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George Sand, sa vie et ses œuvres/4/14

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CHAPITRE XIV

LE CENTENAIRE DE GEORGE SAND


Quelques pages de souvenirs personnels sur les fêtes du centenaire (30 juin, 1er juillet et 10 juillet 1904). — L’exposition et les galas, l’inauguration de la statue au jardin du Luxembourg, les fêtes à Nohant et La Châtre.


Maurice Sand n’a survécu à sa mère que treize ans, il est mort en septembre 1889. Solange Clésinger est morte en mars 1899, Mme Maurice Sand en 1901 et sa fille, Gabrielle, qui avait été mariée à M. Roméo Palazzi, mais s’était séparée de lui et dvait auprès de sa mère, la plupart du temps à Notant, en 1910. En ce moment la famille des Sand n’est représentée que par l’aînée des petites-filles de George Sand, Mme Aurore Lauth. En 1884 on inaugura, avec grande pompe, à La Châtre, un monument de George Sand dû au ciseau d’Aimé Millet. En 1901 il y eut à Nohant et à La Châtre des fêtes plus grandioses encore, des cortèges, des processions, des représentations, des discours et des séances commémoratives à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa mort.

Et enfin, en 1904, Paris, Nohant et La Châtre fêtèrent solennellement le centenaire de sa naissance. Un comité d’honneur fut organisé (parmi les membres duquel l’auteur de ce livre avait aussi été nommé). Une exposition smidiemie fut ouverte dans les salles de l’Odéon, c’est-à-dire une exposition de choses ayant appartenu à George Sand, de ses portraits, de ceux de ses aïeux et de ses parents, de toutes sortes d’objets se rapportant à l’illustre femme ou à ses œuvres, M. N.-M. Bernardin fit les samedis, dans ce même local, une conférence sur l’auteur de Consuelo. On y joua encore, à l’Odéon, le Démon du foyer. La statue de George Sand sculptée par Sicard fut solennellement inaugurée le 1er juillet au jardin du Luxembourg — avec force discours et couronnes — et le soir de ce même jour on joua Claudie au Théâtre-Français. Et enfin les solennités furent closes par une fête grandiose à Nohant et à La Châtre.

Nous n’avons pu malheureusement arriver à temps pour voir l’exposition faite à l’Odéon et assister à la reprise du Démon du foyer. Mais le 1er juillet nous étions à Paris et pûmes prendre part à toutes les autres fêtes du centenaire. Nous publiâmes à notre retour en Russie nos « Impressions et souvenirs » dans la Rousskaya Mysl. Nous nous permettrons de clore notre travail par ce chapitre de nos mémoires personnels :

LE CENTENAIRE

Le jour même où les dernières épreuves du chapitre George Sand et les poètes prolétaires[1] furent signées d’un bon à tirer, le rapide m’emporta vers Paris, et il était grand temps ! Nous étions le lundi, et le 1er juillet, centième anniversaire de George Sand, tombait un vendredi. On devait inaugurer, ce jour-là, sa statue au Luxembourg, et jouer le soir Claudie à la Comédie-Française. J’arrivai à temps pour assister à la répétition générale le jeudi matin.

Il est peu probable que beaucoup de mes compatriotes aient pu voir la maison de Molière non pas aux jours de spectacle, mais dans « sa mise de tous les jours », en costume de travail, et encore moins d’y pénétrer par une issue autre que les grandes portes ouvertes au public. Or, le 30 juin, l’entrée en était particulièrement restreinte : à l’exception de la famille de George Sand, de ses amis les plus proches, d’une vingtaine d’artistes en fonction ou en retraite et de quelques écrivains, on ne laissait entrer personne. J’avais une carte où on lisait : « Service de l’auteur », et ces mots usités me donnaient un petit serrement de cœur.

Par des couloirs et des escaliers qui me parurent presque mystérieux on me conduisit au foyer des acteurs. Nous traversons une galerie dont les murs sont ornés de portraits d’acteurs en d’énormes perruques Louis XIII et Louis XIV, puis en petites perruques à queue du temps de Louis XV et Louis XVI faisant suite, puis à toupets et à cravates extra-hautes de 1815, et d’actrices poudrées à frimas, à tailles de guêpe, aux corsages très franchement décolletés, ou bien aux coiffures soi-disant « romaines », et vêtues de blanches robes, ceintes de rubans sous les aisselles, Nous passons aussi devant des personnages costumés pour leurs rôles. En une rapide vision passent les traits si connus de Talma et de Mlle Mars, les bustes de Poquelin et de Racine, devenus si familiers grâce aux nombreuses gravures tant de fois vues dès notre enfance.

J’aurais beaucoup aimé m’arrêter et examiner tout cela. Non, impossible, le temps presse. Ah ! le voilà, ce foyer des artistes, si célèbre ! ce foyer que nous sommes habitués de ne voir qu’au théâtre ou au second acte d’Adrienne Lecouvreur ! C’est donc vraiment ici que se tenaient, causaient, attendaient leurs entrées ou même répétaient leurs rôles Talma et Mlle Clairon, Mlle Georges et Marie Dorval, Coquelin et Sarah Bernhardt ! J’ai beau me raidir contre le sentiment d’un involontaire respect, je dirais de vénération profonde. Je ne peux pas m’en aller… Non ! non ! le temps presse ! Tous les artistes sont déjà derrière le rideau. Encore des portes, des marches à descendre dans l’obscurité, j’ouvre une dernière porte et me voici dans la salle. Demi-obscurité. La rampe des loges et du balcon et les rangées de sièges en bas sont recouverts de toile bise ; il n’y a que quelques rangs de fauteuils, tout en avant, où les housses sont enlevées, et on y aperçoit confusément des chapeaux d’hommes et les taches claires des toilettes de femmes. Dans l’une des loges latérales se laissent voir des espèces d’énormes ballons ou de parachutes gris : ce sont les appareils d’un photographe qui va photographier des scènes et des groupes d’acteurs au magnésium.

On m’appelle du parterre. Je descends en hâte. Ma place se trouve juste derrière la nounou de l’aînée des petites-filles de George Sand ; assise toute seule, au milieu du premier rang, elle attire tous les regards par sa coiffe berrichonne. À peine suis-je à ma place que le rideau se lève.

La scène représente la cour d’une grande ferme, appartenant à une riche paysanne, la Grand’Rose, et gérée par le père Fauveau, son métayer. Le père Fauveau est en train de régler ses comptes avec les journaliers. Il est rusé, finaud et un peu avare, le père Fauveau, il sait compter son argent ; il l’aime, mais il est surtout vaniteux, il espère marier un jour son fils Sylvain avec l’alerte et coquette « patronne », d’autant plus facilement que cette jolie veuve voit d’un fort bon œil ce beau garçon si brave travailleur. C’est en vain que la mère Fauveau conseille à son mari de ne pas se laisser emporter par ses rêves vaniteux et lui démontre que Sylvain a bien autre chose en tête. Le père Fauveau est têtu. Non seulement il ne change pas d’avis, mais à la première occasion venue, il insinue à la Grand’ Rose que son gas (c’est gas en berrichon) est épris d’elle et qu’il serait bien aisé de conclure cette affaire.

C’est juste à ce moment que Sylvain revient des champs. Deux moissonneurs le suivent, c’est un ancien soldat octogénaire, le père Rémy, et sa petite-fille Claudie.

Je n’ai jamais eu l’occasion de voir auparavant Mlle Leconte, qui jouait Claudie, et je confesse mon absolue ignorance, je ne sais pas parmi les astres de quelle grandeur elle est classée par les critiques en titre. Je puis néanmoins assurer que son entrée en scène, sa pose et l’expression de sa figure au moment où, tenant par la main son vieux grand-père, elle se montre au seuil de la porte, resteront toujours gravés dans ma mémoire, comme certaines poses ou certaines entrées des plus grands artistes. Jamais je n’oublierai ce regard suppliant et douloureux, cette douce figure humble, ces mouvements timides et toute cette petite personne si pauvrement vêtue, si effacée, comme ternie par le chagrin et la misère. Mais pendant la durée de toute la pièce aussi, par la simplicité, l’absence de tout artifice, la touchante sincérité de son jeu, Mlle Leconte attira toute mon attention, toute ma sympathie et je lui fis une place à part au milieu des autres interprètes de Claudie qui tous ont, certes, beaucoup de talent, mais qui jouent — un peu trop bien — comme on joue à la Comédie-Française ! Nous autres Russes, nous préférons qu’on chante à un diapason moins élevé. Donc Claudie et son aïeul sont venus pour recevoir leurs salaires de journaliers.

Le père Fauveau, vieux tire-sous, ne veut les payer que comme un seul travailleur ; le vieillard et la pauvre jeunesse n’ont pas fait grand’chose, selon lui, et ont plus empêché qu’aidé les autres. Sylvain insiste pour qu’Us soient payés comme un et demi, le vieux Rémy consent à ne recevoir que le salaire d’un seul journalier, il assure qu’ils n’ont à eux deux « tenu qu’une rège », s’y succédant à tour de rôle. On finit par être d’accord : le père Fauveau les paiera à raison de trois francs par jour pour les deux ! La mère Fauveau invite Rémy et sa petite-fille à se reposer chez elle jusqu’au soir et à prendre part à la fête de la Gerlaude. Claudie, prompte à la besogne, se met de suite à aider la mère Fauveau dans les soins du ménage ; elle puise de l’eau, lave la vaisselle, tandis que les vieux s’en vont aux champs, à la rencontre des moissonneurs. Sylvain s’attarde ostensiblement auprès de Claudie et essaie de l’aider, de lui parler, mais elle lui répond si sèchement, avec tant de retenue, par monosyllabes, qu’il s’en va aussi.

Cette scène est délicieusement jouée par Mlle Leconte. Ce mélange de dignité sévère, de chasteté innées à Claudie et de méfiance acquise au prix de l’expérience et du malheur est interprétée par l’artiste avec une simplicité et une finesse admirables.

Claudie, restée seule, est affairée près du puits. Entre Denis Ronciat, fils de riche paysan parvenu, don Juan du village et vaurien accompli, ayant ses vues sur la Grand’Rose.

« Hé ! il y a, paraît-il, une nouvelle servante à la ferme. Si on lui causait un brin ? » se dit-il, et il se dirige vers Claudie. Elle lève les yeux… tous les deux restent pétrifiés ! Ronciat a jadis séduit Claudie, c’était alors une pauvre fillette de quinze ans, elle devint mère et il l’abandonna avec son enfant ! Elle lui avait d’abord écrit, lui demandant des secours, puis elle s’était tue. Il ne chercha pas à savoir la cause de son silence : l’enfant était mort de misère et de privations. Denis Ronciat est aussi poltron qu’il est effronté ; il veut au plus vite se tirer d’affaire : si Rose allait apprendre quelque chose. Il craint quelque scandale. Il est donc tout interdit et très ravi lorsque Claudie lui déclare qu’elle ne veut rien de lui, qu’elle a « tout oublié » ! Ronciat s’imagine qu’elle a tout aussi légèrement pris leur amourette que lui. Il en est enchanté. Ce n’est pas lui qui peut comprendre quel martyre de désespoir a traversé la pauvre délaissée, comment elle a passé de l’amour à la haine, puis au mépris, puis, après la mort de son enfant, à une morne indifférence ; elle n’a rien oublié, mais en enterrant son petit, la consolation et le déshonneur de sa pauvre vie, elle a, aussi, enterré son amour pour l’homme indigne. Mais comment ce grand bêta de Ronciat, suffisant et brutal, aveuglé par son argent et ses faciles victoires, pourrait-il comprendre tout cela ? Il voit les choses plus simplement. On ne lui demande rien. L’affaire est donc bâclée ! On entend des cris, des chants et le son des cornemuses : c’est la Gerbaude qu’on amène des champs.

Lors de la première de Claudie à la Porte-Saint-Martin, en 1851, un énorme chariot berrichon, attelé de bœufs et chargé de gerbes, exécuté d’après un dessin de Maurice Sand, arrivait réellement sur la scène et triomphalement on enlevait une gerbe ornée de fleurs selon le vieil usage. Cette fois-ci on se borna à apporter sur la scène une énorme gerbe enrubannée et fleurie, on la plaça au milieu de la scène, et la fête de la Gerbaude commença.

Selon l’antique usage on donne cette gerbe au plus vieux ou au plus jeune des moissonneurs, ou bien, s’il n’est pas de force à l’emporter chez lui, on la lui rachète : chacun doit lui faire un petit présent selon ses moyens. Les uns lui donnent de l’argent, les autres quelque objet utile ; le possesseur de la gerbe doit chanter une chanson ou prononcer un discours en l’honneur de la Gerhaude et des travailleurs. Personne n’a le droit de l’interrompre, ce soir-là, tous les honneurs lui reviennent. Il est évident que Rémy est le plus âgé de tous ; il est unanimement élu orateur et « lieutenant » de la fête.

Rémy entonne alors ce lugubre quatrain en vieux français, si semblable au berrichon, que George Sand avait jadis trouvé au bas d’une gravure de Holbein — Tun de ses Simulacres de la mort, — représentant la Mort et un paysan à la charrue :

    À la sueur de ton visage
    Tu gagneras ta pauvre vie.
    Après long travail et usaige,
    Voicy la mort qui te convie.

George Sand avait placé ce quatrain en guise d’épigTaphe à sa Mare au Diable. Elle le changea un peu dans Claudie :

    À la sueur de ton visage
    Tu gagneras ton pauvre sort.
    Après grand’peine et grand effort,
    Après travail et long usage,
    Pauvre paysan, voici la mort !

« Voici la mort ! » chante le vieux Rémy. « Pauvre paysan, voici la mort », répètent en chœur les moissonneurs.

« Assez ! assez ! » crie la Grand’Rose, je ne veux plus de cette chanson, une autre ! »

Il est douteux qu’au temps de Mme Sand les Berrichons aient chanté pareilles choses. Il est douteux qu’eux, ou n’importe quels paysans au monde, chantent ou pensent de cette façon-là. Mais ces paroles, dans la bouche d’un ex-soldat napoléonien, ayant toute sa vie travaillé et peiné pour les autres, et la profonde pénétration de George Sand dans le tragique de l’existence des paysans dont elle fait preuve dans cet épisode, produisent une immense impression. On dirait que le souffle de l’antique Destin traverse soudain la paisible ancienne fête villageoise.

Eh bien ! le Destin est réellement là, il a étendu son sceptre au-dessus de tous ceux qui se sont rassemblés dans la cour du père Fauveau ! Le père Rémy, au lieu d’une nouvelle chanson — elles ne sont plus de son âge vraiment — demande la permission de prononcer un discours et il débite la consécration de la gerbe. Il bénit le travail, le soleil, le blé, les pauvres qui peinent et les bons riches qui, comme Rose, leur donnent du pain — une pièce de poésie en prose de toute beauté et écrite par George Sand avec verve et chaleur — (mais peu naturelle dans la bouche d’un laboureur, selon notre opinion).

À ce moment, tandis que Rémy présente un bouquet à la Grand’Rose, et que tout le monde commence à apporter son offrande, à mettre par terre à côté de la gerbe, qui cinq francs, qui un sou, celle-ci son dé pour Claudie, celui-là sa montre pour le vieux Rémy, jusqu’à un marmot qui apporte candidement une pomme verte, s’approche aussi Ronciat. Rémy le remarque et repousse sa main qui tendait de l’argent : il a reconnu le séducteur de sa petite-fille. Il est bouleversé, il chancelle, le courroux lui coupe la voix, il avale de l’eau-de-vie pour se donner du courage et il se déchaîne en malédictions contre les mauvais riches qui vivent du travail des pauvres, qui sont la cause de leurs malheurs, qui leur ravissent plus que la vie, l’honneur. C’est en vain que Ronciat s’efforce d’étouffer les paroles du vieillard en ordonnant aux musiciens de jouer. Le père Rémy ne se laisse pas interrompre. Mais les forces lui manquent. « Voici la mort ! » s’écrie-t-il, et il tombe foudroyé sur la Gerbaude. Confusion générale, cri déchirant de la pauvre Claudie, et le rideau tombe.

Rémy n’est pas mort, ce n’était qu’une congestion dont il se remit peu à peu dans la maison des Fauveau qui lui donnèrent hospitalité ainsi qu’à Claudie. Il arrive ce qui doit arriver. Sylvain s’éprend de plus belle de Claudie, elle l’aune aussi en secret ; la mère Fauveau le voit, elle est toute portée à consentir au mariage de son fils avec la douce, modeste et laborieuse Claudie, mais le père Fauveau a bien autre chose en tête. Il ne veut pas entendre parler d’une alliance avec une déshéritée, et, afin d’accélérer les choses, il s’adresse directement à dame Rose. Or Ronciat, qui a aussi des vues sur Rose et vient à la ferme en qualité de prétendant, demande une réponse décisive.

La Grand’Rose, tout écervelée et légère qu’elle paraisse, est toutefois très bonne observatrice et très intelligente. Elle a remarqué ce que les autres n’avaient point vu ; elle a vu que le père Rémy avait repoussé la main de Ronciat, elle a compris l’allusion aux « mauvais riches qui ravissent plus que la vie, l’honneur », elle demande à son tour une réponse précise à Ronciat : qu’y a-t-il sur sa conscience ? Et, sans attendre cette réponse, elle lui refuse catégoriquement sa main, lui disant qu’elle sait à présent quel homme il est. Ronciat est furieux. Il est sûr, malgré toutes les négations de Rose, que c’est Claudie qui a soufflé un mot à Rose, il se trahit donc complètement. Pour se venger, il insinue à la Grand’Rose que Sylvain ne la regarde même pas, occupé qu’il est de Claudie seule. La Rose le renvoie quand même, et il s’en va ruminant des plans de vengeance.

Cette scène est jouée avec beaucoup de verve et d’entrain comique par Mme Delvair et Georges Berr. La belle fermière délurée (Mme Delvair est réellement jolie comme tout), sachant s’apprécier à sa juste valeur, mais n’ayant, à son dire jamais fait par sa conduite évaporée de mal à personne, si ce n’est à elle-même, veut tirer l’affaire au clair et exécuter celui qui a fait un mal irréparable aux autres. Avec une adresse et une dextérité surprenantes, elle fait jaser Ronciat, puis le foudroie par ses discours francs et sincères. Oh ! elle n’est pas longue à chercher ses paroles, la belle Rose ! Quant à Ronciat, il est moins lâche et vil qu’il n’est ridicule dans son aveuglement de parvenu cossu, dans sa poltronnerie et son effronterie. M. Ben sait parfaitement nuancer ceci par son jeu fin et observé.

Denis Ronciat tâche donc d’éveiller la jalousie de Rose. Puis, ayant rencontré le père et le fils Fauveau, il leur dit qu’ils ont donné l’hospitalité à une fille perdue, qui avait eu un enfant. Tout le monde, alors, perd la tête. La Grand’ Rose, furieuse, maltraite Claudie et conseille ironiquement au père Fauveau de presser le mariage de son fils avec une « servante », lui insinuant, de plus, qu’il paraît ne pas être maître dans sa maison, puisque tout le monde méconnaît ses volontés. Sylvain, dévoré de jalousie, s’élance vers Claudie et veut lui demander des explications. Mais fièrement et froidement, elle refuse de lui répondre, elle présume que si elle a été fautive, elle s’est châtiée elle-même, s’étant pour toujours refusé tout bonheur, tout amour, toute amitié ; personne n’a le droit ni de la questionner, ni de la plaindre, parce qu’elle ne se plaint pas, ni de l’accuser de mensonge, parce qu’elle ne dit rien. Elle s’empresse de rassembler ses pauvres hardes pour quitter au plus vite la demeure hospitalière de la mère Fauveau. Malheureusement pour elle, et pour le vieux Rémy qui reste des heures entières comme hébété au coin du feu, elle ne parvient pas à s’en aller avec lui, de son propre gré. Le père Fauveau exaspéré par le fiasco de son projet, aiguillonné aussi par Rose et par Ronciat, la chasse de sa maison, lui lançant à la figure l’accusation qu’il vient d’apprendre. Elle est la mère d’un bâtard !

C’est alors que la raison se rallume soudain dans le vieux Rémy, il semble se réveiller et, d’abord timidement, puis s’animant de plus en plus, tremblant de colère et d’indignation, il s’avance comme le défenseur redoutable de sa petite-fille.

— Ah ! On nous chasse ? On accuse ma fille d’être une malheureuse, une menteuse ? Sachez donc la vérité ! Elle n’est ni une menteuse, ni une malheureuse, c’est vous qui êtes des malheureux ! Vous êtes plus malheureux que nous. Elle est une enfant trompée et abandonnée par un vaurien ; à peine sortie de l’enfance elle devint mère elle-même, mais elle agit honnêtement envers son enfant, elle le nourrit et l’éleva, elle souffrit et travailla, elle se cachait du monde, mais elle ne trompa personne, ni ne demanda jamais rien à personne. Quant à Ronciat c’est lui qui est un menteur, il l’a séduite, puis délaissée, lorsqu’il apprit que la tante dont Claudie devait hériter s’était remariée et que Claudie n’avait pas le sou ; il lui avait promis de l’épouser : elle n’avait été fautive d’aucun crime envers lui, si ce n’est d’être pauvre. Lui, il avait indignement, craintivement caché son crime à tout le monde, et c’est lui qui, maintenant, lui jette une pierre, c’est lui qui dévoile son malheur. Et vous, vous la chassez et vous ne chassez pas à coups de fourche et de fourchât cet infâme ? Jamais elle n’a fait entendre aucune plainte, aucun reproche, aucune bassesse, et vous osez dire qu’elle veut se faire épouser par votre garçon ! Est-ce qu’il est digne d’elle, votre garçon ?… Qu’il soit honnête homme et bon ouvrier tant qu’il voudra, est-ce qu’il a montré sa vertu par des épreuves comme les nôtres ? Est-ce qu’il a été foulé de misère et de chagrin comme nous ? Est-ce qu’il connaît comme nous la patience et la soumission aux volontés du bon Dieu ?… Non, non, ne soyez pas si fiers, vous êtes plus aisés que nous… voilà tout ce que vous avez de plus que nous dans ce monde. Mais nous verrons là-haut, nous autres, qui sera le plus près du Dieu juste… Viens, ma fille, allons-nous-en dans notre pauvre cabane où je veux mourir en paix !… Retirez-vous tous ! J’ai assez de force pour défendre ma fille ! essayez-y un peu !…

Nous citons de mémoire cette apostrophe passionnée du père Rémy, prononcée avec force et vigueur par Paul Mounet. (Il m’avait médiocrement plu au premier acte et me parut manquer de simplicité ayant trop déclamatoirement débité la consécration de la Gerbaude.) Cette diatribe bouleverse tous les habitants de la métairie Fauveau… et toute la salle avec eux ! C’est ainsi que se termine le second acte.

L’intérieur des Fauveau est devenu sombre et triste. Le père Fauveau a perdu son calme et son appétit, il a conscience d’avoir fait quelque chose qui n’est pas bien, mais il ne veut pas en convenir. Sylvain est au désespoir, dévoré de jalousie, s’imaginant que Claudie ne l’aime point, il a même tenté de se suicider n’ayant que grâce à la présence d’esprit du bouvier échappé au danger d’être écrasé par le chariot sous les roues duquel il s’était laissé tomber, volontairement. La mère Fauveau pleure sur son fils et sur la pauvre Claudie. Heureusement que chez la Grand’Rose, la colère comme le repentir, les larmes et le sourire se suivent de près… Elle est prompte en paroles, mais c’est une bonne âme. L’idée que de pauvres malheureux avaient été chassés à cause d’elle lui est insupportable ; elle s’élance après le chariot emmenant le père Rémy avec sa petite-fille, les rattrape, met tout en œuvre : prières, raisonnements, supplications, enfin presque de force elle les ramène à la ferme. C’est elle, n’est-ce pas, qui est la vraie maîtresse de céans, le père Fauveau n’est que son métayer !

Mme Delvair est ravissante dans cette scène où d’abord elle arrive, tout essoufflée, pour annoncer qu’elle est parvenue à faire revenir les deux malheureux, puis, aidée de la mère Fauveau, emmène par ruse le père Rémy, afin que le jeune couple puisse s’expliquer. Us ne parviennent pas à s’expliquer, toutefois ; Sylvain est torturé par la jalousie et par l’amour-propre froissé, il aurait voulu voir Claudie repentante ; mais elle se renferme dans son désespoir et sa fière résignation ; elle veut se punir elle-même pour sa faute, en ne se permettant plus d’aimer. En ce moment réapparaît Denis Ronciat. Il manque de dignité, mais il a un amour-propre immense. Il veut donc avant tout sortir de la position ridicule, où, selon lui, il se trouve, grâce à la Grand’Rose. Toute la paroisse est en émoi, on le montre au doigt, les enfants lui crient : « Ah ! coquin ! tu as fait chasser le père Rémy, mais voilà Mme Rose qui le ramène en triomphe !… » Ronciat s’imagine reconquérir sa réputation, en étonnant tout le monde. Il veut « trouver quelque chose » à quoi personne ne s’attend ; il ne sait pas encore lui-même ce qu’il fera (tout son naturel de fanfaron imbécile se trahit dans ses paroles), mais il veut épater son monde. Et à cette fin, il offre soudain sa main à Claudie. Elle la refuse. Rémy qui, pendant tant d’années, ne s’était pas vengé sur Ronciat, craignant que sa petite-fille continue à l’aimer en secret, voyant à présent qu’elle a vraiment abjuré son ancien amour, s’avance droit sur lui. Il n’avait attendu que le moment où Ronciat aurait expié ses torts envers elle, à présent il sait ce qu’il a à faire. Il le prend au collet, le secoue durement, puis le chasse de sa présence.

Maintenant c’est le tour de Sylvain de se repentir de sa jalousie et de sa brutalité ; il demande à Claudie de devenir sa femme. Mais elle, malgré toutes ses prières, celles de la Grand’Rose, de la mère Fauveau et même celles du père Fauveau, refuse. Elle a juré de ne jamais se marier. C’est seulement lorsque son aïeul la libère de son serment, qu’elle donne, en pleurant, son consentement. À ce moment on entend le son de la cloche. « À genoux, dit le père Rémy, c’est l’Angélus qui sonne. C’est l’heure du repos, qu’il descende dans nos cœurs, le repos du bon Dieu, à la fin d’une journée d’épreuves… Demain cette cloche nous réveillera pour nous rappeler au travail, nous serons debout avec une face joyeuse et une conscience épanouie. Car le travail ce n’est point la punition de l’homme… c’est sa récompense et sa force… c’est sa gloire et sa fête… Je suis guéri et je vais donc enfin pouvoir travailler ; je n’ai pas eu ce contentement-là depuis la Gerbaude… Je sens maintenant que je deviendrai centenaire… » Tous s’agenouillent. Et le rideau tombe sur une impression qui rappelle celle du délicieux tableau de Millet : un Angélus pieusement récité par de simples enfants de la terre, après une journée de labeur.

Toute la pièce laisse l’impression d’un hymne au travail, au rude travail de la terre, d’un hymne du bon laboureur et au bon blé qui nous nourrit tous, riches et pauvres. Sans ce blé, sans ce travail du laboureur, il n’y aurait rien eu, ni personne de nous, même dans cette belle salle où nous voilà. Gloire donc au blé ! A la gerbe ! à la gerbaude ! comme disait le père Rémy… « Oh ! gerbe de blé, si tu pouvais parler, si tu pouvais dire combien il t’a fallu de gouttes de notre sueur pour t’arroser, pour te lier l’an passé, pour séparer ton grain de la paille avec le fléau, pour te préserver tout l’hiver, pour te remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de l’arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, te désherber et enfin pour te moissonner et te lier encore et pour te rapporter ici, où de nouvelles peines vont recommencer pour ceux qui travaillent… Oh ! gerbe de blé ! tu fais blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les rems, tu uses les genoux ! Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir à titre de récompense une gerbe qui lui servira peut-être d’oreiller pour mourir et rendre à Dieu sa pauvre âme fatiguée… »

Et ce sentiment, dominant toute la pièce, — la glorification du travail qui n’est point une punition, mais un bienfait pour nous, — se communique si fort aux spectateurs que ce jour-là, après la répétition générale, et le lendemain, après la soirée du spectacle, tous, nous sortions du théâtre avec une sensation de fraîcheur, de courage pour travailler. Et nous y avons vécu des moments de gai entrain, lors des scènes de Rose et de Ronciat, des moments d’émotion profonde, par exemple pendant le premier dialogue entre Claudie et Sylvain, ou l’explication entre le père et la mère Fauveau au dernier acte, et enfin des moments dramatiques vraiment bouleversants, comme lors du grand monologue de Rémy. Et les sceptiques, parmi nous, avaient complètement oublié que beaucoup de choses dans la pièce étaient vieillottes, que le père Fauveau, malgré toute sa ruse berrichonne, et son amour de la monnaie, était quand même énormément idéalisé en comparaison de quelque vrai tire-sous des environs de Nohant ou d’Aigurandes, que Sylvain, aussi, avait les sentiments trop délicats, mais surtout un parler trop raffiné pour un gars qui est « le premier à la rège », que le vieux Rémy, bien qu’ « ancien sous-officier et ayant reçu de l’éducation », rappelle trop « les pères nobles », de même Rose, la mère Fauveau et Ronciat, ces trois personnages les plus naturels, les plus vrais et les plus réalistes de la pièce sont aussi trop conventionnels, Mais, nous le répétons, les sceptiques avaient oublié tout cela, le soir du spectacle. C’est ainsi que nous avons vu par hasard deux jeunes snobs, venus entendre Claudie « pour tuer leur soirée », s’écrier en s’asseyant : « On va s’embêter ! On dit que cette George Sand est une raseuse !… On ferait peut-être bien de filer avant que la pièce commence ? » Cependant ils étaient restés, mais ils avaient commencé par écouter d’un air distrait, se communiquant à haute et intelligible voix des remarques sur les personnes connues qu’ils apercevaient dans la salle ; puis, peu à peu, ils devinrent attentifs, ils applaudirent et s’écrièrent : « Mais c’est très bien, c’est tout à fait bien ! » Et après la scène de Rémy et de Ronciat, ils criaient de toute la force de leurs poumons : « Bravo ! Bravo ! » Ils trouvaient que ça, c’était vraiment fort !

Mais rétablissons l’ordre chronologique, négligé par nous, pour parler du spectacle du 1er juillet. Or donc, ce même 1er juillet 1904, à 10 heures du matin, au jardin du Luxembourg, du côté de ce boulevard Saint-Michel où George Sand avait demeuré au début de sa carrière littéraire, eut lieu l’inauguration de la statue de George Sand, sculptée par M. Sicard. L’artiste, fort heureusement, représenta l’illustre femme non pas sous les traits d’une matrone, habillée et coiffée selon l’horrible mode du milieu du dix-neuvième siècle comme l’avaient portraiturée Aimé Millet et Carrier-Belleuse. Il s’était inspiré de Charpentier, du dessin de Calamatta et se servit tant des indications écrites des contemporains de la jeunesse de Mme Sand que des renseignements oraux que lui donnèrent quelques-uns de ses amis vivants. On a donc devant soi une petite femme fluette, aux très grands yeux rêveurs, coiffée de grands bandeaux plats qui lui couvrent les oreilles ; elle s’appuie à un bloc de pierre et semble songer, comme George Sand dut le faire au moment de la création de ses premières œuvres, celles qui firent sa gloire.

La fête du centenaire fut ouverte par un discours de M. Jules Claretie remplaçant le président du comité, M. Paul Meurice, qui se trouvait bien là sur l’estrade, mais s’abstint de prononcer un discours public, vu son grand âge. En remettant à la ville de Paris, de la part du comité et de la famille, le monument de George Sand, M. Jules Claretie caractérisa sommairement les grandes idées généreuses et profondément humanitaires de l’écrivain. Après lui parla au nom du ministre de l’Instruction publique le directeur des Beaux-Arts, M. Henry Marcel, qui, en un discours extrêmement simple, serré et puissant, retraça le dévouement de George Sand aux meilleures aspirations libérales du siècle dernier, sa croyance profonde à la perfectibilité de tous les hommes individuels et de l’humanité entière, la foi dont elle fit preuve dans toutes ses œuvres au triomphe de cet idéal de liberté démocratique et de liberté de conscience, qui est proclamé par le gouvernement, représenté par l’orateur. À la suite de M. Marcel parla M. Marcel Prévost, président de la Société des Gens de Lettres. Il prononça un très beau discours, avec une pointe de polémique à l’adresse du discours précédent ; évoqua les épisodes principaux et les œuvres les plus importantes de George Sand, qui sont si organiquement liées les unes aux autres. Puis, Mme Worras-Barretta déclama une poésie écrite par une dame et couronnée par un journal dirigé par des dames, Fémina. M. Fenoux, acteur et poète, lut aussi une pièce de vers : les Épis du Berry. Et finalement la si justement célèbre Mme Séverine adressa à George Sand une allocution improvisée. Je dois confesser que j’ai une antipathie insurmontable pour les dames-orateurs, je dois néanmoins avouer que Mme Séverine paria admirablement bien : simplement, avec chaleur, avec verve, en vrai maître, et son discours fut magnifique. « George Sand fut très grande » par son talent, par son esprit ; « elle fut très audacieuse « par ses aspirations et les problèmes qu’elle tâchait de résoudre ; « elle fut très bonne » dans sa vie et dans ses œuvres. « Et elle fut très insultée ! » dit Mme Séverine. « Oh ! la très grande, la très bonne, la très audacieuse et la très insultée ! » On l’a tant insultée de son vivant et après sa mort que ce monument ne paraît rien qu’une amende honorable : si on avait ramassé toutes les pierres qu’on lui jeta de son vivant, on aurait un haut piédestal tout prêt pour ce monument. À la fin de son discours Mme Séverine déposa, comme Mme Barretta, une grande gerbe de roses au pied de la statue.

Mais tout au commencement déjà, avant les discours, on avait apporté une énorme couronne de roses ornée de rubans aux couleurs de la Bohême : c’étaient les frères moraves qui l’envoyaient de Prague sur la tombe de l’inoubliable auteur de Consuelo et de Jean Ziska. Et vraiment ce témoignage muet de gratitude et de vénération, envoyé au grand écrivain par ses lointains et reconnaissants admirateurs slaves, qui appréciaient chaudement sa profonde pénétration dans l’esprit de leur histoire, sa sympathie pour leurs luttes religieuses et leurs aspirations sociales, sa manière de traiter leur plus grand héros national, m’émut plus que toutes les belles paroles et tous les discours brillants. Et je songeais que, pour George Sand, aussi, ayant toute sa vie rêvé la fraternité des peuples, cette simple expression de l’union entre l’écrivain et ses lecteurs, entre le génie français et les âmes slaves aurait été plus à son gré que tout le reste de la fête, comme toujours assez officielle.

Ce fut de même le soir, après la représentation de gala de Claudie, jouée devant un public élégant et brillant, émaillé de toutes sortes de célébrités et de « notoriétés », lorsque le rideau se leva une fois de plus et lorsque, vêtus de fracs, M. Sylvain lut le discours connu de Victor Hugo sur l’enterrement de Mme Sand, et Mounet-Sully le morceau non moins connu d’Alexandre Dumas fils, Palaiseau, Mme Segond-Weber, belle comme un marbre antique, déclama d’un contralto profond les vers de Judith Gautier À George Sand et Mme Amel, habillée en Berrichonne, chanta d’une voix fluette une ancienne Chanson à Claudie écrite par Dupont, et lorsque tous les sociétaires de la Comédie se rassemblèrent sur la scène, comme cela est de rigueur en pareille occurrence, les uns costumés, les autres en tenue de ville, et se mirent à « déposer les couronnes », c’est-à-dire que tous les artistes agitèrent pendant quelques secondes et d’un air assez confus, devant le buste de George Sand, des branches de palmiers et de lauriers, tout cela parut une chose officielle aussi inutile que ressassée et d’un manque de goût conventionnel, sentant à dix lieues cette banalité routinière dont George Sand s’éloigna toute sa vie. Elle la craignait dans ses pièces mêmes, elle tâchait de l’éviter, ce dont Zola l’avait louée plus tard, tandis que plusieurs de ces pièces parurent d’une nouveauté déconcertante à ses contemporains. C’est ainsi que lorsque parut Claudie les critiques les plus sympathiques pour Fauteur, tels que Sainte-Beuve et Gustave Planche, trouvèrent que cette pièce, paraissant si idéaliste de nos jours, était écrite dans une langue trop simple, trop vulgaire, était trop réaliste, que George Sand aurait mieux fait si, en laissant les mêmes sentiments et les mêmes idées à ses personnages, elle les avait fait s’exprimer en un langage plus élégant, et surtout, oh ! surtout ! si elle ne s’était pas permis d’y intercaler des locutions locales. Car George Sand avait commis en 1851 le même crime que les uns avaient tant reproché à Tolstoï après les Fruits de la science et la Puissance des ténèbres, tandis que d’autres y avaient cru voir une révélation d’art. Chacun des personnages de Claudie a sa propre manière de parler, ses locutions favorites. Ainsi par exemple Denis Ronciat dont tout le parler dénonce le paysan pan^enu voulant faire parade de son « éducation », assaisonne, de plus, tous ses discours du mot : « Et… et différemment… » C’est tout comme le paysan de Tolstoï avec son : Et vérita-ble-meint.

Donc, toutes ces couronnes et lauriers, et tous ces discours, prose et poésie, auraient, à mon avis, bien pu briller par leur absence. L’impression emportée dans l’âme après Claudie avec sa note finale : le doux Angélus après une dure journée de labeur et de douleur, n’en aurait été que plus profonde, et plus puissant aurait vibré le ton général de la pièce : la profonde pitié pour le sort tragique de ceux qui peinent sans trêve et l’enthousiaste glorification du travail !

Le 10 juillet, de grand matin, nous tous amis et proches de la famille Sand qui, depuis quelques jours déjà, étions réunis sous le toit hospitalier de Nohant et y jouissions du calme et de la fraîcheur de ses ombrages, ainsi que tous les académiciens, artistes et littérateurs arrivés la veille de Paris (il y avait M. André Theuriet, M. et Mme Marcel Prévost, M. et Mme Rocheblave, Me Félix Decori, le vieil acteur Sully-Lévy, Mme Séverine, et d’autres encore), nous fûmes réveillés par des pétards et des coups de fusil. À peine avaient-ils cessé que j’entendis V Angélus ; cette fois le doux son venait du clocher de la rustique petite église de Nohant située à deux pas du château. Il fallait se lever, le curé ayant prévenu la veille que la messe pour « la bonne dame de Nohant » — c’est ainsi qu’on appelle ici la grande George Sand — serait dite à 7 heures… L’église est pleine de paroissiens, et surtout de paroissiennes venues du bourg de Nohant et des environs ; presque toutes portent le blanc petit bonnet carré, quelques-unes sont enveloppées de leurs capelines ou capuches. Nous ne sommes pas nombreux, nous qui sommes venus prier avec ces bonnes âmes : l’heure est matinale, et, de plus, presque tous les hôtes de Nohant sont des « libres penseurs » et croient bien sûr que leur présence à l’église serait en désaccord avec leurs opinions. Mais ici, à cette messe solennelle pour le repos de l’âme de la « bonne dame », il importe peu de savoir si elle avait été célèbre ou non, si elle avait appartenu à tel ou tel parti, on ne se souvient que du bien qu’elle avait fait tout autour… Comment donc ne pas prier pour elle ?… Et de nouveau il me semble que c’est juste et bien que l’église soit pleine de ces simples femmes à bonnets blanc, de noir vêtues, et que nous ne soyons que trois ou quatre parmi elles : un abbé de Paris, admirateur des œuvres de George Sand, homme d’un rare esprit ; un autre admirateur encore, capitaine d’artillerie de Poitiers ; un écrivain parisien et votre serviteur, fraîchement arrivé de la lointaine Russie ! Au moment du prône, lorsque l’abbé adresse la parole aux humbles ouailles rassemblées, il leur dit que l’Église doit prier pour Mme Sand, parce qu’elle possédait deux grands dons de Dieu : le génie et la bonté. Il se souvient aussi d’une autre âme disparue encore, de cette admirable Lina Sand qui se dévoua à servir sa belle-mère. Plusieurs des hôtes de Nohant se montrent à l’entrée de l’église ; ils écoutent, puis s’en vont de nouveau. Quant à nous, nous restons jusqu’à la fin et ne sortons qu’avec les bonnes vieilles à bonnets et les vieux paysans en blouses et à grands chapeaux.

Entre temps, les allées du parc fourmillent déjà de figures inconnues : ce sont des visiteurs de La Châtre et des environs venus pour voir la vieille maison, le parc, et pour saluer la tombe de George Sand. Cette tombe se trouve dans un enclos réservé du cimetière, et n’est séparée du jardin que par un mur mitoyen. Les visiteurs affluent peu à peu, mais ils sont relativement peu nombreux ; tout à coup, du côté de la grand’route, on entend une musique étrange, quelque chose comme des pifferari italiens, du bruit, le trépignement sourd d’une foule, des centaines d’hommes qui s’approchent… Et voici qu’un cortège entre dans la cour du château : ayant à sa tête, son bâton de commandement haut levé, M. Augras, le président de la Société des gas du Berry. Il porte à sa blouse une cocarde aux couleurs du Berry, vert, rouge, blanc. Derrière lui deux hommes portent les enseignes de la société : des écussons de France et du Berry entourés de guirlandes de verdure et portant les mots : Société des gas du Berry, puis, en haut, les devises ; on lit sur l’une : Notre pain est maigre, mais je le trempons quand même dans notre écuelle, et sur l’autre : Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, j’resterons Berrichons quand même.

Derrière ces enseignes marchaient, portant des emblèmes et des rubans, les représentants des différents corps de métiers, et d’anciennes loges maçonniques. C’est ainsi que nous vîmes s’avancer un Compagnon menuisier du devoir de Salomon qui nous fit nous souvenir du Compagnon du tour de France. Et derrière eux marchaient, en rangs serrés, les vrais gas du Berry, cornemuseux et vielleux, jouant de leurs antiques instruments. Ds portaient tous de longues blouses bleues brodées de blanc au col et aux épaules, des foulards rouges autour du cou, de grands nœuds tricolores sur la poitrine et sur leurs chapeaux à bords. Jouant sans s’arrêter d’anciennes marches et bourrées, ils entrèrent majestueusement dans la maison, traversèrent le vestibule, la grande salle à manger, sortirent par l’autre porte sur la terrasse, au jardin, contournèrent le potager, passèrent par la petite porte ouverte du cimetière et revinrent de nouveau dans la cour. Une énorme foule de Lachâtrais, de tous les âges, de toutes les classes, de toutes les positions sociales les suivait, solennellement, en un profond silence. Il est impossible de rendre l’impression produite par le passage muet, solennel et pieux — oui, pieux ! — de cette énorme foule.

Puis les musiciens se groupèrent et on les photographia. Toujours fidèles à leur consigne, lentement, posément, jouant toujours leurs gais airs berrichons, ils s’en allèrent comme ils étaient venus. Mais la foule affluait et affluait encore, elle se répandait par les allées du parc, dans les appartements du château, admirait le vieux salon Louis XV aux murs ornés des portraits des aïeux de George Sand, de ceux de ses enfants et petits-enfants, et remplis de meubles et d’objets qui lui avaient appartenu, à elle, ainsi qu’à sa grand’mère, Marie-Aurore de Saxe. Après on montait le grand escalier de pierre, en hémicycle, éclairé d’mi œil-de-bœuf, on longeait de longs couloirs à plancher briqueté, pour arriver à deux chambres : le cabinet de travail et la bibliothèque de George Sand, où la châtelaine de Nohant, Mme Gabrielle Sand, avait exposé dans des vitrines une foule de précieuses reliques : le moulage de la main de George Sand et son ombrelle, et un bracelet qu’elle portait toujours, fait avec les cheveux de ses enfants, et ses dessins, et ses découpures de fleurs et de plantes, faites à la main, d’une finesse inouïe, et des marionnettes habillées par elle, et encore une quantité de toutes sortes d’ouvrages et d’objets à elle. Ensuite, la foule redescendait, visitait la salle de théâtre, où avait joué toute la famille de Nohant et Bocage, et des artistes de tous les théâtres de Paris, et des écrivains les plus connus, et toujours silencieusement, presque sans faire de bruit, en échangeant à peine quelque remarque à voix basse, en saluant des connaissances, on se répandait de nouveau dans le parc ou on se dirigeait vers la petite station de Nohant-Vicq, d’où des trains spéciaux emmenaient la foule vers La Châtre. Mais ce n’étaient pas seulement des Lachâtrais : il y avait des gens venus de tous les points du Berry, illustrés par la plume de George Sand. Il y avait parmi eux des Berrichons très connus : tel un jeune substitut du procureur, connu à Paris comme critique littéraire et musical sous le pseudonyme de Stéfane-Pol, puis le poète local, M. Hugues Lapaire, l’un des organisateurs les plus énergiques de la fête, auteur du livre La Bonne dame de Nohant, écrit en collaboration avec M. Firmin Roz ; puis un autre poète, M. Gabriel Nigond, et le jeune journaliste, M. L. Lumet, le fils du vieil ami de Mme Sand, un paysan républicain de 1848. Nous remarquons aussi, dans cette foule, le vieux Sylvain, le cocher de Mme Sand, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, dont elle a tant parlé dans ses Souvenirs, et le docteur qui l’avait soignée dans sa dernière maladie. Le défilé de la foule a duré si longtemps que nous eûmes à peine le temps de déjeuner avant de partir en grande hâte pour La Châtre, pour assister à la solennité qui devait y avoir lieu. Il fait très chaud. Le ciel est sans nuage et le soleil brûle sans merci, tandis que nous roulons par la monotone chaussée grise, au milieu de rares noyers et châtaigniers, vers la pittoresque petite ville de La Châtre, située sur les bords escarpés de l’Indre et que je connais déjà depuis mes autres séjours en Berry. Il ne fait pas moins chaud dans les rues étroites de La Châtre, mais l’air y paraît moins brûlant, et puis on oublie le soleil, on regarde la foule des citadins endimanchés qui envahit tous les trottoirs, les maisons couvertes de tapis, de draperies et de drapeaux, ornées de transparents et d’écriteaux mirifiques, les rues au-dessus desquelles des guirlandes de verdure et de lanternes flottent dans l’air bleu.

Nous voici sur la place où, au miheu d’un square, se laisse apercevoir la statue de George Sand érigée en 1884, et devant laquelle on va prononcer les discours, aujourd’hui. Le monument n’est pas réussi. De certains points de la place d’où la silhouette de îlme Sand (représentée assise, un livre à la main, et les jambes croisées) se laisse voir de profil, la pointe de son pied levé se dessinant nettement sur le fond de verdure, la statue produit même une impression comique.

Le soleil darde d’une manière insupportable. Le petit square encombré par la foule, en habits de gala, est tout blanc de lumière ; on ne pourrait se cacher que sur la petite tribune réservée aux orateurs qui ressemble à un corbillard, ou à l’ombre des buissons tout près de la grille. Or, MM. Theuriet, Prévost et Bouchard, les membres du Comité local, et Mme Séverine, ont seuls aujourd’hui le droit de profiter de ce petit refuge d’ombre, — et ils y prononcèrent une série de beaux discours ; mais, comme il était tout à fait impossible de les écouter au milieu de cette chaleur brûlante et de cette foule mobile, affluant, refluant, nous eûmes recours à une petite ruse, un artiste très spirituel, et moi : nous prîmes le parti de nous asseoir à l’entrée du square ; de là, ce que nous pûmes entendre, nous l’entendîmes ; le reste, nous le lûmes le lendemain dans les journaux locaux et parisiens ! Et cette petite ruse nous profita beaucoup, nous occupions une place très favorable pour voir ce qui se passait sur la place qui entoure le square. Or, cette place et toutes les rues voisines étaient envahies par des habitants des environs, paysans des hameaux suburbains, ou même venus de fort loin, car tout le Berry fêtait là le centenaire de sa grande compatriote. Voici que subitement cette foule s’ébranle, on entend les sons déjà amis des vielles et des cornemuses, les rangs des gas du Berry défilent en mesure, les corps de métiers les suivent, et puis voici que s’avance toute une procession, une procession symbolisant le travail champêtre sous toutes ses formes, et les personnages champêtres chantés par George Sand. C’est la réalisation du discours du vieux Rémy ! D’énormes bœufs blancs traînent une charrue ornée de fleurs, ils sont suivis de semeurs, de moissonneurs, de faucheurs, vêtus de blouser bleues ou de chemises blanches, et de bonnes vieilles filant leurs quenouilles en marchant, selon l’antique usage. Puis, voici d’énormes chariots attelés également de grands et doux bœufs blancs couplés, chargés de gerbes enrubannées. Sur l’un de ces chariots, on voit perchés deux garçonnets, sur l’autre, c’est Claudie en personne ! Une jolie petite paysanne, toute confuse d’attirer l’attention générale. Elle abrite son petit bonnet blanc sous une ombrelle fort moderne, cela manque un peu de couleur locale, mais la chaleur est si accablante que l’on n’ose protester contre cette liberté qui nuit un peu à l’ensemble du tableau. Et ce tableau est ravissant ! Cela rappelle un peu les Moissonneurs de Léopold Robert, mai cela est mieux. « C’est du vrai », comme disent les enfants, c’est typique, c’est local, une véritable scène d’un des romans champêtres de George Sand. Lentement, accompagné d’une foule énorme, le cortège défile autour du square, puis s’éloigne par l’une des rues avoisinantes. Le son des cornemuses devient plus sourd, et peu à peu se perd tout à fait. Mais à peine l’orateur qui parle sous le corbillard rouge et or a-t-il terminé son discours, ou plutôt — à peine est-il sur le point de le terminer — que les sons des cornemuses retentissent de nouveau et nous arrivent par une autre rue, Claudie et sa suite font de nouveau irruption sur la place, aux exclamations joyeuses de la foule.

De grands applaudissements retentissent à ce moment autourdu baldaquin rouge ; on acclame Mme Séverine, si populaire en Berry, et qui ne manque à aucune fête en l’honneur de George Sand. Mais alors que tous nous nous tournons de ce côté, mes yeux sont frappés par un tableau symbolique, d’une rare beauté artistique : sur un fond de sombre verdure, au-dessus d’une foule bariolée qui l’entoure de toutes parts, cachée jusqu’aux épaules par des centaines d’ombrelles, de chapeaux de femmes et de noirs chapeaux d’hommes, on aperçoit la blanche silhouette de la Grand’Mère, elle tient un livre à la main et semble sourire (c’est un efîet de lumière changée), et elle semble raconter une histoire à cette foule de grands enfants. La laideur du monument est cachée par la foule, on ne voit que la noble tête blanche et la main qui tient le livre, et autour d’elle ce millier de figures levées, écoutant attentivement. Et voici que de toute cette solennité devant la statue de La Châtre, l’impression de cette minute demeure seule dans ma mémoire : la vision de cette blanche statue racontant une de ses fables à cette foule qui l’écoute avidement, tandis que défilent autour d’elle lentement, posément, les types immortels du doux Berry laborieux, chantés par cette muse aux simples histoires…

Les discours sont terminés : la foule nous entraîne ; nous gagnons une autre place de la ville où doit avoir lieu la fête populaire. H y a des carrousels, des balançoires, des gondoles russes (il fallait venir à La Châtre pour apprendre que nous avons en Russie des gondoles de ce genre !) et de la musique, et des drapeaux, et un guignol, et des boutiques, et des baraques, le tout agrémenté par un écrasement infernal, et une chaleur ! Il y avait là de tout ! C’est ici que devait aussi avoir lieu la distribution des prix pour les « coiffes », les danses et les chants berrichons, prix fondés par les petites-filles de George Sand en l’honneur de leur aïeule qui adorait toutes les vieilles coutumes du pays. C’est à grand’peine que nous parvînmes à nous faufiler à travers un écrasement incroyable jusqu’à l’estrade d’honneur réservée au jury et à la famille. Le cortège devait repasser devant cette estrade, mais cela fut jugé impossible. M. Hugues Lapaire, vêtu d’une blouse bleue, grimpa seulement au haut d’un chariot de gerbes et prononça de là la consécration de la Gerhatide du père Rémy, après quoi les gas du Berry jouèrent quelques pièces devant l’estrade.

Alors commença le « concours des coiffes ». Il consistait en ce qu’on appela sur l’estrade toutes les propriétaires de coiffes anciennes. Après d’incroyables efforts pour se frayer un passage, des vieilles et des jeunes, des grandes et des petites Berrichonnes à bonnets arrivèrent devant l’estrade et se placèrent sous les yeux du jury qui adjugea des prix aux coiffes les plus anciennes et les plus typiques. Ce furent d’abord trois antiques bonnes vieilles qui les reçurent, puis une très jolie et très modeste jeune fille, et enfin une adorable enfant aux yeux noirs qui charma tout k monde par son petit air posé et plein de dignité.

Le concours des chants et des danses devait aussi avoir lieu immédiatement après, mais il était si tard déjà, tout le monde était tellement exténué par la chaleur et l’écrasement qu’on les remit au soir.

Les gas du Berry reformèrent leurs rangs, attaquèrent leur marche traditionnelle, les petites-filles de George Sand — leurs présidentes d’honneur — prirent avec gentillesse les bras de deux gas du premier rang, et en avant ! aux sons des gais motifs berruyers, nous nous dirigeâmes tous à leur suite, par les petites rues et ruelles de La Châtre, vers l’établissement de M. Descosses, Là, les gas du Berry burent un verre à la santé de leiurs présidentes et les remercièrent d’avoir assisté à la fête. Puis, laissant Mme Séverine à La Châtre, parce qu’elle avait consenti à prendre part au banquet donné par les notoriétés de la ville, nous nous empressâmes de repartir pour Nohant, afin de dîner et de changer nos fracs et nos robes d’apparat pour de plus simples toilettes, mieux appropriées à notre excursion du soir. C’est alors que nous eûmes tous une charmante surprise : les petites-filles de George Sand descendirent pour dîner déguisées en Berrichonnes : robes de couleur sombre demi-courtes, froncées à la taille et échancrées en carré, tabliers de soie à bavette, sombres aussi, fichus croisés sur la poitrine et la coiffe traditionnelle ; Gabrielle en portait une selon la mode d’il y a cinquante ans, et Aurore en portait une comme on en portait il y a trente ans de cela.

Nous voici de nouveau sur la route de La Châtre. Il fait encore chaud, mais la chaleur semble moins étouffante, des étoiles s’allument dans le ciel sombre. Au-dessus de La Châtre, on voit une pâle lueur. C’est le reflet des lanternes : toute la ville est illuminée, et combien c’est gentil, cette illumination ! Chacun se donna de la peine, chacun fait ce qu’il peut, l’ensemble est pittoresque, sans prétention, c’est simple, spontané et grandiose, oui, grandiose, car toutes les maisons sont illuminées. Ici on a tendu une corde au-dessus de la rue, et au milieu on a suspendu une énorme lanterne en papier avec les mots : Honneur à George Sand. Là, c’est toute une arcade rouge en lanternes chinoises, suspendues à d’invisibles fils de fer. À côté, on voit une fenêtre enguirlandée de petites lanternes confectionnées à la maison ; plus loin, on a simplement placé des lampes et des bougies sur toutes les fenêtres. Voici la préfecture inondée de lumières électriques, tandis que notre square est semé de centaines de petites lanternes de toutes les couleurs ; elles sont suspendues aux branches des arbres, elles se cachent dans les buissons, elles ornent les grilles et s’accrochent aux mâts pavoises ; quant à la grande place, on a tendu au-dessus comme une tente en lignes de feu, en lanternes de papier jaunes, rouges, vertes et bleues partant de tous les côtés et venant se réunir au centre.

Des guignols piaulent ; des sirènes poussent des sons stridents ; les gondoles russes volent dans les airs ; sur des théâtres ouverts des pierrots jouent des scènes quelconques ; partout on voit des baraques, des tentes dressées où l’on vend des pains d’épice et de la limonade ; un orchestre s’évertue à jouer un pot-pourri de Faust, un autre, à côté, cingle mesurément une bourrée, un troisième tonne la Marche de Tannhäuser ; on entend enfin arriver de pas bien loin les sons connus de la Marche des gas du Berry. Et la foule, cette foule si gaie et si sensible, comme ne le sont que les foules de race latine, flue et reflue comme un lac balancé par la tempête. On nous bouscule, et nous bousculons aussi. E est évident qu’au bout de cinq minutes nous nous perdons tous de vue dans la cohue, et voici que chacun flâne à sa guise, tantôt attiré par le guignol, tantôt par les gondoles, jusqu’au moment où les sons de la Marche du Berry et le pas cadencé de la foule qui s’éloigne dans une direction quelconque nous rassemble tous vers un seul et même point. Ce sont les gas du Berry qui s’en vont chez Descosses où les concours auront lieu. Nous courons après eux, nous nous écrasons encore une fois à la porte d’entrée, mais nous parvenons quand même à nous frayer un passage et nous entrons dans une grande salle basse. M. Descosses, épouvanté, s’attendant à voir démolir tout son « établissement », déclare qu’il ne laissera plus entrer personne et ordonne de fermer les portes. Ceux qui restent dehors n’ont rien d’autre à faire qu’à se presser aux fenêtres ouvertes.

Les musiciens qui se massent dans un coin de la salle, près d’une table et dessus, jouent une espèce de ritournelle se terminant par une longue note filée. Les « cavaliers », vêtus pour la plupart de blouses et portant des foulards ou des rubans rouges autour du cou, s’approchent des « dames », les saluent, leur tendent la main, puis, à la note filée, les embrassent. C’est la bigeade traditionnelle. Certaines jeunes villageoises protestent, mais les vieilles, et il y en a pas mal qui sont venues pour prendre part aux danses, se déclarent pour le vieil usage ; les cavaliers aussi y tiennent ; on appelle le président, M. Augras, et il laisse infailliblement entendre que tels sont les vieux us, il n’y a qu’à s’y conformer. Puis, voici que les premières mesures de la bourrée, nettes et précises, se font entendre. La bourrée est bien certainement une aïeule de nos contredanses ; on la danse toujours à deux, soit à quatre paires, et on ne voit que des « en avant en quatre » et des « balancez » et des « changez vos dames » et des « premières figures ». Lorsque ce sont quatre paires qui dansent, les danseurs exécutent souvent une figure que nous voyons dans nos grandes mazurkas, appelée « à quatre coins » : les dames passent successivement, parcourant ainsi les quatre coins du carré, d’un cavalier à un autre, et après chaque passage les quatre paires changent de vis-à-vis. D’autre part, la manière de danser des femmes ressemble beaucoup à celle de nos jeunes paysannes : les pieds doivent glisser le plus imperceptiblement possible ; le corps reste immobile ; les bras pendants et serrés aux hanches sont aussi immobiles ; les physionomies sévères et sérieuses ; les yeux — surtout chez les jeunes — baissés. Quant aux hommes, ils tapent du talon, se dandinent, exécutent des pas et des soli de cavaliers, ressemblant aussi beaucoup aux soli de nos coqs de village ; mais le plus drôle c’est que tout le temps, du bout des doigts, ils relèvent fort gracieusement leurs longues blouses des deux côtés, tout comme autrefois les maîtres de danse faisaient relever leurs robes aux jeunes filles. Chaque bourrée dure longtemps ; on répète à satiété les mêmes figures. À la fin revient la ritournelle du commencement et avec elle la bigeade.

On remarqua dès le début parmi les danseuses deux petites vieilles qui glissaient et se tournaient avec une agilité et une grâce incomparables. Bien sût que ç’avaient été de fières danseuses au temps de leur jeunesse, c’est à elles qu’échurent les deux premiers prix. Le troisième fut octroyé à une ravissante jeune paysanne. Elle n’était pas précisément jolie, mais vraiment adorable avec sa coiffe blanche, abritant sa pure et candide figure d’une expression sévère, pensive et innocente. Plusieurs d’entre nous lui trouvaient une ressemblance avec une madone pré-raphaëlite. Je trouvai que c’était Jeanne personnifiée, et pendant que je l’examinais, ce type créé par l’imagination de George Sand, une bergère sauvageonne, plongée dans des rêveries mi-conscientes, prit soudain à mes yeux le caractère de vérité et de réalité. Et les Berrichons cultivés, tel M. Hugues Lapaire, m’assurèrent qu’on trouve encore beaucoup de jeunes filles de ce type et de ce genre en Berry, dans des coins sauvages. Ma « Jeanne » avait à peine seize ans, elle était grande, un peu fluette, sa taille semblait encore ne pas être faite ; lorsqu’elle dansait, elle baissait ses grands yeux songeurs, et lorsque venait la bigeade, elle devenait confuse, non pas par bienséance, mais très réellement, et se détournait avec mécontentement, ne laissant embrasser qu’un bout de sa joue hâlée.

On dansa longtemps, malgré la chaleur tropicale de la salle. Des valses succédèrent aux bourrées, puis de nouveau des bourrées aux valses, enfin commença le « concours des chanteurs ». D’abord ils se firent longtemps prier, surtout les femmes, personne ne voulait commencer. Puis, tout le monde chanta, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’à MM. Augras et Lapaire qui dirent chacun une vieille chanson. Finalement il fallut même modérer le zèle de ceux qui voulaient « concourir » avec les autres.

Toutes ces chansons, quoique quelques-unes d’entre elles datent de plusieurs siècles, ne sont pas précisément ce que nous appelons des chansons populaires. Ce sont des chansons devenues populaires ou plutôt recueillies et gardées par le peuple, alors que les classes supérieures les oublient. Et les paroles, et la mélodie portent l’empreinte très caractérisée de l’époque des trois derniers Louis. Les mélodies sont tristes et sentimentales, avec une teinte de grâce maniérée, et le texte parle d’une « bergère gardant ses blancs moutons », et rencontrant un « beau cavalier » ou « un berger » qui lui demande un baiser, puis l’oublie et l’abandonne, ou qu’elle oublie elle-même, fort légèrement, dans les bras de Jeannot ou de Colin. Tantôt c’est elle qui se plaint à sa mère de l’infidèle qui brisa son « pauvre cœur» ; tantôt c’est le berger qui se désole parce que Nannette l’a oublié pour les riches présents de quelque beau cavalier. Le texte de quelques-unes de ces chansons est assez grivois, rappelant de banales chansonnettes de café-concert contemporaines, mais les paroles restent sentimentalement maniérées, comme les poses des bergers de Watteau, et la musique sentimentalement mélancolique, comme les romances du siècle de Mme de Pompadour et de Marie-Antoinette, avec leurs couplets répétés, leurs cadences finales et leurs modulations caractéristiques.

La distribution des prix pour les chansons les plus intéressantes et les mieux dites et une bourrée finale à laquelle prirent part, à la joie unanime de tous les assistants, les petites-filles de George Sand, terminèrent les fêtes en son honneur à La Châtre. Le lendemain, devait encore avoir lieu une conférence sur George Sand au théâtre de la ville, mais je voulais garder en leur entière intégrité, toutes brillantes, les impressions vraiment berrichonnes, emporter avec moi des souvenirs d’un caractère local et non pas du genre de tout ce que l’on voit et entend dans toutes sortes de fêtes commémoratives et littéraires. Il manqua donc à cette conférence un auditeur qui passa toute cette journée du lendemain dans le cabinet de travail de George Sand et dans son petit bois favori. Le soir, il quitta la chère grande maison en compagnie de tous ceux qui, comme lui, vinrent en pèlerinage à Nohant pour le centième anniversaire de George Sand.

  1. Cette partie du chapitre iii de notre IIIe volume parut peu de jours avant le centenaire dans le Mir Bogi, une revue russe.