Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EII/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 407-416).


IX

La solution de la question de la liberté et de la nécessité dans l’histoire a cet avantage sur les autres branches de la science dans lesquelles était posée et résolue cette question que, pour l’histoire, elle se rapporte non à l’essence même de la volonté de l’homme mais à la représentation de cette volonté dans le passé et dans certaines conditions.

Au point de vue de la résolution de cette question, l’histoire est, envers les autres sciences, en un rapport identique à celui des sciences expérimentales envers les sciences spéculatives. L’histoire a pour objet non la volonté elle-même de l’homme, mais notre représentation de cette volonté. C’est pourquoi, pour l’histoire il n’existe pas, comme pour la théologie, l’éthique ni la philosophie, de mystère insoluble de l’union de deux choses contradictoires : la liberté et la nécessité. L’histoire examine la représentation de la vie de l’homme dans laquelle l’union de ces deux contradictions s’est réalisée déjà.

Dans la vie réelle, chaque événement historique, chaque acte de l’homme est compris très clairement et avec beaucoup de netteté, sans la moindre contradiction, malgré que chaque événement paraisse, d’un côté, libre, de l’autre, nécessaire.

Pour résoudre la question : comment sont unies la liberté et la nécessité et qu’est-ce qui fait le sens de ces deux conceptions ? la philosophie de l’histoire peut et doit aller par la voie contraire à celle que suivent les autres sciences.

Au lieu de ranger dans les formules toutes faites les phénomènes de la vie, après avoir défini en soi les conceptions de la liberté et de la nécessité, l’histoire, parmi le grand nombre des phénomènes soumis à elle et qui se présentent toujours en dépendance de la liberté et de la nécessité, doit tirer elle-même la définition des conceptions mêmes de la liberté et de la nécessité

De quelque façon qu’on examine la représentation de l’activité de plusieurs hommes ou d’un seul, nous ne pouvons la comprendre autrement que comme le produit, d’une part, de la liberté de l’homme, d’autre part, des lois, de la nécessité. Parlons-nous de l’émigration des peuples et de l’invasion des barbares, ou des ordres de Napoléon III, ou d’un acte d’un homme commis une heure auparavant et qui consiste en ce que, parmi les diverses directions de promenade, il en a choisi une, nous ne voyons aucune contradiction. La mesure de la liberté et de la nécessité qui ont guidé les actes de ces hommes est très nettement définie pour nous.

Très souvent la représentation de la liberté plus ou moins grande nous est différente selon le point de vue sous lequel nous examinons les phénomènes, mais chaque acte d’un homme se présente toujours à nous comme un certain mélange de liberté et de nécessité. Dans chaque acte examiné nous voyons une certaine part de liberté et une certaine part de nécessité. Et toujours plus nous voyons de liberté dans un acte, moins nous y voyons de nécessité, et inversement.

Le rapport entre la liberté et la nécessité diminue ou augmente suivant le point de vue duquel on examine l’acte, mais reste toujours inversement proportionnel.

L’homme qui se noie et entraîne celui qui le voulait sauver, ou la mère affamée, épuisée par l’allaitement de l’enfant, qui vole des aliments, ou l’homme soumis à la discipline qui tue par ordre, dans les rangs, un autre homme sans défense, se présentent à celui qui connaît les conditions dans lesquelles se trouvent ces gens, comme étant moins coupables, c’est-à-dire moins libres et plus soumis aux lois de la nécessité. Mais à celui qui ne sait pas que l’homme s’est noyé volontairement, que la mère avait faim, que le soldat était dans les rangs, etc., ces actes paraissent plus libres.

De même l’homme qui, il y a vingt ans, a commis un meurtre et qui, après cela, a vécu tranquille et sans nuire à la société nous paraît d’autant moins coupable que son acte est plus soumis à la loi de la nécessité pour celui qui l’examine vingt ans après, et plus libre pour celui qui examine ce même acte le lendemain de son exécution.

De même chaque acte d’un fou ivre ou très surexcité paraît moins libre et plus soumis à la loi de la nécessité pour celui qui connaît l’état d’âme de l’auteur de l’acte, et plus libre et moins soumis à la nécessité pour celui qui ne le connaît pas. Dans tous ces cas, la conception de la liberté augmente ou diminue suivant qu’augmente ou diminue la conception de la nécessité dépendant du point de vue duquel on examine l’acte. De sorte que plus la nécessité nous paraît grande, moindre est la liberté, et inversement.

La religion, le bon sens humain, la science du droit et l’histoire elle-même comprennent de la même façon ce rapport entre la nécessité et la liberté.

Tous les cas, sans exception, dans lesquels augmente ou diminue notre représentation de la liberté et de la nécessité n’ont que trois bases :

1o Le rapport de l’auteur de l’acte envers le monde extérieur ;

2o Envers le temps ; 3o Envers les causes qui l’ont produit.

La première base, c’est le rapport d’un homme envers le monde extérieur que nous voyons plus ou moins, la compréhension plus ou moins nette de la place définie qu’occupe chaque homme envers tout ce qui co-existe avec lui. C’est la base grâce à laquelle il est évident que l’homme qui se noie est moins libre et dépend plus de la fatalité qu’un homme qui reste sur la terre ferme ; cette base grâce à laquelle les actes d’un homme qui vit en rapport très étroit avec les autres hommes dans un pays très peuplé — les actes d’un homme lié par la famille, le service, les affaires, — se présentent individuellement moins libres et plus soumis à la nécessité que ceux d’un homme isolé.

Si nous examinons un individu isolé, abstraction faite de son rapport avec ce qui l’entoure, alors chacun de ses actes nous paraît libre. Mais si nous voyons le moindre rapport envers ce qui l’entoure, si nous voyons son lien avec n’importe quoi, — avec un homme qui lui parle, avec le livre qu’il lit, avec le travail dont il est occupé, même avec l’air qui l’enveloppe, avec la lumière qui tombe sur les objets environnants, — nous voyons que chacune de ces conditions a sur lui une certaine influence et guide au moins une part de son activité. Et plus nous voyons ces influences, plus, dans notre représentation, diminue sa liberté, plus augmente celle de la nécessité à laquelle il est soumis.

La deuxième base, c’est le rapport temporaire, plus ou moins visible, d’un homme envers le monde. C’est la représentation plus ou moins claire de la place qu’occupe dans le temps chaque acte de l’homme. C’est cette conception fondamentale grâce à laquelle la chute du premier homme qui eut pour conséquence l’origine du genre humain se présente évidemment comme moins libre que le mariage de l’homme contemporain. C’est cette base grâce à laquelle la vie et l’activité des hommes qui ont vécu il y a déjà des siècles et qui sont liées avec moi dans le temps ne peuvent me paraître aussi libres que la vie contemporaine dont j’ignore encore les conséquences.

La graduation de la représentation de la liberté plus ou moins grande et de la nécessité, sous ce rapport, dépend du laps plus ou moins grand de temps depuis l’accomplissement de l’acte jusqu’à son appréciation.

Si j’examine un acte que j’ai accompli il y a une minute à peu près, dans les mêmes conditions que celles où je me trouve actuellement, cet acte me paraît absolument libre. Mais si je juge un acte accompli il y a un mois, alors, me trouvant dans d’autres conditions, je reconnais, malgré moi, que si cet acte n’était pas commis, beaucoup de choses utiles, agréables et même nécessaires qui en sont découlées ne seraient pas. Si je me transporte en pensée à un acte encore plus lointain (dix ans auparavant, ou plus lointain encore, alors les suites de mon acte me seront encore plus évidentes et il me sera difficile de m’imaginer ce qui serait si l’acte lui-même n’existait pas. Plus je me transporte en arrière par le souvenir ou, ce qui est la même chose, plus je me transporte en avant par mon jugement, plus mes raisonnements sur la liberté de l’acte deviennent douteux.

Cette même progression de la conviction concernant l’influence du libre arbitre dans les œuvres générales de l’humanité, se retrouve dans l’histoire. L’événement contemporain accompli nous paraît être indiscutablement le résultat des efforts de tous les hommes connus. Mais dans l’événement plus ancien, nous voyons déjà les suites inévitables en dehors desquelles nous ne pouvons imaginer rien d’autre. Et plus nous nous transportons en arrière pour examiner l’événement, moins il nous paraît arbitraire :

La guerre austro-prussienne nous est représentée comme une suite de manœuvres du rusé Bismarck, etc. Les guerres napoléoniennes, bien que sous réserves, nous sont cependant représentées comme le résultat de la volonté des héros. Mais pour les Croisades nous voyons déjà l’événement qui occupe sa place définie et sans lequel la nouvelle histoire de l’Europe serait impossible, bien que, pour les historiens contemporains des Croisades, cet événement ne sembla que le résultat de la volonté de quelques personnes.

Pour l’émigration des peuples, par exemple, à personne de notre temps il ne vient en tête qu’il dépendait de la volonté d’Attila de renouveler le monde européen. Plus nous transportons en arrière l’objet d’observation, plus devient douteuse la liberté des hommes qui ont produit les événements, et plus évidente devient la loi de la nécessité.

La troisième base, c’est l’accessibilité plus ou moins grande pour nous de ce lien infini des causes qu’exige la raison et dans lequel chaque phénomène et par suite chaque acte doit avoir sa place définie comme la suite d’actes précédents et la cause des suivants.

C’est cette base grâce à laquelle nos actes et ceux des autres hommes nous apparaissent comme d’autant moins libres et plus soumis à la loi de la nécessité que nous connaissons mieux les lois physiques, physiologiques et historiques tirées de l’observation auxquelles l’homme est sujet et que nous avons mieux saisi la cause physique, physiologique ou historique de l’acte.

D’autre part, plus l’acte observé est simple, moins l’homme dont nous examinons l’acte est compliqué par le caractère et l’esprit.

Quand nous ne comprenons pas absolument la cause de l’acte, dans le cas de crime, de vertu ou même d’un acte indifférent au point de vue du bien et du mal, nous lui attribuons la plus grande part de liberté ; s’agit-il d’un crime, nous exigeons vivement le châtiment ; s’agit-il de vertu, nous l’apprécions très haut. Dans le cas indifférent, nous reconnaissons une originalité et une liberté plus grandes.

Mais si une seule des causes innombrables nous est connue, nous admettons déjà une certaine part de nécessité et nous exigeons moins de vengeance pour le crime, nous reconnaissons moins de mérite à l’acte vertueux, moins de liberté à l’acte qui nous paraissait original. Le fait qu’un criminel a été élevé parmi les malfaiteurs diminue sa culpabilité. Le sacrifice du père, de la mère — sacrifice avec possibilité de récompense — nous est plus compréhensible que le sacrifice sans cause, et, par conséquent, nous semble moins méritoire, moins libre. Les fondateurs d’une secte, d’un parti, l’inventeur nous étonnent moins quand nous savons comment et avec quoi a été menée leur activité. Si nous avons un grand nombre d’exemples, si notre observation est toujours dirigée vers la même recherche des rapports entre les causes et les conséquences des actes des hommes, alors ces actes nous paraissent d’autant plus nécessaires et d’autant moins libres que nous établissons avec plus de certitude le lien entre les conséquences et les causes. Si les actes examinés sont simples, si pour l’observation nous avons réuni une grande quantité de tels actes, notre représentation de leur nécessité sera encore plus complète. L’acte malhonnête du fils d’un père malhonnête, la mauvaise conduite d’une femme tombée en un certain milieu, le retour d’un ivrogne à l’ivrognerie, etc., sont des actes qui nous paraissent d’autant moins libres que nous en comprenons mieux la cause. Et si l’homme lui-même dont nous examinons l’acte est au dernier échelon du développement de l’esprit, comme un enfant, un fou, un innocent, alors, connaissant les causes de l’acte et la simplicité du caractère et de l’esprit, nous voyons déjà une si grande somme de nécessité et si peu de liberté, qu’aussitôt que nous connaissons la cause qui doit produire cet acte, nous pouvons prédire l’acte lui-même.

C’est seulement sur ces trois bases qu’on fonde l’irresponsabilité des crimes reconnue dans toutes les législations et les circonstances atténuantes. La responsabilité paraît plus ou moins grande suivant la connaissance plus ou moins grande des conditions dans lesquelles se trouvait l’homme dont nous examinons l’acte, selon le temps plus ou moins long écoulé depuis l’accomplissement de l’acte jusqu’au jugement auquel nous le soumettons, et selon la compréhension plus ou moins grande de ses causes.