Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XI/18

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 109-114).


XVIII

Pierre, depuis deux jours qu’il avait disparu de sa maison, habitait dans l’appartement abandonné de feu Bazdéiev.

Voici comment cela était arrivé.

Le lendemain de son retour à Moscou, après son entrevue avec le comte Rostoptchine, quand Pierre s’éveilla, il fut longtemps à comprendre où il se trouvait et ce qu’on voulait de lui. Quand, parmi les noms des personnes qui l’attendaient au salon, on cita celui du Français qui avait apporté une lettre de la comtesse Hélène Vassilievna, tout à coup il fut saisi d’un trouble quelconque et de l’exaspération à laquelle il était capable de s’abandonner. Tout à coup il s’imagina que tout était fini, embrouillé, que personne n’avait tort ni raison, que l’avenir n’apporterait rien et que cette situation était sans issue.

En souriant tout à fait naturellement et marmonnant quelque chose, tantôt il s’asseyait sur le divan dans une pose désespérée, tantôt se levait, s’approchait de la porte et regardait par le trou de la serrure dans le salon de réception, tantôt agitait les mains, se retournait, et se mettait à lire. Le valet de chambre annonça pour la deuxième fois à Pierre que le Français qui avait apporté la lettre de la comtesse désirait vivement le voir, ne serait-ce que pour un moment, et qu’on était venu de la part de la veuve de S. A. Bazdéiev demander de faire prendre les livres puisque madame Bazdéiev elle-même était partie à la campagne.

— Ah, oui ! tout de suite. Attends… Ou bien non. Va dire que je viens tout de suite, dit Pierre au valet de chambre.

Mais aussitôt le valet disparu, Pierre prit un chapeau qui se trouvait sur la table et sortit par la porte dérobée de son cabinet de travail.

Il n’y avait personne dans le couloir. Pierre le traversa jusqu’à l’escalier en se frottant le front à deux mains, descendit jusqu’au premier palier. Le suisse était près de la porte d’entrée. Du palier où se trouvait Pierre, un autre escalier menait à la sortie de service.

Pierre prit l’escalier de service et descendit dans la cour. Personne ne l’avait vu. Mais dès qu’il franchit la porte cochère et se trouva dans la rue, les cochers qui étaient là et le portier se découvrirent devant le maître.

Pierre, sentant les regards fixés sur lui, fit comme l’autruche qui cache sa tête dans un buisson pour ne pas être vue. Il baissa la tête, et, accélérant le pas, s’éloigna dans la rue.

De tout ce que Pierre devait faire ce matin, le classement des livres et des papiers de Joseph Alexiévitch lui semblait le plus nécessaire.

Il prit la première voiture qu’il rencontra et ordonna de le conduire à Patriarché-Proudi où se trouvait la maison de la veuve Bazdéiev.

Sans cesser de regarder les convois qui s’avancaient de tous côtés et quittaient Moscou, Pierre installait son gros corps dans la voiture de façon à ne pas glisser, et il éprouvait un sentiment joyeux semblable à celui d’un garçon qui s’est enfui de l’école. Il se mit à bavarder avec le cocher. Celui-ci lui racontait que ce jour-là on distribuait des armes au Kremlin, que le lendemain on chasserait tout le monde aux remparts des Trois-Montagnes et qu’il y aurait là une grande bataille. Arrivé à Patriarchié-Proudi, Pierre chercha la maison de Bazdéiev où il n’était pas allé depuis longtemps. Il s’approcha de la petite porte d’entrée. Guérassime, ce même petit vieux jaune, imberbe, que Pierre avait vu cinq ans auparavant à Torjok avec Joseph Alexiévitch, sortit à son appel.

— Y a-t-il quelqu’un à la maison ? demanda Pierre.

— Vu les circonstances actuelles, Votre Excellence, Sophie Danilovna et ses enfants sont partis à la campagne près de Torjok.

— J’entrerai quand même. Je dois classer les livres, dit Pierre.

— Entrez, s’il vous plaît. Le frère du défunt (qu’il ait le royaume du ciel !), Makar Alexiévitch, est à la maison. Mais, comme vous le savez, il est faible d’esprit.

Pierre connaissait le frère de Joseph Alexiévitch, Makar Alexiévitch, un alcoolique à demi fou.

— Oui, oui, je le connais. Allons, allons… et il entra.

Un homme âgé, grand, chauve, le nez rouge, en robe de chambre et les pieds nus dans des galoches, était dans l’antichambre.

En apercevant Pierre, il marmonna méchamment quelque chose et s’éloigna dans le couloir.

— C’était un homme de grand esprit, et maintenant, comme vous pouvez le voir, il est devenu imbécile, dit Guérassime. Voulez-vous entrer dans le cabinet de travail ?

Pierre fit un signe de tête. Le cabinet était resté scellé.

— Sophie Danilovna a ordonné de remettre les livres si l’on venait de votre part.

Pierre pénétra dans ce même cabinet sombre où, du vivant du bienfaiteur, il entrait en tremblant.

Ce cabinet, maintenant tout poussiéreux et pas balayé depuis la mort de Joseph Alexiévitch, était encore plus sombre.

Guérassime ouvrit un volet et sortit sur la pointe des pieds. Pierre parcourut le cabinet de travail, s’approcha de l’armoire aux manuscrits, prit une des choses les plus importantes de l’ordre : C’étaient les actes originaux écossais avec les notes explicatives du bienfaiteur. Il s’assit devant la table à écrire couverte de poussière, y posa le manuscrit, l’ouvrit, le referma et enfin, le repoussant, il appuya sa tête dans ses mains et devint pensif. Plusieurs fois, Guérassime jeta un regard discret dans le cabinet de travail et chaque fois vit Pierre dans la même position.

Plus de deux heures s’écoulèrent. Guérassime se permit de faire du bruit à la porte pour attirer l’attention de Pierre. Pierre ne l’entendit pas.

— Vous ordonnez de laisser partir le cocher ?

— Ah oui ! dit Pierre en se reprenant et se levant rapidement. Écoute, dit-il en prenant Guérassime par le bouton de son veston et regardant le petit vieux de haut en bas avec des yeux brillants, humides, enthousiastes : Écoute. Tu sais qu’il y aura une bataille demain ?

On le dit.

— Je te demande de ne dire à personne qui je suis, et fais ce que je te dirai…

— J’obéis. Voulez-vous ordonner de vous servir à manger ?

— Non. Il me faut autre chose. Il me faut un habit de paysan et un pistolet, dit Pierre en rougissant.

— J’obéis, fit Guérassime en réfléchissant.

Pierre passa tout le reste de cette journée dans le cabinet de travail du bienfaiteur, en marchant de long en large et causant seul. Il se coucha sur le lit préparé pour lui ici même.

Guérassime, en domestique qui a vu beaucoup de choses surprenantes dans sa vie, accepta l’installation de Pierre sans aucun étonnement. Il semblait heureux d’avoir maintenant quelqu’un à servir. Le soir même, sans se demander pourquoi c’était nécessaire, il se procura pour Pierre un cafetan et un bonnet, et eut la promesse, pour le lendemain, du pistolet demandé.

Ce soir-là, Makar Alexiévitch, avec un bruit de galoches, s’approcha deux fois de la porte et s’arrêta en regardant Pierre d’un air flatteur. Mais dès que Pierre se retournait vers lui, avec gêne et colère, il refermait sa robe de chambre et s’éloignait hâtivement.

C’est quand Pierre, vêtu du cafetan de cocher acheté par Guérassime, allait avec celui-ci acheter le pistolet près de la tour Soukharéva qu’il rencontra les Rostov.