Gestes et opinions du docteur Faustroll/Livre 5

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Gestes et opinions du docteur Faustroll
Gestes et opinions du docteur FaustrollFasquelle éd. (p. 81-91).
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OFFICIELLEMENT

XXX
DE MILLE SORTES DE CHOSES
À Pierre Loti.

Or l’évêque, décapité de sa mitre, allait mal à ses affaires, ayant accoutumé de n’y vaquer nisi in pontificalibus. C’est pourquoi il entra dans son cabinet, avitaillé de mille sortes de choses propres à exciter à cagar.

Sur la tablette où d’ordinaire des cylindres de papier se déroulent, un gros petit buste de jovial petit homme à barbe gocourte faisait son persil en vert scarabée.

Le jovial petit homme se dandina de droite et de gauche sur l’hémisphéricité de sa base, et l’évêque aurait reconnu, s’il eût fait auparavant le voyage, le cul-de-jatte coureur expulsé de l’île Fragrante. J’ai su depuis qu’il l’avait rencontré, à moins de frais et plus identique à lui-même, sur la pendule bourgeoise du salon d’une vieille dame. Le cul-de-jatte palmé se haussa sur les talons postiches de sa jatte, et offrit courtoisement à l’évêque un abstersif block-notes carré :

« Je l’avais réservé pour ma mère, dit-il, mais comme à elle (désignant l’améthyste de l’évêque) la foi chrétienne vous permet de lire avec sérénité les plus sombres choses. Vous n’avez pas encore essayé cette sorte de mes offices, mais vous verrez que c’est encore plus moi.

— Ce papier va donc..... ? dit l’évêque.

Lisez avec persévérance de tous vos yeux, voire du plus secret. Ce papier est souverain. Il vous en...ra tant, si vous saviez !

— Vous me décidez, dit Mensonger.

— Prenez donc place au milieu de ces piles de moins efficaces suppositoires. Il est temps : moi seul, je puis distinguer encore, derrière l’à peu près de ces mots accumulés, l’insondable abîme.

Il sauta allègrement dans le puits désigné, et comme un gantelet chevaucherait la rampe d’un escalier, le retentissement de sa jatte de zinc décrut le long de la double spire du tuyau de chute : mais les vers de MM. Déroulède et Yan-Nibor, enroulés en dedans du mirliton concave, le soutinrent de leurs pieds.

Lecture de l’Évêque
allant à ses affaires.
MORT DE LATENTE OBSCURE

Brr… brr… brr… brrr… chen… hatsch… Latente Obscure nous quitte… Brrr… brrr… Le pas douloureux a été franchi… brr… brr… L’oubli momentané qu’apporte le sommeil. Un vers. Alors elle va mourir Latente Obscure… Hen… ehen… Il gèle à pierre fendre… impression générale sinistre… brr… brr… elle est déjà à moitié dans l’abîme… hen hen… Larmes amères… le médecin déclare qu’elle ne passera pas la nuit… T’en iras-tu, grenouille ! dans les ténèbres inférieures ? — Elle va finir sa vie (Tambour voilé). Le froid pénètre jusqu’aux os (bis). Plan, rataplan ! (L’évêque fredonne joyeux.) À la suite du régiment, notre fidèle Mélanie, qui est d’une race de vieux serviteurs dévoués, devenus presque des membres de la famille

— Courage, ça va bien, cria d’en bas le petit homme. Continuez, ne craignez pas de m’incommoder : je coucherai tout à côté, dans la chambre arabe.

— La sombre lutte de la fin, constata l’évêque en sa lecture ; brrr… brrr… cauchemar angoissant. Instant horrible. Lisons par l’œil du verso : la suprême toilette, le pauvre corps, l’affreux petit lit, le grand lit, le front pâle, le cher visage, l’horrible petit lit.

Nous montons et descendons comme des fantômes, haletèrent les feuilles en leur service successif.

Ces palmes vertes, continua sans rémission l’évêque, posées en croix sur sa poitrine

— Merci de votre bon souvenir, téléphona l’habitant du tuyau. Je suis ravi de voir que vous ne nous quittez pas encore, assis sur le haut de ma cheminée. Le jour d’hiver bien pâle… figure sereine… suprême image, si jolie !

Vagues impressions, poursuivit modestement Mensonger.

Les traits pâles, le sourire doux ! Latente Obscure sourit si doucement

— Hen ! ehen… Impression obsédante, infiniment triste… Brr… brr… rataplan !

Les chères voix et les chers bruits… bons yeux souriants, très tristes

Latente Obscure nous a quittés !!! merci mon Dieu, exclama l’évêque en se levant.

— Merci, cria le petit homme à l’unisson. Un soleil chaud. Fenêtres ouvertes. Armoire grande, boîte petite. Je fume une cigarette d’Orient !

Peut-être est-ce la dernière fois, dit en se rasseyant l’évêque forcé soudain de reprendre sa lecture, et lisant d’une façon extraordinairement suivie, que le regret de Latente Obscure se produira en moi avec cette intensité et sous cette forme spéciale qui amène les larmes, puisque tout s’apaise, puisque tout devient coutume, s’oublie et qu’il y a un voile, une brume, une cendre, je ne sais quoi de jeté comme en hâte, brrrrr… et tout de suite sur le souvenir des êtres qui s’en sont retournés dans l’éternel rien, plan, plan, rataplan… Largesse ! largesse ! À éclaboussures, à feu et à sang ! À l’instar du rhinocéros. Sans discontinuer. Le chapelet des trépassés. Brrr… brr… Je m’hyplotise. Ho hu, ho hu ! Long comme une lance,

— Vous vous appelez Kaka-San ? interrogea au bout d’un temps le petit homme.

— Non, Mensonger, évêque marin, pour vous servir. Pourquoi ?

— Parce que Kaka-San avait fait des choses très malpropres dans sa boîte, pendant le laisser-aller bien pardonnable de la fin.

XXXI
DU JET MUSICAL

« Comment as-tu nom ?
— Maschemerde », répondit Panurge.

Pantagruel, liv. III.

Or il faut savoir que la soupape établie au col du trou de chute était de caoutchouc mince, connaître les découvertes de M. Chichester Bell, cousin de M. Graham Bell, l’illustre inventeur du téléphone ; se souvenir qu’un filet d’eau tombant sur une membrane tendue à l’extrémité supérieure d’un tube constitue un microphone, qu’une veine liquide se rompt à certains intervalles de préférence à d’autres et, selon sa nature, rend certains sons mieux que d’autres, enfin ne se point scandaliser si nous mentionnons que les reins de l’évêque sécrétèrent le jet très inconsciemment musical dont il perçut les vibrations amplifiées, au moment de prendre congé de sa lecture.

Des voix de petites femmes[1] montaient, glorifiant le petit homme.

Les petites femmes (piano, 4 temps, trois dièzes à la clef), quelques-unes tranquillement (mi-sol-do-mi… si-mi-si, pédale) :

« Que ton chagrin soit bercé par nos chants ! (fa-la dièze). D’autres : Que ta tristesse noire (sol-si dièze) S’envole au murmure léger De l’onde (cinq bémols, pédale, cristallin)…

« Étranger (sol bécarre-si), Si tu veux charmer nos solitudes, Il faudra changer Ton nom (tranquille) dont les syllabes sont trop rudes, Et t’appeler ainsi (la b.) qu’une fleur des sommets (sol dièze, si naturel).

Quelques femmes proposent un nom : « Atari. » D’autres : « Féi. » Les P. F. : « Non ! (Pédale. Deux soupirs ½) Lo-ti (si-fa, pédale, point d’orgue). »

Les P. F. : « Désormais (péd. péd.) qu’il se momme Lo-ti. » Toutes l’entourant : « C’est l’heure du baptême ! (Un peu solennel). Au pays des chansons, Au pays où l’on aime (soupir), Lo-ti (mi b, do, soupir, cresc.), Lo- (do) ti (mi b) sera ton nom suprême (SIC). »

Les petites femmes (cont.) Au pays des chansons, Au pays où l’on aime, Loti, Loti sera ton nom suprême (deux soupirs). Lo-ti (mi b., mi b.) nous t’appelons, Lo-ti nous t’appelons, et (p. p.) nous te bénis- (si b. à la clef) sons ! (Grand tapage).

La soupape s’ouvrit, la musique cessa ; l’aspersion faite, l’évêque rassujettit son anneau, imposa les mains, confirmant par ce geste autorisé la bénédiction des P. F. Puis, simplement, il rompit le jet.

XXXII
COMMENT ON SE PROCURA DE LA TOILE
À Pierre Bonnard.

Faustroll fit une suffumigation, le spectre de Bosse-de-Nage, qui n’ayant jamais existé qu’imaginairement ne pouvait être mort définitif, se délimita, dit respectueusement « ha ha », puis se tut, attendant les ordres.

Je découvris ce jour-là un nouveau sens de cette parole inestimable, à savoir que l’α, commencement de toutes choses, est interrogatif, car il attend une glose dans l’espace présent et l’appendice, plus grand que lui-même, d’une suite dans la durée.

« Voici quelques milliards en espèces, dit le docteur, fouillant dans ses goussets agrafés de rubis. Tu demanderas à un sergent de ville le chemin du Magasin National, dit Au Luxe bourgeois, et y achèteras des aunes de toile.

« Tu te recommanderas de moi aux chefs de rayon Bouguereau, Bonnat, Detaille, Henner, J.-P. Laurens et Tartempion, au tas de leurs commis et aux autres marchands subalternes. Et pour ne point perdre de temps entre les griffes de leurs chipotages, tu verseras sans mot dire…

— Autre que ha ha, tentai-je d’insinuer avec malveillance.

— Sur chacun un tas d’or, jusqu’à ce que l’enlisement de ses lèvres cesse de répondre. La somme suffira de soixante-seize millions de guinées pour M. Bouguereau, de dix-sept mille séraphs pour M. Henner, de quatre-vingt mille maravédis pour M. Bonnat, car sa toile est estampillée, en guise de trade-mark, de l’image d’un pauvre homme ; de trente huit douzaines de florins pour M. J.-P. Laurens ; de quarante-trois centimes pour M. Tartempion, et de cinq milliards de francs, plus, en kopeks, un pourboire, pour M. Detaille. Tu jetteras le billon restant par la figure des autres bouffres.

— Ha ha, dit Bosse-de-Nage pour signifier qu’il avait compris, et il se disposa à partir.

— Ceci est bien, dis-je à Faustroll ; mais ne serait-ce plus honorable d’attribuer cet or au coût de mes procédures, quitte à dérober les aunes de toile par pure subtilité ?

— Je vous expliquerai ce que c’est que mon or, cligna le docteur. Et à Bosse-de-Nage :

— Un dernier mot : pour te laver le prognathisme de ta mâchoire des paroles mercantiles, entre dans une petite salle disposée à cet effet. Là fulgurent les icônes des Saints. Découvre-toi devant le Pauvre Pêcheur, t’incline devant les Monet, génufléchis devant les Degas et Whistler, rampe en présence de Cézanne, te prosterne aux pieds de Renoir et lèche la sciure des crachoirs au bas du cadre de l’Olympia !

— Ha ha, » acquiesça définitivement Bosse-de-Nage, et sa fuite emporta les plus chaleureuses protestations de son zèle.

Se tournant vers moi, le docteur reprit :

« Quand Vincent van Gogh eut déluté son creuset, et refroidi la masse en bon état de la vraie pierre philosophale, et qu’au contact de la merveille faite, ce premier jour du monde, réelle, toutes choses se transmutèrent au métal-roi, l’artisan du grand-œuvre se contenta de traire de l’utilité de ses doigts la somptuosité pointue de sa barbe lumineuse, et dit : « Que c’est beau le jaune ! »

« Il me serait aisé de transmuter toutes choses, car je possède aussi cette pierre (il me la fit voir au chaton d’une de ses bagues), mais j’ai expérimenté que le bénéfice ne s’en étend qu’à ceux dont le cerveau est cette pierre même (par un verre de montre enchâssé dans la fontanelle de son crâne, il me fit voir cette pierre une seconde fois)… »

Bosse-de-Nage rentrait avec onze voitures à décors combles, posées de champ, de toiles non déclouées.

« Croyez-vous, mon ami, termina Faustroll, qu’il serait possible de donner de l’or à ces gens, qui restât or et digne de l’or dans leurs gibecières ?

« Le même dont ils sont maintenant couverts va étaler les aunes équilibrées de son flux aussi sur leur toile. Il est jeune et vierge, de tout point semblable à celui dont les petits enfants se conchient. »

Et ayant braqué au centre des quadrilatères déshonorés par des couleurs irrégulières la lance bienfaisante de la machine à peindre, il commit à la direction du monstre mécanique M. Henri Rousseau, artiste peintre décorateur, dit le Douanier, mentionné et médaillé, qui pendant soixante-trois jours, avec beaucoup de soin, maquilla du calme uniforme du chaos la diversité impuissante des grimaces du Magasin National.



  1. Sic. — L’Ile du Rêve, œuvre lyrique de Reynaldo Hahn, paroles de P. Loti, A. Alexandre et G. Hartmann.