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Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/13

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 366-371).


XIII

Le comte Ilia Andréiévitch emmena ses filles chez la comtesse Bezoukhov. Il y avait beaucoup de monde à la soirée, mais toute la société était presque inconnue à Natacha. Le comte Ilia Andréiévitch remarqua avec mécontentement que toute cette société était principalement composée d’hommes et de dames connus pour la liberté de leurs allures. Mademoiselle Georges, entourée de jeunes gens, se tenait dans un coin du salon. Il y avait quelques Français, et parmi eux Métivier, qui, depuis l’arrivée d’Hélène, était le familier de sa maison.

Le comte Ilia Andréiévitch décida de ne pas se mettre aux cartes, afin de ne pas s’éloigner de ses filles, et de partir aussitôt que mademoiselle Georges aurait déclamé.

Anatole, près de la porte, attendait évidemment l’entrée des Rostov. Ayant salué le comte, aussitôt il s’approcha de Natacha et la suivit. Dès que Natacha l’aperçut, comme au théâtre, le sentiment du plaisir orgueilleux de lui plaire et la peur causée par l’absence d’obstacles entre elle et lui, la saisirent. Hélène reçut joyeusement Natacha et admira sa beauté et sa toilette. Bientôt après leur arrivée, mademoiselle Georges se retira dans une chambre pour se costumer. Dans le salon on commençait à installer les chaises, et Anatole approcha une chaise à Natacha et voulut s’asseoir à ses côtés ; mais le comte, qui ne quittait pas des yeux Natacha, s’assit près d’elle. Anatole se plaça derrière.

Mademoiselle Georges, ses gros bras nus, un châle roulé jeté sur une épaule, sortit dans l’espace libre laissé pour elle devant les chaises, et s’arrêta dans une pose apprêtée. On entendit des chuchotements enthousiastes. Mademoiselle Georges, sévèrement et sombrement, regarda le public et commença à réciter des vers français où il était question de son amour criminel pour son fils. À certains passages elle haussait la voix, à d’autres elle parlait bas en levant triomphalement la tête, à certains endroits elle s’arrêtait et râlait en ouvrant largement les yeux.

Adorable ! divin ! délicieux ! entendait-on de tous côtés. Natacha regardait la grosse Georges mais n’entendait rien de ce qui se faisait devant elle. De nouveau elle se sentait seulement tout à fait prise par ce monde étrange, fou, si éloigné de l’autre, par ce monde où l’on ne pouvait savoir ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est raisonnable, ce qui est fou. Anatole était assis derrière elle et, le sentant si proche, effrayée, elle attendait quelque chose.

Après le premier monologue toute la société se leva et entoura mademoiselle Georges en lui exprimant son enthousiasme.

— Comme elle est belle ! dit Natacha à son père qui, avec les autres, se levait et, traversant la foule, s’avançait vers l’actrice.

— Je ne le trouve pas en vous regardant, dit Anatole qui suivait Natacha. Il le dit au moment où elle seule pouvait l’entendre, — Vous êtes charmante… depuis que je vous ai vue je n’ai pas cessé…

— Allez, allez, Natacha, dit le comte en se retournant et cherchant sa fille. Comme elle est belle !

Natacha, sans rien dire, s’approcha de son père et le regarda avec des yeux étonnés et interrogateurs.

Après quelques monologues, mademoiselle Georges se retira et la comtesse Bezoukhov invita les hôtes au salon.

Le comte voulut partir, mais Hélène le supplia de ne pas gâter son bal improvisé. Les Rostov restèrent. Anatole invita Natacha pour la valse, et pendant la valse, en serrant sa taille dans ses bras, il lui dit qu’elle était ravissante et qu’il l’aimait. Pendant l’écossaise, que de nouveau elle dansa avec Kouraguine, quand ils restèrent seuls, Anatole ne lui dit rien et seulement la regarda. Natacha se demandait si ce n’était pas un rêve, ce qu’il lui avait dit pendant la valse. À la fin de la première figure, de nouveau il lui serra la main. Natacha leva sur lui des yeux effrayés, mais dans son regard doux et son sourire il y avait tant de tendresse qu’en le regardant elle ne put dire ce qu’elle avait à lui dire. Elle baissa les yeux.

— Ne me dites pas de choses pareilles, je suis fiancée, j’en aime un autre, prononça-t-elle très rapidement.

Elle le regarda. Anatole n’était ni gêné, ni attristé de ce qu’elle lui avait dit.

— Ne me dites pas cela, que m’importe, dit-il ; je sais que je suis amoureux fou de vous. Suis-je coupable si vous êtes ravissante !… C’est à vous de commencer.

Natacha, animée et troublée, les yeux largement ouverts, effrayés, regardait autour d’elle et paraissait plus gaie qu’ordinairement. Elle ne comprenait presque rien de ce qui se passait ce soir. On dansa l’écossaise et la polonaise. Son père l’invitait à partir et elle demandait à rester. Où qu’elle fût, avec qui elle causât, elle sentait sur elle son regard. Ensuite elle se rappela qu’elle avait demandé à son père la permission de sortir dans le cabinet de toilette pour arranger sa robe, qu’Hélène l’y avait suivie et, en riant, lui avait parlé de l’amour de son frère, et que, dans le petit divan, elle avait de nouveau rencontré Anatole, qu’Hélène avait disparu quelque part et qu’elle s’était trouvée seule avec Anatole, et que celui-ci, lui prenant la main, lui avait dit d’une voix tendre :

— Je ne puis pas aller chez vous, mais ne vous reverrai-je jamais ? Je vous aime follement. Est-ce que jamais ?… Et, en lui barrant le chemin, il avait approché son visage du sien.

Des grands yeux d’homme, brillants, étaient si près des siens qu’elle ne voyait rien de plus.

— Natalie ! ! murmurait il en lui serrant fortement la main. Natalie ?

« Je ne comprends rien, je n’ai rien à dire, » lui répondait son regard.

Des lèvres ardentes s’appuyèrent sur les siennes, et, au même moment, elle se sentit de nouveau libre, et dans la chambre il y eut un bruit de pas et le froufrou de la robe d’Hélène. Natacha regarda Hélène ; ensuite, rouge et tremblante, elle le regarda d’un air effrayé, interrogateur et se dirigea vers la porte.

Un mot, un seul au nom de dieu ! dit Anatole.

Elle s’arrêta. Il lui était si nécessaire d’entendre ce mot qui lui expliquerait ce qui était arrivé et auquel elle répondrait.

Natalie, un mot, un seul, répétait-il toujours, ne sachant véritablement que dire ; et il le répéta jusqu’au moment où Hélène fut près d’eux.

Hélène sortit avec Natacha dans le salon. Sans rester au souper, les Rostov partirent.

Natacha ne dormit pas de toute la nuit. La question insoluble : aimait-elle Anatole ou le prince André ? la tourmentait. Elle aimait le prince André, elle se rappelait vivement combien elle l’aimait ; mais elle aimait aussi Anatole, c’était indiscutable. « Autrement cela aurait-il pu être ? » pensait-elle. « Après ce qui s’est passé, si j’ai pu, en lui disant adieu, répondre à son sourire par un sourire, si j’ai pu faire cela, c’est la preuve que je l’ai aimé depuis le premier instant. Alors il est bon, noble, beau, et on ne peut point ne pas l’aimer. Que dois-je faire si je l’aime et si j’en aime un autre ? » se disait-elle sans pouvoir répondre à ces terribles questions.