Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre VII

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Louis-Michaud (p. 76-82).
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VII



Le mariage à l’église se fit un mercredi matin à sept heures. La veille au soir, après la fermeture des grilles, on était allé à la mairie, avec les témoins : du côté de Huriaux, Simonard et Capitte ; du côté de Clarinette, le Crompire et Zidore Piéfert, le marteleur. Les femmes accompagnaient leurs hommes. Toute cette bande, les hommes débarbouillés à la hâte, les femmes ficelées dans une toilette de circonstance, avait envahi la salle des mariages, une ancienne grange proprement badigeonnée au lait de chaux, avec une grande table pour le maire et son greffier, et, le long de la table, des bancs et des chaises pour les futurs et les gens de la noce.

Puis le magistrat, un blatier drouillard en vieille redingote grise, poudrée de farine, l’écharpe tricolore à la ceinture, était entré, leur avait lu les articles du Code civil en sautant des mots ; et ils avaient tous signé ensuite, quelques-uns de leur nom, Clarinette et Capitte d’une simple croix. Dehors on avait rencontré des connaissances, toute l’équipe des trieuses d’abord, Dédèle, Phrasie, la Chalée et les autres, qui avaient complimenté Clarinette, les dents longues, avec des têtes grièches, puis les camarades de Jacques, Achille Gaudot, le « bia valet », un torse d’homme superbe, le regard chaud sous une taroupe noire ; Zénon Zinque, le borain, une pratique celui-là, soiffard et coque-plumet, jamais à court de blagues et qui excellait à « tirer les gens en bouteille » ; Leurquin, l’enfourneur de coke, un asthmatique, tout desséché par le feu et noir comme une rave, que la concurrence pour les pinsons avait lié avec Jacques.

Tous ensemble, on était entré chez Spinette le cabaretier, à l’enseigne : Aujourd’hui pour de l’argent, Demain pour rien, et pendant une heure on avait trinqué à la santé du couple, sans grande animation, d’ailleurs, les hommes étant la plupart éreintés de leur journée de travail. On s’était séparé là-dessus en se donnant rendez-vous pour le lendemain matin, dix heures et demie, chez François-Ange Lerminia, d’où la noce devait se rendre processionnellement à l’église.

Clarinette avait fait ses achats à la Confiance, chez Malchair, qui tenait les aunages, la mercerie, la boissellerie et le reste, pêle-mêle. Le fûté marchand, flairant une dépense à gros intérêts, lui avait, après renseignements pris, ouvert un crédit quasi illimité. Elle s’était acheté une robe de cachemire noir, un châle à grandes palmes rouges sur fond vert, un chapeau blanc enguirlandé de roses et de muguets, des jupons, des bottines, toute une toilette de dessous et de dessus, sans force pour marchander devant le sourire engageant du pénard qui la poussait à la consommation et la flattait dans sa vanité de fille de rien jouant à la bourgeoise. Quand, le matin du grand jour, Jacques la vit dans le battant-neuf de ses atours, ses cheveux frisottant sous les touffes fleuries du chapeau, la taille dessinée par la busquière du corset, il eut une émotion comme devant une personne toute neuve et qu’il n’aurait point encore connue. Il s’était lui-même mis en frais, d’ailleurs : le corps à l’aise dans une jaquette de drap noir, une cravate de soie zinzolin bouffante au cou, sur l’oreille une casquette soufflée en vesse-de-loup, et rasé de frais, la peau luisante de savonnée, avec un col et des poignets de toile très blancs, il tirait l’œil par sa bonne mine. Le reste de la noce, pour se mettre à l’unisson, avait exhibé des fonds de garde-robe qui ne sortaient que pour les galas, la cousine Zébédé en robe de laine vert olive, un bonnet à rubans jaunes sur son chignon gris, la Philomène en soie punaise et bonnet bleu, Zoé Piéfert en soie noire, avec de longs pendants d’or aux oreilles. Quant aux hommes, ils arboraient des blouses indigo, froncées à la poitrine et tuyautées derrière en godrons, des redingotes pâlies aux omoplates, de larges pantalons de velours ou de moskova pileux, des casquettes boulantes en dôme. Chacun donnant le bras à sa chacune, Capitte le cyclope et Zénon Zinque, tous deux célibataires, marchaient derrière, les mains dans les poches. À cause d’un inventaire à l’usine, on avait eu assez facilement des permissions de chômage.

À l’église, après la cérémonie, il fallut passer entre deux rangées de maritornes et de gaguis, venues là dans le dépoitraillé du saut du lit, avec leur marmaille roupilleuse et mal ébrenée. Le repas étant pour midi, on se répandit dans les cafés, à l’exception de Zébédé, chez qui la bâfre devait avoir lieu et qui s’en retourna frigousser. Des femmes s’étaient adjointes aux dames d’honneur, Silénie Leurquin, la femme de l’enfourneur de coke, un cotret à deux jambes, rechignée, la balèvre repoussée par une surdent, traînant après elle ses trois derniers nés, tous en bas âge, et qui, très pauvre, avec une éternelle boulimie qui la rongeait jour et nuit, était venue, en caraco de cotonnette, attirée par l’espoir d’une gogaille ; puis Flavienne, la fille au chaudronnier Lambilotte, une grande gaffe chaude, à nez de perroquet, qui n’avait pas trouvé à se marier malgré ses folles envies d’homme et que les lurons s’amusaient à leurrer de promesses, la pinçant au gras des côtes, toute rouge et les paupières battantes.

Clarinette avait voulu traiter convenablement son monde : c’était elle qui avait composé le menu, un quartier de viande rôtie avec pommes de terre et carottes, d’abondantes tranches de jambon, une profusion de tartes et de la bière à discrétion. Mais la vieille cousine s’était chargée des emplettes, et naturellement s’était payé un gros bénéfice sur toute cette chère lie. Le potage expédié, Piéfert le marteleur, un grand coutelas de cuisine dans le poing, se mit à découper le rôt, très grave, la serviette passée dans le col de la chemise ; et à mesure les tranches s’abattaient sur les assiettes, avalées aussitôt d’une goulée par les hommes, presque tous gros mangeurs. Les femmes, d’ailleurs, ne demeuraient pas en reste. Silénie Leurquin, muette, les yeux dardés sur le plat, des yeux de louve famélique, s’activait dans une bâfre fiévreuse, sans cesse occupée à enfourner les morceaux, avec un bruit de mastication animale, tandis que ses boyaux, remués par cette mangeaille désordonnée, grouillaient en de bruyants borborygmes. Alors Zénon Zinque, toujours taquin, fit observer que c’étaient les maigres qui mangeaient le plus, et il désignait non seulement Silénie, mais Zébédé, Philomène, Flavienne, qui toutes trois très consciencieusement s’entonnaient, le ventre plat malgré leur goinfrerie, et du côté des hommes, le grand Simonard et le Crompire, également secs et piffres. Au contraire, Piéfert, tourné à l’obésité et Huriaux, bien en chair, semblaient souffler, le gilet déboutonné.

Ce Zinque amusait énormément Clarinette qui ne pouvait détacher les yeux de sa grosse face hilare, toute plissée autour des yeux, et à chacune de ses saillies, éclatait en de grands rires, poussant du coude son mari pour lui dire : « Est-il farce, hein, le borain ? » Comme elle avait bu beaucoup, elle était très animée, provoquait de l’œil les convives, quelquefois s’oubliant à des familiarités. D’ailleurs, les lampées de bière, succédant aux lichées de la matinée, avaient fini par griser tout le monde, même Zoé-Évangéline, la femme à Piéfert, une nature grassement tranquille. « Gare la cuite ! » cria le borain en louchant du côté des femmes. Mais, étourdies par un besoin de bamboche, elles tendaient leurs verres au bec de la canette, avec des hilarités immodérées qui faisaient le tour de la table, ne s’arrêtaient qu’à la Leurquin, toujours abîmée dans ses fringales et qui ne riait pas. À la fin, pourtant, une détente immobilisa ses mâchoires voraces ; elle posa ses coudes sur la table, une rougeur aux pommettes, l’œil béat, puis, tout haut, comme si elle continuait une pensée intérieure, elle déclara qu’elle avait bien mangé. La gaieté redoubla à ce mot, le seul qu’elle eût prononcé jusque là, et elle se prit à rire comme les autres, en se coulant la main sur l’estomac.

Au café, Zinque, prié par la tablée, se leva, chanta des gaudrioles ; mais les premières n’ayant pas été jugées suffisamment salées, il accentua d’une pantomime risquée des couplets grivois, appris aux caboulots de la ville. Alors il y eut des battements de mains. Clarinette se renversa, pâmée, sur sa chaise, et tous ensemble répétèrent le refrain, les hommes avec des grommellements de basse-taille, les femmes avec d’aigres piaulements désaccordés. Puis Simonard, qui aimait le sentiment, trémola le Pauvre porion. Mais, décidément on préférait les horreurs, et Zinque, dont le répertoire était inépuisable, se risqua à une obscénité où il était irrésistible et qu’il accompagnait d’un trémoussement de reins.

À six heures, des camarades arrivèrent, qui n’avaient pu quitter plus tôt l’usine, et l’un d’eux, le chauffeur Flaisolle, amenait avec lui sa femme Ursmarine, une brunette qui avait gardé des restes de jeunesse. Puis apparurent aussi les fils du cousin Lerminia, le scloneur, retenu chez lui par une blessure à la jambe. Tous deux, ayant salué les nouveaux mariés d’un proficiat ! s’installèrent, leur casquette dans leurs genoux, gênés, mangeant des yeux les femmes. Une altercation éclata en ce moment entre Simonard et la Philomène pour un verre que celle-ci venait de casser ; leur vie se passait ainsi à se quereller, même en public ; l’un et l’autre s’éternisant dans leurs injures, quelqu’un, pour faire diversion, proposa d’aller achever la soirée dans les cafés. Les hommes, qui s’étaient mis en bras de chemise, enfilèrent leurs redingotes, les femmes se recoiffèrent, et toute la noce gagna la rue, derrière Huriaux et Clarinette redevenus graves.

La chaleur de l’après-midi tomba alors sur les fermentations de la boisson. Zinque, les yeux hors de la tête, se déhanchait en un pas de cancan, tout seul devant les autres couples qui fringuaient et gambillaient. Et les cavaliers, cérémonieux, la main sur le cœur, faisaient des grâces, tandis que les commères toupillaient, les jupes troussées jusqu’aux jarretières, dans l’ardeur des entrechats. Ils firent, en dansant, le tour de la place ; puis, entrelacés et toujours gigotant, on s’engouffra à l’Harmonie, le principal café du Culot, sur les banquettes duquel, après quelques rigodons, la bande s’affala, rendue, les cheveux poissés par la sueur.

Là, Zinque imagina une plaisanterie qui ne ratait jamais. Il prit à part Capitte :

— C’est-i pas vrai, dis, Berlu, que t’es m’n ami ?

— Si fait.

— Et que si t’savais que j’aurais du chagrin, t’aurais du chagrin aussi ?

— Pardi !

— Et que si quelqu’un en voulait à l’ami Zinque, cré nom dé Dié ! faudrait pas qu’i bouge, car tu serais là pou’ l’ taper ?

— Ça oui.

— Ben, écoute. Y a que l’ patron d’ici, i m’ voit d’un mauvais œil, rapport à l’œil que j’ fais à la patronne. Ben, faudrait démolir son bazar.

Le géant renifla puissamment, puis se dressa. Tout d’une fois, cette force aveugle de brute se trouva prête pour venger un ami : d’un coup de poing il fendit une table dans sa longueur, et il allait en entamer une seconde quand Zénon, le prenant au collet, lui cria :

— Biesse, c’est po rire !

Alors le colosse, rasséréné, fut secoué d’une grosse gaieté ; sa face de cyclope, où l’œil crevé s’enfonçait dans un bourrelet de peau, s’exhilara en une grimace bon enfant ; et prenant à deux mains le borain par les reins, il le balança par-dessus sa massive tête crépue, comme il eût fait de ses ringards, enfin le posa à terre, très doux, disant :

— Sacré diseu de carabistouilles, va ! Bon que c’est toé !

On fit encore une dizaine de chapelles, mais l’entrain mollissait sous l’assommement de la bière ; et par moments une des femmes était obligée de quitter la table, hoquetante, pour dégorger à la porte. Zénon Zinque lui-même, le boute-en-train, semblait au bout de son rouleau, maintenant que Flavienne avait décanillé. Le vieux Lambilotte, toujours jaloux, était venu la reprendre, et d’autres filles, la Maigret, la Chalée, la grosse Nane, venues un instant, étaient reparties presque en même temps. Clarinette, les paupières lourdes, songea alors au lit qui les attendait là-bas : elle en avait assez de toute cette ribote, décidément : et lui, les yeux vagues, était reconquis à la pensée de son four, abattu par cette journée vide plus que par une pleine pause de travail. Une dernière bordée de gaieté monta quand ils se levèrent pour s’en retourner chez eux. Fallait-il pas quelqu’un pour tenir la chandelle ? Et interpellant Jacques : « Surtout pas trop de dégâts à la particulière ! » Les rires les suivirent jusqu’à la rue.

Comme ils gravissaient la côte où tant de fois ils s’étaient rencontrés, le souvenir des heures mauvaises mit une tendresse au cœur de la mariée. Elle attira Huriaux à elle, lui colla ses lèvres sur la bouche, dans un élan :

— M’n’homme ! c’est donc vrai qu’ t’es mon homme !

Et, serrés l’un contre l’autre, dans le clair de lune qui découpait à terre une casquette maintenant flasque et un chapeau à fleurs de guingois au bout de leurs ombres enlacées, ils gagnèrent à petits pas la maison. Mais au moment de se coucher, elle eut une colique qu’elle attribua au travail de l’enfant ; et battant son ventre avec colère, elle lâcha une acrimonie contre Jacques. C’était-il cochon de se payer comme ça un pain sur la fournée !