Grammaire élémentaire de l’ancien français/Chapitre 9

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Chapitre IX[modifier]

CONJONCTIONS, ADVERBES, PRÉPOSITIONS, ORDRE DES MOTS.
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Conjonctions[modifier]

La syntaxe des conjonctions se rattache étroitement à l’étude des propositions subordonnées et se confond en partie avec elle ; nous renvoyons donc à cette étude. On se reportera à la Morphologie pour les formes des diverses conjonctions et leur origine. Nous ne parlerons ici que de quelques points qui n’ont pas été traités dans l’étude des propositions subordonnées.

Omission de que.[modifier]

On a vu plus haut que la conjonction que pouvait être omise devant le subjonctif dans une proposition indépendante, devant une proposition complétive ou consécutive et dans quelques autres cas.

Emploi de que.[modifier]

La conjonction que est par excellence la conjonction usitée dans les langues romanes et en particulier en français. Son domaine s’est restreint dans la langue moderne ; au moyen âge elle suffisait a elle seule — sans l’adjonction d’autres éléments — à désigner des rapports assez divers ; elle pouvait même remplacer devant les propositions subordonnées la plupart des autres conjonctions.

Que peut avoir le sens de afin que.

Ex. :

El camp estez, que ne seiom vencu. (Rol., 1046.)
Restez sur le champ de bataille pour que nous ne soyons pas vaincus.

Que peut signifier si bien que, de sorte que ou pour que.

Ex. :

Charles se dort qu’il ne s’esveillet mie. (Rol., 724.)
Charles dort si bien qu’il ne s’éveille pas.
Com fus si os que me saisis ? (Ibid., 2293.)
Comment as-tu été si osé pour me saisir ?

Que peut encore signifier autant que, pour autant que, comme dans les expressions que je sache, que je puisse (= autant que je sache, autant que je puisse).

Que a souvent un sens explicatif et peut se traduire par car.

Ex. :

Nicolete laisse ester, que c’est une caitive qui fu amenée d’estrange terre. (Aucassin, II, 27.)
Laisse Nicolette, car c’est une pauvre fille qui fut amenée d’une terre étrangère.

Lorsque plusieurs propositions subordonnées, qui devraient commencer par que, se suivent, que peut n’être exprimé que devant la première : il en est de même de quant et de se (= si) .

Ex. :

Manderent que li emperere Alexis s’en ere foïz et si avoient relevé a empereor l’empereor Kyrsac. (Villehardouin.)
Ils mandèrent que l’empereur Alexis s’était enfui et qu’ils avaient rétabli pour empereur Isaac.
Se trestuit cil qui sont en paradis ierent présent et chascuns fust garnis...
Si tous ceux qui sont en paradis étaient présents et que chacun fût pourvu.

Mais si l’ancien français avait la liberté de ne pas répéter la conjonction, il pouvait aussi, comme la langue moderne, remplacer par que la plupart des autres conjonctions, quand celles-ci auraient dû être répétées devant une ou plusieurs propositions subordonnées formant une même phrase. Cf. des exemples de cet emploi supra, aux propositions hypothétiques.

Pour les emplois et les sens de que dans les propositions comparatives, cf. supra.

Puisque, conformément à son étymologie (post quod, ou mieux post quid, pour postquam) a le sens temporel (après que) aussi bien que le sens causal.

Ex. :

Puisque il est sur son cheval montét. (Rol., 896.)
Après qu’il est monté sur son cheval.
Puisque·l comant, aler vos en estuet. (Rol., 318.)
Puisque je le commande, il faut vous en aller.

Conjonctions de coordination[modifier]

Emploi de si.[modifier]

La conjonction si (lat. sic) peut s’employer pour et : cet emploi est très fréquent[1]. On trouve aussi si renforçant et : et si.

Si a quelquefois le sens adversatif (= mais, et pourtant, et cependant) ; très souvent aussi il est employé explétivement et peut être négligé dans la traduction.

Ex, :

Enceis nel vit, si·l conut veirement. (Rol., 1639.)
Il ne l’avait jamais vu, mais il le reconnut bien.
Il est mes filz e si tendrat mes marches. (Rol., 3716.)
Il est mon fils et il tiendra mes marches (frontières).

L’emploi de si avec un sens adversatif s’est conservé jusqu’au xviie siècle dans des expressions comme : si faut-il, et si (= et pourtant). Cf. de nombreux exemples dans Haase, Synt. fr., § 141.

Souvent si devant une principale sert simplement à rappeler une circonstancielle qui précède.

Ex. :

Quant li Sarrazin les virent, si nos laissièrent. (Joinville, 227.)
Emploi de ne (ni).[modifier]

Pour peu qu’une phrase disjonctive ait un sens dubitatif, ne peut remplacer ou comme copule de liaison. Cela tient à ce que ne (ni) disjonctif n’a pas un sens nettement négatif et qu’il doit être précédé d’une négation pour avoir ce sens[2].

Ex. :

Se galerne ist de mer, bise ne altre venz. (Pélerinage.)
Si la galerne (vent), bise ou autre vent s’élève de la mer.
Se tu dois prendre, beaus fiz, de faus loiers,
Ne desmesure lever ne esaucier...
Ne oir enfant retolir le sien fié,
Ne veve feme tolir quatre deniers,
Ceste corone, de Jesu, la te vié. (Cour. de Louis.)
Beau fils, si tu dois prendre des salaires indus, favoriser ou protéger l’orgueil, ou ravir son fief à un enfant orphelin, ou enlever à une femme veuve ses quatre deniers, cette couronne, au nom de Jésus, je te défends d’y toucher.
Dictes-moi où, n’en quel païs
Est Flora, la belle Romaine,
Archipiada ne Thaïs ? (Villon, Ballade des dames du temps jadis.)

Adverbes[modifier]

L’étude des adverbes présente peu d’intérêt au point de vue syntaxique. On peut étudier en effet leur origine et leur étymologie, comme nous l’avons fait dans la Morphologie, les variations de sens (ce qui est du domaine du lexique et de l’histoire des mots) ou enfin leur place dans la proposition. À ce dernier point de vue on peut les étudier dans la partie de la syntaxe qui traite de l’ordre des mots ; mais là encore leur étude n’offre ni intérêt ni difficultés : aussi nous nous bornerons ici à quelques observations syntaxiques, renvoyant pour le reste à la Morphologie.

Mar, buer.[modifier]

Parmi les adverbes dont l’emploi est spécial à l’ancienne langue il faut citer mar ou mare et buer, d’un emploi très fréquent, surtout le premier. Mar (du latin mala hora) signifie : pour le malheur, malheureusement ; buer (de bona hora) signifie le contraire.

Ex. :

Tant mare fustes, ber ! (Rol., 350.)
C’est pour votre malheur que vous y fûtes, baron.
Ja mar crerez Marsilie. (Rol., 196.)
Vous aurez bien tort de croire Marsilie.
Carles li Magnes mar vos laissat as porz. (Rol., 1949.)
C’est pour votre malheur que Charlemagne vous laissa aux ports (passages des Pyrénées).

Exemples de buer.

Ta lasse medre si la reconfortasses
Qui sist[3] dolente ! Chiers filz, buer i alasses ! (Alexis, 450.)
Ta pauvre mère, qui est si dolente, tu l’aurais réconfortée. Cher fils, quel bonheur si tu y étais allé !
Buer creümes ier vostre los. (Chr. de Troyes, Erec, 1226.)
Nous eûmes bien raison hier de croire votre conseil.
Dame ! certes buer fustes née ! (Erec, 3403.)
Dame, certes vous êtes née sous une bonne étoile.
Dont.[modifier]

Dont, adverbe d’interrogation, signifie, conformément à son étymologie (de unde), d’où, et s’emploie avec ce sens.

Ex. :

Dont venez-vous ? D’où venez-vous ?
El regne dont tu fus. (Rol., 1961.)
Au royaume d’où tu étais originaire.
Si ne sai dont vos est venue
Tel pensée... (Chast. de Vergi, 164.)
Je ne sais d’où vous est venue telle pensée.

On trouve encore dans Rabelais : Dont es-tu ? Dont viens-tu ? Cet emploi est d’ailleurs encore connu au xviie siècle[4].

Pour l’emploi des adverbes , y, en en fonction de pronoms, cf. supra.

Pour l’emploi de en avec les verbes, cf. supra, et Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes, III, § 477.

Adverbes de négation[modifier]

La négation est exprimée dans la plus ancienne langue par la négation simple nen[5] (lat. non) devant une voyelle[6], ne devant une voyelle[7], ne devant une consonne, sans adjonction d’un autre mot.

Cet emploi s’est maintenu, dans des cas assez nombreux, jusqu’au xviie siècle ; cf. Haase, Synt. fr., § 100.

Ex. :

Nen ont poor. (Rol., 828.)
Ils n’ont pas peur.
Jo nen ai ost qui bataille li donget. (Rol., 18.)
Je n’ai pas d’armée pour lui livrer bataille.

La négation composée (ne... pas, ne... point, ne... mie) apparaît çà et là dans la Chanson de Roland, tandis qu’on n’en trouve pas de traces dans les textes antérieurs[8].

Au xiie siècle, la négation composée devient de plus en plus fréquente.

En moyen français les mots pas et point, qui accompagnent la négation, finissent par prendre un sens négatif qu’ils n’avaient pas d’abord ; ils peuvent s’employer seuls, surtout dans des phrases interrogatives ; cet emploi a survécu au moyen français et se retrouve souvent au xviie siècle : Fit-il pas mieux que de se plaindre ? (La Fontaine). Avais-je pas raison ? (Id., VI, 10). Tous les jours sont-ils pas à Dieu ? (Bossuet). Cet emploi a lieu surtout, au xviie siècle, dans les interrogations directes[9].

Prépositions[modifier]

L’étude des prépositions relève, pour ce qui est des changements de sens, du lexique historique, et non de la syntaxe. Nous traiterons cependant ici de quelques-unes des principales prépositions, parce que les variations de leur usage touchent de près à l’histoire de la langue et à la syntaxe proprement dite.

A[modifier]

C’est une des prépositions dont les sens étaient les plus variés dans l’ancienne langue.

A paraît avoir hérité des sens des prépositions latines ad (vers), ab (par, avec), apud (auprès de).

Pour son omission devant un régime indirect ; pour son emploi devant un infinitif ; pour marquer la possession, la parenté ; devant un substantif attribut ; emploi de a après un verbe passif : cf. supra.


A marque, comme dans la langue moderne, le lieu où l’on va et le lieu ou l’on est. Dans le premier cas, l’emploi de a était plus libre dans l’ancienne langue que dans la moderne. On disait aler a Paris, mais aussi chevaucher a une autre cité, entrer au royaume d’Angleterre.

Ex. :

Angele del ciel i descendent a lui. (Rol., 2374.)
Des anges du ciel descendent vers lui.

L’emploi de a, dans ce sens, s’est un peu restreint dans la langue moderne au profit de vers, dans, en. Mais on trouve encore au xviie siècle des exemples comme les suivants[10] :

Je méditais ma fuite aux terres étrangères. (Racine.)
L’un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port allant à l’Amérique. (La Fontaine, Fables, XI, 8.) A sert souvent à marquer le temps, l’époque, avec ou sans idée de durée.

Ex. :

A cel jour : ce jour là.
Vos le sivrez a feste Saint Michel. (Rol., 37.)
Vous le suivrez à la fête Saint Michel.
Ne l’amerai a trestot mon vivant. (Rol., 323.)
Je ne l’aimerai de toute ma vie.
Metez le siege a tote vostre vie. (Rol., 212.)
Mettez-y le siège pendant toute votre vie.
Il porterent viande a nuef mois. (Villehardouin, 21.)
Ils portèrent de la nourriture pour neuf mois.

A marque très souvent le moyen, l’accompagnement, la manière et peut se traduire par avec.

Ex. :

A l’une main si ad son pis batut. (Rol., 2868.)
Avec une de ses mains il a frappé sa poitrine.
L’olifant sone a dolor et a peine. (Rol., 1787.)
Il sonne l’olifant avec douleur et avec peine.
Ad ambes mains deront sa barbe blanche. (Alexis, 78 b.)
Avec ses deux mains il déchire sa barbe blanche.
A pou de gent repère en la citét. (Aimeri de Narbonne, 1989.)
Avec peu de gens il revient dans la cité.
Passa la mer a son seignor. (Benoit de Sainte-Maure, 38495.)
Il passa la mer avec son seigneur.

On trouve avec le même sens la locution composée a tout (= avec).

Li cuens Tybaus de Champaigne... vint servir le roi a tout trois cens chevaliers (= avec trois cents chevaliers).

A a aussi un sens distributif.

Ex. :

Muerent paien a miliers et a cenz. (Rol., 1417.)
Les païens meurent par milliers et par centaines.

Avant, devant[modifier]

Avant était surtout adverbe dans la langue du moyen âge. Il l’est constamment dans la Chanson de Roland. En moyen français l’usage de avant préposition se développe et triomphe à partir du xvie siècle.


Devant était adverbe et préposition : il s’employait comme préposition, dans l’ancienne langue, là où nous mettrions avant. Ex. : Devant le jour, avant le jour.

Au xviie siècle, ces deux prépositions ne se distinguent pas encore d’une manière précise ; les conjonctions avant que et devant que sont en concurrence, mais, malgré les préférences de Vaugelas pour cette dernière, avant que l’emporte[11].

De[modifier]

De présente, comme à, une très grande variété de sens. Cette préposition marque primitivement la séparation ; mais, au figuré, les sens sont très divers.

Pour l’omission de de devant un complément possessif ; de devant un infinitif ; de précédant un sujet logique ; de après un comparatif ; de après un participe passé ; après un adjectif (ma lasse d’ame) : cf. supra.

De peut signifier de la part de, au nom de.

Ex. :

Et l’arcevesques, de Deu, les beneïst. (Rol., 1137.)
Et l’archevêque, au nom de Dieu, les bénit.
Ceste corone, de Jesu, la te vié. (Cour. de Louis.)
Cette couronne, au nom de Jésus, je te défends d’y toucher.
Salvéz seiez de Mahom ! (Rol., 416.)
Soyez sauvé, au nom de Mahomet !

De peut désigner l’instrument, le moyen, la manière et la matière : voici des exemples des deux premiers cas, les deux derniers étant : conformes à la syntaxe moderne.

Ex. :

Molt larges terres de vos avrai conquises. (Rol., 2352.)
J’aurai conquis par vous de bien grandes terres.
De saint batesme l’ont fait regenerer. (Alexis, 29.)
Avec le saint baptême ils l’ont régénéré.

Pour le de partitif, cf. l’article partitif. C’est au de partitif que se rattachent des exemples comme le suivant : avez veü de ces ribaus ? (= avez-vous vu ces ribauds ?) (Joinville, 237.) On trouve des tournures semblables avec veoir et ouir.


De signifiant au sujet de, touchant, concernant, s’emploie dans les mêmes cas que dans la langue moderne ; mais son emploi est bien plus étendu. Il est impossible d’énumérer toutes ces nuances de sens, qui varient suivant le contexte.

Il semble cependant qu’on puisse rattacher à ce sens l’emploi de de exclamatif.

Ex. :

O chiers amis, de ta jovente bele ! (Alexis, 476.)
Ô cher ami, quel regret de ta belle jeunesse !
Fils Alexis, de ta dolente medre ! (Ibid., 396.)
Fils Alexis, que ta mère est malheureuse !
Deus, que ferai ? Lasse, cheitive !
Del melhor chevalier qui vive,
Del plus franc et del plus jantil ! (Chr. de Troyes, Erec, 4347.)
Dieu, que ferai-je ? Pauvre malheureuse ! Le meilleur chevalier qui vive, le plus noble et le plus gentil !

De marquant l’éloignement et la séparation peut signifier, avec certains verbes, contre.

Ex. :

Que nos aidiez de Rollant le baron. (Rol., 623.)
Que vous nous aidiez contre (à nous délivrer de) Roland le baron.
Mais que de Sarrazins et paiiens nos guardez. (Pélerinage, 224.)
Pourvu que vous nous gardiez des Sarrasins et des païens, que vous nous protégiez contre eux.

De suivi d’une indication de temps s’emploie dans de nombreux cas où nous mettrions depuis. On disait : de tant (depuis tant de temps), de pièce, de grant pièce (depuis longtemps).


De suivi d’un adjectif neutre a servi à former des locutions adverbiales : de nouveau. Cet emploi était plus étendu dans l’ancienne langue que dans la moderne : de fi, de certain (= sûrement), del tot (complètement) ; cf. les expressions analogues de rien, de neient (= en rien), etc.

En[modifier]

En provient du latin in, qui signifiait dans et sur : ces deux sens existaient dans l’ancienne langue, qui disait : se dresser en piez, estre pendu en crois, estre assis en cheval (lat. in equo sedere), monter en cheval, etc.

Ex. :

Ja mais en teste ne portera corone. (Rol., 930.)
Jamais sur la tête il ne portera la couronne.
Seanz en deus chaiéres, lez a lez. (Villehardouin, 216.)
Assis sur deux chaises, côte à côte. En s’employait ordinairement devant un nom de ville ; en Londres, en Rome la citét, en Saragoce, etc. Cet emploi a persisté jusqu’au xviie siècle : en Jérusalem, en Damas, en Florence, surtout devant des noms de ville commençant par une voyelle : en Alger, en Avignon[12].

Pour l’emploi de en devant un infinitif et un gérondif, cf. supra.

De en il faut rapprocher la double préposition enz en < intus in, qui disparaît d’ailleurs dès le xiiexiiie siècle.

On sait que en le a donné el, plus tard ou, et que en les est devenu ès. Cette dernière forme a survécu jusqu’au xvie siècle ; es était encore vivant au xviie[13].

Ex. :

Il tombe ès mains d’un autre ennemi. (Malherbe, II, 11.)
Votre trône, ô grand Dieu, est établi ès siècles des siècles. (Bossuet, Serm. pour la Circoncision[14].)

Par[modifier]

Par signifie primitivement à travers, qu’il s’agisse du temps ou de l’espace. Voici quelques exemples du premier emploi dans l’ancienne langue.

Ex. :

Par deus anz l’a il ja eü. (Chr. de Troyes, Erec, 595.)
Il l’a eu pendant deux ans.
Ensi dura cil asalz bien par cinq jors. (Villehardouin, 85.)
Ainsi dura cet assaut pendant cinq jours.

Par peut marquer le moment, l’époque.

Ex. :

Li emperedre est par matin levéz. (Rol., 163.)
L’empereur est levé de bon matin.

Par signifie, comme aujourd’hui d’ailleurs, au nom de.

Ex. :

Par mon chief, ço dist Charles, orendreit le·m direz. (Pélerinage, 41.)
Par ma tête, dit Charles, vous me le direz tout de suite.

Par peut avoir le sens distributif.

Ex. :

Par un et un i at pris les barons. (Rol., 2190.)
Un par un il a pris les barons.

Il peut se traduire souvent par avec, surtout devant des noms abstraits.

Ex. :

Serai ses hom par amor et par feid. (Rol., 86.)
Je serai son vassal, avec amour et fidélité.
Puis si chevalchent, Deus, par si grant fiertét ! (Rol., 1183.)
Puis ils chevauchent, Dieu, avec quelle fierté !
Plorent... por lor parenz par cuer et par amor. (Rol., 1447.)
Ils pleurent pour leurs parents avec cœur et amour.

Par pouvait être précédé de la préposition de, marquant le point de départ, l’origine ; d’où la préposition composée de par, confondue dans l’orthographe avec de part, qui viendrait de de parte. En réalité il faut écrire de par. Ex. :

Vos lui dites de par moi. (Chr. de Troyes, Chevalier au Lyon, 4286.)
Dites-lui de ma part, en mon nom.
De par le roi. (Raoul de Cambrai, 167.)
Au nom du roi.

Par suivi d’un nom ou d’un adjectif servait à former quelques locutions usuelles, dont voici les principales : par nom de (= au risque de).

Ex. :

Par nom d’ocidre j’enveierai le mien. (Rol., 43.)
Au risque de le perdre, j’y enverrai mon fils.

Par som = au sommet de, au-dessus de.

Ex. :

Par som les puis. (Rol., 714.)
Au sommet des puys.
Josque par som le ventre. (Rol., 3922.)
Jusqu’au-dessus du ventre.

C’est à des formations de ce genre que se rattache la préposition par mi, plus tard parmi.

Quant à par servant à former un superlatif, en particulier avec les verbes être et avoir, il se rattache aux adverbes ; cf. supra.


Par peut s’employer devant un infinitif. Cf. encore aujourd’hui : il finit par dire, il commença par protester ; ce n’est d’ailleurs qu’avec ces deux verbes que par est encore employé devant l’infinitif.

Pour[modifier]

Pour peut signifier à cause de, pris en mauvaise part, c’est-à-dire en somme malgré.

Ex. :

N’en descendrat por malveises noveles. (Rol., 810.)
Il ne descendra pas, si mauvaises que soient les nouvelles. Por est surtout employé avec ce sens devant un infinitif.

Ex. :

Ja por morir le champ ne guerpiront. (Rol., 1909.)
Jamais, dussent-ils y mourir, ils n’abandonneront le champ de bataille.
Ne vos faudrons por estre desmembré. (Aimeri de Narbonne, 856.)
Nous ne vous faillirons pas, dussions-nous être démembrés.
N’alast avant por les membres trenchier. (Cour. de Louis.)
Il ne serait pas allé en avant, même si on lui avait tranché les membres.

Au sujet de pour employé dans des propositions concessives, cf. supra.


Pour marquant la cause, le but, a servi à former les locutions conjonctives : por o que, por so que, plus tard pource que, remplacé définitivement au xviie siècle par la conjonction parce que.


Por poi, por poi que peuvent se traduire par : il s’en faut de peu que.

Ex. :

Por poi d’ire ne fent. (Rol., 304.)
Il s’en faut de peu qu’il ne crève de colère.
Por poi que n’est desvéz. (Rol., 2789.)
Peu s’en faut qu’il ne devienne fou.

Ordre des mots[modifier]

L’ordre des mots était beaucoup plus libre dans l’ancienne langue que dans la langue moderne. L’existence des cas favorisait les inversions, comme on peut le voir par le début de la Cantilène de Sainte Eulalie.


Buona pulcela fut Eulalia ;
Bels avret cors, bellezour anima ;
Voldrent la veintre li Deo inimi.

Bonne jeune fille fut Eulalie — Beau elle eut le corps, plus belle l’âme — Voulurent la vaincre les Dieu-ennemis.

La liberté dans l’ordre des mots n’est pas d’ailleurs le pur arbitraire : souvent l’ordre pathétique l’emporte sur l’ordre dit logique, comme il arrive dans les langues qui n’ont pas encore fixé par des règles trop rigoureuses l’ordre de leurs éléments. Nous ne pouvons donner ici que quelques indications sommaires, le sujet étant trop vaste et les « règles » n’étant pas nettement établies.

Plus que dans la syntaxe proprement dite il y a dans ce domaine des usages, tendances ou habitudes plutôt que des règles.

Place des substantifs sujets et compléments.[modifier]

Grâce à la distinction du cas-sujet et du cas-régime, il n’est pas rare de rencontrer le régime direct avant le verbe et le sujet après, ou bien le régime en même temps que le sujet devant le verbe, ou d’autres combinaisons.

Le régime indirect pouvait aussi précéder le sujet et le verbe, et ce sans préposition, comme on l’a vu plus haut. Voici quelques exemples de ces combinaisons, mais elles sont beaucoup plus nombreuses.

Ex. :

Halt sont li pui et molt halt sont li arbre. (Roi., 2271.)
Les puys sont hauts et très hauts sont les arbres.
Ço sent Rollanz la veüe at perdue...
Croist li aciers... et dist li quens. (Rol., 2297.)
Roland sent qu’il a perdu la vue... l’acier grince... le comte dit.
Rollant saisit et son cors et ses armes. (Rol., 2280.)
Il saisit Roland (cas-régime) et son corps et ses armes.
L’altre meitiet avrat Rollanz sis niés. (Rol., 473.)
L’autre moitié, Roland, son neveu, l’aura.
L’anme del Comte portent en Paradis. (Rol., 2396.)
Ils portent en Paradis l’âme du comte.
Karles se dort com home travaillét,
Saint Gabriel li at Deus enveiét,
L’empereor li comandet a garder. (Rol., 2525.)
Charlemagne dort comme un homme fatigué ; Dieu lui a envoyé Saint Gabriel ; il lui commande de veiller sur l’empereur.
Ne hoir enfant retolir le sien fié. (Cour. de Louis.)
Ne pas enlever son fief à un enfant orphelin.
Sujet après le verbe.[modifier]

Dans les propositions optatives le sujet suit ordinairement le verbe.

Ex. :

Dehait ait li plus lenz ! (Rol., 1938.)
Malheur au plus lent !

Cf. encore, dans la langue moderne : Fasse le ciel ! Puissé-je ! Puisse-t-il ! Périssent les colonies !

Même en dehors de ce cas, le sujet se place après le verbe bien plus souvent que dans la langue moderne, non seulement dans les propositions principales, mais aussi dans les subordonnées.

Cette inversion, dans les propositions principales, a lieu quand la proposition commence par des adverbes de lieu, de temps, de manière ou par un complément. La langue moderne a gardé des restes assez nombreux de cet usage.

Ex. :

Devant chevalchet uns Sarrazins. (Rol., 1470.)
Devant chevauche un Sarrasin.
Les dis mulez fait Charles establer. (Rol., 158.)
Charles fait remiser les dix mulets.
Parmi la boche en salt fors li clers sancs. (Rol., 1763.)
Parmi la bouche en jaillit le sang clair.
Ne placet Deu...
Que ja por mei perdet sa valor France. (Rol., 1090}.
À Dieu ne plaise... que jamais pour moi la France perde sa valeur.

L’inversion est à peu près de règle jusqu’au xive siècle ; à cette époque les infractions à la règle se multiplient[15].

L’inversion du sujet se faisait fréquemment quand le verbe signifiait dire, parler, ou voir, ouir.

Ex. :

Dist Oliviers. (Rol., 1080.)
Respont li enfes. (Cour. de Louis, 214.)
L’enfant répond.

Dans les incises l’inversion est de règle, comme aujourd’hui (fait il, dist il, respont il, etc.)

Place du complément déterminatif.[modifier]

En général quand le substantif complément déterminatif n’est pas relié au substantif déterminant par la préposition de, il suit le déterminant : la mort Roland, l’espée Charlon, l’onor mon père.

Quand le complément déterminatif est uni à son substantif par la préposition de, il peut le suivre immédiatement, mais il arrive souvent qu’il le précède.

De mon espede encui savras le non. (Rol., 1901.)
Tu sauras aujourd’hui le nom de mon épée.
De nos ostages ferat trenchier les testes. (Rol., 57.)
Il fera trancher les têtes de nos otages.
De mon lignage ai perdue la flour. (Aliscans, 432.)
J’ai perdu la fleur de mon lignage.
Plage de l’adjectif attribut.[modifier]

Avec le verbe être l’adjectif attribut est ordinairement en tête de la phrase. Dans les autres cas sa place ordinaire est après le verbe.

Buona pulcela fut Eulalia. (Cantilène de Sainte Eulalie.)
Bons fut li siecles al tems ancienour. (Alexis, 1.)
Bon fut le monde au temps ancien.
Vielz est e fraieles, toz s’en vait declinant. (Alexis, 9.)
Il est vieux et débile, il s’en va déclinant.
Riches hom fut... (Alexis, 14.)
Ce fut (c’était) un homme riche.
Granz sont les oz et les eschieles beles...
Grant est la plaigne et large la contrée. (Rol., 3291, 3305 )
Grandes sont les armées et beaux les bataillons... Grande est la plaine et large la contrée.

Cf. supra : Halt sont li puy et molt halt sont li arbre. (Rol., 2271).

L’adjectif attribut avec le verbe avoir précède aussi souvent le verbe.

Ex. :

Grant a le cors, bien ressemble marchis ;
Blanche a la barbe, come flor en avril. (Rol., 3502.)
Il a le corps grand ; il ressemble bien à un marquis ; il a la barbe blanche, comme fleur en avril.
Place de l’adjectif épithète.[modifier]

L’épithète précède plus souvent le nom dans l’ancienne langue que dans la langue moderne. Quelques grammairiens attribuent cette construction à une influence germanique ; mais ce n’est pas sûr. On disait : une veuve dame, un maigre cheval, un vi diable, un merveilleux barnage (prouesse étonnante), la crestiiene loi, etc.

Place du participe passé.[modifier]

Le participe passé était mis souvent avant le verbe être, quoique ce ne fût pas sa place la plus ordinaire.

Ex. :

Batisiéz fut, si out nom Alexis. (Alexis, 31.)
Il fut baptisé et il eut nom Alexis.
Morz est Turpins el servise Carlon. (Rol., 2242.)
Turpin est mort au service de Charles.
Vencuz est li niés Carle. (Rol., 2281.)
Il est vaincu, le neveu de Charíemagne.

D’autre part, le participe passé construit avec avoir pouvait aussi précéder l’auxiliaire.

Ex. :

Perdut avez Malpramis, vostre fils. (Rol., 3498.)
Vous avez perdu Malpramis, votre fils.
Desor son piz, entre les dous forcheles,
Croisiédes ad ses blanches mains, les beles. (Rol., 2249–50.)
Sur sa poitrine, entre les deux épaules, il a croisé ses blanches mains, les belles.
Place des pronoms.[modifier]

Quand deux pronoms personnels atones, l’un régime direct, l’autre régime indirect précèdent un verbe, le régime direct, quand il est le, la, les, se met le premier.

Ex. :

Donc la me ceinst li gentilz reis, li magnes. (Rol., 2321.)
Alors le noble roi, le grand me la ceignit.
Bien le me garde. (Rol., 1819.)
Garde le moi bien. Cette construction s’est maintenue jusqu’au début du xviie siècle[16].


Le pronom régime d’un infinitif qui dépend d’un verbe à un mode personnel ne s’intercale pas entre ce verbe et l’infinitif, comme dans la syntaxe moderne, mais il se met ordinairement devant le verbe principal, qui est considéré comme faisant corps avec l’infinitif suivant ; ainsi l’ancienne langue disait : je le veux voir ; je le veux conseiller. Cette tournure était encore l’usage habituel au xviie siècle[17].


Le pronom personnel accentué, sans préposition, dans les propositions indépendantes non impératives, se place ordinairement avant le verbe ; mais il peut aussi se placer après.

Ex. :

Tei covenist helme et bronie a porter. (Alexis, 411.)
C’est à toi qu’il aurait convenu de porter le heaume et la cuirasse.
Liverrai lui une mortel bataille. (Rol., 658.)
Je lui livrerai un combat à mort.

Quant aux pronoms atones, ils se placent ordinairement avant le verbe.

Avec un impératif affirmatif, le pronom accentué se place ordinairement après l’impératif (construction actuelle : conseilliez mei), rarement devant. Avec un impératif négatif on emploie la forme atone, qui se met devant.

Ex. :

Ne vos esmaiiez onques. (Rol., 920.)
Ne vous effrayez jamais. On trouve aussi ne t’esmaier (infinitif impératif).

Dans une interrogation du genre de celle-ci : le fis-tu ; le dis-tu ? le pronom régime se place, dans l’ancienne langue, entre le verbe et le pronom sujet : feïs le tu por mei ? Le fis-tu pour moi ? Avez les vos ocis ? Les avez-vous tués ? Faites le vos de grét ? (Rol., 2000.) Le faites-vous exprès ?

Dans les expressions il y en vint, il y en a, en précédait i (y) ; l’ancienne langue disait : il en i vint, en i a.

Pronom relatif.[modifier]

Il est souvent séparé de son antécédent.

Ex. :

Terres...
Que Carles tient qui la barbe at floride. (Rol., 2353.)
Terres... que Charles tient qui a la barbe fleurie.
Uns Bédouins estoit venuz qui. (Joinville.)
E lors vint frère Enris de Ronai, prévos de l’Ospital, a lui, qui avoit passé la rivière. (Joinville.)
Et alors vint à lui frère Henri... qui avait passé la rivière.

Verbes[modifier]

Temps composés : place du régime.[modifier]

En ancien français le régime — et quelquefois le sujet — peut s’intercaler, dans les temps composés, entre le verbe auxiliaire et le participe passé.

Ex. :

Si out li enfes sa tendre charn mudéde. (Alexis, 116.)
L’enfant avait changé sa tendre chair.
Guenes li fel at nostre mort juréde. (Rol., 1457.)
Ganelon le traître a juré notre mort.
La a Guillelmes rei Looïs trové. (Cour. de Louis, 2217.)
Là Guillaume a trouvé le roi Louis. Cette construction s’est maintenue jusqu’au xviie siècle.

Ex. :

Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie. (Corneille, Horace, III, 6.)
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée. (Molière, Fâcheux, I, 1.)

Avec le sujet intercalé entre le verbe auxiliaire et le participe :

Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ? (Racine, Bajazet, V, 1.)
De nul d’eux n’est souvent la province conquise. (La Fontaine, Fables, I, 13[18].)
Place du complément et du sujet de l’infinitif.[modifier]

Quand un infinitif, dépendant d’un verbe à un mode personnel, a un régime direct, le régime peut se placer avant l’infinitif.

Ex. :

O je vos ferai ja cele teste colper. (Pélerinage, 42.)
Ou je vous ferai couper cette tête.
Bien en podrat ses soldediers loer. (Rol., 133.)
Il en pourra bien louer ses soldats.
Or li fesons toz les chevels trenchier. (Cour. de Louis.)
Faisons-lui couper tous les cheveux.

Cette construction est beaucoup plus rare en prose.


Le sujet de la proposition infinitive peut aussi se mettre entre le verbe personnel et l’infinitif (c’est la construction actuelle : laissiez m’aler = laissez-moi partir) ; mais de plus le sujet se place souvent devant le verbe personnel. Ex. :

Tanz bons vassals vedez gesir par terre. (Rol., 1694 )
Vous voyez couchés par terre tant de bons vassaux.

Sur la place du pronom personnel régime d’un infinitif dépendant d’un verbe à un mode personnel, cf. supra.

Enfin l’ancien français intercale volontiers le régime direct entre une préposition et un infinitif qui en dépend.

Ex. :

Por lei tenir et por homes atraire. (Rol., 2256.)
Pour maintenir la loi chrétienne et pour convertir les hommes.
Prodome i out por son seignor aidier. (Rol., 26.)
C’était un homme de bon conseil pour aider son seigneur.
  1. Les débutants confondent souvent la conjonction de coordination si = et et la conjonction se marquant l’hypothèse.
  2. Brunot, Gram. hist., 2e éd., § 511.
  3. Pour si est.
  4. Cf. Haase, Synt.fr., § 37 A.
  5. Cf. la négation nen il devenue nennil et nenni ; cf. supra, Morphologie.
  6. Quelquefois n’.
  7. Quelquefois n’.
  8. Jusqu’à la Vie de saint Alexis inclusivement (milieu du xie siècle) on ne trouve pas de négation composée.
  9. Haase, Synt. fr., § 101.
  10. Cf. Haase, Synt. fr., § 120.
  11. Haase, Synt. fr., § 130.
  12. Haase, Synt. fr., § 126, 2e, C.
  13. Il s’est figé aujourd’hui dans quelques expressions comme bachelier ès lettres, docteur ès sciences, etc. Ès étant un pluriel, les personnes qui, par manie d’archaïsme, l’emploient devant un nom au singulier commettent une erreur : des formes comme docteur ès droit, ès médecine n’ont jamais existé ; docteur ès droits (droit civil, droit canon) au contraire est correct.
  14. Haase, Synt. fr., § 126, 2e, A. On trouve aussi, au xviie siècle, èsquelles = en, dans lesquelles.
  15. G. Paris, Chr., § 251, 252.
  16. Haase, Synt. fr., § 154 A.
  17. Haase, Synt. fr., § 154 C.
  18. Cf. A. Darmesteter, Cours de gram. hist., Syntaxe, 2e éd., p. 116 ; Hasse, Synt. fr., § 153, 2e et 153, 1 A.