Germinie Lacerteux/VII

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VII.


Vers ce temps, au bout de la rue, une petite crémerie sans affaires changeait de propriétaire, à la suite de la vente du fonds par autorité de justice. La boutique était restaurée. On la repeignait. Les vitres de la devanture s’ornaient d’inscriptions en lettres jaunes. Des pyramides de chocolat de la Compagnie coloniale, des bols de café à fleurs, espacés de petits verres à liqueur, garnissaient les planches de l’étalage. À la porte brillait l’enseigne d’un pot au lait de cuivre coupé par le milieu.

La femme qui essayait de remonter ainsi la maison, la nouvelle crémière, était une personne d’une cinquantaine d’années, débordante d’embonpoint et gardant encore quelques restes de beauté à demi submergés sous sa graisse. On disait dans le quartier qu’elle s’était établie avec l’argent d’un vieux monsieur qu’elle avait servi jusqu’à sa mort dans son pays, près de Langres ; car il se trouvait qu’elle était payse de Germinie, non du même village, mais d’un petit endroit à côté ; et sans s’être jamais rencontrées ni vues là-bas, elle et la bonne de mademoiselle se connaissaient de nom, et avaient le rapprochement de connaissances communes, de souvenirs des mêmes lieux. La grosse femme était complimenteuse, doucereuse, caressante. Elle disait : Ma belle, à tout le monde, faisait la petite voix, et jouait l’enfant avec la langueur dolente des personnes corpulentes. Elle détestait les gros mots, rougissait, s’effarouchait pour un rien. Elle adorait les secrets, tournait tout en confidence, faisait des histoires, parlait toujours à l’oreille. Sa vie se passait à bavarder et à gémir. Elle plaignait les autres, elle se plaignait elle-même ; elle se lamentait sur ses malheurs et sur son estomac. Quand elle avait trop mangé, elle disait dramatiquement : Je vais mourir. Et rien n’était aussi pathétique que ses indigestions. C’était une nature perpétuellement attendrie et larmoyante : elle pleurait indistinctement pour un cheval battu, pour quelqu’un qui était mort, pour du lait qui avait tourné. Elle pleurait sur les faits divers des journaux, elle pleurait en voyant passer des passants.

Germinie fut bien vite séduite et apitoyée par cette crémière câline, bavarde, toujours émue, appelant à elle l’expansion des autres et paraissant si tendre. Au bout de trois mois, presque rien n’entrait chez mademoiselle qui ne vînt de chez la mère Jupillon. Germinie s’y fournissait de tout ou à peu près. Elle passait des heures dans la boutique. Une fois là, elle avait peine à s’en aller, elle restait et ne pouvait se lever. Une lâcheté machinale la retenait. Sur la porte, elle causait encore, pour n’être pas encore partie. Elle se sentait attachée chez la crémière par l’invisible charme des endroits où l’on revient sans cesse et qui finissent par vous étreindre comme des choses qui vous aimeraient. Et puis la boutique, pour elle, c’étaient les trois chiens, les trois vilains chiens de Mme Jupillon ; elle les avait toujours sur les genoux, elle les grondait, elle les embrassait, elle leur parlait ; et quand elle avait chaud de leur chaleur, il lui passait dans le bas du cœur les contentements d’une bête qui se frotte à ses petits. La boutique, c’était encore pour elle toutes les histoires du quartier, le rendez-vous des cancans, la nouvelle du billet non payé par celle-ci, de la voiture de fleurs apportée à celle-là, un endroit à l’affût de tout, et où tout entrait, jusqu’au peignoir de dentelle allant en ville sur le bras d’une bonne.

Tout, à la longue, la liait là. Son intimité avec la crémière se resserrait par tous les liens mystérieux des amitiés de femmes du peuple, par le bavardage continuel, l’échange journalier des riens de la vie, les conversations pour parler, le retour du même bonjour et du même bonsoir, le partage des caresses aux mêmes animaux, les sommeils côte à côte et chaise contre chaise. La boutique finit par devenir son lieu d’acoquinement, un lieu où sa pensée, sa parole, ses membres même et son corps trouvaient des aises merveilleuses. Le bonheur arriva à être, pour elle, ce moment où le soir, assise et somnolente, dans un fauteuil de paille, auprès de la mère Jupillon endormie ses lunettes sur le nez, elle berçait les chiens roulés en boule dans la jupe de sa robe ; et tandis que la lampe, prête à mourir, pâlissait sur le comptoir, elle restait, laissant son regard se perdre et s’éteindre doucement, avec ses idées, au fond de la boutique, sur l’arc de triomphe en coquilles d’escargot, reliées de vieille mousse, sous l’arc duquel était un petit Napoléon de cuivre.