Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/18

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 203-212).


XVIII

On fit passer Pierre dans la grande salle à manger éclairée ; quelques minutes après, il entendit un bruit de pas, et Natacha et la princesse Marie entrèrent.

Natacha était calme, mais sur son visage s’arrêtait de nouveau l’expression sévère, sans sourire.

La princesse Marie, Natacha et Pierre éprouvaient le même sentiment de gêne qui suit ordinairement une conversation sérieuse et intime : il est impossible de reprendre la conversation ancienne, il est honteux de dire des futilités et il est ennuyeux de se taire parce qu’on veut parler et parce qu’on semble feindre. En silence, ils s’approchèrent de la table : les valets écartèrent et rapprochèrent les chaises. Pierre déplia sa serviette et, ayant résolu de rompre le silence, regarda Natacha et la princesse Marie.

En ce moment toutes les deux paraissaient prêtes à faire la même chose. Dans les yeux de toutes deux brillaient le contentement de la vie et l’assurance qu’outre la douleur elle a des joies.

— Prenez-vous de l’eau-de-vie, comte ? demanda la princesse Marie.

Et ces mots, tout d’un coup, dissipèrent les ombres du passé.

— Parlez-nous de vous, dit-elle. On raconte sur vous tant de miracles inouïs.

— Oui, répondit Pierre avec le sourire de raillerie douce qui lui était maintenant habituel. On raconte même à moi des miracles que je n’ai même pas rêvés. Maria Abramovna m’a invité chez elle et m’a raconté ce qui m’est arrivé ou a dû m’arriver. Stepan Stepanitch m’a appris aussi ce que je dois raconter. En général, je remarque que c’est très commode d’être un homme intéressant (et maintenant, je suis un homme intéressant). On m’invite et on raconte ce qui m’est arrivé.

Natacha sourit, elle voulait dire quelque chose.

— On m’a raconté, l’interrompit la princesse Marie, que vous avez perdu deux millions avec le sac de Moscou. Est-ce vrai ?

— Et pourtant je suis devenu trois fois plus riche, dit Pierre.

Bien que le paiement des dettes de sa femme et les constructions eussent changé ses affaires, il continuait à raconter qu’il était devenu trois fois plus riche.

— Ce que j’ai assurément gagné, c’est la liberté, commença-t-il sérieusement ; mais il ne poursuivit pas, trouvant ce sujet de conversation trop personnel.

— Et vous faites rebâtir votre maison ?

— Oui, Savélitch me l’a conseillé.

— Dites-moi, ne saviez-vous rien de la mort de la comtesse quand vous êtes resté à Moscou ? dit la princesse Marie, et aussitôt elle rougit en remarquant que dans cette question posée après ce qu’il venait de dire de sa liberté il pouvait croire qu’elle attribuait à ses paroles une portée qu’elles n’avaient pas.

— Non, répondit Pierre sans être gêné de l’interprétation que donnait la princesse Marie à sa mention de la liberté. Je l’ai appris à Orel et vous ne pouvez vous imaginer combien cela m’a frappé. Nous n’étions pas des époux modèles, — fit-il rapidement en regardant Natacha et remarquant sur son visage la curiosité de savoir comment il parlerait de sa femme — mais cette mort m’a beaucoup frappé. Quand deux personnes se fâchent, les deux ont toujours tort ; et le tort de celui qui reste devient tout d’un coup très pénible devant la personne qui n’existe plus ; et puis une pareille mort, sans amis, sans consolation… Je la plains beaucoup, beaucoup.

Il remarqua avec plaisir une approbation joyeuse sur le visage de Natacha.

— Oui, vous voilà de nouveau célibataire et un parti… fit la princesse Marie.

Pierre rougit tout à coup et tâcha longtemps de ne pas regarder Natacha. Quand il se décida enfin à la regarder, son visage était froid, sévère et, lui sembla-t-il, un peu méprisant.

— Mais est-ce vrai que vous avez causé à Napoléon ? On me l’a raconté ? demanda la princesse Marie.

Pierre rit.

— Pas une seule fois. Jamais. Tout le monde s’imagine qu’être prisonnier c’est être en visite chez Napoléon. Non seulement je ne l’ai pas vu, mais je n’ai même pas entendu parler de lui. J’étais dans une société beaucoup pire.

Le souper touchait à sa fin et Pierre, qui d’abord se dérobait à narrer sa captivité, peu à peu se laissait entraîner par ses récits.

— Mais est-ce vrai que vous étiez resté avec l’intention de tuer Napoléon ? lui demanda Natacha en souriant un peu. Je l’ai deviné quand nous vous avons rencontré près de la tour Soukhareva, vous vous rappelez ?

Pierre avoua que c’était vrai et, guidé peu à peu par les questions de la princesse Marie et surtout par celles de Natacha, il se laissa entraîner à faire le récit détaillé de ses aventures. D’abord il parla selon cette opinion railleuse et douce qu’il avait maintenant des hommes et surtout de soi-même, mais ensuite, quand il arriva au récit des souffrances et des horreurs qu’il avait vues, sans le remarquer, il se mit à parler avec l’émotion contenue d’un homme qui revit en mémoire des événements terribles.

La princesse Marie, avec un sourire doux, regardait tantôt Pierre, tantôt Natacha. Dans tout ce récit elle ne voyait que Pierre et sa bonté. Natacha, accoudée, l’expression mobile, suivait le récit, écoutait Pierre attentivement, revivant avec lui tout ce qu’il racontait. Non seulement son regard mais ses exclamations et les questions brèves qu’elle posait montraient à Pierre que de ce qu’il racontait elle comprenait précisément ce qu’il voulait dire. On voyait qu’elle comprenait non seulement ce qu’il racontait mais ce qu’il voulait et ne pouvait exprimer par des paroles. Pierre narra aussi l’épisode avec la femme et l’enfant à cause desquels il avait été pris :

— C’était un spectacle horrible… des enfants abandonnés… quelques-uns dans les flammes… Devant moi on arrachait un enfant… Des femmes auxquelles on enlevait les bijoux…

Pierre rougit et s’arrêta.

— Tout à coup un détachement français arrive et tous ceux qui ne pillaient pas, tous les hommes furent pris et moi aussi.

— Probablement que vous ne racontez pas tout. Vous avez sans doute fait quelque chose… de bon, dit Natacha.

Pierre continua son récit. Quand il arriva au supplice, il voulut passer les horribles détails, mais Natacha exigea qu’il dît tout.

Il parla ensuite de Karataïev (déjà il s’était levé et marchait. Natacha le suivait des yeux). Il s’arrêta :

— Non, vous ne pouvez pas comprendre ce que j’ai appris de cet homme ignorant.

— Non, non, parlez. Où est-il ? dit Natacha.

— On l’a tué presque sous mes yeux.

Et Pierre se mit à raconter les derniers temps de la retraite, la maladie de Karataïev (sa voix tremblait toujours) et sa mort. Il racontait ses aventures comme jamais : Il lui semblait maintenant voir une nouvelle importance dans tout ce qu’il avait éprouvé.

En racontant tout cela à Natacha il ressentait le plaisir rare que donnent les femmes en écoutant quelqu’un, non les femmes intelligentes qui écoutent en tâchant de retenir ce qu’on leur dit afin d’enrichir leur esprit et, à l’occasion, s’en servir ou appliquer ce qu’on raconte à leur situation et communiquer le plus vite ces paroles sages élaborées dans leur laboratoire spirituel, mais il éprouvait ce plaisir que donnent les vraies femmes douées de la capacité de discerner et de prendre ce qu’il y a de meilleur dans les manifestations de l’âme humaine. Natacha, sans le savoir, était tout attention. Elle ne laissait échapper ni un mot, ni une nuance de la voix, ni un regard, ni un tressaillement du visage, ni un geste de Pierre. En passant elle saisissait chaque mot encore inexprimé, le portait à son cœur ouvert en devinant le sens mystérieux de tout le travail moral de Pierre.

La princesse Marie comprenait le récit, y sympathisait mais elle voyait maintenant autre chose qui absorbait toute son attention : elle voyait la possibilité de l’amour et du bonheur entre Natacha et Pierre et cette idée qui lui venait pour la première fois emplissait son cœur de joie.

Il était trois heures du matin. Les valets aux visages tristes et sévères étaient venus renouveler les bougies, mais personne ne les remarquait.

Pierre termina son récit. Natacha, les yeux brillants, animés, continuait d’observer attentivement Pierre : elle semblait vouloir comprendre encore ce qu’il n’avait pas dit. Pierre, dans une gêne heureuse, la regardait de temps en temps et cherchait ce qu’il fallait dire maintenant pour changer de conversation. La princesse Marie se taisait. Aucun ne pensait qu’il était trois heures et qu’il était temps d’aller dormir.

— On dit : les malheurs de la souffrance, commença Pierre. Oui, si l’on me disait : Veux-tu rester ce que tu étais avant la captivité ou revivre tout ce que tu as vécu ? Au nom de Dieu, encore une fois la captivité et la viande de cheval ! Quand on nous chasse du sentier habituel nous pensons que tout est perdu, tandis que c’est alors seulement que commence la vie, nouvelle, bonne. Tant qu’il y a la vie c’est le bonheur, chacun en a beaucoup, beaucoup, devant soi, c’est moi qui vous le dis, fit-il s’adressant à Natacha.

— Oui, oui ! Moi aussi, je ne désirerais rien que de recommencer ma vie, dit-elle, répondant à une tout autre question.

Pierre la regarda attentivement.

— Oui et rien de plus, répéta-t-elle.

— Pas vrai ! Pas vrai ! s’écria Pierre. Je ne suis pas coupable d’être vivant, de vouloir vivre, ni vous non plus.

Tout à coup Natacha baissa la tête dans ses mains et se mit à pleurer.

— Qu’as-tu, Natacha ? lui demanda la princesse Marie.

— Rien, rien.

Elle sourit à Pierre à travers ses larmes.

— Au revoir, il est temps de dormir.

Pierre se leva et dit :

— Adieu.

La princesse Marie et Natacha se retrouvèrent comme toujours dans la chambre à coucher. Elles parlèrent de ce qu’avait raconté Pierre.

La princesse Marie n’exprima pas son opinion sur Pierre. Natacha non plus ne parla pas de lui.

— Eh bien ! Bonne nuit, Marie. Sais-tu, souvent j’ai peur d’une chose : nous ne parlons pas de lui (le prince André) comme si nous craignions de déflorer nos sentiments et nous l’oublions, dit Natacha.

La princesse Marie soupira lourdement et ce soupir confirmait l’exactitude des paroles de Natacha, mais elle ne partagea pas son avis.

— Est-ce qu’on peut oublier ? dit-elle.

— Je me suis sentie si bien aujourd’hui de raconter tout : c’était pénible mais bon, très bon ; je suis sûre que lui l’aimait réellement. C’est pourquoi je lui ai raconté… Ce n’est pas mal ? demanda-t-elle tout à coup en rougissant.

— À Pierre ? oh non ! Il est si bon !

— Sais-tu, Marie, reprit tout à coup Natacha avec un sourire qui depuis longtemps n’avait éclairé son visage, Pierre est devenu… comment dire… propre, frais, comme s’il sortait du bain… tu comprends… c’est-à-dire au sens moral… n’est-ce pas ?

— Oui, il a beaucoup gagné.

— Et son veston est si court, et ses cheveux rasés, tout à fait comme du bain… comme papa parfois…

— Je comprends que lui (le prince André) n’ait aimé personne autant, dit la princesse Marie.

— Oui, lui aussi est un homme à part. On dit que les hommes sont amis quand ils sont tout à fait différents. C’est sans doute vrai ; n’est-ce pas, qu’il ne lui ressemble pas du tout ?

— Oui, mais il est très bon.

— Et encore bonne nuit, fit Natacha. Et le même sourire frivole s’oublia longtemps sur son visage.