Gros (Lemonnier)/1

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Henri Laurens, éditeur (p. 5-8).

I

« On se rappelle que pendant longtemps la peinture, ayant abandonné les riantes et hautes régions de la poésie et de l’histoire, se vit contrainte, comme par enrôlement forcé, de promener ses pinceaux à la suite des armées, de se traîner sur tous les champs de bataille, de parcourir les bivouacs et les camps, de suivre enfin la victoire depuis les cataractes du Nil jusqu’aux embouchures de l’Oder, et l’on se souvient que l’aspect de nos expositions de tableaux ne ressemblait pas mal alors à celui d’un camp ou d’une revue générale de toutes les armes. Alors aussi quelques écrivains avaient la complaisance d’avancer qu’enfin la France avait trouvé sa peinture : comme s’il y avait une peinture qui pût, ainsi que la nature, ne pas être de tous les temps. »

Ces paroles où Quatremère de Quincy se retrouve tout entier, style et idées, c’est Gros expliqué par quelqu’un qui ne le comprenait pas, et c’est aussi une explication des incertitudes, de la grandeur quelquefois, et de la faiblesse souvent de son art. En effet, vers la fin du XVIIIe siècle, aux approches de l’an 1800, la doctrine esthétique triomphante et dominatrice était celle du classicisme, renouvelée par les œuvres de David et formulée déjà dans les premiers écrits de Quatremère.

Dans cette conception, l’art devait se consacrer à créer des formes parfaites, en s’inspirant de la nature, mais de la nature épurée ; il réalisait ainsi le Beau idéal plastique. Il devait ramener son œuvre à l’observation de la raison, la pénétrer d’une idée philosophique ou d’un sentiment moral élevé ; il atteignait ainsi le Beau idéal intellectuel. Les anciens, Grecs et Romains, ayant donné les modèles incomparables de cette double expression du Beau, l’artiste n’avait qu’à les prendre pour modèles, à les suivre, à les imiter. Ainsi les sujets, la pensée, la forme étaient cherchés en dehors de la réalité courante, considérée comme vulgaire et indigne. Or, précisément avec la Révolution, la réalité, si elle fut par instants grossière, basse ou terrible, se manifesta aussi par des événements d’une nouveauté, d’une puissance et d’une grandeur extraordinaires, et le désaccord éclata entre l’abstraction de la doctrine et l’intensité de vie et d’action des hommes et des choses.

Aussi, quoique les gouvernants de la Révolution aient tenté des efforts dignes de louange pour avoir un art révolutionnaire, quoiqu’il y ait eu plus de productions qu’on ne l’a cru empruntées aux faits contemporains, il n’y eut pas d’art de la Révolution, c’est-à-dire que son esprit ne trouva pas sa véritable expression, sauf dans quelques œuvres exceptionnelles de David. Lorsque la grande crise fut terminée et qu’avec le Directoire, puis le Consulat, les passions s’abâtardirent d’abord, puis se calmèrent, on put croire que la théorie classique allait reprendre tout son empire sur les intelligences assagies. Et l’œuvre qui, au lendemain de l’expédition d’Égypte, des périls de la France en face de la grande coalition de 1799, s’emparait du public et concentrait toutes les admirations était les Sabines de David, exposées cette année même.

Mais à l’effervescence politique succéda l’enthousiasme militaire et l’entraînement des Français vers toutes les manifestations de la gloire. En outre, Napoléon, dès qu’il eut conquis le pouvoir, bien qu’il fût classique d’instinct, ne se contenta pas d’un art dont l’inspiration tout entière eût été indifférente à ses exploits et à la grandeur de son règne, et il ramena les peintres et les sculpteurs — surtout les peintres — à la glorification de ses actes.

Encore une fois, il y avait désaccord entre l’esthétique, toujours plongée dans le culte de la pensée pure, de la froide raison, isolée dans l’antiquité, et l’exaltation belliqueuse, l’élan vers l’héroïsme, le culte de la force en pleine exubérance, qui chez presque tous les Français surexcitaient les sensations.

Est-ce à dire cependant que le classicisme, qui évidemment apportait des entraves à un art nouveau, ne lui ait pas d’autre part fourni quelques éléments de beauté ? D’abord, par sa discipline éducatrice, par sa préoccupation de la forme pure, il pouvait empêcher l’expression des réalités de se perdre dans la vulgarité. Puis les artistes trouvaient dans l’effort que suppose sa doctrine un ressort très vigoureux, dans ses aspirations vers le grand, dans la hauteur où il plaçait son idéal, quelque chose qui correspondait bien un peu à l’émotion nécessaire pour exprimer l’héroïsme de l’époque.

Mais, pour que se réalisât cet accord des sentiments dans le désaccord des formules, il fallait qu’il se rencontrât un artiste qui, ayant reçu quelque chose de l’éducation classique, en eût été ensuite à demi libéré par les circonstances, un artiste de génie, ou au moins d’instinct, qui, emporté par la force de son tempérament, atteignit à l’idéal à force de se pénétrer du réel.

Gros allait exprimer dans quelques-unes de ses œuvres cet art d’une inspiration si puissante et si originale.