Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 147-153).


VIII

Il semblerait que dans les conditions pénibles, presque inimaginables, où se trouvaient en ce moment les soldats russes : sans bottes chaudes, sans habits chauds, sans toit, dans la neige par dix-huit degrés au-dessous de zéro, sans provisions suffisantes et irrégulièrement distribuées, ils dussent présenter le spectacle le plus triste et le plus décourageant.

Cependant, jamais, dans les meilleures conditions matérielles, l’armée ne présenta spectacle plus gai et plus animé. C’est que, chaque jour, tous ceux qui commençaient à s’attrister ou à faiblir étaient rejetés de l’armée. Tous ceux qui étaient faibles physiquement ou moralement, depuis longtemps étaient restés en arrière. Il ne restait que la fleur de l’armée par la force de l’esprit et du corps.

Près de la compagnie qui avait installé la claie, se tenaient les groupes les plus nombreux. Deux sous-officiers s’étaient installés dans leur voisinage et leurs bûchers brûlaient plus vivement que les autres : ils avaient exigé, pour le droit d’être assis près d’eux, qu’on apportât du bois.

— Hé ! là ! Makéiev !… Qu’est-ce que tu fais ? Tu es disparu ? Les loups t’ont mangé ? Apporte du bois ! cria un soldat au visage rouge, les cheveux roux, qui se frottait les yeux à cause de la fumée, mais ne s’éloignait pas du feu.

— Va, au moins, toi, Corbeau ! Apporte du bois, dit-il à un autre.

Le roux n’était ni sous-officier, ni maréchal des logis mais un soldat très fort, c’est pourquoi il commandait aux plus faibles que lui. Le soldat maigre de petite taille, au nez pointu, qu’on appelait le Corbeau, se leva docilement pour exécuter l’ordre. Mais à ce moment, dans la lumière des bûchers, se montrait un jeune soldat, joli garçon, qui portait un fagot de bois.

— Apporte ici ! Voilà qui est bien !

Des soldats cassèrent le bois, l’entassèrent, soufflèrent avec leurs bouches et les pans de leurs manteaux et le feu jaillit et crépita. Des soldats vinrent y allumer leurs pipes. Le jeune soldat qui avait apporté le bois posa ses mains sur ses hanches et, rapidement, se mit à battre la semelle.

— Ah ! petite mère, la rosée est gelée !… chantait-il, et, à chaque syllabe, il semblait hoqueter.

— Eh ! les plantes des pieds tomberont ! lui cria le Roux en remarquant qu’une de ses semelles se détachait. — En voilà un danseur !

Le soldat s’arrêta, arracha un morceau de cuir qui se détachait de ses chaussures et le jeta au feu.

— C’est vrai ! fit-il.

Il s’assit, tira de sa giberne un morceau de toile bleue, de fabrication française, et se mit à envelopper son pied.

— Bientôt on donnera de nouvelles marchandises. On dit que quand nous les aurons écrasés tout à fait, chacun recevra double solde.

— Et voilà, Pétrov, ce fils de chien est resté parmi les traînards, dit le sous-officier.

— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps, dit un autre.

— Eh bien ! Quoi, pioupiou…

— On dit qu’à la 3e compagnie neuf hommes manquaient hier à l’appel ?

— Oui, c’est vrai. Où aller quand les pieds sont gelés ?

— À quoi bon bavarder ! fit le sergent.

— Est-ce que tu as envie d’avoir la même chose ? dit le vieux soldat en s’adressant d’un ton de reproche à celui qui parlait de pieds gelés.

— Et que crois-tu donc ? se mit tout à coup à dire d’une voix aiguë et tremblante le petit soldat qu’on appelait le Corbeau, qui se leva derrière le bûcher. — Si on est bien portant, alors on maigrit, et pour qui se porte mal, c’est la mort. Ainsi moi, par exemple, je n’ai plus de forces, fit-il tout à coup résolument, en s’adressant au sergent. — Envoie-moi à l’hôpital, la fièvre m’a pris partout, autrement tout de même je reste en route.

— Voyons ! Voyons ! fit avec calme le sergent.

Le soldat se tut et les conversations reprirent.

— On en a pris aujourd’hui de ces Français, et pas un seul n’a de vraies bottes ; il n’y a que le nom… — se mit à dire un des soldats.

— Ce sont les Cosaques qui les ont déchaussés. On a préparé l’isba pour le colonel ; on les a mis dehors. Ils font pitié à voir, dit celui qui battait la semelle.

— On les a remués : alors il y en avait un de vivant, et vois-tu… il parle dans sa langue.

— Et ils sont propres ! reprit le premier. Ils sont blancs comme le bouleau. Et il y en a de très braves parmi eux, de très nobles.

— Eh ! tu crois ? On en rencontre chez eux de toutes les classes.

— Et ils ne comprennent rien, pas un mot de notre langue, fit le danseur avec un sourire de surprise.

— Je lui demande à quelle couronne il appartient, et il jabote en sa langue. C’est un peuple étonnant !

— Ce qui est étonnant…, continua celui qui s’était extasié sur leur blancheur, les paysans racontent que sous Mojaïsk, lorsqu’on a commencé à enlever les morts du champ de bataille, des cadavres français qui étaient là depuis un mois étaient blancs comme du papier propre et sans aucune odeur.

— Quoi ? Ça tient du froid ? demanda l’un.

— Ah ! comme tu es rusé ! Du froid ! T’avais donc chaud ? Si c’était le froid la cause, les nôtres non plus n’auraient pas pourri, et cependant, dit-il, les nôtres sont tout pourris, pleins de vers, il faut se boucher le nez avec un mouchoir, détourner la tête, on les emporte comme ça. Et les leurs, blancs comme du papier, pas la moindre odeur…

Tous se turent.

— C’est probablement leur nourriture, dit le sergent, Ils avaient bâfré la nourriture des maîtres.

Personne ne contredit.

— Ce paysan a raconté qu’au champ de bataille de Mojaïsk, on a envoyé des hommes de dix villages, et pendant vingt jours ils n’ont fait qu’enlever des morts, et encore pas tous. Et il y avait des loups !…

— C’était une vraie bataille ! dit un vieux soldat. Il y a de quoi raconter, et tout ce qui arrive après… ce n’est que de la souffrance pour le peuple.

— C’est vrai, l’oncle. Avant-hier nous les avons rencontrés. Ils n’attendent pas. Tout de suite ils jettent les fusils et à genoux : Pardon, disent-ils, ils font semblant… On a raconté que Platov avait pris deux fois Napoléon lui-même. Il ne sait pas le mot magique. Il le prend, le prend et voilà : entre ses mains il se transforme en oiseau et s’envole. Et c’est impossible aussi de le tuer…

— Ah ! comme tu mens, Kisilov !

— Comment ! C’est la vraie vérité.

— Et si j’avais été le maître, une fois capturé, je l’aurais enterré vivant et percé avec un piquet de tremble. Combien de gens a-t-il fait tuer !

— Tout de même nous en viendrons à bout ! fit en bâillant le vieux soldat.

La conversation cessa, les soldats se préparèrent pour la nuit.

— Ah ! en voilà des étoiles ! Comme elles brillent ! On dirait que les femmes ont tendu leur toile ! dit un soldat en admirant la voie lactée.

— C’est bon signe pour la récolte, les enfants !

— Il faut apporter encore un peu de bois.

— On se chauffe le dos et le ventre est gelé. En voilà encore une histoire. Oh ! seigneur !

— Pourquoi pousses-tu ? Est-ce que le feu est pour toi tout seul ? En voilà un, il prend la place !…

Au milieu du silence qui s’établissait s’entendait le ronflement des dormeurs. D’autres se tournaient, se chauffaient, en causant de temps en temps.

À cent pas du bûcher éclataient des cris bruyants et gais.

— Oh ! comme on s’amuse dans la 5e compagnie, dit un soldat. Et il y en a du monde !

Un soldat se leva et alla à la 5e compagnie.

— On rit là-bas, dit-il en revenant. Deux Français viennent d’arriver ; l’un est tout à fait gelé, mais l’autre est très drôle, et ils chantent des chansons.

— Oh ! oh ! allons voir !

Quelques soldats se dirigèrent vers la 5e compagnie.