Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/17

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 454-458).


XVII

Koutouzov, comme tous les vieillards, dormait peu la nuit.

Dans la journée, souvent il sommeillait tout à coup, mais la nuit, couché tout habillé sur son lit, le plus souvent il ne dormait pas et songeait.

Il était ainsi sur son lit, sa lourde tête balafrée appuyée sur sa main potelée et, son œil unique ouvert fixement dans l’obscurité, il pensait.

Depuis que Benigsen qui correspondait directement avec l’empereur et qui avait le plus d’importance à l’état major, l’évitait, Koutouzov était plus tranquille sous ce rapport qu’on ne le forcerait pas à engager ses troupes dans des actions incertaines, offensives. La leçon de la bataille de Taroutino, dont Koutouzov se souvenait bien, devait aussi agir sur lui.

« Ils doivent comprendre que nous ne pouvons que perdre en prenant l’offensive. La patience et le temps, voilà mes héros !» pensait Koutouzov. Il savait qu’il ne faut pas cueillir la prune verte, qu’elle tombera d’elle même quand elle sera mûre, que si l’on cueille la prune verte on gâte la prune et l’arbre, et qu’on n’a pour soi qu’un goût acide. Comme un chasseur expérimenté, il savait que la bête était blessée, blessée comme le pouvait faire toute la force de la Russie. Mais la blessure était-elle mortelle ou non ? C’était la question irrésolue.

Maintenant, par les ambassades de Lauriston et de Berthémy et les rapports des partisans, Koutouzov était presque sûr que la bête était mortellement atteinte. Mais il en fallait encore des preuves. Il fallait attendre. « Ils veulent toujours courir pour voir comment ils ont tiré. Attendez, vous le verrez. Toujours les manœuvres, toujours les attaques ! pensait-il. À quoi bon toujours se distinguer ! Encore s’il y avait quelque chose de gai à se battre. Ils sont comme des enfants, de qui l’on ne peut savoir au juste comment les choses se sont passées, parce que tous veulent prouver qu’ils savent se battre. Mais il ne s’agit pas de cela maintenant. Et quelles combinaisons ingénieuses ils me proposent tous ! Il leur semble quand ils ont inventé deux ou trois combinaisons (et ils se guident selon le plan du général de la campagne envoyé de Pétersbourg) qu’ils ont inventé tout, et qu’il n’y a rien de plus spirituel ! »

La question non résolue de savoir si la blessure faite à Borodino était mortelle ou non, depuis un mois déjà trottait dans la tête de Koutouzov. D’une part les Français occupaient Moscou, d’autre part, Koutouzov sentait par tout son être que ce coup terrible, dans lequel lui avec tous les Russes avaient mis toute leur force, devait être mortel. Mais en tout cas, il fallait des preuves et il les attendait depuis un mois, et plus le temps passait, plus il devenait impatient.

Couché sur son lit, durant ses nuits sans sommeil, il faisait ce qu’il reprochait à ses jeunes généraux : il envisageait le plus possible de hasards, mais avec cette différence qu’il ne basait rien sur ses hypothèses et qu’il n’en voyait pas deux ou trois, mais des milliers. Plus il réfléchissait, plus il en voyait. Il inventait des mouvements de toutes sortes de l’armée de Napoléon, de toute l’armée ou d’une partie : à Pétersbourg, sur lui, derrière lui. Il admettait (ce qu’il craignait le plus) que Napoléon luttât contre lui avec ses propres armes, qu’il restât à Moscou à l’attendre ; Koutouzov envisageait même le retour de l’armée de Napoléon sur Médine et Iouknov ; la seule chose qu’il ne pouvait prévoir, c’était ce qui arrivait : le mouvement fou, convulsif de l’armée de Napoléon pendant les onze jours qui suivirent sa sortie de Moscou, mouvement qui rendait possible ce à quoi Koutouzov n’osait encore penser : la destruction complète des Français.

Le rapport de Dokhtourov sur la disposition de Broussier, les nouvelles des partisans sur la débâcle de l’armée de Napoléon, les bruits des préparatifs pour la sortie de Moscou, tout confirmait la supposition que l’armée française était écrasée et se préparait à fuir. Mais ce n’était qu’une supposition, qui semblait importante à la jeunesse et non à Koutouzov. Celui-ci, avec son expérience de soixante ans, savait quelle importance on doit attacher aux bruits ; il savait combien les hommes qui désirent une chose sont capables d’échafauder les nouvelles de telle façon qu’elles paraissent confirmer ce qu’ils désirent, et il savait que dans ce cas on omet volontiers tout ce qui paraît contradictoire. Et plus il le désirait, moins il se permettait d’y croire. Cette question occupait toutes les forces de son âme. Tout le reste n’était pour lui que l’accompagnement habituel de la vie : le train habituel et la soumission à la vie, ses conversations avec les fonctionnaires de l’état-major, les lettres de madame de Staël, qu’il recevait à Taroutino, la lecture des romans, les distributions de récompenses, la correspondance avec Pétersbourg, etc., mais la perte des Français prévue par lui seul était son unique désir. La nuit du 11 octobre, il était couché, la tête appuyée sur la main, et pensait.

Dans la chambre voisine se fit entendre le bruit des pas de Toll, de Konovnitzen et de Bolkhovitinov.

— Hé ! Qui est là ? Entrez ! Qu’y a-t-il de nouveau ? dit le feld maréchal.

Pendant que le valet allumait les bougies, Toll fit part de la nouvelle.

— Qui a apporté cette nouvelle ? demanda Koutouzov avec une expression de sérénité froide qui frappa Toll dès qu’il y eut de la lumière.

— Pas de doute possible, Votre Altesse.

— Appelle, appelle ici !

Koutouzov s’assit, une jambe pendante, son gros ventre appuyé sur l’autre jambe repliée. Il clignait de son œil pour mieux examiner l’envoyé, comme pour lire dans ses traits ce qui l’occupait.

— Dis-moi, dis-moi, mon ami ! fit-il à Bolkhovitinov de sa voix sénile, basse, en croisant sa chemise qui s’ouvrait sur la poitrine. Approche, approche-toi. Quelle nouvelle m’apportes-tu, hein ? Napoléon a quitté Moscou ? Hein ? Est-ce vrai ? Bolkhovitinov répéta d’abord tout ce qu’on lui avait ordonné de dire.

— Parle, parle plus vite, ne me tourmente pas l’âme, interrompit Koutouzov.

Bolkhovitinov raconta tout et se tut, attendant des ordres. Toll voulut dire quelque chose. Koutouzov l’interrompit. Il allait parler, tout à coup son visage se crispa, de la main il fit un signe à Toll et se tourna vers le coin aux icônes.

— Dieu, Seigneur ! tu as écouté notre prière… dit-il d’une voix tremblante en joignant les mains.

— La Russie est sauvée ! Je te remercie, mon Dieu !

Et il pleura.