Grammaire élémentaire de l’ancien français/Chapitre 8

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Chapitre VIII[modifier]

PROPOSITIONS SUBORDONNÉES[modifier]

Nous traiterons d’abord des propositions complétives et interrogatives, puis des propositions relatives : en second lieu des propositions subordonnées circonstancielles : finales, consécutives, conditionnelles, comparatives, concessives, causales, temporelles.

On trouvera dans l’emploi des modes tantôt des différences importantes avec la syntaxe moderne (propositions complétives, conditionnelles) , tantôt des différences insignifiantes (propositions relatives, finales) . Une grande liberté — qui n’est pas d’ailleurs l’arbitraire, mais qui provient quelquefois d’une conception logique non gênée par des règles étroites — règne dans cette partie de la syntaxe, comme dans celles que nous avons déjà étudiées.

En ce qui concerne l’emploi des modes, la règle générale, conservée par l’usage moderne, est que l’indicatif est de rigueur quand il s’agit d’un fait réel, tandis que le subjonctif s’emploie quand il s’agit d’un fait simplement possible ou douteux.

Ajoutons que le subjonctif, dans les propositions subordonnées — directes ou circonstancielles — est d’un usage plus fréquent dans la langue ancienne que dans la langue moderne (cf. les propositions complétives, conditionnelles, concessives et même temporelles).

Propositions complétives[modifier]

Dans les propositions complétives ou subordonnées directes le verbe peut être, suivant le sens du verbe de la proposition principale, au subjonctif, à l’indicatif ou même à l’infinitif.

A.[modifier]

Après les verbes qui signifient croire, estimer, penser (a. fr. cuidier), sembler, être vis (impersonnel neutre), l’ancienne langue emploie volontiers le subjonctif, pour peu que l’action marquée par le verbe de la proposition subordonnée soit fausse ou simplement douteuse (ce qui est souvent le cas avec sembler, être vis) .

Ex. :

Sire, ce croi-je bien qu’ele soit morte. (Chastelaine de Vergi, 875.)
Sire, je crois bien qu’elle est morte.
Ele... le duc atise
A croire que mout soit irie. (Ibid., 574.)
Elle excite le duc à croire qu’elle est très irritée.
Je cuidoie que plus loiaus me fussiez. (Ibid., 758.)
Je croyais que vous m’étiez plus loyal.
Et cuide que veritéz soit. (Ibid., 648.)
Et il pense que c’est la vérité.

Comme on le voit par ces exemples, il n’est pas nécessaire pour employer le subjonctif que la proposition principale soit négative ou interrogative, comme dans la langue moderne.

Autres exemples :

Ço lor est vis que tiengent[1] Deu medisme. (Alexis, 539.)
Il leur semble qu’ils tiennent Dieu lui-même.
Que il lor sembloit que ele durast trop. (Villehardouin, 197.)
Il leur semblait qu’elle durait trop.

Cette construction avec le subjonctif était encore fréquente au xviie siècle.

Ex. :

La plus belle des deux je crois que ce soit l’autre. (Corneille, Menteur, I, 4.)
Ils pensent que ce soit une sainte en extase. (Balzac.)

Cf. supra : Ço lor est vis qu’il tiengent Dieu medisme.

B.[modifier]

Après les verbes narratifs : dire, raconter, narrer, tesmoigner, etc., le verbe est à l’indicatif, comme dans la langue actuelle. Mais quand ces verbes sont accompagnés d’une négation ou qu’ils sont interrogatifs, le subjonctif est de règle, parce que la négation ou l’interrogation introduisent une nuance de doute.

Ex. :

N’en vanteras... que mi aies tolut. (Rol., 1962.)
Tu ne te vanteras pas que tu me l’aies enlevé.
Ne dites mie je vous aie trahi. (Raoul de Cambrai, 2318.)
Ne dites pas que je vous ai trahi.

Le subjonctif peut même être employé en dehors de ces cas :

Qu’en ai odit parler estranges soldeiers
Que issi grant barnage nen ait nuls reis soz ciel. (Pélerinage, 312.)
Car j’ai entendu raconter à des soldats étrangers qu’aucun roi sous le ciel n’a un aussi grand nombre de chevaliers.

Cf. encore au xviie siècle : Vous diriez qu’il ait l’oreille du prince. (La Bruyère.)

C.[modifier]

Après les verbes marquant un acte de la volonté, c’est-à-dire l’ordre, la défense, le conseil ou la prière, etc. : commander, mander (même sens que commander), dire (idem) ; défendre ; conseiller, loer (même sens) ; prier, etc., on trouve plus souvent le subjonctif que l’infinitif.

Ex. :

Quand Deu del cel li manda par un angele
Qu’il te donast à un comte cataigne. (Rol., 2319.)
Quand Dieu lui manda du Ciel par un ange de te donner à un vaillant comte.
Je vos comant qu’en Sarragoce algez. (Rol., 2673.)
Je vous commande d’aller à Saragosse.
Ki ço vos lodet que cest plait degetons,
Ne li calt, Sire, de quel mort nos morions. (Roi., 226.)
Celui qui vous conseille de rejeter cette convention, peu lui importe, Sire, de quelle mort nous pouvons mourir.
Et ço li prient que d’els aiet mercit. (Alexis, 508.)
Et ils le prient qu’il ait pitié de lui.
Por Deu vos pri que ne seiez fuiant. (Rol., 1516.)
Pour Dieu, je vous prie de ne pas fuir.

Il se produit quelquefois un changement de construction et on trouve l’impératif dans la subordonnée.

Ex. :

Je te requier qu’en guerredon
D’un de ces cierges me fai don. (G. de Coins., 316, 42.)
Je te prie qu’en récompense : fais-moi don d’un de ces cierges.
Jou te conjur... que revien par moi. (Phil. Mousket, 11794.)
Je t’en conjure : reviens par moi.

On rencontre aussi quelquefois, même après que, l’infinitif négatif en fonction d’impératif.

Garde que trop ne te haster. (Chastoiement d’un père, II, 346.)
Garde-toi de trop te hâter.
Mès garde que n’i parler mie. (Athis, 1146.)
Garde-toi de rien dire[2].
D.[modifier]

Après les verbes marquant la crainte ou l’empêchement : criendre, doter, se redoter ; se garder ; ne laissier, etc., le subjonctif est de règle ; l’indicatif se rencontre aussi ; il marque alors l’accomplissement positif d’une action, l’idée d’appréhension étant laissée de côté[3].

Ex. :

Se senz guarde remaint, criem qu’ele seit perdude. (Pélerinage, 322.)
Si elle reste sans garde, je crains qu’elle ne soit perdue.
Jo ne lerroie... Que ne li die. (Rol., 459.)
Je ne laisserais pas de lui dire.
Gardez de nos ne tornez[4] le corage. (Rol., 650.)
Gardez-vous de changer vos sentiments pour nous.

Quant à l’emploi de la négation ne dans la subordonnée, après les verbes marquant la crainte, il est assez libre : à côté de la construction Criem qu’ele seit perdude, on trouve Molt criem que ne t’en perde (Alexis, 60).

E.[modifier]

Après les expressions marquant la douleur, l’étonnement, comme : c’est malheureux que, c’est merveille que, c’est étonnant que, l’ancien français, contrairement à l’usage moderne, emploie le mode indicatif. Ex. :

Co’st grant merveille que li miens cuers tant duret[5]. (Alexis, 445.)
C’est étonnant que mon cœur supporte tant de souffrances.
Co’st grant merveille que pitiét ne t’en prist. (Alexis, 440.)
C’est étonnant que la pitié ne t’ait pas saisi.
Deus ! quel dolor que li Franceis nel sévent ! (Rol., 716.)
Dieu ! quel malheur que les Français ne le sachent pas !
... Mout me mervoil
Que folement vos voi ovrer. (Chr. de Troyes, Ivain, 1599.)
Je m’étonne beaucoup de vous voir agir si follement.
Omission de la conjonction que.[modifier]

Une des particularités de l’ancien français c’est le non-emploi de la conjonction que dans les subordonnées complétives, surtout après une proposition principale négative. Les exemples de cette omission sont innombrables[6].

Ex. :

Ço sent Rolanz la veüe ad perdüe. (Rol., 2297.)
Roland sent qu’il a perdu la vue.
Ne lesserat bataille ne lur dont. (Rol., 859.)
Il ne laissera pas de leur donner bataille.
Carles li Magnes ne puet muer nen plort. (Rol., 841.)
Charlemagne ne peut s’empêcher de pleurer.

L’omission de la conjonction que est surtout fréquente après savoir, être certain, etc.

Ex. :

Ço set hom bien, n’ai cure de manace. (Rol., 293.)
On sait bien que je n’ai cure des menaces. Quelques vers plus haut on trouve d’ailleurs :
Ço set hom bien que je suis tis parastre. (v. 287)
On sait bien que je suis ton parâtre.
Qui que s’en aut[7], sachiez je remandrai. (Aimeri de Narbonne.)
Qui que ce soit qui s’en aille, sachez que je resterai.

Enfin l’ancienne langue pouvait aussi omettre la conjonction que devant une proposition consécutive.

Ex. :

Donc out tel doel, onques mais n’out si grant. (Rol., 2223.)
Alors il eut une telle douleur que jamais il n’en eut d’aussi grande.

Quatre vers plus haut on trouve :

Si grant doel out que mais ne pout ester.
Répétition de la conjonction que.[modifier]

Il n’est pas rare, dans une proposition complétive, que la conjonction que soit répétée après une phrase placée en incise.

Ex. : Sachiez que, si Dieus vueut, que tuit morrons.

Propositions interrogatives indirectes[modifier]

Elles commencent par un pronom interrogatif (qui, nul, etc.), par un adverbe interrogatif (come, coment), ou par une conjonction, en particulier par si. Le mode est l’indicatif, comme dans la syntaxe moderne. Mais on trouve souvent le subjonctif : il correspond dans ce cas à un conditionnel (ou même à un futur) dans la proposition interrogative directe : c’est d’ailleurs la construction latine.

Ex. :

Or ne sai jo que face. (Rol., 1982.)
Je ne sais que faire. (Interrogation directe : que ferai-je ?)
Ne li chalt, Sire, de quel mort nos morions. (Rol., 227.)
Peu lui importe, Sire, de quelle mort nous pouvons mourir.
Ne set liquels d’els mielz lui plaise. (Chr. de Troyes, Erec, 2360.)
Il ne sait lequel d’entre eux lui plaît le plus.
Et ne voi coment ele puisse estre ferme. (Villehardouin, 189.)
Et je ne vois pas comment elle peut être ferme.

L’interrogation avec le verbe à l’infinitif précédé d’un pronom interrogatif est connue de l’ancienne langue.

Ex. :

Ne sai cui entercier. (Alexis, 177.)
Je ne sais qui reconnaître.

Propositions relatives[modifier]

La syntaxe de ces propositions ne présente pas de différences sensibles avec la syntaxe moderne. Ainsi on emploie le subjonctif, comme aujourd’hui, quand le relatif introduit une phrase qui marque un but, une intention.

Ex. :

Enfant nos done qui seit a ton talent. (Alexis, 25.)
Donne-nous un enfant qui soit selon ton désir.

Aujourd’hui cette construction n’est possible qu’après un substantif indéterminé : en ancien français, comme en latin, le substantif pouvait être déterminé.

Quatre homes i tramist arméz
Qui lui alassent decoller. (Saint Léger, 37.)
Il y envoya quatre hommes armés pour aller lui couper le cou.

On trouve, comme dans la syntaxe moderne, le subjonctif après une proposition principale négative ou interrogative.

Ex. :

N’avez baron qui mielz de lui la facet. (Rol., 750.)
Vous n’avez pas de baron qui la forme (l’avant-garde) mieux que lui.

Dans les phrases comme : N’i at celui n’ait poor de sa vie (Aimeri de Narbonne, 1089.), la construction est la même, malgré l’omission du relatif. Cf. supra.


Quand un superlatif sert d’antécédent au pronom relatif, le verbe de la subordonnée est au subjonctif ou à l’indicatif, comme dans la langue moderne, suivant la nuance qu’on veut exprimer. Seulement encore ici la langue du moyen âge a plus de liberté que la langue actuelle.


Les pronoms relatifs indéfinis qui qui, que que, etc., se construisent avec le subjonctif.

Ex. :

Que mort l’abat, qui qu’en plort o qui’n riet. (Rol., 3354.)
Il l’abat mort, qui que ce soit qui en pleure ou qui en rie.
Ambure ocit, qui quel blasmt ne le lot. (Rol., 1589.)
Il les tue tous les deux, quel que soit celui qui le blâme ou le loue.
Qui que·ls rapelt, ja nen retorneront. (Rol., 1912.)
Qui que ce soit qui les rappelle, jamais ils ne retourneront. L’ancien français pouvait introduire un subjonctif optatif dans une proposition subordonnée relative, ce qui est contraire à l’usage moderne.

Ex. :

Paien, cui Dieus maldie !
Païens, que Dieu puisse maudire !
Godefrois, cui ame soit sauvée. (Roman de Bauduin de Sebourc, XXV, 64.)
Godefroy, dont l’âme puisse être sauvée !
Double pronom relatif.[modifier]

Dans la phrase suivante : deux brebis siennes que il dit que je li ay mangies (Ménestrel de Reims, 405.), le premier que sert de régime à mangies, tandis que le second est une conjonction. On sait que cette tournure complexe, mais logique et commode, s’est maintenue jusque dans la langue moderne.

La phrase peut d’ailleurs, par suite d’une confusion entre le pronom relatif et la conjonction, se présenter sous une autre forme.

Ex. :

Ne dirai chose que je cuit qui vous griet. (Chrestien de Troyes, Cligès, 5523.)
Je ne dirai rien que je croie qui puisse vous attrister[8].

Le pronom relatif régime suivi de il (qu’il) est souvent remplacé par qui ; la confusion a été facilitée par le fait que l finale s’étant amuïe de bonne heure, qu’il s’est réduit, dans la prononciation, à qu’i, qui.

Ex. :

... Il faisoit
Totes les choses qui savoit
Qu’a la dame deüssent plaire. (Fabliaux, Méon, I, 174, 9.)
... Celui qui li sanble
Que des autres soit sire et mestre. (Rom. de la Charrette, 4186.)

Propositions finales[modifier]

Elles se construisent, comme aujourd’hui, avec le subjonctif. Elles sont introduites par les conjonctions : que (dont les sens sont assez variés) et ses composés : a fin que (qui ne paraît pas antérieur au xiv s.), pour que, pour ce que (qui pouvait être réduit à pour ce), etc.

Ex. :

A l’altre voiz lor fait altre sonmonse
Que l’ome Deu quiergent[9]. (Alexis, 297.)
La seconde fois que la voix parle, elle leur fait un autre avertissement, pour qu’ils cherchent l’homme de Dieu.
Seez vous ci, bien pres de moi, pour ce que on ne nous oie. (Joinville, 37.)
Asseyez-vous ici, bien près de moi, pour qu’on ne nous entende pas.
Por ce le fist ne fust aparissant. (Rol., 1779.)
Il le fit pour que cela ne parût pas.

Propositions consécutives[modifier]

Elles peuvent marquer un but atteint ou à atteindre. Dans le premier cas, le mode est l’indicatif ; dans le second cas, on emploie le subjonctif ; c’est l’usage moderne. Elles sont introduites par tant que, si que, que, etc. Ex. :

Tant aprist letres que bien en fut guarniz. (Alexis, 34.)
Il apprit tant les lettres qu’il en fut bien orné.
Me colchiez dous deniers que li uns seit sur l’autre. (Pélerinage, 608.)
Placez-moi deux deniers de manière que l’un soit sur l’autre.

La conjonction que est souvent sous-entendue.

Ex. :

Il l’aiment tant ne li faldront nient. (Rol., 397.)
Ils l’aiment tant qu’ils ne lui manqueront pas du tout.

Quand la subordonnée consécutive commence par que nus plus, le verbe est ordinairement omis.

Ex. :

Tant fut biaus varlès que nus plus. (Nouv. fr. du xiiie s., p. 30.)
Ce fut un beau valet comme pas un au monde.
Ainsi s’en va dolans que nus plus. (Enfances Ogier, 2976.)
Il s’en va triste comme pas un.

Propositions conditionnelles[modifier]

L’ancienne langue connaît toutes les formes de la proposition conditionnelle que présente la langue actuelle. Mais grâce à l’emploi de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif, elle possède un plus grand nombre de combinaisons.

Voici d’abord des cas où l’hypothèse, la condition sont indiquées par le verbe à l’imparfait du subjonctif, sans qu’il soit nécessaire de le faire précéder de la conjonction si, se, qui sert à introduire les propositions conditionnelles. Ex. :

Car la tenisse en France e Bertrans si i fusset,
A pis et a martels sereit aconseüde. (Pélerinage, 327.)
Car si je la tenais en France et que Bertrand y fût, à coups de pics et de marteaux elle serait vite démolie.
Quer oüsse un serjant...
Jo l’en fereie franc. (Alexis, 226.)
Si j’avais un serviteur... je le ferais libre.
Fust i li reis, n’i oüssons damage. (Rol., 1102.)
Si le roi y était, nous n’y aurions pas de dommage.

Au vers 1717 de la Chanson de Roland, la même idée est exprimée par la tournure : S’i fust li reis...

On peut considérer ces subjonctifs comme des subjonctifs optatifs ; mais en fait il y a dans la pensée une hypothèse.

Hypothèse marquant la possibilité.[modifier]

Si l’hypothèse le rapporte au futur ou si elle est considérée comme simplement possible, le verbe de la proposition conditionnelle peut se mettre à la plupart des temps de l’indicatif (y compris le futur, à la différence de la langue actuelle) ; le verbe de la principale peut être à l’indicatif ou au conditionnel.

Ce sont les règles de la syntaxe moderne, sauf en ce qui concerne l’emploi du futur dans la proposition conditionnelle. Cet emploi du futur est très rare d’ailleurs et ne se trouve guère que dans des textes traduits du latin.

Ex. :

Se truis Rolland, de mort li doins fidance. (Rol., 914.)
Si je trouve Roland, il peut être sûr de sa mort (mot à mot : je lui donne confiance de mort).

Il est inutile de donner des exemples de toutes les constructions possibles, qui sont nombreuses. Voici un exemple de l’emploi du futur dans la conditionnelle.

Ex. :

Si je monterai el ciel, tu iluec iés ; si je descendrai en enfer, tu iés. (Psautier d’Oxford, 138, 7.)
Si je monte (monterai) au ciel, tu es là ; si je descends en enfer, tu y es présent.

Quelquefois, mais rarement et principalement avec une négation, le verbe de la proposition conditionnelle est au subjonctif présent.

Ex. :

S’en ma mercit ne se colzt[10] a mes piéz,
Et ne guerpisset la lei de chrestiiens,
Jo li toldrai la corone del chief. (Rol., 2682.)
Si en ma merci il ne se couche pas à mes pieds et s’il n’abandonne pas la loi des chrétiens, je lui enlèverai la couronne de la tête.
Mode irréel.[modifier]

Le mode irréel, c’est-à-dire l’hypothèse se rapportant au passé ou à un présent irréalisable, s’exprime de différentes manières.

Le verbe de la proposition conditionnelle est : 1) ordinairement à l’imparfait du subjonctif (ou plus rarement au plus-que-parfait) ; 2) quelquefois, comme dans la langue moderne, à l’imparfait ou au plus-que-parfait de l’indicatif ; 3) plus rarement au conditionnel.

Le verbe de la proposition principale est à l’imparfait ou au plus-que-parfait du subjonctif : très souvent au conditionnel.

  1. Imparfait du subjonctif (ou plus-que-parfait) dans la proposition conditionnelle.

Ex. :

Se vedissons Roland...
Ensemble od lui i donrions granz colps. (Rol., 1804.)
Si nous voyions Roland... ensemble avec lui nous y donnerions de grands coups.
S’i fust li reis, n’i oüssons damage. (Rol., 1717.)
Si le roi y était, nous n’y aurions pas de dommage.
Se·m creïssez, venuz i fust mis sire. (Rol., 1728.)
Si vous m’aviez cru, mon seigneur y serait venu.
S’altre·l desist, ja semblast grant mençonge. (Roi., 1760.)
Si un autre l’avait dit, cela semblerait un grand mensonge.
E s’il volsist, il l’eüst mis a pié. (Cour. de Louis, 1095.)
Et s’il avait voulu, il l’aurait renversé.
Vos l’eüssiez destruit, se vos eüst pleü. (Aye d’Avignon, 3732.)
Vous l’auriez détruit, si cela vous avait plu[11].
  1. Imparfait ou plus-que-parfait de l’indicatif dans la proposition conditionnelle (construction moderne). Cette combinaison n’apparaît guère qu’au xiie siècle ; elle paraît inconnue à la plus ancienne langue.

Ex. :

S’il le saveit, vos seriés vergondé. (Huon de Bordeaux, 4003.)
S’il le savait, vous seriez honni.
S’or vos aloie lor terre abandonner,
Tuit gentil home m’en devroient blasmer. (Raoul de Cambrai, 839.)
Si maintenant j’allais vous abandonner leurs terres, tous les gentilshommes m’en devraient blâmer.
  1. Emploi du conditionnel dans la proposition conditionnelle (construction rare). Ex. :
Se tu ja le porroies a ton cuer rachater,
Volentiers te lairoie arière retorner. (Fierabras, 623.)
Si jamais tu pouvais le racheter avec ton cœur, volontiers je te laisserais revenir en arrière.

Des exemples de cette construction existent encore au xviie siècle[12].

Je meure si je saurois vous dire qui a le moins de jugement. (Malherbe, II, 634.)

Dans ces trois cas, le verbe de la proposition principale est, comme nous l’avons dit plus haut, au conditionnel (présent ou passé), à l’imparfait ou au plus-que-parfait du subjonctif. Il ne semble pas qu’on puisse établir de règle précise au sujet de ces emplois. Notons seulement que la formule la plus courante, quand les deux propositions du mode irréel concernent le présent ou le futur, paraît être : si j’osasseje demandasse (= en fr. mod. : si j’osais, je demanderais) .

Propositions relatives conditionnelles.[modifier]

Nous avons vu plus haut qu’une phrase pouvait être conditionnelle, sans que la conjonction si y fût exprimée. Il en est de même pour les propositions en apparence relatives où qui signifie si on, si quelqu’un. Cf. les exemples à la syntaxe des pronoms relatifs et les exemples suivants.

Ex. :

Qui podreit faire que Rollanz i fust morz
Donc perdreit Charles le dextre bras del cors. (Rol., 996.)
Si on pouvait faire que Roland y fût tué, alors Charles perdrait le bras droit du corps.
Qui donc odist Monjoie escrider,
De vasselage li poüst remembrer. (Rol., 1181.)
Si quelqu’un avait entendu le cri de Montjoie, il aurait eu une idée de ce qu’est le courage.
Liaison des propositions conditionnelles.[modifier]

Quand deux ou plusieurs propositions conditionnelles se suivent, se peut être répété ou sous-entendu.

Ex. :

Se Karlemaines veut et il lui vient a gré. (Fierabras, 5996.)
Si Charlemagne le veut et s’il lui vient à gré.

Ces propositions peuvent aussi être unies par la conjonction que suivie du subjonctif, comme dans la langue actuelle.

Ex. :

Et se Gui vous eschape, que vous ne l’ochiez,
Mal nous arez baillis. (Gui de Nanteuil, 882.)
Et si Gui vous échappe et que vous ne le tuiez pas, vous nous aurez mal commandés.
Et se li jors ne lor faillist,
Que la nuit sitost ne venist,
Molt fussent cil dedenz grevéz. (Roman de Rou, 3401.)
Si le jour ne leur avait pas manqué et que la nuit ne fût pas venue si tôt, ceux de dedans auraient été fort éprouvés.

On remarquera que la conjonction de liaison et, obligatoire dans la langue actuelle, n’est pas nécessaire dans l’ancienne langue.

D’autre part que peut être sous-entendu et le verbe se met au subjonctif.

Ex. :

Se il se muevent et il me soit conté. (Gaydon, v. 668.)
S’ils se révoltent et que cela me soit raconté.

Pour la suppression de la conjonction se après une proposition comparative, cf. infra.

Propositions comparatives[modifier]

Dans les conjonctions de comparaison le second terme n’est pas que, comme dans la langue actuelle, mais la conjonction de comparaison par excellence com : on disait si com, ensi com, tant com, autant com, tel com, etc. ; on a cependant mielz que, plus que, et non mielz com, plus com.

Le mode est l’indicatif, quand il s’agit d’un fait réel ou envisagé comme tel.

Ex. :

Jo vos donrai...
Terres et fieus tant com vos en voldrez. (Rol., 76.)
Je vous donnerai terres et fiefs autant que vous en voudrez.

Le subjonctif apparaît quand la comparaison a un sens hypothétique et conditionnel, surtout après si com, tant com.

Ex. :

Si com vos place. (Vie de S. Thomas, 3466.)
Autant qu’il puisse vous plaire, qu’il vous plaira.
Tant corne je tienge : autant que je puisse tenir (Aliscans, 6290.)

Il arrive quelquefois que le second membre de la comparaison renferme un verbe à l’imparfait du subjonctif, qui correspond à un conditionnel.

Ex. :

Il s’entresloignent plus qu’uns ars ne traisist. (Cour. de Louis, 2537.)
Ils s’éloignent l’un de l’autre de plus de la portée d’un arc (mot à mot : plus qu’un arc n’aurait tiré).

Dans des phrases comme les suivantes : Mielz vueil morir que je ne l’alge ocidre (Rol., i485) : j’aime mieux mourir plutôt que de ne pas aller le tuer ; mielz vueil morir que ja fuiet de champ (Ibid., 2738) : j’aime mieux mourir plutôt que de ne pas aller le tuer ; mielz vueil morir que ja fuiet de champ (Ibid., 2738) : j’aime mieux mourir plutôt que de ne pas le voir quitter le champ de bataille, le subjonctif n’est pas amené par la locution mieux que, mais par le verbe de la proposition principale sous-entendu devant la subordonnée : je veux plutôt mourir que je ne veux que j’aille le tuer.

Comme dans les propositions complétives, la conjonction que peut être omise, mais plus rarement, dans les propositions comparatives.

Ex. :

Miex vodroie estre a cheval traïnée
De vostre corps fusse jamais privée (Girard de Viane, Tarbé, 40.)
J’aimerais mieux être traînée par un cheval plutôt que d’être privée de vous.

Dans la locution pas plus que si, l’ancien français peut supprimer si ; le verbe de la subordonnée, au subjonctif imparfait, équivaut alors à une proposition conditionnelle sans conjonction ; cf. supra.

Ex. :

Ne·t conoisseie plus c’onques net vedisse. (Alexis, 435.)
Je ne te connaissais pas plus que si je ne t’avais jamais vu.

Au lieu de que dans le second terme de la comparaison on trouve souvent que ce que.

Ex. : Ele ameroit mieus que il fust mors que ce que il feïst un pechié mortel. (Joinville, 7.)

Ce peut être supprimé et on a alors : que que.

Ex. : Je ameroie mieus que uns Escoz venist d’Escosse... que que (= plutôt que) tu le gouvernasses mal (Joinville, 21.)

Propositions concessives[modifier]

Les propositions concessives se rapprochent par le sens des propositions conditionnelles. Elles peuvent n’être accompagnées d’aucune conjonction dans l’ancienne langue, surtout dans des formules marquant l’alternative, comme : vueillet o non, qu’il veuille ou non, qui sont des propositions concessives elliptiques[13].

Ex. :

Vueillet o non, remés i est a piét. (Rol., 2168.)
Qu’il veuille ou non, il est resté à pied.
Vousist ou non, l’a deuz piéz reculé. (Aliscans, 6271.)
Qu’il voulût ou non, il l’a fait reculer de deux pieds.

Une autre forme de proposition concessive peut commencer par tout (aujourd’hui tout... que avec un adjectif seulement) construit avec le subjonctif sans que[14].

Tout ait Dieus faites les choses,
Au mains ne fist il pas le nom. (Rom. de la Rose, 7829.)
Quoique Dieu ait créé les choses, du moins il ne fit pas le nom.
Tout soiez joenes, si estes vous ja tes
Que vous devez par droit estre honourés. (Enf. Ogier, 7251.)
Quoique vous soyez jeune, vous êtes cependant tel que vous devez par droit être honoré.

Les propositions concessives ou restrictives sont introduites ordinairement par des locutions conjonctives composées avec que, comme : jaçoit[15] que, quoi que, que que[16], quel que, quand (plus tard quand même), pour... que (dans pour grand que), combien que, non obstant que, etc. Le mode est le subjonctif, sauf avec quand, quand même, qui se construisent avec le conditionnel.

Ex. :

Ja soit ce que il Nostre Seignor cultivassent, a ces ydles servirent. (Quatre livres des Rois, IV, 404.)
Quoiqu’ils pratiquassent le culte de Notre Seigneur, ils servirent ces idoles.

Même en dehors des cas cités plus haut, il peut arriver qu’une phrase renfermant un verbe au subjonctif sans conjonction ait, en ancien français, un sens concessif ou restrictif, comme dans les formules modernes : fût-ce le roi lui-même ; fût-il la valeur même,... Il verra ce que c’est que de n’obéir pas (Corneille, Cid, v. 568.).

La construction de pour avec un adjectif (pour grand que) a amené une construction analogue avec un substantif.

Ex. : Pour proesce que il eüst ; pour meschief qui avenist au cors ; on pouvait dire aussi avec par ; par pooir que nous ayons[17] ; mais cette formule est plus rare.

Comme on le voit, les propositions concessives ou restrictives — dont les nuances sont des plus variées — pouvaient être énoncées sans l’aide d’une conjonction, mais au mode subjonctif[18] ; d’autre part les principales conjonctions concessives de la langue actuelle comme bien que, quoique (malgré que) étaient inconnues ou peu usitées dans l’ancienne langue[19].

Propositions causales[modifier]

Elles sont introduites par les conjonctions suivantes : que, quant (puisque), puisque, por o que, por ço que, de ço que, etc. Le mode employé est l’indicatif.

Ex. :

Ne l’amerai por ço qu’est ses compaing. (Rol., 285.)
Je ne l’aimerai pas, parce qu’il est son compagnon.
Puis que·l comant, aler vos en estuet. (Rol., 318.)
Puisque je l’ordonne, il faut vous en aller.
Volentiers, dist le cuens, quant vos le comandez. (Pélerinage, 554.)
Volontiers, dit le comte, puisque vous le commandez.

Dans l’expression de la fausse cause, non que, non pas que se construit avec le subjonctif, comme dans la syntaxe moderne.

Propositions temporelles[modifier]

Les propositions temporelles sont introduites par diverses conjonctions de temps comme : quant, comme (sens temporel, équivalent de quant) ; l’ore que (lorsque), dementre que (pendant que), tant com (tant que), que... que, marquant la durée ; ainz que, avant que, puis que, après que ; tresque, entro que, jusque, etc.


Le mode est l’indicatif, comme dans la syntaxe moderne, quand on veut parler d’un fait réel.

Ex. :

Ensemble furent jusque a Deu s’en ralèrent. (Alexis, 603.)
Ils furent ensemble jusqu’à ce qu’ils s’en allèrent de nouveau vers Dieu.
La nuit demorent tresque vint al jorn cler. (Rol., 162.)
Ils attendent, la nuit, jusqu’à ce que vint le jour clair.
Que qu’ele se demente einsi,
Uns chevaliers del bois issi. (Chrestien de Troyes, Erec, 2795.)
Pendant qu’elle se « démente » ainsi, un chevalier sortit du bois.

Le subjonctif marquant un fait hypothétique, qui n’existe pas encore, se rencontre surtout après : jusque (= jusqu’à ce que), ainz que, tant com, tant que, etc.

Ex. :

Ainz que seiez chalciéz, le matin li dirai. (Pélerinage, 517.)
Avant que vous soyez habillés, le matin je lui dirai.
Jo vo defent que n’i adeist nuls hom
Jusque Deus vueillet. (Rol., 2439.)
Je défends que personne n’y touche, jusqu’à ce que Dieu le veuille.
Ço n’iert, dist Guenes, tant com vivet ses niés. (Rol., 544.)
Ce ne sera, dit Ganelon, tant que vivra son neveu.
Tant com el vive. (Chastelaine de Vergi, 552.)
Aussi longtemps qu’il vivra. Comme au sens de lorsque s’est construit souvent avec l’imparfait ou le plus-que-parfait du subjonctif ; mais on trouve aussi l’indicatif (Rol., 1643, 2917.). C’est surtout au xvie siècle que cette construction avec le subjonctif est fréquente et on en trouve encore quelques exemples au début du xviie siècle. Il y a eu peut-être là une influence de la syntaxe latine, surtout aux xvi et xviie siècles.

Ex. :

Comme ils eüssent soupé et qu’il y avoit largement gens. (Commynes, I, 5.)
Comme ils le priassent de vouloir escrire des loix. (Amyot, Lucullus.)
Comme quelques-uns le priassent de se retirer. (Malherbe, IV, 208[20].)
  1. Subj. prés., 3e p. pl., de tenir.
  2. Étienne, Essai de grammaire de l’a. fr., § 400.
  3. Cf. pour le xviie siècle, Haase, § 77.
  4. Subj. prés. et non indicatif.
  5. Le subj. présent 3e p. sg. serait durt.
  6. Cf. supra, l’omission de qui dans les propositions relatives.
  7. Subj. prés., 3e p. sg., du verbe aler ; aut = alt, avec vocalisation de l.
  8. Voir de nombreux exemples dans Tobler, Vermischte Beitraege, I (1ere éd.), p. 104, sq.
  9. Présent du subjonctif de quérir
  10. Subj. prés de colchier.
  11. L’emploi de deux plus-que-parfaits du subjonctif est assez rare. Brunot, Histoire de la langue française, I, 255.
  12. Haase, Syntaxe française du xviie siècle, § 66, C.
  13. Cf. l’expression moderne soit que... soit que, qui est aussi une proposition concessive elliptique.
  14. Cf. Tobler, Vermischte Beitraege, I (1ere éd.), p. 70.
  15. Cette locution est elle-même une proposition concessive elliptique : ja ce soit que. On trouve aussi, mais plus rarement : ja fust que. Jaçoit que se rencontre encore quelquefois au xviie siècle, par exemple dans Bossuet.
  16. Que... que, quoi... qui peuvent avoir aussi un sens temporel :
    Que qu’ele se demente einsi,
    Uns chevaliers del bois issi. (Chr. de Troyes, Erec, 3795.)
    Pendant qu’elle se « démente » ainsi, un chevalier sortit du bois.
    Kanque, quant que peuvent avoir aussi le même sens.
  17. Exemples tirés de Villehardouin.
  18. Tant soit peu est une proposition concessive : on trouve dans l’ancienne langue que poi que soit : quelque peu que ce soit.
  19. Au xviie siècle bien que, quoique, malgré que, encore que, se construisent souvent avec l’indicatif ; mais cette construction n’est pas conforme à celle de l’ancienne langue, quoi qu’en dise Haase (Synt. fr., § 83), car la plupart de ces conjonctions ou locutions conjonctives y étaient inconnues.
  20. Cf. Brunot, Gram. hist., § 416 ; Hasse, Synt. fr., § 82 B.