillant et de tendre, mais on ne savait pas facilement reconnaître les pensées de tendresse qu’elle vous accordait. Elle restait le plus souvent muette et paraissait distraite. Elle me paraissait, à moi du moins, avoir l’impuissance absolue de l’expansion verbale[66]. Et pourtant j’ai assisté une ou deux fois à de ces abandons qui nous électrisent et éternisent son souvenir. A-t-elle été effrayée de la vision de cette fille indigne ? C’est comme si on demandait si la mort l’effrayait. Ma conviction est qu’elle était absorbée par la sensation physique du malaise et de la douleur, et que le dénouement ne lui causait pas de l’effroi, mais simplement une préoccupation de l’avenir de ceux qu’elle aimait, ses petites-filles, Maurice et Lina, sa véritable fille, si digne dune bonne place dans ce grand cœur. Pour Lina la mort de Mme Sand est un malheur immense.

Mais toute cette digression était pour arriver à dire qu’après le dernier soupir de la bonne mère une question s’est présentée. Comment devaient s’accomplir les funérailles ?…

En effet, à peine George Sand avait-elle fermé les yeux que surgit cette question. Du reste ceci n’est pas exact : elle était encore vivante lorsque Solange souleva la question : Comment enterrera-t-on sa mère ? Seront-ce des funérailles catholiques ou un enterrement civil ? Voici en quels termes s’expriment là-dessus le docteur Pestel, M. Paulin de Vasson, Henry Harrisse et Lina Sand :

« Le 6 juin au soir le curé de Vicq était dans la cour ; M. Plauchut alla lui dire que s’il désirait avoir des nouvelles de la malade, il avait le regret de lui apprendre qu’elle n’était pas mieux, que s’il était venu dans l’espoir d’exercer près d’elle son ministère, il pensait que sa démarche était inutile, parce que certainement Mme Sand ne le recevrait pas. À cet instant Mme Solange apprenant la présence du curé, descendit pour lui parler. Plauchut lui dit : « C’est inutile de le chercher, « je viens de lui donner congé. » Néanmoins Mme Solange se rendit dans la cour, demanda si le curé était parti, elle le rit qui se promenait dans la grande allée du jardin. Elle fut le trouver et le remercia de sa bonté d’être venu savoir des nouvelles de sa mère. Le curé lui dit : « Mais j’étais venu aussi dans l’espoir d’apporter à Mme Sand le secours « de la religion. » Mme Solange lui répondit que sa mère, quoique bien souffrante, n’en était pas là, qu’elle craindrait en introduisant près d’elle un prêtre de lui causer une émotion fâcheuse, que le lendemain elle lui ferait porter des nouvelles et que si l’état s’aggravait elle le ferait prévenir. »

Dans ce peu de lignes Solange est reflétée ressemblante de tous points, allures, manières et parler ; c’est un vrai instantané. Solange n’est préoccupée que d’une chose : que tout soit « convenable », que « les apparences soient sauvées » ; c’est pour cela qu’elle parle fort aimablement au curé, tout en lui mentant en disant que « sa mère n’en était pas là » ; elle le détourne de l’intention de revenir le lendemain en lui donnant le conseil déguisé de ne pas se déranger, lui promettant de lui envoyer des nouvelles de la malade et de « le prévenir si son état s’aggravait », tout cela « le 6 juin où Mme Nannecy de Vasson mettait dans son journal : Mme Sand est au plus mal », la veille du jour où elle écrivait : « Mme Sand est condamnée », et le jour même où le docteur Chabenat inscrivait dans ses feuillets : « Les symptômes s’aggravent encore, la malade cependant conserve la connaissance ; les amis arrivent pour assister aux derniers moments… » etc., etc.

Mais reprenons le récit du docteur Pestel :

Déjà le 7 juin, dans la soirée, Mme Solange, prévoyant la fin prochaine de la malade, avait consulté Simonnet, puis Cazamajou sur le mode d’enterrement ; ils répondirent tous deux : « Mais je pense que ce sera un enterrement civil. » Mme Solange n’était pas de cet avis. Plauchut lui dit que Mme Sand devait être enterrée civilement, que ses opinions l’exigeaient, que faire autrement serait lui aliéner tout le parti républicain ; que du reste Mme Sand étant allée à l’enterrement civil de Sainte-Beuve et y étant la seule femme qui y fût, c’était là de sa part une sorte de déclaration. Mme Solange répondit que Mme Sand n’était pas la seule femme qui se fût rendue à cet enterrement et que si elle y était allée, c’était à cause de Sainte-Beuve et non dans l’idée d’adhérer à un enterrement civil, ajoutant que, dans bien des circonstances, elle s’était moquée (??) des gens qui se faisaient enterrer civilement, et tout dernièrement encore à l’occasion de Patureau-Francœur…

Mme Solange ne se gênait pas pour altérer la vérité et cela avec un aplomb digne d’un meilleur usage. Elle prétendait que sa mère s’était « moquée » d’enterrements civils « en bien des circonstances », tandis que justement en bien des circonstances George Sand avait exprimé ses sympathies pour des enterrements « sans prêtre » et le désir qu’elle et ses proches fussent inhumés de cette manière-là. Mme Solange cette fois encore a fardé la vérité.

Il faut se rappeler la lettre de George Sand écrite en 1864 à l’occasion de la mort de Fulbert Martin, ses réflexions lors de l’enterrement civil de Maillard, en janvier 1865[67], et le fait que malgré les terreurs de la famille de Manceau, elle fit enterrer elle-même ce vieil ami sans aucune espèce de cérémonie religieuse. Quant à la présence de Mme Sand à l’enterrement civil de Sainte-Beuve en 1869 (et à celui de Pierre Leroux en 1871), il est vrai qu’elle y avait été « non par désir d’adhérer » à des opinions quelconques, mais par simple amitié pour les défunts.

Il n’en est pas moins certain que la manière dont elle décrivit cet enterrement de Sainte-Beuve et la silencieuse ovation dont elle-même y fut l’objet, marquait clairement à quoi elle avait attribué cette manifestation respectueuse. Mme Sand y souligne très nettement que cette manifestation était « un mouvement général d’estime pour le caractère plus que pour la réputation… », c’est-à-dire qu’il s’adressait à son courage et à la dignité de sa conduite habituels la faisant toujours bravement agir d’accord avec ses opinions et sa foi[68].

… Je me suis levée à 8 heures pour aller enterrer le pauvre Sainte-Beuve,

Tout Paris était là, les lettres, les arts, les sciences, la jeunesse et le peuple ; pas de sénateurs ni de prêtres. J’y ai vu Girardin qui a dit à Solange que son roman était très bien, et qui l’a beaucoup encouragée à continuer ; Flaubert qui était très affecté ; Alexandre ; son père qui ne marche plus ; Berton, Adam, Borie, Nefftzer, Taine, Trélat, le vieux Grzymala, Prévost-Paradol, Ratisbonne, Arnaud (de l’Ariège), catholique. Des athées, des croyants, des gens de tout âge, de toute opinion, et la foule.

La chose finie, j’ai quitté tout ce monde officiel pour aller trouver ma voiture ; alors en rentrant dans la vraie foule j’ai été l’objet d’une manifestation, dont je peux dire que j’ai été reconnaissante, parce qu’elle était tout à fait respectueuse et pas enthousiaste : on m’a escortée en se reculant pour me faire place et en levant tous les chapeaux en silence. La voiture a eu peine à se dégager de cette foule qui se retirait lentement, saluant toujours et ne me regardant pas sous le nez, et ne disant rien. Adam et Plauchut qui m’accompagnaient pleuraient presque et Alexandre était tout étonné.

J’ai trouvé cela mieux que des cris et des applaudissements de théâtre, et j’ai été seule l’objet de cette préférence. Il n’y avait pour les autres que des témoignages de curiosité. Plauchut m’a fait promettre de te raconter cela bien exactement, disant que tu en seras content, parce que c’était comme un mouvement général d’estime pour le caractère plus que pour la réputation[69]

Quant à Patureau-Francœur, la Nécrologie[70] que Mme Sand lui consacra après sa mort témoigne de l’estime de Mme Sand, de sa chaude sympathie, de son enthousiasme pour l’héroïsme de ce simple vigneron au cœur ardent, républicain inébranlable qui supporta des persécutions injustes et sut, exilé en Afrique, ne point se laisser abattre par l’infortune, mais y servir encore sa patrie par son labeur d’agriculteur honnête et sans trêve. Mais ni dans cette Nécrologie, ni dans toutes les lettres où Mme Sand parle de Francœur, nous n’avons lu un seul mot ironique ou moqueur, Notons aussi que Francœur était mort dès 1868, juste une année avant Sainte-Beuve, ce qui n’était plus si « récemment » en 1876. Mais quand Mme Solange voulait arriver à ses fins les inexactitudes et les inventions ne l’arrêtaient pas.

Revenons au récit de M. Pestel et à ceux des autres témoins oculaires des événements :

Après la mort (de Mme Sand) Mme Solange agita cette question de l’enterrement. Mme Lina lui répondit : « Mme Sand n’a jamais exprimé devant moi d’intention à ce sujet. J’ai fait enterrer civilement mon père, parce que cela me regardait ; Mme Sand est votre mère, arrangez-vous avec Maurice, c’est votre affaire, je ne veux pas m’en mêler. » M. Maurice inclinait pour un enterrement civil ; sa sœur lui demanda s’il avait des instructions de sa mère, il répondit que non. Mme Solange avait trouvé quelques jours auparavant dans un petit sachet de satin bleu un écrit de sa mère, daté de 1857 ou 1858 qui commençait ainsi : « Ceci est l’expression de mes dernières volontés. La mort n’étant pas un malheur, mais une délivrance, je ne veux sur ma tombe aucun emblème de deuil, je désire au contraire qu’il n’y ait que des fleurs, des arbres et de la verdure «, puis elle indiquait des détails relatifs à son enterrement, mais il n’était nullement question d’enterrement civil À cette époque elle voulait être enterrée dans le cimetière de Caulmont près Gargilesse. Plus tard, paraît-il, elle avait voulu l’être à Palaiseau.

Mme Solange insista pour que sa mère fût enterrée religieusement, disant que si elle avait voulu un enterrement civil, elle n’agirait pas manqué de le dire. Simonnet, Cazamajou pensaient de même. M. Favre, qu’elle supposait libre-penseur, accepta avec enthousiasme un enterrement religieux. Alors Mme Solange s’adressa à M. Maurice pour le décider. Ce dernier ne fit pas d’objection et y consentit volontiers. Papet avait été aussi consulté. Il avait dit à Mme Solange : « Je vous déclare que s’il y a un enterrement civil, ni moi, ni ma famille n’y viendrons… »

Si toute cette histoire du « sachet bleu » n’est point une invention ad hoc de cette dame qui sut combiner avec une adresse infinie les dernières paroles de sa mère sur la « verdure » et des jugements entendus jadis sur son désir d’être enterrée à quelque cimetière rural — avec sa propre assertion qu’il n’y avait été, dans ce sachet, « nullement question d’enterrement civil » — si tout cela, disons-nous, n’est point une invention, si ce papier dans un sachet a réellement existé, il doit avoir été écrit non pas vers 1858, mais en 1863 peut-être, même en 1865, et nous croyons que les « quelques détails sur son enterrement » que Solange semble avoir oubliés étaient justement des indications sur un enterrement à Palaiseau, où Manceau avait été enseveli « sous des fleurs et sans cérémonie religieuse ». (Voir plus haut, chapitre XII.)

On lit dans la brochure de M. Harrisse qui cite à la suite de son explication des mots : « Laissez verdure », tout le passage précédent des souvenirs du docteur Pestel (sans le nommer) : « Cet écrit (le papier du sachet) aurait été déchiré peu après. Je n’ai pu contrôler ces détails. » M. Harrisse a eu bien raison d’ajouter cette clause sceptique, de dire « aurait été » et de citer tout ce racontar au conditionnel ! Il nous semble que le petit papier déchiré n’aurait pu être « retrouvé » que « dans l’imagination de Mme Solange », ou, s’il eût été retrouvé… on y aurait lu tout autre chose !

M. Paulin de Vasson raconte comme suit les débats qui eurent lieu à Nohant après le dernier soupir de la « bonne mère ».

…La question fut débattue, hors ma présence, j’ai su presque aussitôt ce qui s’était passé. La famille, c’est-à-dire Solange et René Simonnet voulaient un enterrement catholique. Maurice fut facilement persuadé, mais non sans une grande agitation de sa conscience. Maurice, homme intelligent, bien doué, érudit, artiste, est un pitoyable psychologue. Il vénérait sa mère. Il ne s’est jamais assimilé ses hautes idées philosophiques. En politique il pensait comme un fermier rural. Et il a eu une certaine influence sur l’esprit même de sa mère, faible malgré son génie, et s’illusionnant quelquefois sur les gens, témoin la confiance qu’elle avait dans un Simonnet.

On disait à Maurice : « L’enterrement civil est le signe de ralliement des communards, » On lui disait aussi : « Les gens du pays n’aiment pas qu’on enterre un chrétien comme un chien, ce serait un déshonneur pour le maire de Nohant. » Solange et Simonnet insistaient. Bref, Solange sollicita l’enterrement religieux par télégramme à l’archevêque. Mais le problème a très rudement secoué le pauvre Maurice qui revenait toujours sur la question et me demandait ce que je ferais à sa place. Je lui répondais invariablement : « Il faut consulter Mme Sand. Elle est morte, mais les immortels laissent leurs œuvres et la réponse aux questions qu’on peut leur poser. » C’est ce que Maurice n’a pas su faire. Il disait toujours : « Cela me serait égal, mais la famille ??? »

Quelle famille ? Solange, les Simonnet ?…

Enfin elle a été enterrée rehgieusement. Je l’ai écrit au pasteur Leblois.

Nuit du 8 au 9. — Nous avons été assistés jusqu’à minuit par MM. Aucante, Amie et Plauchut. Pendant que je causais avec Aucante qui me parlait de mon père, de ses écrits ignorés, de son ami de Laprade, de la petite République de La Châtre, j’entendais Maurice discuter avec Amie[71]. Il s’agissait toujours de l’enterrement civil. « Je me suis fait protestant, disait-il, pour sortir du catholicisme. Ma mère a refusé de me suivre. Donc elle est restée catholique. Car, disait-il, on appartient forcément à tel ou tel culte. Autrement on est dans l’illégalité… » Que venait faire la question de légalité ? Voilà à quoi peut amener un esprit intelligent, mais étranger aux pensées philosophiques et qui confond tout, la loi civile, la liberté religieuse, la liberté de conscience et le gendarme. Quand ces messieurs se sont retirés, j’ai eu à subir tout seul l’assaut de ce pauvre Maurice tournant toujours dans le même cercle. Cette épreuve a été pour moi la plus pénible de toutes. Pour le calmer je lui proposai de demander à Moulin s’il y avait dans le testament de Mme Sand des dispositions relatives aux funérailles[72]. Alors il s’est calmé et a consenti à aller se coucher, et j’ai pu retourner à La Châtre.

Le 9 (juin) Moulin est venu dans la journée à Nohant consulter Maurice et Solange pour savoir s’il devait faire ouvrir le testament de suite. En même temps il leur demandait s’ils consentaient à ce que M. Périgois fît un discours d’adieu au nom du Berry. Les deux démarches étaient délicates, la seconde surtout, à cause des dispositions hostiles à M. Périgois que l’on croyait capable de faire un discours de sectaire, ce qui était bien peu le connaître, comme les faits l’ont démontré.

Le 9, pendant la conférence de Moulin, nous circulions dans la maison, Nannecy et moi. J’ai vu la pauvre morte et cette pauvre Lina qui pleurait si amèrement avec Nannecy.

Plauchut se renfermait dans le pavillon, loin de ces débats sur l’enterrement de sa grande amie. Je me suis promené avec Albert Simonnet, le plus sympathique des trois, qui m’a dit beaucoup de choses sensées, en manifestant ses alarmes à l’encontre de Solange qu’il connaît bien. Quant à elle, ou la voyait gesticuler, commander. La bête s’était déchaînée. Lina au contraire abdiquait. Il est impossible d’avoir été plus digne…

« J’étais à mille lieues de penser que Mme Sand passerait par l’église », écrit Lina Sand dans sa Noie manuscrite, je fus donc stupéfaite quand, dans la matinée qui suivit la mort, je fus appelée par Solange, Simonnet et Cazamajou, qui me prouvèrent qu’il valait mieux enterrer religieusement Mme Sand. Je regimbai violemment, mais, tout entière à mon chagrin, je leur répondis de s’adresser à Maurice, que cela le regardait, que de son vivant j’avais le droit de la protéger, qu’après sa mort cela regardait les enfants. Je comptais sur Maurice, loin de croire qu’il accéderait aux raisonnements de Solange et de Simonnet. Ce dernier, pour me faire céder, m’assura que mes filles ne se marieraient pas, si je faisais obstacle à l’acte religieux. Je suis persuadée que George Sand qui avait un écrit lorsqu’elle était chez des amis, n’a pas voulu en avoir à Nohant, de peur d’un conflit entre Solange et son frère[73].

Lina.

P.-S. — Le docteur Favre a dû dire à Maurice ce qu’il m’a dit à moi-même à propos du reporter du Figaro : « Laissez-moi faire, recevez bien les catholiques, c’est ce parti-là qui a le plus injurié votre mère, désarmez-le, afin qu’on parle bien d’elle après sa mort. C’est de la diplomatie qu’il faut faire, sinon gare[74]… »

Donc, lorsque le 8 juin 1876 la question de l’enterrement de Mme Sand fut soulevée, les uns gardèrent le silence, les autres ne furent pas entendus. Maurice oublia toutes les lettres de sa mère mentionnées plus haut et, quand il apprit qu’elle n’avait rien déclaré formellement à ce sujet dans son testament, il se mit à demander à tout le monde ce qu’il fallait faire.

Maurice se rendait si peu compte que c’était à lui seul qu’incombait le devoir d’agir suivant la volonté et les idées de sa mère qu’il demanda à Papet après l’enterrement : « Es-tu content ? Les choses se sont-elles passées selon ton désir ? À quoi il lui fut répondu : Oui, très content, je trouve que tout s’est passé pour le mieux. »

Solange qui se souciait des croyances de sa mère comme des neiges d’antan, mais qui respectait beaucoup tous les qu’en dira-t-on, profita immédiatement de ces circonstances pour échanger des dépêches avec l’archevêque de Bourges, M. de la Tour d’Auvergne, et obtint l’autorisation d’enterrer Mme Sand selon le rite catholique.

Empruntons maintenant à M. Harrisse le compte-rendu des jours qui suivirent le décès de Mme Sand, et les détails à propos des funérailles :

Dimanche, 11 juin 1876.

Nous étions tous très inquiets, nous communiquant les nouvelles que le docteur Favre envoyait à Dumas et celles qu’Aucante adressait à Calmann Lévy, nos seules sources d’information. Le jeudi 8 juin 1876, en revenant d’accompagner Flaubert, chez qui nous avions trouvé une lettre de la pauvre Martine[75] et une copie au crayon d’une dépêche de M. Plauchut, laissée par Lambert, annonçant que Mme Sand était au plus mal, je reçus vers les 6 heures un télégramme ainsi conçu :

La Châtre, 4 h. 46 du soir.
Ma mère est morte.
Maurice Sand.

J’allai immédiatement communiquer cette triste nouvelle à Dumas ; il l’avait également reçue. Nous convînmes de nous prévenir mutuellement de l’heure et du lieu des obsèques afin d’y aller ensemble.

Le lendemain matin, 9 juin, plusieurs journaux, les Débats entre autres, annonçaient que Mme Sand serait inhumée à Paris. Cette nouvelle me parut invraisemblable. Effectivement, à 8 heures, un mot de Mme Dumas me faisait prévenir que c’était à Nohant qu’auraient lieu les funérailles et que son mari m’attendrait à la gare du chemin de fer d’Orléans, le jour même, à 10 heures du matin. Je fis préparer ma valise à la hâte ; le temps était abominable, une pluie fine, serrée, froide, des rafales d’un vent âpre, on se serait cru en octobre. À la gare je trouvai sept personnes parmi lesquelles Lambert, Cadol, M. Borie et Calmann Lévy. Dumas arriva quelques instants après. Dumas, Cadol, Paul Meurice, Lévy et moi nous occupions le même compartiment.

Nous arrivâmes à Châteauroux à 3 heures un quart ; la pluie ne cessait de tomber, le sol était complètement détrempé. Il n’y avait à la gare que la diligence et les deux petites pataches qui desservent habituellement la route de La Châtre. Grâce à un ami de collège de Dumas, capitaine de hussards, je trouvai chez un carrossier une espèce de berline que je louai pour deux jours, et à 4 heures nous nous mîmes en route pour Nohant, avec l’intention de coucher à La Châtre dans une auberge de rouliers, faute de mieux.

À 7 heures du soir nous étions à Nohant, on finissait le dîner. Nous attendîmes dans le jardin. Favre vint à nous et, prenant Dumas à l’écart, il lui raconta dans les plus grands détails la maladie et la mort de notre illustre amie.

Maurice ne tarda pas ; il se jeta dans mes bras. Je le trouvai changé, grossi, vieilli, les cheveux presque blancs, s’exprimant avec difficulté. « C’est plus que la moitié de moi-même que je perds », me dit-il.

Mme Maurice nous avait fait servir à dîner. Pendant que nous étions à table, Maurice, en voyant Dumas, l’embrassa. Dumas reçut cette caresse avec froideur, ne croyant, mais à tort, ni à son affection ni à son chagrin, pour des raisons qui datent de plusieurs années[76]. À ce moment on apporta une dépêche de Paris. C’était la Société des gens de Lettres qui priait Dumas de profiter de l’occasion pour faire un discours au nom de la Société. Il déclara n’en vouloir rien faire, n’étant pas membre de cette association et pensant avec raison qu’elle aurait pu envoyer une délégation spéciale ou tout au moins un représentant.

Étaient installés au château, en plus de la famille habituelle, Solange, que Maurice avait prévenue par une lettre envoyée à Paris, mais sans l’inviter à venir, qui était venue néanmoins[77] et n’avait cessé de veiller au chevet de sa mère avec sollicitude ; le docteur Favre, Oscar Cazamajou, René Simonnet, Edme et Albert Simonnet, Mme Simormet leur mère, Aucante, MM. Amic et Plauchut.

Boutet, le factotum de Mme Sand à Paris[78], et qui était casé dans les environs, voulut m’emmener, mais Mme Maurice avait eu la bonté de demander au docteur Pestel de vouloir bien m’accueillir dans sa belle habitation de Saint-Chartier. À 10 heures, par une nuit noire et une pluie battante, je m’y rendis en compagnie de Paul Meurice et de Lévy qui devaient y demeurer également.

Nous fûmes admirablement accueillis par le docteur et sa femme. Nous restâmes à causer jusqu’à 11 heures et demie, et comme notre hôte avait constamment soigné Mme Sand pendant sa maladie, je lui fis raconter, en présence de mes compagnons, les derniers moments de cette femme aussi bonne qu’illustre[79]

Le samedi 10 juin je descendis de bonne heure au salon de M. Pestel et j’eus avec lui une nouvelle conversation. Je rengageai vivement à mettre par écrit tout ce qui s’était passé sous ses yeux pendant la maladie de Mme Sand. Il me le promit. À 10 heures mes compagnons et moi nous reprîmes, par une pluie battante, la route de Nohant où nous déjeunâmes en compagnie du prince Napoléon, de Renan et de Flaubert, arrivés le matin même…

Lorsque nous arrivâmes au château, les restes de l’illustre défunte étaient exposés sur son lit dans sa chambre à coucher, au premier étage, le visage tout couvert de fleurs. Dumas, qui la vit, me dit que la main droite, mignonne et polie comme de l’ivoire, seule n’était pas recouverte…

Les trois passages suivants étant inexacts dans le texte manuscrit aussi bien que dans le texte imprimé de M. Harrisse, nous leur substituons (comme suite au passage qu’on vient de lire) la note que M. Pestel a jointe à cet endroit du récit de M. Harrisse :

Ce fut Mme Solange qui, seulement aidée des femmes de la maison, donna aux restes de sa mère les derniers soins. Elle passa dans la chambre mortuaire toute ou presque toute la nuit du 8 au 9 juin. Avec elle s’y rendirent successivement les deux jeunes Simonnet, MM. Amic, Plauchut, Favre et Aucante. La nuit suivante les servantes seules veillèrent, elles se tinrent dans le cabinet de travail adjoint à cause de la mauvaise odeur. La mentonnière ne fut placée que dans le but de maintenir la bouche fermée. Les enfants qui virent leur grand’mère morte firent cette remarque que sa figure était bien moins changée qu’elle ne l’était la veille…

Reprenons le récit de M. Harrisse :

… Les amis, les curieux, les invités, des reporters envoyés par le Figaro et le Bien public se promenaient dans le jardin, ils discutaient la nouvelle qui venait de nous être communiquée que Mme Sand serait enterrée selon les rites de la religion catholique. Tout le monde était étonné et se demandait à qui il fallait attribuer l’initiative de cette cérémonie assez inattendue. J’allai aux renseignements.

On pensait généralement que le testament de Mme Sand contenait une clause formelle ordonnant qu’elle fût enterrée civilement. Dumas et Aucante à qui Mme Sand avait, de son vivant, confié la mission de garder tous ses papiers, ayant eu à interroger M. Ludre, son avoué à La Châtre ou M. Moulin, son notaire, de ses dernières dispositions touchant ses lettres et ses manuscrits, apprirent que, par un codicille, la garde leur en était maintenue, et en même temps que le testament ne contenait aucune clause déterminant la manière dont elle voulait être inhumée.

Lorsque la question de l’enterrement fut agitée, Mme Clésinger, la famille Simonnet, M. Cazamajou, le docteur Favre se prononcèrent énergiquement pour un enterrement religieux[80].

Papet et Solange furent d’avis qu’il ne fallait pas, par un enterrement civil, choquer les sentiments religieux de la population au milieu de laquelle Mme Sand avait toujours vécu et allait avoir sa dernière demeure. Lina et, paraît-il, Maurice, qui est protestant, y étaient opposés, mais ils se soumirent[81]. L’abbé Villemont, curé de Vic, connaissait Mme Sand personnellement, il avait même déjeuné et passé toute une après-midi au château dernièrement et pendant sa maladie il était venu chaque jour[82] demander de ses nouvelles, espérant sans doute qu’au moment suprême elle le ferait demander. Il n’en fut rien ; Mme Sand n’a dit jamais un mot à ce sujet, et Plauchut et Aucante de leur chef même l’éloignèrent, pensant que sa présence, si elle était connue de notre pauvre malade, ne pouiTait que l’attrister, sans la décider jamais à recourir à ses bons offices[83]. Aussi lorsque Solange, après qu’elle lui eut fermé les yeux, demanda à l’abbé de Villemont l’entrée de l’église pour le corps de sa mère, celui-ci crut ne pas devoir l’accorder avant d’avoir obtenu la permission de l’archevêque de Bourges. De là un échange de dépêches télégraphiques entre Solange et M. de la Tour d’Auvergne qui n’hésita pas à accorder l’autorisation demandée. Il y a eu quelque retard dans les obsèques à cause de la bière qu’on avait fait venir de Paris et qui était trop petite…

Il n’y eut pas de retard, écrit le docteur Pestel en note. Il se produisit seulement ce contretemps que la bière en plomb, qu’on avait fait venir de Paris, se trouva trop petite en raison du volume excessif de l’abdomen, et qu’on fut obligé d’en faire venir une autre. Ce dernier cercueil arriva à Nohant une heure environ avant l’instant fixé pour les obsèques.

Vers les 11 heures, continue M. Harrisse, le cercueil fut descendu dans le vestibule et exposé en cet endroit pendant une heure environ, recouvert d’un drap mortuaire à croix d’argent. Je crois qu’il y avait aussi un bénitier. Lorsque je m’approchai, la cour était presque remplie de paysannes recouvertes de leur capuchon et je crois en avoir vu plusieurs asperger la bière d’eau bénite. Marie Caillaud se trouvait à la gauche du corps, tenant dans une de ses mains de petits rameaux verts, non de buis, mais de laurier, et en donnant un brin à tous ceux qui s’approchaient[84]. Entre midi et demi et une heure le corps fut enlevé et porté à bras dans la petite église par des paysans vêtus d’un sarrau bleu, précédés du prêtre, homme encore jeune, à la physionomie commune et peu intelligente, ayant derrière lui un vieillard en blouse (le père Carnat) qui tenait un cierge et psalmodiait. Le prince Napoléon tenait d’une main un des cordons du poêle, et de l’autre une des petites branches de laurier. Le convoi entra dans la modeste église, mais comme elle était déjà presque remplie par des paysannes, ceux qui suivaient ne purent s’y placer, et refluant du dehors, vinrent se mêler aux imités, aux curieux, aux paysans à quelques ouvriers de La Châtre et de Châteauroux qui se trouvaient sur la place, tête nue par la pluie et le vent. Il y avait en tout environ deux cents personnes Nous remarquâmes l’absence de Marchai, de Duquesnel (le directeur de l’Odéon), de Hetzel et de Charles-Edmond Choiecki (du Temps), le fait est que ce sont tous les quatre de prodigieux égoïstes.

La pluie ne cessait de tomber. On entendait de la place les chants et le service religieux qui ne dura pas longtemps. Les cloches sonnèrent. Sans attendre la sortie j’allai au cimetière, le caveau était béant. Commencé seulement la veille, il était à peine terminé. Le constructeur et des paysans en admiraient la solidité et le ciment. C’est une simple voûte en briques, construite au milieu du terrain réservé et dont le sommet ne dépasse pas le niveau du sol[85] ; à la gauche de l’entrée dudi caveau, cachées sous des broussailles, sont côte à côte les dalles qui recouvrent les restes du père et de la grand’mère de Mme Sand. Sa mère est enterrée à Paris, je crois[86]. Une de ces tombes s’étend un peu sous le mur qui sépare la cour du château du cimetière. Un très bel arbre, espèce de cyprès, couvre toutes ces tombes de ses rameaux. La porte de communication pratiquée dans le mur mitoyen et qui est de fraîche date était ouverte.

Vers les une heure la procession funèbre précédée d’un enfant de chœur qui portait la croix et du prêtre revêtu d’une étole violette très usée, s’avança vers le caveau. Les assistants se placèrent où ils purent, mais les places les plus proches échurent à des gens complètement étrangers.

Après quelques courtes prières le prêtre, sou enfant de chœur et son chantre se retirèrent. Un vieillard[87] que j’appris être M. Périgois, avocat et conseiller général de l’Indre, républicain très avancé, de cette voix dolente qui est le trait distinctif de l’élocution française et qui, à nous autres Anglais et Américains, semble si étrange et si factice[88], lut un discours, retraçant en termes dignes et parfois touchants, la vie de l’illustre défunte. Paul Meurice à son tour lut lentement et d’une façon solennelle la tirade que Victor Hugo avait envoyée. Ce style boursouflé, ces phrases toutes faites qui ne signifient absolument rien, produisirent un médiocre effet. Flaubert, lui, trouvait cette prosopopée sublime et il m’avoua l’avoir déjà lue trois fois en y découvrant de nouvelles beautés[89]. Le prince, avec un grand bon sens, et Renan qui s’y connaît, n’hésitèrent pas à déclarer que ce style amphigourique n’était qu’une affaire de cliché, de procédé, à la portée de tous et de chacun[90]. Le prince avait d’abord songé à parler, et Dumas avait passé une partie de la nuit dans la chambre de Favre[91] à préparer un discours[92]. Ils pensèrent qu’entre le clergé et Victor Hugo il n’y avait pas de place pour eux et ils se turent.

Ce cimetière inculte, cette foule de paysannes recouvertes de leurs capelines de drap foncé, agenouillées dans l’herbe humide, le ciel gris, la pluie fine et froide qui nous fouettait le visage, le vent bruissant à travers le cyprès et se mêlant aux litanies du vieux chantre, me touchèrent bien autrement que toute cette éloquence de convention. Et cependant je ne pouvais m’empêcher de penser que la nature, en ce moment solennel, devait bien à George Sand un dernier rayon de soleil.

J’allai faire mes adieux à Maurice et à Lina. Me pressant les mains elle me dit : « Bien, qu’elle ne soit plus, vous nous restez, vous, n’est-ce pas ?… » De grand cœur je le lui promis. Je cherchais Aurore et Gabrielle pour les embrasser avant de partir, personne ne put me dire où elles étaient. Je trouvai enfin les pauvres petites à la grille du château au milieu d’une foule de pauvres, distribuant des aumônes selon leur cœur et selon le touchant usage du pays…

Enfin citons la lettre que le pasteur Leblois avait écrite à M. de Vasson à propos de l’enterrement religieux de George Sand, qui causa tant d’étonnement à beaucoup de ses admirateurs.

Cher monsieur,

Votre bonne lettre que je reçois à l’instant même, est pour moi un véritable soulagement, dans un sens du moins, et je vous en remercie plus que je ne saurais dire. Lorsque Mme de Vasson a eu l’obligeance de m’annoncer la maladie subite de Mme George Sand, bien qu’elle n’ait point dissimulé les inquiétudes sérieuses qu’inspirait son état, j’ai gardé l’espoir du mieux et j’aurais considéré comme indiscret d’écrire et de donner des conseils dans l’hypothèse d’une mort prochaine. Aussi bien j’étais convaincu que la famille, pénétrée de ce qu’elle devait à la mémoire de son illustre chef, ne prendrait d’autres dispositions que celles que George Sand elle-même eût approuvées. Il ne m’appartient pas d’émettre ici un jugement sur ce qui s’est passé. Pour juger avec équité il faut connaître tous les éléments d’une cause. Mais la confidence que vous avez bien voulu me faire, m’enhardit à vous parler comme à un ami intelligent et impartial, auquel je porte la plus profonde estime.

D’après ma conviction, l’auteur qui a écrit Mademoiselle La Quintinie ne pouvait, ne devait pas être enterrée selon le rite catholique. Je comprends les considérations de famille, lorsqu’il s’agit d’individus obscurs qui n’appartiennent qu’à la famille. Devant le cercueil d’un personnage historique, des considérations d’un ordre supérieur doivent prévaloir. La famille alors, c’est le pays, bien plus, c’est l’humanité. On doit à l’humanité de ne rien faire qui la blesse ou qui la fasse douter. « J’aime ma patrie plus que ma famille, disait Fénelon, et l’humanité plus que ma patrie. » Mme Sand, née dans le catholicisme comme son père, avait compris que le catholicisme a cessé d’être une religion, une lumière, un principe de vie. Ce n’est plus qu’un système politique, un éteignoir. C’est encore une puissance, il est vrai, une puissance formidable, et voilà pourquoi la foule s’incline devant les symboles qui le représentent. Mais ce qui distingue les esprits élevés, c’est qu’à l’exemple de Guillaume Tell, ils passent debout devant le chapeau de Gessler. Mme Sand l’a fait et ce sera pour elle un titre de gloire impérissable.

Encore une fois, je ne veux juger personne, mais ceux qui ont conseillé de livrer la dépouille de George Sand au prêtre, me paraissent n’avoir compris ni la grandeur de son esprit, ni les obligations qu’en présence d’une telle mémoire on doit à la religion, à la France, à l’humanité. Un juge disait : « Quoi que tu fasses, n’oublie pas que tu donnes un exemple. » Ce qui a été fait n’est pas seulement la condamnation de l’œuvre de G. Sand, c’est la tristesse jetée dans le cœur de ceux qui croient au respect des principes et au progrès des idées, c’est encore et surtout l’encouragement donné aux représentants du despotisme spirituel. Parlez, écrivez, agissez contre nous, diront-ils, quand vous mourrez, vous n’en serez pas moins notre proie !

Recevez, cher monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments.

L. Leblois.

La lettre de faire-part, envoyée lors de la mort de George Sand, est curieuse sous plus d’un rapport. Elle est ainsi conçue :


M.

Monsieur Maurice Sand, baron Dudevant, chevalier de la Légion d’honneur, et Madame Maurice Sand ; Monsieur Clésinger et Madame Solange Clésinger-Sand ; Mesdemoiselles Aurore et Gabrielle Sand-Dudevant ; Madame Cazamajou ; Monsieur et Madame Oscar Cazamajou ; Madame veuve Simonnet ; Monsieur René Simonnet, substitut du procureur de la République à Châteauroux ; Monsieur Edme Simonnet, employé de la Banque de France à Limoges ; Monsieur Albert Simonnet, employé de la Banque de France à Bourges ; Monsieur et Madame de Bertholdi ; Monsieur Georges de Bertholdi ; Mademoiselle Jeanne de Bertholdi ; Monsieur et Madame Camille Villetard et leurs enfants

Ont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ils viennent d’éprouver en la personne de

Madame GEORGE SAND
Baronne Dudevant
Née Lucile-Aurore-Amantine Dupin

leur mère, belle-mère, grand’mère, sœur, tante, grand’tante et cousine, décédée au château de Nohant le 8 juin 1876, dans sa soixante-douzième année.

Nohant (Indre), le 8 juin 1876.
  1. Voir son charmant volume, très documenté : George Sand. Mes souvenirs.
  2. Parmi tous ces volumes, les plus intéressants sont : 1° Henri Amic : George Sand, mes souvenirs ; 2° Edmond Plauchut : Autour de Nohant ; 3° Juliette Lamber (Mme Adam) : Mes sentiments et nos idées avant 1870 ; 4° Gabriel Nigond : Les Contes de la Limousine ; 5° Firmin Roz et Hugues Lapaire : la Bonne Dame de Nohant ; 6° le Journal des Concourt (où l’on trouve entre autres un curieux récit de Théophile Gautier sur son séjour à Nohant on 1869. Voir Journal des Concourt, t. II, p. 144) ; 7° la série d’innombrables brochures, livres et articles qu’on trouvera indiqués dans la Bibliographie à la fin de ce volume.
  3. Nous avons pu admirer dans le jardin de Nohant plusieurs arbres rares ou exotiques, plantés ou même « semés » par Mme Sand et par Maurice Sand. — W. Z.
  4. Mes sentiments et nos idées avant 1870, p. 279.
  5. On trouve à ce propos des pages extrêmement curieuses dans la Nouvelle lettre d’un voyageur « À propos de botanique » adressée à Maurice Sand et publiée dans la Revue des Deux Mondes en 1863, ainsi que dans plusieurs lettres de Mme Sand à Flaubert.
  6. Mme Sand avait fait sa connaissance lors de son séjour à Tamaris. C’était le fils du célèbre artiste.
  7. Adam s’était moqué de Plauchut à propos de son naufrage aux îles du Cap-Vert, dont nous avons parlé dans le premier chapitre de notre premier volume, et l’appelait par dérision « le naufragé des salons ».
  8. Ce nom est imprimé : « Camat » dans le livre de Mme Adam ; il est évident que ce n’est qu’une faute d’impression
  9. Voir plus haut, chap. xi.
  10. Nous possédons une pelote brodée par George Sand et représentant, sur un fond rose, une chimère — la devise de Nohant — le « château de la Chimère ». (Voir plus haut chap. xi.)
  11. Nous possédons une de ces dendrites, dessinée pour amuser les petites Aurore et Gabrielle ; elle nous a été donnée par Edmond Plauchut. Elle représente un paysage fantastique — un golfe au milieu de collines, tapissées de broussailles et d’arbustes, et, sur l’une de ces collines, deux petites filles et un chien, voire : « Lolo et Titite avec Fadet », le légendaire chien de Nohant. Les portraits des deux petites filles et du chien étaient sa signature de peintre.
  12. Huit de ces contes sur treize et Gribouille ont été traduits en russe par Mme Tolivérow, en 1893. (Devrienne, Saint-Pétersbourg, in-18.)
  13. Voir plus haut, chap. viii.
  14. Histoire du véritable Gribouille, vignettes par Maurice Sand, gravures de Delaville (Petite Bibliothèque blanche. Éducation et récréation. Hetzel et Cie, Paris, 1850.) Cette histoire est dédiée à la fille du vieil ami de l’auteur, Alphonse Fleury. Mlle Valentine Fleury (plus tard Mme Engelhardt).
    Ce conte fut traduit en russe en 1851 par Mme Ogarew. Il parut avec une préface de Herzen, à Londres.
  15. À comparer avec ce que George Sand dit dans l’Histoire de ma vie (vol. Il, p. 166-160) du merveilleux dans la vie de l’enfant.
  16. On sait par le livre de M. Plauchut que les « daines » de la troupe, grâce à des « toupies » placées sous la peau qui couvrait leur buste pouvaient même charmer les spectateurs par un décolletage… assez décent.
  17. Voir surtout la page 21 du troisième volume du Journal des Goncourt.
  18. Journal des Goncourt, t. III, p. 51, 21 mai 1866.
  19. Mme Lina ignorait à cette époque que son mari voulait la tenir à distance de sa sœur, à cause des principes immoraux de cette dernière, et même plus tard, en 1873, lorsque Mme Lina Sand avait fait un court séjour à Paris, George Sand lui avait écrit le 19 janvier : « Voilà Sol après Plauchut qui ne saura pas dire que tu n’es pas à Paris, et alors elle se mettra après toi. Ne te laisse pas envahir ni ennuyer. D’autant plus que toutes ses tendresses ne servent qu’à mieux nous cracher au visage plus tard. »
  20. Mme Adam par erreur dit dans son livre que c’était le « second » enfant de Maurice et Lina ; elle oublie sans doute le petit Marc-Antoine.
  21. Mme Sand adorait ces lignes de Pascal : « La nature agit par progrès itus et reditus… Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais… » Elle avait copié et collé cette phrase sur son bureau de travail à Nohant, Ce bureau appartient maintenant à M. Henri Amic.
  22. Ces lignes furent écrites avant 1914. En relisant ces articles de George Sand au moment de la grande guerre, elles nous produisirent une toute autre impression.
  23. Par amour de la vérité nous devons toutefois noter ici que dans Francia nous trouvons un jugement de Mme Sand sur Roudine, prouvant que si elle admirait ce roman avec enthousiasme, elle comprenait fort mal le caractère du héros de Tourguéniew. Après avoir écrit : « C’est un trait fort répandu parmi les Russes (!!!) d’opprimer les faibles et de se prosterner devant les puissants » — [trait, hélas, noté par Tacite, Machiavel et La Rochefoucauld, donc un peu partout, ajouterons-nous ! W. K] — George Sand fait cette singulière remarque : « Ivan Tourguéniew, qui connaît bien la France, a créé en maître le personnage du Russe intelligent, qui ne peut rien être en Russie, parce qu’il a la nature du Français. Relisez les dernières pages de l’admirable roman Dimitri Roudine… » Or, on sait que dans Roudine Tourguéniew a voulu peindre un type très répandu en tous pays, celui d’un parleur ne trouvant nulle part de champs à son activité, par excès de réflexion et par manque de volonté.
  24. L’Année terrible (?).
  25. Dont nous avons cité le premier — sur Mickiewicz, Chopin et Delacroix, dans le chap. ii de notre IIIe vol.
  26. Tous les trois sont réimprimés dans le volume Laura.
  27. Ce musicien était un ami de Chopin, il avait été professeur au Conservatoire de Varsovie, avait séjourné à Saint-Pétersbourg où il avait entre autres enseigné le piano à la grande-duchesse Alexandra Nikolaievna, et avait écrit plusieurs opéras ! (La Testa di bronza, Elena Malvine, etc.)
  28. Voir plus haut, chap. xii.
  29. On voit comment Mme Sand n’avait pas changé dans ses sympathies pour la révolution de 1848, malgré toutes les erreurs auxquelles elle avait abouti.
  30. Voir notre vol. I, chap. iv, et le présent vol., chap. ix.
  31. Flaubert écrit dans sa lettre du 8 septembre : « Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. »
  32. V. notre vol. ii, p. 48-49.
  33. Nous en avons déjà parlé dans le tout premier chapitre de notre premier volume, ainsi que dans le chapitre iv (à propos de l’éclosion première des sentiments religieux dans l’âme de la petite Aurore Dupin).
  34. Voir plus haut, chap. ix.
  35. Vers de Pouchkine.
  36. Tourguéniew, Senilia.
  37. C’est nous qui soulignons. — W. K.
  38. Cf. avec ce que George Sand disait dans sou étude Ce que dit le ruisseau. (Voir plus haut, p. 442-446.)
  39. George Sand était très portée à admettre une âme de plante, surtout depuis qu’elle avait lu le livre de M. Boscowicz : l’Âme de la plante. Elle en parle dans l’une des Nouvelles lettres d’un voyageur, intitulée ; De Marseille â Menton.
  40. Voir par exemple l’Histoire de ma vie.
  41. Cf. avec ce que nous avions dit plus haut en analysant Ce que dit le ruisseau, écrit, notons-le en passant, en cette même année 1863 que les deux dialogues avec Manceau formant les numéros 1 et 3 des Impressions et souvenirs.
  42. Très curieux à confronter ces lignes avec ce que George Sand disait de l’extase en 1840, à propos de Mickiewicz. (Voir notre vol. III, p. 201 et suiv.)
  43. Voir plus haut ce qui a été dit à propos de Narcisse et de Jean de la Roche, vol. IT, chap. vin, p. 113, et dans le présent volume, chap. x.
  44. La Tour de Percemont parut dans les livraisons du 1er et 15 décembre et Marianne dans celles du 1er et 15 août 1875 de la Revue des Deux Mondes.
  45. Comme Hippolyte Chatiron traitait sa demi-sœur Aurore.
  46. Voir notre vol. Ier, p. 196, 198, et l’Histoire de ma vie, t. III, p. 327, 330-334.
  47. George Sand dit, en passant, à la page 391 du volume II de son Histoire de ma vie, que lorsqu’elle était toute petite, on avait projeté de la marier à un de ses cousins de Villeneuve (ou plutôt à l’un de ses neveux), le froid Septime ou le moqueur Léonce et que, petite fille de sept ans, elle avait été très chagrinée à l’idée de ce mariage. En fondant dans le personnage de Marius ces deux prétendus prétendants, George Sand ne manquera pas de se rappeler les sentiments d’une fillette, à laquelle on veut suggérer l’obligation d’épouser un jour son cousin. Ce n’est point non plus par hasard que le cousin de Jeanne de Mérangis porte un nom romain : Septime dans la vie réelle, il s’appelle Marius dans le roman. C’est à noter.
  48. Tout comme don Basile de la pièce de Beaumarchais est devenu un « maître de musique » dans l’opéra de Rossini
  49. Dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier au 1er mars 1874.
  50. Flamarande fut publié dans la Revue des Deux Mondes, en 1875.
  51. Coursier magnifique que M. Charlot laisse courir jusqu’à ce qu’il tombe épuisé, la nuit de l’enlèvement de l’enfant.
  52. Correspondance entre G. Sand et G. Flaubert, p. 455.
  53. La Tour de Percemont fut publiée dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1876 au 1er janvier 1876 inclusivement.
  54. Nous possédons l’un de ces exemplaires avec un très amical envoi de l’auteur. Hélas ! cet excellent ami ne lira plus le dernier volume de notre travail, lui qui tenait tant à le voir terminé !
  55. MM. Sagnier et de Vasson furent ainsi les derniers visiteurs à Nohant qui virent Mme Sand bien portant-e. L’un des derniers visiteurs de Nohant fut aussi un certain M. Gottlieh Ritter qui décrivit sa « Visite chez George Sand » dans les numéros 31-32 de la Gartenlaule de 1876. À l’exception de ce fait, c’est-à-dire d’avoir été le dernier des étrangers qui vit Mme Sand peu avant sa mort, cet article ne se distingue par aucun mérite et contient une série d’erreurs et d’inexactitudes. C’est ainsi par exemple que M. Ritter assure que Solange demeurait chez sa mère à Nohant, etc., etc.
  56. Texte imprimé de M. Henry Harrisse dans les Derniers moments et les obsèques de George Sand, souvenirs d’un ami, publié à l’occasion du centenaire de l’illustre écrivain, 1er juillet 1904.
  57. Texte imprimé de M. Henry Harrisse.
  58. Mme Lina Sand avait mis en note à ces mots :
    « Je ferai remarquer que Favre soignait Mme Sand depuis des années et connaissait beaucoup mieux que ces messieurs l’état de la malade, puisqu’ils ne l’avaient jamais soignée, sauf Darchy.
    « Lina. »
  59. Charles Sagnier.
  60. M. Pestel écrit : « Quand je quittai Nohant le 8 juin à quatre heures du matin, le pouls de la malade avait encore une force telle que je devais supposer que l’existence se prolongerait pendant vingt-quatre heures environ. »
  61. Aurore et Gabrielle — dit M. Harrisse dans une note à la p. 16 de sa plaquette — n’étaient pas présentes ; lorsqu’ayant été appelées, elles s’approchèrent du chevet de leur grand’mère, celle-ci avait cessé de vivre. Maurice dormait dans sa chambre accablé de chagrin et de fatigue. Ce furent ses fillettes qui vinrent lui apprendre la mort. Il s’assit, puis il s’abîma dans son désespoir. Il répétait au milieu de ses sanglots : « Ma mère, ma mère ! La vie pour nous est finie ! »
  62. Ceci est inexact : ces deux monuments sont celui de Jeanne Clésinger transférée de Paris effectivement lors du voyage de George Sand en Italie et érigé par Solange, et celui de ! Marc-Antoine Dudevant, transféré de Guillery vers 1865 et érigé par M. et Mme Maurice.
  63. Nous citons d’après le texte manuscrit ; le texte imprimé est malheureusement tout à fait changé à cet endroit de la narration de M. Harrisse.
  64. Le docteur Pestel a ajouté en note à ce passage : « Mme Sand n’a jamais exprimé de désir ni de volonté formels au sujet de sa sépulture ; elle a plusieurs fois manifesté son goût et notamment à l’occasion des monuments funèbres de sa petite-fille d’abord, de son petit-fils ensuite, disant, dans ces circonstances, qu’elle aurait préféré au marbre de la verdure. »
  65. Du 1er au 2 juin.
  66. Un ami fidèle de Mme Sand nous a dit à propos de cette remarque de M. Pestel que Mme Sand, réservée et parfois absolument silencieuse en présence de plusieurs personnes, ne Tétait nullement lorsqu’elle se trouvait en tête à tête avec une personne qui lui était sympathique, disant qu’on ne pouvait jamais parler qu’à un seul interlocuteur de manière à pouvoir être compris, mais point à plusieurs à la fois, tous trop différents les uns des autres. — W. K.
  67. Voir plus haut, chap. xii, p. 485-487.
  68. Dans le vol. V de la Correspondance, p. 323, la lettre de George Sand. décrivant cet enterrement civil de Sainte-Beuve est faussement datée du « 17 octobre », elle est du 5 octobre 1869.
  69. Feu notre ami M. Plauchut, en nous racontant cette manifestation, ne pouvait retenir ses larmes, à tel point les impressions ressenties ce jour-là l’émouvaient encore. Il répétait : « Jamais je n’ai rien vu de pareil ; de ma vie je n’ai rien vu de pareil. »
  70. Cette Nécrologie parut en 1868 dans l’Avenir national ; elle fait partie des Amis disparus, imprimés dans le volume des Nouvelles lettres d’un voyageur.
  71. Voici ce dialogue tel que M, Amie en a gardé le souvenir exact :
    — Je ne veux pas, me dit M. Maurice, que ma mère soit enterrée comme un chien.
    — Mais vous n’avez pas à vouloir, répliquai-je, mais à observer la volonté de Mme Sand exprimée ici même devant tous lors de l’enterrement de M. Duvernet.
    — C’est bien, me dit-il, on consultera le testament, et si ma mère a exprimé sa volonté, je m’y conformerai.
  72. La lettre de M. Moulin à M. de Vasson est justement une réponse à cette question. C’est-à-dire M. Moulin annonce que, n’ayant aucune espèce d’ordres ou de recommandations de Mme Sand à ce sujet, il est prêt, si tel est le désir de Maurice et de Solange, à immédiatement remettre le testament au président, afin de le faire ouvrir.
  73. Me Adrien Guédon, avoué que Mme Sand avait consulté pour la rédaction de son testament, lui avait conseillé d’éviter tout conflit avec sa fille, que Mme Sand devait réduire à la quotité disponible afin d’avantager son fils et ses petites-filles. — W. K.
  74. Le docteur Favre parait avoir été très porté à toutes sortes d’ « apparences », de « poses » et de phrases. C’est ainsi qu’au dire de M. Pestel, lorsque la question de l’enterrement fut décidée, le docteur Favre alla à Ars voir Papet et, en parlant des derniers instants de Mme Sand, il dit que « la voyant près d’expirer, il se jeta à genoux et adressa à Dieu une invocation, pour qu’il reçût dans sa miséricorde l’âme du grand écrivain « . Dans sa brochure, mais point dans son manuscrit, M. Harrisse raconte, sans indiquer la source de ce racontar, que « dès que la malade eut rendu le dernier soupir, le docteur Favre se redressa et, levant la main au-dessus du corps de George Sand, il dit avec force : Tant que je vivrai, votre mémoire ne sera jamais souillée. » Quelle misère que cet amour indestructible de phrases et de poses, dont on ne peut se départir même vis-à-vis de cette chose grande et simple qu’est La mort !
  75. Femme gardant le logement de Mme Sand à Paris, elle était ouvreuse à l’Opéra-Comique.
  76. Nous faisons remarquer une fois de plus que le texte imprimé diffère en beaucoup d’endroits du manuscrit autographe de M. Harrisse ; ces lignes y manquent et le commencement de la phrase est changé.
  77. Dans le texte imprimé on lit : « Étaient installés au château outre les hôtes habituels ; Mme Clésinger (Solange Sand) qui, prévenue de l’état désespéré de sa mère par une dépêche de son notaire, était venue de Paris en toute hâte ; des parents : Oscar Cazamajou, le docteur Favre, etc., etc. »
    On voit par ce qui précède que tout ceci n’est pas tout à fait exact.
  78. C’était un ami de Mme Sand, surtout depuis son séjour de Palaiseau, et nullement son factotum. — W. K.
  79. Ce passage est changé dans la plaquette imprimée ; les trois passages qui y suivent manquent dans l’autographe. Ils sont inexacts comme chronologie et comme faits, se rapportant à la manière dont ce manuscrit fut muni de notes par le docteur Pestel, renvoyé à M. Harrisse, puis corrigé et complété par ce dernier. Nous avons dit plus haut comment tout cela s’était passé.
  80. Note D du docteur Pestel.
  81. Inexact.
  82. Inexact.
  83. Tout ce passade est complètement changé dans le texte imprimé, il renferme (sans indication de l’auteur) entre autres un morceau emprunté aux souvenirs de M. P. de Vasson que nous avons donné plus haut, et, ajouterons-nous, nullement connu de M. Harrisse en 1876, ni lorsqu’il donna le manuscrit à Mme Maurice, ni enfin en 1894 lorsqu’il nous permit d’en prendre copie et en parla avec nous de vive voix. Il ne put consulter ces souvenirs de M. de Vasson qu’après la mort de Mme Maurice Sand.
  84. C’est près de la tombe ouverte que Marie Caillaud distribuait ces brins de laurier pour les jeter sur le cercueil comme un dernier adieu. Ce fut là une idée de Mme Lina Sand. — W. K.
  85. M. Harrisse a dessiné sur une feuille de papier la coupe de cette voûte en briques dépassant à peine le sol et il nous a donné ce dessin, alors qu’il nous raconta de vive voix les funérailles de George Sand.
  86. Elle avait été enterrée au Père-Lachaise, maintenant (1924) son corps est transporté dans ce même cimetière de Nohant.
  87. M. Pestel et Mme Maurice avaient été choqués du fait que M. Harrisse avait nommé « vieillard » un homme de cinquante et un ans et avaient ajouté une note à ces lignes. Nous croyons devoir laisser les expressions du texte primitif de M. Harrisse telles que. Nous les préférons franchement.
  88. Tout ce passage est atténué et changé dans le texte imprimé.
  89. La phrase la plus connue de ce discours est : « Je pleure une morte et je salue une immortelle. » — W. K.
  90. Ce passage est également changé.
  91. Dumas avait été installé pour la nuit non dans la chambre de M. Favre, mais dans celle de Mme Maurice, qui alla loger dans la chambre de ses enfants. (Note du docteur Pestel.)
  92. Qu’il ne prononça pas, mais que publièrent en 1879 le Figaro (11 juin), et le Temps (12 juin), puis l’Ordre républicain, journal d’Indre-et-Loire.