Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre VI

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Louis-Michaud (p. 69-76).
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VI



Cependant le mois s’achevait. Clarinette fut tout à coup prise de vomissements, avec des douleurs sourdes dans le ventre ; et comme la cinquième semaine ne ramenait toujours pas la crise du sexe, elle se crut décidément enceinte. Quelle drôle de machine que le corps d’une femme ! Elle ne pouvait tant seulement se payer un peu de bon temps sans germer ! Les bêtes, elles du moins, n’avaient qu’une saison. Et elle était tentée de maudire le plaisir, envia les béguines qui vivent dans le mépris des hommes. Elle finit par ne plus penser qu’à l’étrange pouvoir de cette vieille qui si distinctement avait lu dans sa destinée. « M’fille, i t’viendra un p’tit et t’galant t’mariera ».

Un soir de la mi-août, comme ils trôlaîent à travers les éteules dans la blancheur fraîche de la pleine lune, il voulut l’attirer à lui. Elle lui était venue ce soir-là plus câline que d’habitude, avec des frôlements lascifs de chatte en amour, et dès les premiers pas, lui avait noué son bras autour des reins, dans un enlacement côte à côte. Mais, au geste qu’il fit pour l’agripper, elle se rejeta violemment, comme blessée par son attouchement, et toute triste, lui décocha :

— C’est fini d’rire, m’n’ami. C’est fini, qué j’te dis ; ta Rinette n’a pu qu’à s’jeter à l’iau.

Il hocha la tête, et se plantant devant elle :

— Ben quoi ? Qu’est-ce que t’as ? Pour sûr il est arrivé cor une fois une affaire.

Ah ! oui, qu’il était arrivé quelque chose, mais elle n’osait pas lui dire quoi ; quand il saurait son malheur, il la battrait, ou pis encore, il la lâcherait. Et la tête roulée dans la poitrine de Huriaux, elle geignait, avec des sanglots, répétait constamment :

— J’seu trop malheureuse ; aussi !

Lui, sourdement inquiet, tirait de grosses fumées de sa pipe, la chemise chaude des larmes qu’elle versait ; et il continuait à l’interroger en lui caressant la nuque :

— Voyons, parle… Parle, qué j’te dis.

À la fin elle éclata :

— Ben, c’est à cause du p’tit qu’tu m’as fait !

Comme il demeurait sans parler, elle eut un flux de larmes plus violent et s’écria :

— Ti vois ben qu’ti n’me dis ren ?

Alors il chercha des mots pour expliquer son silence. S’il ne disait rien, c’est qu’il ne savait quoi dire. Certainement il ne s’attendait pas à cette nouvelle. Et pour dire qu’il en était content, ça n’était pas vrai, mais il ne pouvait pas dire non plus qu’il en était fâché. Des enfants, faudrait toujours s’y attendre, quand on est couplé. Mais voilà, on pense à tout, excepté qu’il pourrait en venir. Il lui parlait posément, les yeux errants dans la campagne, petit à petit reconquis au calme, acceptant cette paternité inattendue avec la pensée d’un devoir à remplir, presque sans raisonner. Pourtant, avant de s’engager, une prudence le prit, en métis wallon-flamand qu’il était.

— R’lève ton nez, lui dit-il, que j’te reluque. C’est-i ben sûr qu’c’est d’moi ?

Elle répondit par une petite comédie d’indignation. Il ne lui manquait plus que d’être soupçonnée ! Voilà pourtant ce qu’il en arrivait d’être trop honnête : on se met avec un homme, on crache sur tout le reste, puis on est traitée comme la première pouffiasse venue. La grosse Mimi avait été plus maligne, elle ; elle avait pris deux galants, pour être sûre qu’un des deux au moins aurait reconnu son enfant. Et il en était résulté ceci : c’est que les deux drilles s’étaient battus, chacun prétendant qu’il était le père. Maintenant elle était mariée à celui qui avait rossé l’autre. Et, montée par ses récriminations, Clarinette s’exaspéra, voulut risquer un grand coup. Elle était bien bête de lui donner tant d’explications ; elle suivrait sa première idée, irait se jeter dans la rivière. Il serait libre ainsi d’en leurrer d’aussi sottes qu’elle.

Jacques la retint par sa jupe au moment où elle allait dévaler le versant ; mais elle se débattit, et finalement il la coucha à terre, vaincue, ses poings dans les yeux, lui-même étendu près d’elle, toujours calme, lui disant :

— D’abord que c’est comme ça, faudra voir à arranger l’affaire.

Devant cette parole qui le liait, elle oublia ses feintes, se mit à le baiser à pincettes, avec des rires et des cajoleries :

— M’chéri, ti verras comme on aura du plaisir à troés. L’p’tit t’dira : papa, et mi j’t’ferai de bonnes fristouilles, avec d’la tarte to les dimanches.

Et il se laissait dire, pensant à cette vie nouvelle qui allait changer ses habitudes de garçon. Depuis la mort de la mère, il avait souvent souhaité le mariage par ennui de la maison vide, tout désheuré dans son esseulement. Régulier et nullement godailleur, il n’aimait pas les parties de cabaret, où les camarades se ruinaient au scorion, chopinait sans entraînement, le dimanche seulement s’amusait une couple d’heures à jouer aux quilles, sous les tonnelles. Il avait toujours été sérieux d’ailleurs : personne ne se souvenait d’avoir vu rire la vieille Flamande, sa mère, une grande matrone taciturne. plantée sur de hauts fuseaux. À douze ans, il savait écrire et lire couramment, chiffrait, et un vieux charbonnier lui payait un sou chaque samedi pour lui faire la lecture d’une feuille hebdomadaire. Depuis, il avait gardé le désir des livres, et une ou deux fois le mois, malgré le travail obsédant de l’usine, il allait emprunter à la bibliothèque de la commune des bouquins qui le tenaient éveillé à la chandelle pendant des heures. Ces habitudes d’esprit lui avaient composé un fond d’existence régulière et réfléchie. Il parlait sans hâblerie, seulement quand il devait parler, et de préférence demeurait silencieux, évitant les disputes, haussant les épaules lorsque des braillards lâchaient leurs gueulées devant lui. Comme on le savait très robuste, les autres n’étaient pas tentés de le molester.

Jacques n’avait eu qu’une passion, ses pinsons ; et cette passion de l’oiseau lui était commune avec la presque totalité des ouvriers du village, quelques-uns cependant tenant pour les friquets, les gros moineaux babillards des haies et des vergers. Chaque quinzaine amenait des concours soit au Culot, soit dans les centres voisins ; et six fois déjà il avait gagné le prix, toujours très disputé. La journée de travail finie, il allait s’asseoir devant ses cages, absorbé dans les tchiri-biscuit de la bestiole comme dans une musique de paradis, les yeux fixés sur le petit œil crevé du pinson qui semblait avoir un regard et le chercher derrière les barreaux. Toute la maison, à de certains moments, retentissait de ce fringotement de mouchons qui de loin lui arrivait à travers le chant des alouettes planantes, quand à longues enjambées il coupait le plateau pour rentrer chez lui. Malheureusement, malgré l’eau et la graine qu’il avait toujours la précaution de leur donner en abondance avant son départ pour l’usine, les oisillons n’étaient pas soignés comme chez d’autres amateurs, ses amis, qui, pendant leur absence, les confiaient à la garde de leurs femmes. Même il en avait perdu, qui, malades, étaient morts faute d’une médication régulière ; puis les chats lui en avaient aussi croqué. Et parmi toutes les autres sécurités qu’amènerait pour lui le mariage, il pensait à ses couvées désormais garanties, associant ses pinsons à l’idée de son propre bonheur.

Ils se revirent comme par le passé : ni l’un ni l’autre ne parlaient plus d’arranger l’affaire ; et il sembla pendant quelque temps que rien ne fût changé. Mais au bout d’une couple de semaines, Clarinette à la fin s’impatienta. La rondeur de son ventre commençait à lever ses jupes : il arriverait un moment où elle ne pourrait plus cacher sa grossesse. Un soir elle lâcha la bonde à ses acrimonies, lui demanda nettement pour quand c’était, ajoutant qu’elle en avait assez de cette vie avec les Lerminia qui lui mangeaient tout son salaire et lui auraient mangé la peau par-dessus le marché. Entre deux bouffées de pipe, il répéta son mot habituel à savoir que, en effet, il faudrait aviser à arranger l’affaire. Mais, cette fois, elle s’emporta : il ne l’aimait donc pas qu’il la faisait traîner ainsi ? Qu’est-ce qu’il y avait, après tout, de si compliqué dans un mariage ? On va trouver le secrétaire de la mairie : on lui dit qu’on veut se mettre en ménage, et il se charge de vous fournir les petits papiers.

— Ben, si c’est pas plus difficile que ça, finit-il par dire, vas-y lui demander, les papiers.

C’était un des traits de son caractère d’ouvrier que cette paresse aux démarches : il appréhendait les formalités, la publicité des bans, les écritures, toute cette paperasserie à remuer. Quantité, pour ne point passer par là, s’éternisaient dans le concubinage, et, n’était cette notion du devoir qui chez lui primait irrésistiblement tous les autres entraînements, volontiers il eût fait comme eux. Mais, du moment qu’il pouvait se décharger sur elle de l’ennui des courreries, il ne voyait plus d’empêchement à se marier à bref délai.

Clarinette se rendit donc un matin à la mairie : dès les premiers mots du secrétaire, un personnage à lunettes plantées sur le bout du nez, rauque et mal complaisant, elle fut épouvantée de toute la multiplicité de certificats et de permis qu’il fallait à cette chose si simple : vivre à deux. Comme la mère de Huriaux était née en pays flamand, quelque part, très loin, on dut attendre quinze jours l’arrivée des papiers constatant la filiation de Jacques. Puis le consentement de Félicité parut une grosse difficulté, en raison du mauvais gré qu’elle avait toujours témoigné à sa fille. Jacques ayant écrit pour celle-ci une lettre respectueusement tournée dans laquelle Clarinette lui demandait sa bénédiction et le reste, la rude commère fit répondre par son vaurien de Célestin qu’ils eussent l’un et l’autre à venir lui faire la requête en personne.

Cette fois le puddleur fut sur le point d’envoyer tout au diable ; mais Clarinette sauva la situation en déclarant qu’elle irait seule. Elle partit le dimanche suivant pour les Breteaux, et, en chemin, rencontra Cigognier qui filait à la ville. Il y avait plus de deux ans qu’ils ne s’étaient vus ; il la trouva belle fille, et l’idée de son prochain mariage l’allumant, son mufle de bouc grimaça lascivement :

— Viens une miette dans le bois qué j’té dise un mot, fit-il en lui coulant une œillade louche.

Elle dut jouer des jambes pour lui échapper. La maison de Félicité s’apercevait de loin, isolée dans la lande, avec sa soue à porcs et l’étable derrière la haie : c’était une donation du marchand de bœufs, faite peu de temps avant sa mort. Et elle continuait d’y habiter toute seule avec son fils, bêchant elle-même son champ, menant paître ses cochons, montant aux arbres pour la cueille des fruits, rafistolant sans l’aide de personne les gluis et les tuiles des toits.

Comme Clarinette approchait, elle la vit plantant en terre d’un coup de talon le piquet d’une chèvre.

— Hé ! m’mama, lui cria-t-elle, m’fieu a la colique qu’il en est tout bleu dessus l’lit. Vas-y, qu’i m’a dit, car, avant d’être là-bas, j’créverais su’ l’ chemin.

La virago se retourna encolérée :

— I n’avait qu’à t’monter su’t’dos, garce que t’es ! Ben, retourne, va lui dire à c’t’heure, que po mi, c’est non qué j’dis, non, non et non. Et mariez vo, si vo vl’ez, comme l’taure et l’taurel ; mi, j’m’en fous.

Clarinette tira de sa poche une fiole d’anisette, achetée chez Malchair, et, la lui mettant dans la main :

— N’soyez pon’méchante… V’la eune p’tite douceur qui vo fera p’t’èt’ plaisir.

Si c’était comme ça, on pouvait s’entendre. Elle n’était point si mauvaise qu’on le disait : mais elle voulait des égards. Et l’offre de la fiole l’ayant radoucie, elle fit entrer Clarinette, mit deux verres sur la table, lui demanda quel particulier c’était que son homme. La réponse à cette question faillit tout gâter. Quand la Félicité apprit que Jacques était puddleur à Happe-Chair, elle s’empourpra, déclara que toute l’usine était un ramassis de losses et de fripouilles.

Alors Clarinette imagina une ruse : une fois mariés, ils ouvriraient un café et Huriaux planterait là son travail. Il y eut un revirement chez la vieille : l’idée de sa fille établie derrière un comptoir lui souriait comme une facilité de plaisir pour elle-même ; elle cessa de vitupérer, lui donna même des conseils. Fallait se mettre bien avec les hommes pour faire son affaire : sans les hommes, une femme n’arrive à rien. Et elle lui promit sa pratique abondamment.

Puis Clarinette, excitée par la liqueur, se mit à bavarder. Ils auraient des logeurs ; avec un peu de chance, leur café deviendrait petit à petit un hôtel ; et, cyniquement elle émit cette théorie que les vieux étaient de meilleurs clients que les jeunes. De tout le reste, de ses rancunes contre sa mère, des recommandations de la vieille Zébédé au sujet de la restitution des objets détournés, elle ne se souvenait plus, étourdie par le bruit de ses paroles, dans un commencement d’ivresse. Quand elle s’en alla vers le tomber du soir, avec la grosse signature presque illisible de la Félicité au bas de l’imprimé que lui avait remis le secrétaire, elle manqua choir dans le puisard aux fumiers, la tête et les jambes vacillantes. C’est égal, elle s’était joliment amusée, et maintenant que la paix était faite, elle comptait bien revoir sa mère de temps en temps.