Hector Servadac/I/08

La bibliothèque libre.


Hetzel (p. 75-87).
◄  VII
IX  ►

CHAPITRE VIII


OÙ IL EST QUESTION DE VÉNUS ET DE MERCURE, QUI MENACENT DE DEVENIR DES PLANÈTES D’ACHOPPEMENT.


Le soleil reparut bientôt, et tout le fourmillement des étoiles s’effaça devant son intense irradiation. Plus d’observations possibles. Il fallait les remettre aux nuits prochaines, si l’état du ciel le permettait.

Quant à ce disque dont la lueur s’était glissée à travers la couche de nuages, le capitaine Servadac en avait en vain cherché quelque trace. Il avait disparu, soit que son éloignement, soit que les détours d’une course vagabonde l’eussent entraîné au delà des limites du regard.

Le temps était décidément devenu magnifique. Le vent s’était presque complètement calmé, après avoir sauté à l’ancien ouest. Le soleil se levait toujours sur son nouvel horizon et se couchait à l’opposé avec une exactitude remarquable. Les jours et les nuits étaient mathématiquement de six heures, — d’où cette conséquence que le soleil ne s’écartait point du nouvel équateur, dont le cercle passait par l’île Gourbi.

En même temps, la température s’accroissait d’une manière continue. Le capitaine Servadac interrogeait plusieurs fois par jour le thermomètre, suspendu dans sa chambre, et, le 15 janvier, il constata que cet instrument marquait, à l’ombre, cinquante degrés centigrades.

Il va sans dire que, si le gourbi ne s’était pas encore relevé de ses ruines, le capitaine Servadac et Ben-Zouf avaient confortablement approprié la principale chambre du poste. Après les avoir mieux abrités contre les pluies diluviennes des premiers jours, ces murs de pierre les préservaient mieux aussi des ardeurs du jour. La chaleur commençait à devenir insoutenable, d’autant plus qu’aucun nuage ne tempérait l’ardeur du soleil, et jamais ni le Sénégal, ni les parties équatoriales de l’Afrique n’avaient reçu pareilles averses de feu. Si cette température se maintenait, toute végétation serait inévitablement brûlée sur l’île.

Fidèle à ses principes, Ben-Zouf ne voulait point paraître surpris d’éprouver cette température anormale ; mais la sueur qui l’inondait protestait pour lui. Il n’avait pas voulu, d’ailleurs, et malgré les recommandations de son capitaine, abandonner sa faction sur le sommet de la falaise. Là, tandis qu’il observait cette Méditerranée, calme comme un lac, mais toujours déserte, il se laissait consciencieusement rôtir. Il fallait qu’il eût la peau doublée et le crâne blindé pour supporter si impunément les rayons perpendiculaires du soleil de midi.

Et un jour que le capitaine Servadac, le regardant, lui en faisait l’observation en disant :

« Ah çà, tu es donc né au Gabon ?

— Non, mon capitaine, à Montmartre, et c’est tout comme ! »

Du moment que le brave Ben-Zouf prétendait qu’il faisait aussi chaud sur sa butte favorite que dans les régions intertropicales, il n’y avait même pas à discuter.

Cette température ultra-caniculaire devait nécessairement influer sur les produits du sol de l’île Gourbi. Aussi la nature éprouva-t-elle les conséquences de cette modification climatérique. En peu de jours, la sève eut porté la vie jusqu’aux plus extrêmes branches des arbres, les bourgeons éclatèrent, les feuilles se développèrent, les fleurs s’épanouirent, les fruits apparurent. Il en fut de même pour les céréales. Épis de blé, de maïs, poussèrent à vue d’œil, on peut l’affirmer, et les prairies se tapissèrent d’une herbe épaisse. Ce fut à la fois l’époque de la fenaison, de la moisson et de la récolte des fruits. Été et automne se confondirent dans une saison unique.

Pourquoi le capitaine Servadac n’était-il pas plus ferré sur la cosmographie ? Il se fût dit, en effet :

« Si l’inclinaison de l’axe de la terre a été modifiée, et si, comme tout semble l’indiquer, il forme un angle droit avec l’écliptique, les choses se passeront maintenant comme elles se passent dans Jupiter. Il n’y aura plus de saison sur le globe, mais des zones invariable, pour lesquelles l’hiver, le printemps, l’été et l’automne seront éternels. »

Et il n’eût pas manqué d’ajouter :

« Mais, de par tous les crus de la Gascogne ! Qu’est-ce qui peut nous avoir amené ce changement-là ? »

Cette saison hâtive ne laissa pas d’embarrasser le capitaine et son ordonnance. Il était bien évident que les bras manqueraient pour tant de travaux à la fois. Quand même on eût réquisitionné toute la « population » de l’île, on n’y fût pas arrivé. L’extrême chaleur eût empêché aussi de faire la besogne d’une façon continue. En tout cas, il n’y avait pas encore péril en la demeure. Les provisions du gourbi étaient abondantes, et, d’ailleurs, on pouvait espérer maintenant, la mer étant calme et le temps magnifique, qu’un navire ne tarderait pas à passer en vue de l’île. En effet, cette partie de la Méditerranée est très-visitée, soit par les bâtiments de l’État qui font le service de la côte, soit par les caboteurs de toutes nationalités, dont les relations sont fréquentes avec les moindres points du littoral.

Cette façon de raisonner était juste, mais enfin, pour une raison ou pour une autre, aucun bâtiment n’apparaissait sur les eaux de la mer, et Ben-Zouf eût inutilement cuit à la cime des roches calcinées de la falaise, s’il ne s’y fût abrité sous une sorte de parasol.

Pendant ce temps, le capitaine Servadac essayait, mais en vain, de rappeler ses souvenirs de collège et d’école. Il se livrait à des calculs furibonds pour tirer au clair cette nouvelle situation faite au sphéroïde terrestre, mais sans trop y réussir. Et, cependant, il aurait dû être amené à penser que si le mouvement de rotation de la terre sur son axe s’était modifié, son mouvement de translation autour du soleil avait dû l’être également, et que, par conséquent, la durée de l’année ne pouvait plus être la même, soit qu’elle se fût accrue, soit qu’elle se fût restreinte.

Manifestement, en effet, la terre se rapprochait de l’astre radieux. Son orbite s’était évidemment déplacée, et ce déplacement concordait non-seulement avec l’accroissement progressif de la température, mais de nouvelles observations auraient dû permettre au capitaine Servadac de constater ce rapprochement qui ramenait le globe vers son centre attractif.

En effet, le disque du soleil apparaissait alors sous un diamètre double de celui qu’il présentait à l’œil nu avant ces faits extraordinaires. Des observateurs, placés à la surface de Vénus, c’est-à-dire à une distance moyenne de vingt-cinq millions de lieues, l’auraient vu tel qu’il se montrait maintenant sous ces dimensions agrandies. Donc, comme conséquence à tirer de cette remarque, la terre ne devait plus être éloignée du soleil que de vingt-cinq millions de lieues au lieu de trente-huit millions. Restait à savoir si cette distance ne diminuerait pas encore, auquel cas on pouvait craindre que, par suite d’une rupture d’équilibre, le globe terrestre ne fût irrésistiblement entraîné jusqu’à la surface du soleil. C’eût été son complet anéantissement.

Si les jours, très-beaux alors, donnaient toute facilité pour observer le ciel, les nuits, non moins belles, mettaient à la disposition du capitaine Servadac le magnifique ensemble du monde stellaire. Étoiles et planètes étaient là comme les lettres d’un immense alphabet qu’il enrageait de ne pouvoir qu’épeler. Sans doute, les étoiles n’eussent offert aucun changement à ses yeux, ni dans leurs dimensions, ni dans leurs distances relatives. On sait, en effet, que le soleil, qui s’avance vers la constellation d’Hercule avec une vitesse de soixante millions de lieues par an, n’a pas encore présenté un changement de position appréciable, tant est considérable l’éloignement de ces astres. Il en est de même pour Arcturus, qui se meut dans l’espace sidéral avec une vitesse de vingt-deux lieues par seconde, soit trois fois plus rapidement que la terre.

Mais si les étoiles ne pouvaient rien enseigner, il n’en était pas de même des planètes, — du moins de celles dont l’orbite se dessine intérieurement à l’orbite de la terre.

Deux planètes sont dans ces conditions, Vénus et Mercure. La première gravite à une distance moyenne de vingt sept millions de lieues du soleil, la seconde à une distance de quinze millions. L’orbite de Vénus enveloppe donc celle de Mercure, et l’orbite de la terre les enveloppe toutes deux. Or, après longues observations et réflexions profondes, le capitaine Servadac fit cette remarque que la quantité de chaleur et de lumière, actuellement reçue par la terre, égalait à peu près celle que Vénus reçoit du soleil, soit le double de celle que lui envoyait le soleil avant la catastrophe. Or, s’il en tira cette conséquence que la terre avait dû considérablement se rapprocher de l’astre radieux, il en fut bien autrement certain, lorsqu’il eut observé de nouveau cette splendide Vénus, que les plus indifférents admirent eux-mêmes, lorsque, le soir ou le matin, elle se dégage des rayons du soleil.

Phosphorus ou Lucifer, Hespérus ou Vesper, comme l’appelaient les anciens, l’étoile du soir, l’étoile du matin, l’étoile du berger, — jamais astre ne reçut autant de noms, si ce n’est peut-être l’astre de la nuit, — Vénus, enfin, s’offrait aux regards du capitaine Servadac sous la forme d’un disque relativement énorme. C’était comme une petite lune, et l’on distinguait parfaitement bien ses phases à l’œil nu. Tantôt pleine, tantôt en quadrature, toutes ses parties étaient nettement visibles. Les échancrures de son croissant montraient que les rayons solaires, réfractés par son atmosphère, pénétraient dans des régions pour lesquelles cependant il devait être déjà couché. Preuve que Vénus possédait une atmosphère, puisque les effets de réfraction se produisaient à la surface de son disque. Certains points lumineux, détachés du croissant, étaient autant de hautes montagnes auxquelles Schroeter a eu raison de donner en altitude dix fois la hauteur du mont Blanc, soit la cent quarante-quatrième partie du rayon de la planète[1].

Or, le capitaine Servadac, vers cette époque, se crut en droit d’affirmer que Vénus n’était pas à plus de deux millions de lieues de la terre, et il le dit à Ben-Zouf.

« Eh bien, mon capitaine, répondit l’ordonnance, c’est encore joli, cela, d’être séparé par deux millions de lieues !

— Ce serait quelque chose pour deux armées en campagne, répondit le capitaine Servadac, mais pour deux planètes, ce n’est rien !

— Que peut-il donc arriver ?

— Mordioux ! Que nous allions tomber sur Vénus !

— Eh ! eh ! mon capitaine, y a-t-il de l’air par là ?

— Oui.

— Et de l’eau ?

— Évidemment.

— Bon ! Allons voir Vénus !

— Mais le choc sera épouvantable, car les deux planètes paraissent marcher en sens inverse à présent, et, comme leurs masses sont à peu près égales, la collision sera terrible pour l’une et pour l’autre !

— Deux trains, quoi ! deux trains qui se rencontrent ! répondit Ben-Zouf d’un ton calme qui risquait de mettre le capitaine hors de lui.

— Oui ! deux trains, animal ! s’écria Hector Servadac, mais deux trains marchant mille fois plus vite que des express, ce qui amènera certainement la dislocation de l’une des planètes, de toutes deux peut-être, et nous verrons ce qui restera alors de ta motte de terre de Butte-Montmartre ! »

C’était toucher au vif Ben-Zouf. Ses dents se serrèrent, ses poings se crispèrent, mais il se contint, et, après quelques instants, pendant lesquels il parvint à digérer « motte de terre » :

« Mon capitaine, dit-il, je suis là !… Commandez !… S’il y a un moyen d’empêcher cette rencontre…

— Il n’y en a pas, imbécile, et va-t’en au diable ! »

Sur cette réponse, le déconfit Ben-Zouf quitta la place et ne prononça plus un mot.

Pendant les jours suivants, la distance qui séparait les deux astres diminua encore, et il fut évident que la terre, en suivant une nouvelle orbite, allait couper celle de Vénus. En même temps, elle s’était aussi très-rapprochée de Mercure. Cette planète, rarement visible à l’œil nu, à moins qu’elle ne soit dans le voisinage de ses plus grandes digressions orientales ou occidentales, se montrait alors avec toute sa splendeur. Ses phases, analogues aux phases lunaires, sa réverbération des rayons du soleil, qui lui versent une chaleur et une lumière sept fois plus fortes qu’au globe terrestre, ses zones glaciales et torrides, presque entièrement confondues grâce à l’inclinaison considérable de son axe de rotation, ses bandes équatoriales, ses montagnes hautes de dix-neuf kilomètres, tout cela rendait digne du plus curieux examen ce disque auquel les anciens donnèrent le nom d’ « Étincelant ».

Mais le danger ne venait pas encore de Mercure. C’était Vénus, dont le choc menaçait la terre. Vers le 18 janvier, la distance des deux astres était réduite environ à un million de lieues. L’intensité lumineuse de la planète faisait projeter aux objets terrestres des ombres violentes. On la voyait tourner sur elle-même en vingt-trois heures et vingt et une minutes, ce qui démontrait que la durée de ses jours n’avait pas changé. On pouvait distinguer les nuages dont une atmosphère, continuellement chargée de vapeurs, zébrait son disque. On apercevait les sept taches qui, ainsi que l’a prétendu Bianchini, sont de véritables mers communiquant entre elles. Enfin, la superbe planète était visible en plein jour, visibilité qui flatta le capitaine Servadac infiniment moins qu’elle n’avait flatté le général Bonaparte, lorsque, sous le Directoire, il aperçut Vénus en plein midi et laissa volontiers dire que c’était « son étoile ».

Au 20 janvier, la distance « réglementaire », assignée aux deux astres par la mécanique céleste, avait encore décru.

« Dans quelles transes doivent être nos camarades d’Afrique, nos amis de France, et tous les habitants des deux continents ? se demandait parfois le capitaine Servadac. Quels articles doivent publier les journaux des deux continents ! Quelle foule dans les églises ! On peut se croire à la fin du monde ! J’imagine, Dieu me pardonne, qu’elle n’a jamais été si proche ! Et moi, dans ces circonstances, je m’étonnerais qu’un navire ne parût pas en vue de l’île pour nous rapatrier ! Est-ce que le gouverneur général, est-ce que le ministre de la guerre ont le temps de s’occuper de nous ? Avant deux jours, la terre sera brisée en mille pièces, et ses morceaux iront graviter capricieusement dans l’espace ! »

Il ne devait pas en être ainsi.

Au contraire, à partir de ce jour, les deux astres menaçants semblèrent s’éloigner peu à peu l’un de l’autre. Très-heureusement, les plans des orbites de Vénus et de la Terre ne coïncidaient pas, et, par conséquent, la terrible collision ne put se produire.

Ben-Zouf voulut bien pousser un soupir de confiance, lorsque son capitaine lui apprit la bonne nouvelle.

Au 25 janvier, la distance était déjà suffisamment augmentée pour que toute crainte dût disparaître à cet égard.

« Allons, dit le capitaine Servadac, ce rapprochement aura toujours servi à nous démontrer que Vénus n’a pas de lune ! »

Et, en effet, Dominique Cassini, Short, Montaigne de Limoges, Montbarron et quelques autres astronomes, ont très-sérieusement cru à l’existence de ce satellite.

« Et cela est fâcheux, ajouta Hector Servadac, car cette lune, nous l’aurions peut-être prise en passant, ce qui en eût mis deux à notre service. Mais, mordioux ! je ne parviendrai donc pas à avoir l’explication de tout ce dérangement de la mécanique céleste !

— Mon capitaine ? dit Ben-Zouf.

— Que veux-tu ?

— Est-ce qu’il n’y a pas à Paris, au bout du Luxembourg, une maison avec une grosse calotte sur la tête ?

— L’Observatoire ?

— Précisément. Eh bien, est-ce que ce n’est pas aux messieurs qui demeurent dans cette calotte d’expliquer tout cela ?

— Sans doute

— Alors, attendons patiemment leur explication, mon capitaine, et soyons philosophes !

— Eh, Ben-Zouf ! sais-tu seulement ce que c’est que d’être philosophe ?

— Oui ! puisque je suis soldat.

— Et qu’est-ce donc ?

— C’est de se soumettre, quand on ne peut pas faire autrement, et c’est notre cas, mon capitaine. »

Hector Servadac ne répondit rien à son ordonnance, mais on est fondé à croire qu’il renonça, provisoirement du moins, à vouloir expliquer ce qui était alors inexplicable pour lui.

D’ailleurs, un événement inattendu allait se produire, dont les conséquences devaient être très-importantes.

Le 27 janvier, Ben-Zouf, vers neuf heures du matin, vint tranquillement trouver l’officier dans la chambre du poste.

« Mon capitaine ? dit-il avec le plus grand calme.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répondit le capitaine Servadac.

— Un navire !

— Animal, qui vient me dire cela, tranquillement, comme il me dirait que la soupe est servie !

— Dame, puisque nous sommes philosophes ! » répondit Ben-Zouf.

  1. Les plus hautes montagnes de la terre n’ont que la 740e partie de son rayon.