Germinie Lacerteux/VI

La bibliothèque libre.
◄   V
VII   ►


VI

.


En parlant mariage à Germinie, Mlle de Varandeuil touchait la cause du mal de Germinie. Elle mettait la main sur son ennui. L’irrégularité d’humeur de sa bonne, les dégoûts de sa vie, les langueurs, le vide et le mécontentement de son être, venaient de cette maladie que la médecine appelle la mélancolie des vierges. La souffrance de ses vingt-quatre ans était le désir ardent, irrité, poignant du mariage, de cette chose trop saintement honnête pour elle et qui lui semblait impossible devant l’aveu que sa probité de femme voulait faire de sa chute, de son indignité. Des pertes, des malheurs de famille venaient l’arracher à ses idées.

Son beau-frère, le mari de sa sœur la portière, avait fait le rêve des Auvergnats : il avait voulu joindre aux profits de sa loge les gains du commerce de bric-à-brac. Il avait commencé modestement par cet étal dans la rue, aux portes des ventes après décès, où l’on voit, rangés sur du papier bleu, des flambeaux en plaqué, des ronds de serviette en ivoire, des lithographies coloriées, encadrées d’une dentelle d’or sur fond noir, et trois ou quatre volumes dépareillés de Buffon. Ce qu’il gagna sur les flambeaux en plaqué le grisa. Il loua dans une allée de passage, en face d’un raccommodeur de parapluies, une boutique noire, et il se mit à faire là le commerce de cette curiosité qui va et vient dans les salles basses de l’Hôtel des Commissaires-priseurs. Il vendit des assiettes à coq, des morceaux du sabot de Jean-Jacques Rousseau, et des aquarelles de Ballue signées Watteau. À ce métier, il mangea ce qu’il avait gagné, puis s’endetta de quelques mille francs. Sa femme, pour remonter un peu le ménage et tâcher de sortir des dettes, demandait et obtenait une place d’ouvreuse de loges au Théâtre-Historique. Elle faisait garder le soir sa porte par sa sœur la couturière, se couchait à une heure, se levait à cinq. Au bout de quelques mois, elle attrapa dans les corridors du théâtre une pleurésie qui traîna et l’enleva au bout de six semaines. La pauvre femme laissait une petite fille de trois ans, attaquée d’une rougeole qui avait pris le caractère le plus pernicieux dans l’empuantissement de la soupente et dans l’air où l’enfant respirait depuis plus d’un mois la mort de sa mère. Le père était parti au pays pour tâcher d’emprunter de l’argent. Il se remariait là-bas. On n’en eut plus de nouvelles.

En sortant de l’enterrement de sa sœur, Germinie courut chez une vieille femme vivant de ces curieuses industries qui empêchent à Paris la Misère de mourir complètement de faim. Cette vieille femme faisait plusieurs métiers. Tantôt elle coupait d’égale grandeur des crins de brosse, tantôt elle séparait des morceaux de pain d’épice. Quand cela chômait, elle faisait la cuisine et débarbouillait les enfants de petits marchands ambulants. Dans le Carême, elle se levait à quatre heures du matin, et allait prendre à Notre-Dame une chaise qu’elle revendait, lorsque le monde arrivait, dix ou douze sous. Pour se chauffer, dans le trou où elle logeait rue Saint-Victor, elle allait, à l’heure où le jour tombe, arracher en se cachant de l’écorce aux arbres du Luxembourg. Germinie, qui la connaissait pour lui donner toutes les semaines les croûtes de la cuisine, lui louait une chambre de domestique dans la maison au sixième, et l’y installait avec la petite fille. Elle fit cela d’un premier mouvement, sans réfléchir. Les duretés de sa sœur, lors de sa grossesse, elle ne se les rappelait plus : elle n’avait pas même eu besoin le les pardonner.

Germinie n’eut plus alors qu’une pensée : sa nièce. Elle voulait la faire revivre, et l’empêcha de mourir à force de la soigner. Elle s’échappait à tout moment de chez mademoiselle, grimpait quatre à quatre au sixième, courait embrasser l’enfant, lui donner de la tisane, l’arranger dans son lit, la voir, redescendait essoufflée et toute rouge de plaisir. Les soins, les caresses, ce souffle du cœur dont on ranime un petit être prêt à s’éteindre, les consultations, les visites de médecin, les médicamentations coûteuses, les remèdes des riches, Germinie n’épargna rien pour la petite et lui donna tout. Ses gages passaient à cela. Pendant près d’un an, elle lui fit prendre tous les matins du jus de viande : elle qui était dormeuse, se levait à cinq heures du matin pour le faire, et elle se réveillait toute seule, comme les mères. L’enfant était enfin sauvée, quand un matin Germinie reçut la visite de sa sœur la couturière, qui était mariée depuis deux ou trois ans avec un ouvrier mécanicien, et qui venait lui faire ses adieux : son mari suivait des camarades qu’on venait d’embaucher pour aller en Afrique. Elle partait avec lui et proposait à Germinie de lui prendre la petite et de l’emmener là-bas avec son enfant. Ils s’en chargeaient. Germinie n’aurait qu’à payer le voyage. C’était une séparation à laquelle il lui faudrait toujours se résoudre, à cause de sa maîtresse. Puis elle était sa tante aussi. Et elle ajoutait paroles sur paroles pour se faire donner l’enfant avec lequel, elle et son mari, comptaient, une fois en Afrique, apitoyer Germinie, lui attraper ses gages, lui carotter le cœur et la bourse.

Se séparer de sa nièce, cela coûtait beaucoup à Germinie. Elle avait mis un peu de son existence sur cette enfant. Elle s’y était attachée par les inquiétudes et les sacrifices. Elle l’avait disputée et reprise à la maladie : cette vie de la petite fille était son miracle. Cependant elle comprenait qu’elle ne pourrait jamais la prendre chez mademoiselle ; que mademoiselle, à son âge, avec la fatigue de ses années et le besoin de tranquillité des vieilles gens, ne supporterait jamais le bruit toujours remuant d’un enfant. Puis, cette petite fille dans la maison prêtait aux cancans et faisait causer toute la rue : on disait que c’était sa fille. Germinie s’en ouvrit à sa maîtresse. Mlle de Varandeuil savait tout. Elle savait qu’elle avait pris sa nièce ; mais elle avait fait semblant de l’ignorer, elle avait voulu fermer les yeux et ne rien voir pour tout permettre. Elle conseilla à Germinie de confier sa nièce à sa sœur, en lui montrant toutes les impossibilités de la garder, et lui donna l’argent pour payer le voyage du ménage.

Ce départ fut un déchirement pour Germinie. Elle se trouva isolée et inoccupée. N’ayant plus cette enfant, elle ne sut plus quoi aimer ; son cœur s’ennuya, et, dans le vide d’âme où elle se trouvait sans cette petite, elle revint à la religion et reporta ses tendresses à l’église.

Au bout de trois mois, elle reçut la nouvelle de la mort de sa sœur. Le mari, qui était de la race des ouvriers geignards et pleurards, lui faisait dans sa lettre, avec de grosses phrases émues et des ficelles d’attendrissement, un tableau désolant de sa position, avec l’enterrement à payer, des fièvres qui l’empêchaient de travailler, deux enfants en bas âge, sans compter la petite, une maison sans femme pour faire chauffer la soupe. Germinie pleura sur la lettre ; puis sa pensée se mit à vivre dans cette maison, à côté de ce pauvre homme, au milieu des pauvres enfants, dans cet affreux pays d’Afrique ; et une vague envie de se dévouer commença à s’éveiller en elle. D’autres lettres suivaient où, en la remerciant de ses secours, son beau-frère donnait à sa misère, à l’abandon où il se trouvait, au malheur qui l’enveloppait, une couleur encore plus dramatique, la couleur que le peuple donne aux choses avec ses souvenirs du boulevard du Crime et ses lambeaux de mauvaises lectures. Une fois prise à la blague de ce malheur, Germinie ne put s’en détacher. Elle croyait entendre, là-bas, des cris d’enfants l’appeler. Elle s’enfonçait, s’absorbait dans la résolution et le projet de partir. Elle était poursuivie de cette idée et de ce mot d’Afrique qu’elle remuait et retournait sans cesse au fond d’elle, sans une parole. Mlle de Varandeuil, la voyant si rêveuse et si triste, lui demanda ce qu’elle avait, mais en vain : Germinie ne parla pas. Elle était tiraillée, torturée entre ce qui lui semblait un devoir et ce qui lui paraissait une ingratitude, entre sa maîtresse et le sang de ses sœurs. Elle pensait qu’elle ne pouvait pas quitter mademoiselle. Et puis elle se disait que Dieu ne voulait pas qu’elle abandonnât sa famille. Elle regardait l’appartement en se disant : Il faut pourtant que je m’en aille ! Et puis elle avait peur que mademoiselle ne fût malade quand elle ne serait plus là. Une autre bonne ! À cette idée, elle était prise de jalousie, et elle croyait déjà voir quelqu’un lui voler sa maîtresse. À d’autres moments, ses idées de religion la jetant à des idées d’immolation, elle était toute prête à vouer son existence à celle de ce beau-frère. Elle voulait aller habiter avec cet homme qu’elle détestait, avec lequel elle avait toujours été mal, qui avait à peu près tué sa sœur de chagrin, qu’elle savait ivrogne et brutal ; et tout ce qu’elle en attendait, tout ce qu’elle en craignait, la certitude et la peur de tout ce qu’elle aurait à souffrir, ne faisait que l’exalter, l’enflammer, la pousser au sacrifice avec plus d’impatience et d’ardeur. Tout cela souvent en un instant tombait : à un mot, à un geste de mademoiselle, Germinie revenait à elle-même et ne se reconnaissait plus. Elle se sentait tout entière et pour toujours rattachée à sa maîtresse, et elle éprouvait comme une horreur d’avoir seulement pensé à détacher sa vie de la sienne. Elle lutta ainsi deux ans. Puis un beau jour, par un hasard, elle apprit que sa nièce était morte quelques semaines après sa sœur : son beau-frère lui avait caché cette mort, pour la tenir et l’attirer à lui, avec ses quelques sous, en Afrique. À cette révélation, Germinie, perdant toute illusion, fut guérie d’un seul coup. À peine si elle se rappela qu’elle avait voulu partir.