Gros (Lemonnier)/7

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Henri Laurens, éditeur (p. 119-123).

VII

Gros fut donc un précurseur, sans le vouloir, et les deux grands novateurs du début du XIXe siècle, Géricault et

Delacroix, se rattachent étroitement à lui. Les biographes de Géricault ont insisté avec raison sur l’admiration qu’il professait pour le peintre des Pestiférés. Ses premiers tableaux militaires, le Cuirassier, le Hussard, dérivent directement de Gros ; le Radeau de la Méduse lui a emprunté non seulement quelques types, mais l’inspiration générale et l’intensité de l’expression dramatique. Et l’on a raconté que, lors de sa dernière maladie, Géricault faisait copier pour lui par Montfort et par Lehoux la Bataille d’Eylau et le Combat de Nazareth.

Avec Géricault, Delacroix est certainement l’artiste qui s’est le plus préoccupé de Gros. La publication de ses lettres et de son Journal permet de saisir les manifestations successives de cette influence. Dès le 12 septembre 1822 (c’était au moment de son tableau de Dante et Virgile), il écrit : « J’ai pris ces jours-ci la résolution d’aller chez M. Gros, et cette idée m’occupe bien fortement et agréablement. » Le 28 février 1824 : « Je pensais au bonheur qu’a eu M. Gros d’être chargé de travaux si propres à la nature de son talent. » En 1832, il assiste au Maroc à un combat entre deux chevaux : « Tout ce que Gros et Rubens ont inventé de folies n’est que peu de chose auprès. »

Nous avons pris à l’article qu’il publia dans la Revue des Deux Mondes, en 1848, quelques belles pages et des jugements d’une esthétique quelquefois inattendue. Jusqu’à la fin de sa vie il ne cessa pas de regarder, pour ainsi dire, de ce morne côté. « Très frappé de Gros, écrit-il encore en 1849, et principalement de la Bataille d’Eylau ; tout m’en plaît à présent. Il est plus maître que dans Jaffa, l’exécution est plus libre. » Quelquefois des réserves, sur Aboukir, par exemple ; « La crudité des tons est extrême, l’enchevêtrement de ces hommes et de ces chevaux est un peu inexcusable. » Mais il note la supériorité dans la représentation des chevaux, que lui, Delacroix, aimait beaucoup : « Géricault trop savant, Rubens et Gros supérieurs, Barye mesquin dans ses lions. L’antique est le modèle en cela comme dans le reste. » Enfin, en 1862, à la veille de sa mort : « Après Gros, issu de David, mais original par tous les côtés, Prudhon… Géricault… ouvraient des horizons infinis et autorisaient toutes les nouveautés. »

Et quand on voit au Louvre les tableaux aujourd’hui voisins de la Bataille d’Eylau et des Massacres de Scio, on a la sensation que là aussi une transposition de noms d’auteurs ne serait pas quelque chose d’absolument ridicule à imaginer. Même instinct dramatique et pittoresque, même sentiment de la couleur, plus légère, plus fine, plus riche, chez Delacroix. Et le Grec si long, étendu au premier plan des Massacres de Scio sur les genoux d’une vieille femme, ne rappelle-t-il pas un grand corps nu de soldat dans les Pestiférés ?

Mais Géricault mourut en 1824, et, à partir de cette date aussi, Delacroix entra dans des voies artistiques en grande partie nouvelles. Eux mis à part, quelle action des œuvres comme Eylau ou Jaffa ont-elles exercées sur l’art de l’Empire ou des premiers temps de la Restauration ! Ni Girodet, ni Gérard, ni Guérin, ni Carle et Horace Vernet, ni la foule des peintres secondaires qui représentèrent des scènes contemporaines ne cherchèrent ou ne réussirent à s’en inspirer véritablement. Si l’on observe que l’éclat de la renommée de Gros contribua à faire entrer la peinture de bataille et la peinture des scènes contemporaines dans le domaine autrefois plus étroit du grand art et à la hausser dans l’estime publique, on aura peut-être fait à ces œuvres leur part, qui est belle. Mais Gros ne fut jamais chef d’école et, même quand il dirigea un atelier, il n’eut pas de disciples.

Raffet, qui fut un moment son élève, est le seul qu’on pourrait rapprocher de lui ; seulement, comme il arriva à son atelier en 1827, les leçons directes qu’il reçut n’entrèrent évidemment pour rien dans la formation de son esprit. Pourtant on se laisse aller facilement à comparer quelques-unes de ses lithographies épiques à l’inspiration de Gros, et il est presque permis de faire honneur au peintre d’Eylau de la conception de la Revue de minuit. C’est dans l’une et dans l’autre page le même sentiment héroïque et mélancolique à la fois, l’expression des grandeurs de la guerre et de leur néant, plus voisine de la réalité chez Gros, plus idéalisée chez Raffet : comme il convenait d’ailleurs, puisque le premier faisait œuvre contemporaine et le second rétrospective.

Tout cela admis, on observera que certains artistes marquent leur trace dans l’avenir à la mesure de leurs convictions et de leurs desseins, soit qu’ils introduisent dans l’art une technique, soit qu’ils essaient d’y faire triompher une esthétique nouvelle. Or, nous l’avons dit, Gros n’eut jamais que des instincts techniques et il ne professa que des théories surannées. Voilà sans doute pourquoi on ne retrouve presque rien de lui dans l’art du XIXe siècle, ni en ce qui concerne la technique, ni en ce qui concerne les visées esthétiques. Il est vrai, et nous nous empressons de l’ajouter, que dans ce siècle, révolutionnaire en art comme en politique, on citerait difficilement des maîtres dont les leçons aient beaucoup duré. Gros mort, les novateurs virent en lui surtout l’homme qui avait rompu avec l’Académisme ; ils oublièrent ses défaillances pour ne songer qu’à l’artiste épris de couleur et interprète des choses de son temps, ils se bornèrent à chercher en lui un protagoniste derrière lequel ils abritaient leurs hardiesses.

Aujourd’hui, on ne lui donne et on ne peut lui donner aucune place auprès de celle qu’occupent encore dans nos discussions Delacroix, Ingres ou même David. Mais pourquoi demanderait-on à tous les artistes d’être des théoriciens ? Leur véritable gloire est dans leurs œuvres et dans les sensations qu’elles éveillent en nous. C’est pour cela que Gros mérite — quelquefois — d’être admiré, et que son nom est d’autant plus loué qu’il n’inquiète plus personne.