Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 341-345).


XI

Le lendemain, il s’éveilla tard. En se remémorant les impressions du passé, il se rappela avant tout qu’il devait aujourd’hui se présenter à l’Empereur Frantz. Il se rappela le ministre de la Guerre, le courtois aide de camp autrichien, Bilibine et la conversation de la veille. Pour aller au palais, il endossa son uniforme de parade qu’il n’avait pas mis depuis longtemps. Frais, animé, beau, la main en écharpe il entra dans le cabinet de travail de Bilibine. Là se trouvaient quatre messieurs du corps diplomatique.

Bolkonskï connaissait déjà le prince Hippolyte Kouraguine qui était le secrétaire de l’ambassade.

Bilibine lui présenta les autres.

Les messieurs qui fréquentaient Bilibine, des jeunes gens du monde, riches et joyeux, formaient à Vienne et ici un cercle à part que Bilibine, qui en était la tête, appelait les nôtres. Ce Cercle, composé presqu’exclusivement de diplomates, visiblement ne s’intéressait point à la guerre et à la politique, mais à ce qui était du haut monde, des relations avec quelques femmes et au côté administratif du service. Avec un empressement évident ces messieurs acceptèrent dans leur cercle, comme un des leurs, le prince André (honneur dont ils n’étaient pas prodigues). Par politesse et comme entrée en conversation, on lui posa quelques questions sur l’armée, sur la bataille ; mais bientôt la conversation déviait en plaisanteries amusantes et en potins sans suite.

— Mais ce qui est bien surtout, — fit l’un, en racontant l’insuccès d’un de ses camarades diplomates — ce qui est bien, c’est que le grand chancelier lui a dit tout carrément que sa nomination à Londres est une promotion et qu’il doit la considérer ainsi. Vous voyez sa tête !

— Mais ce qu’il y a de pire, messieurs, je trahis Kouraguine : l’homme est dans le malheur et le Don Juan en profite : Ô homme terrible !

Le prince Hippolyte s’était assis dans un voltaire, les jambes posées sur les bras du fauteuil. Il rit.

Parlez-moi de ça — dit-il.

— Oh Don Juan ! Oh serpent ! firent plusieurs voix.

— Vous ne savez pas, Bolkonskï — Bilibine s’adressa au prince André — que toutes les horreurs de l’armée française (j’allais dire de l’armée russe) ne sont rien au près de ce que cet homme fait aux femmes.

La femme est la compagne de l’homme — prononça le prince Hippolyte, et il se mit à parcourir du regard ses jambes soulevées.

Bilibine et les nôtres éclatèrent de rire en suivant les yeux d’Hippolyte. Le prince André vit que cet Hippolyte dont — il devait se l’avouer — il avait été presque jaloux au sujet de sa femme, était le bouffon de cette société.

— Non, je dois vous régaler de Kouraguine, — dit Bilibine bas à Bolkonskï ; il est charmant quand il raisonne sur la politique. Il faut voir ce sérieux !

Il s’assit près d’Hippolyte, et, plissant son front, commença à causer politique avec lui.

Le prince André et les autres les entourèrent.

Le cabinet de Berlin ne peut pas exprimer un sentiment d’alliance, — commença Hippolyte en les regardant tous avec importance, — sans exprimer… comme dans sa dernière note… vous comprenez… vous comprenez… et puis si Sa Majesté l’Empereur ne déroge pas au principe de notre alliance… Attendez : je n’ai pas fini, — fit-il au prince André en lui prenant la main. — Je suppose que l’intervention sera plus forte que la non-intervention. Et… — Il se tut. — On ne pourra pas imputer à fin de non-recevoir notre dépêche du 28 novembre. Voila comment tout cela finira.

Il abandonna la main de Bolkonskï, donnant ainsi à comprendre qu’il avait maintenant tout dit.

Demosthènes, je te reconnais au caillou que tu as caché dans ta bouche d’or ! — dit Bilibine dont la chevelure s’agitait de plaisir.

Tous riaient. Hippolyte riait le plus fort. On voyait qu’il suffoquait, mais il ne pouvait se retenir d’un rire sauvage qui seyait à son visage toujours immobile.

— Voilà, messieurs, — dit Bilibine, — Bolkonskï est mon hôte, et ici, à Brünn, je veux le régaler de toutes les distractions possibles de la vie locale. À Vienne ce serait plus facile, mais ici, dans ce vilain trou morave, c’est plus difficile et je vous demande aide à tous. Il faut lui faire les honneurs de Brunn. Vous prenez sur vous le théâtre et la société, et vous, Hippolyte, bien entendu, les femmes.

— Il faut lui montrer Amélie, c’est un charme ! fit un des nôtres en baisant le bout de ses doigts.

— En général, — dit Bilibine, — il faut ramener ce soldat sanguinaire à des opinions plus humaines.

— Je ne sais pas si je profiterai de votre hospitalité, messieurs, mais maintenant il est temps pour moi de partir — dit Bolkonskï en regardant sa montre.

— Où ?

— Chez l’Empereur.

— Oh ! oh ! oh !

— Eh bien, au revoir, Bolkonskï.

— Au revoir, prince. Venez donc dîner plus tôt. Nous nous chargeons de vous, — dirent plusieurs voix.

— Quand vous parlerez à l’Empereur, tâchez de louer le plus possible l’ordre aux fournisseurs de denrées et les feuilles de route, — dit Bilibine qui accompagnait Bolkonskï dans l’antichambre.

— Je voudrais louer mais je m’en sens incapable, — fit en souriant Bolkonskï.

— Mais en général parlez le plus possible. Il a un faible pour les audiences, lui-même n’aime pas parler et, comme vous le verrez, il ne sait pas parler.