Hector Servadac/I/12

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Hetzel (p. 125-138).
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CHAPITRE XII


DANS LEQUEL, APRÈS AVOIR AGI EN MARIN, LE LIEUTENANT PROCOPE S’EN REMET À LA VOLONTÉ DE DIEU.


C’était vers le sud que les cormorans, effarouchés, avaient pris leur vol en fuyant le marabout. Cette direction indiquait peut-être qu’il existait vers le midi quelque terre peu éloignée. De là, un espoir auquel se rattachèrent les explorateurs de la Dobryna.

Quelques heures après avoir quitté l’îlot, la goëlette naviguait sur ces eaux nouvelles, dont les couches peu profondes recouvraient actuellement toute cette presqu’île du Dakhul, qui séparait autrefois la baie de Tunis du golfe de H’Amamât.

Deux jours plus tard, après avoir vainement cherché la côte du Sahel tunisien, elle atteignait le trente-quatrième parallèle, qui aurait dû traverser en cet endroit le golfe de Gabès.

Aucune trace ne restait de l’estuaire sur lequel s’amorçait, six semaines auparavant, le canal de la mer saharienne, et la surface liquide s’étendait à perte de vue dans l’ouest.

Cependant, ce jour-là, 11 février, le cri de : « Terre ! » retentit enfin dans les barres de la goëlette, et une côte apparut là où, géographiquement, on ne devait pas encore la rencontrer.

En effet, cette côte ne pouvait être le littoral tripolitain, qui est généralement bas, sablonneux, difficile à relever d’une grande distance. En outre, ce littoral ne devait être situé que deux degrés plus au sud.

Or, la nouvelle terre, très-accidentée, s’étendait largement de l’ouest à l’est et fermait tout l’horizon méridional. À gauche, elle coupait en deux parties le golfe de Gabès et ne permettait plus d’apercevoir l’île de Djerba, qui en formait la pointe extrême.

Cette terre fut soigneusement portée sur les cartes du bord, et on put en conclure que la mer saharienne avait été en partie comblée par l’apparition d’un continent nouveau.

« Ainsi donc, fit observer le capitaine Servadac, après avoir jusqu’ici sillonné la Méditerranée là où était autrefois le continent, voici que nous rencontrons le continent là où devrait être la Méditerranée !

— Et sur ces parages, ajouta le lieutenant Procope, on ne voit pas une de ces tartanes maltaises, pas un de ces chébecs levantins, qui les fréquentent ordinairement !

— Il s’agit maintenant, dit alors le comte Timascheff, de décider si nous suivrons cette côte vers l’est ou vers l’ouest.

— Vers l’ouest, si vous le permettez, monsieur le comte, répondit vivement l’officier français. Que je sache au moins si, au delà du Chéliff, il n’est rien resté de notre colonie algérienne ! Nous pourrons prendre, en passant, mon compagnon que j’ai laissé à l’île Gourbi, et nous pousserons jusqu’à Gibraltar, où nous aurons peut-être des nouvelles de l’Europe !

— Capitaine Servadac, répondit le comte Timascheff, avec cet air réservé qui lui était habituel, la goëlette est à votre disposition. Procope, donne tes ordres en conséquence.

— Père, j’ai une observation à te faire, dit le lieutenant, après avoir réfléchi quelques instants.

— Parle.

— Le vent souffle de l’ouest, et il tend à fraîchir, répondit Procope. Avec la vapeur seule, nous gagnerons sans doute contre lui, mais non sans d’extrêmes difficultés. En marchant vers l’est, au contraire, avec voiles et machine, la goëlette aura en quelques jours atteint la côte égyptienne, et là, à Alexandrie ou sur tout autre point, nous trouverons les renseignements que pourrait nous fournir Gibraltar.

— Vous entendez, capitaine ? » dit le comte Timascheff en se tournant vers Hector Servadac.

Celui-ci, quelque désir qu’il eût de se rapprocher de la province d’Oran et de revoir Ben-Zouf, trouva l’observation du lieutenant très-juste. La brise d’ouest fraîchissait, et, à lutter contre elle, la Dobryna ne pouvait faire une route rapide, tandis que, vent sous vergues, elle devait avoir promptement rallié la côte égyptienne.

Le cap fut donc mis à l’est. Le vent menaçait de passer au grand frais. Heureusement, la longue houle courait dans le même sens que la goëlette, et les lames ne déferlaient pas.

Depuis une quinzaine de jours, on avait pu constater que la température, qui avait singulièrement diminué, ne donnait plus qu’une moyenne de quinze à vingt degrés au-dessus du zéro thermométrique. Cette décroissance, qui était progressive, était due à une cause toute naturelle, c’est-à-dire à l’éloignement croissant du globe sur sa nouvelle trajectoire. Aucun doute ne pouvait exister à cet égard. La terre, après s’être approchée de son centre attractif jusqu’à dépasser l’orbite de Vénus, s’en éloignait graduellement et en était plus distante alors qu’elle ne l’avait jamais été autrefois dans ses positions périgéennes. Il semblait que, au 1er février, elle fût revenue à trente-huit millions de lieues du soleil, ainsi qu’elle l’était au 1er janvier, et que, depuis lors, son éloignement se fût accru d’un tiers environ. Cela ressortait non-seulement de l’abaissement de la température, mais aussi de l’aspect du disque solaire, qui ne sous-tendait plus qu’un arc visiblement réduit. Vu de Mars, c’est précisément cette même réduction diamétrale qu’il eût présenté à l’œil d’un observateur. On pouvait donc en déduire que la terre arrivait sur l’orbite de cette planète, dont la constitution physique est presque semblable à la sienne. D’où cette conséquence, que la nouvelle route qu’elle était appelée à parcourir dans le monde solaire affectait la forme d’une ellipse très-allongée.

Cependant, ces phénomènes cosmiques ne préoccupaient pas alors les explorateurs de la Dobryna. Ils ne s’inquiétaient plus des mouvements désordonnés du globe dans l’espace, mais seulement des modifications accomplies à sa surface et dont l’importance leur échappait encore.

La goëlette suivait donc, à deux milles de distance, le nouveau cordon littoral, et, vraiment, tout navire poussé à cette côte eût été immanquablement perdu, s’il n’avait pu s’en élever.

En effet, la lisière du nouveau continent n’offrait pas un seul refuge. À sa base, que les longues lames, venues du large, battaient avec violence, il était absolument accore et se redressait jusqu’à une hauteur qui variait entre deux cents et trois cents pieds. Cette base, lisse comme le mur d’une courtine, ne présentait pas une saillie sur laquelle le pied eût pu trouver un point d’appui. Au-dessus, se découpait une forêt de flèches, d’obélisques, de pyramidions. On eût dit une sorte de concrétion énorme, dont les cristallisations mesuraient plus de mille pieds d’altitude.

Mais là n’était pas le plus bizarre aspect de ce gigantesque massif. Ce qui devait prodigieusement étonner les explorateurs de la Dobryna, c’est qu’il semblait être « tout neuf ». L’action atmosphérique ne paraissait avoir encore altéré ni la pureté de ses arêtes, ni la netteté de ses lignes, ni la couleur de sa substance. Il se profilait sur le ciel, avec une incomparable sûreté de dessin. Tous les blocs qui le composaient étaient polis et brillants comme s’ils fussent à l’instant sortis du moule d’un fondeur. Leur éclat métallique, piqué d’irisations dorées, rappelait celui des pyrites. C’était à se demander si un métal unique, semblable à celui dont la sonde avait rapporté la poussière sous-marine, ne formait pas ce massif, que les forces plutoniennes avaient rejeté au-dessus des eaux.

Autre observation à l’appui de la première. Ordinairement, et en quelque endroit du globe que ce soit, les masses rocheuses les plus arides sont sillonnées d’humides filets que la condensation des vapeurs émet à leur surface et qui s’écoulent suivant le caprice des pentes. En outre, il n’est pas de falaise si désolée, qu’il n’y pousse quelques plantes lapidaires et ne s’y abrite quelques touffes de broussailles peu exigeantes. Mais ici, rien, ni le plus mince filet de cristal, ni la plus maigre verdure. Aussi, pas un oiseau n’animait-il cet âpre territoire. Rien n’y vivait, rien ne s’y mouvait, ni dans l’ordre végétal, ni dans l’ordre animal.

L’équipage de la Dobryna n’eut donc pas à s’étonner si les oiseaux de mer, albatros, mouettes et goëlands, aussi bien que les pigeons de roche, vinrent chercher refuge sur la goëlette. Aucun coup de fusil ne pouvait en éloigner ces volatiles, qui, nuit et jour, restaient perchés sur les vergues. Quelques bribes de nourriture étaient-elles jetées sur le pont, ils s’y précipitaient aussitôt, se battant avec fureur, se repaissant avec voracité. À les voir si affamés, on devait croire qu’il n’y avait pas un seul point de ces parages qui pût leur procurer quelque aliment. En tout cas, ce n’était pas ce littoral, puisqu’il paraissait être absolument privé de plantes et d’eau.

Telle était cette côte bizarre, que prolongea la Dobryna pendant plusieurs jours. Son profil se modifiait parfois et présentait alors, pendant plusieurs kilomètres, une seule arête, vive et nette, comme si elle eût été finement menuisée. Puis, les grandes lamelles prismatiques reparaissaient dans un inextricable enchevêtrement. Mais jamais, au pied de la falaise, ne s’étendait ni une grève de sable, ni un rivage de galets, ni une bande de ces écueils qui sèment ordinairement les eaux peu profondes. À peine d’étroites criques s’ouvraient-elles çà et là. Pas une aiguade ne se voyait, à laquelle un navire pût faire sa provision d’eau. Partout se développaient ces larges rades foraines qui sont découvertes sur trois points du compas.

La Dobryna, après avoir suivi la côte pendant quatre cents kilomètres environ, fut arrêtée enfin par un brusque retour du littoral. Le lieutenant Procope, qui avait, heure par heure, porté sur la carte le tracé de ce nouveau continent, constata que la falaise courait alors du sud au nord. La Méditerranée était donc fermée en cet endroit, presque sur le douzième méridien ? Ce barrage s’étendait-il jusqu’aux terres d’Italie et de Sicile ? on le saurait avant peu, et, si cela était, ce vaste bassin dont les eaux baignent l’Europe, l’Asie, l’Afrique, se trouverait réduit de moitié.

La goëlette, persistant à explorer tous les points de ce nouveau rivage, mit le cap au nord et remonta droit vers les terres d’Europe. À filer dans cette direction pendant quelques centaines de kilomètres, elle devait avoir prochainement connaissance de Malte, si, toutefois, la vieille île que possédèrent successivement les Phéniciens, les Carthaginois, les Siciliens, les Romains, les Vandales, les Grecs, les Arabes et les chevaliers de Rhodes, avait été respectée par le cataclysme.

Mais il n’en fut rien, et, le 14 février, la sonde, envoyée sur l’emplacement de Malte, ne rapporta que cette même poussière métallique, recouverte par les flots méditerranéens, et dont la nature restait inconnue.

« Les ravages se sont étendus au delà du continent africain, fit alors observer le comte Timascheff.

— Oui, répondit le lieutenant Procope, et nous ne pouvons même assigner de limite à cet effroyable désastre ! — Maintenant, père, quels sont tes projets ? Sur quelle partie de l’Europe la Dobryna doit-elle se diriger ?

— Sur la Sicile, sur l’Italie, sur la France, s’écria le capitaine Servadac, là où nous pourrons enfin savoir…

— Si la Dobryna ne porte pas à son bord les seuls survivants du globe ! » répondit gravement le comte Timascheff.

Le capitaine Servadac ne prononça pas un mot, car ses tristes pressentiments s’identifiaient avec ceux du comte Timascheff. Cependant, le cap avait été changé, et la goëlette dépassa le point où se croisaient le parallèle et le méridien de l’ile disparue.

La côte se projetait toujours sud et nord, et interdisait toute communication avec le golfe de Sydar, l’ancienne Grande Syrte, qui s’étendait autrefois jusqu’aux terres d’Égypte. Il fut aussi constant que, même dans les parages du nord, l’accès par mer n’était plus permis avec les rivages de la Grèce et les ports de l’empire ottoman. Donc, impossibilité d’aller, par l’Archipel, les Dardanelles, la mer de Marmara, le Bosphore, la mer Noire, atterrir aux confins méridionaux de la Russie.

La goëlette, lors même que ce projet eût dû être mis à exécution, n’avait donc qu’une seule route à suivre, celle de l’ouest, afin de gagner ainsi les portions septentrionales de la Méditerranée.

Elle l’essaya dans la journée du 16 février. Mais, comme si les éléments eussent voulu lutter contre elle, le vent et les lames réunirent leurs efforts pour enrayer sa marche. Une furieuse tempête s’éleva, qui rendit la mer bien difficile à tenir pour un navire de deux cents tonneaux seulement. Le danger devint même très-grand, car le vent battait en côte.

Le lieutenant Procope fut extrêmement inquiet. Il avait dû serrer toutes ses voiles, amener ses mâts de hune ; mais, alors, réduit à l’action de la machine, il ne put gagner, contre le mauvais temps. Les énormes lames enlevaient la goëlette jusqu’à cent pieds dans les airs et la replongeaient d’autant au milieu du gouffre qui se creusait entre les flots. L’hélice, tournant à vide le plus souvent, ne mordait plus sur les couches liquides et perdait toute sa puissance. Bien que la vapeur surchauffée fût portée à son maximum de tension, la Dobryna reculait sous l’ouragan.

Dans quel port pouvait-on chercher refuge ? L’inabordable côte n’en offrait aucun ! Le lieutenant Procope en serait-il donc réduit à cette extrémité de se mettre au plein ? Il se le demanda. Mais alors, que deviendraient les naufragés, si toutefois ils pouvaient prendre pied sur cette falaise si accore ? Quelles ressources devaient-ils attendre de cette terre d’une aridité désespérante ? Leurs provisions épuisées, comment les renouvelleraient-ils ? Pouvait-on espérer de retrouver au delà de cet inaccessible cadre quelque portion épargnée de l’ancien continent ?

La Dobryna essaya de tenir contre la tempête, et son équipage, courageux et dévoué, manœuvra avec le plus grand sang-froid. Pas un de ces matelots, confiants dans l’habileté de leur chef et dans la solidité du navire, ne faiblit un instant. Mais la machine était forcée, parfois, au point qu’elle menaçait de se disloquer. D’ailleurs, la goëlette ne sentait plus son hélice, et, étant à sec de toile, car il n’avait pas été possible d’établir même un tourmentin que l’ouragan eût déchiré, elle fut entraînée vers la côte.

Tout l’équipage était sur le pont, comprenant la situation désespérée que lui faisait la tempête. La terre n’était pas alors à plus de quatre milles sous le vent, et la Dobryna y dérivait avec une vitesse qui ne laissait plus aucun espoir de la relever.

« Père, dit le lieutenant Procope au comte Timascheff, la force de l’homme a ses limites. Je ne puis résister à cette dérive qui nous emporte !

— As-tu fait tout ce qu’un marin pouvait faire ? demanda le comte Timascheff, dont la figure ne trahissait aucune émotion.

— Tout, répondit le lieutenant Procope. Mais, avant une heure, notre goëlette se sera mise à la côte !

— Avant une heure, dit le comte Timascheff, et de manière à être entendu de tous, Dieu peut nous avoir sauvés !

— Il ne nous sauvera que si ce continent s’entr’ouvre pour livrer passage à la Dobryna !

— Nous sommes entre les mains de Celui qui peut tout ! » répondit le comte Timascheff en se découvrant.

Hector Servadac, le lieutenant, les matelots, sans rompre le silence, l’imitèrent religieusement.

Procope, regardant comme impossible de s’éloigner de la terre, prit alors toutes les mesures pour faire côte dans les moins mauvaises conditions. Il songea aussi à ce que les naufragés, si quelques-uns échappaient à cette mer furieuse, ne fussent pas sans ressource pendant les premiers jours de leur installation sur ce nouveau continent. Il fit monter sur le pont des caisses de vivres et des tonneaux d’eau douce qui, liés à des barriques vides, pourraient surnager après la démolition du bâtiment. En un mot, il prit toutes les précautions qu’un marin devait prendre.

En vérité, il n’avait plus aucun espoir de sauver la goëlette ! Cette immense muraille ne présentait pas une crique, pas une embouchure dans laquelle un navire en perdition pût se réfugier. La Dobryna ne pouvait être relevée que par une subite saute de vent qui la rejetterait au large, ou, comme l’avait dit le lieutenant Procope, que si Dieu entr’ouvrait miraculeusement ce littoral pour lui livrer passage.

Mais le vent ne changeait pas. Il ne devait pas changer.

Bientôt, la goëlette ne fut plus qu’à un mille de la côte. On voyait l’énorme falaise grandir peu à peu, et, par une illusion d’optique, il semblait que ce fût elle qui se précipitât sur la goëlette, comme pour l’écraser. En quelques instants, la Dobryna n’en fut plus qu’à trois encablures. Il n’était personne à bord qui ne se crût à l’heure suprême !

« Adieu, comte Timascheff, dit le capitaine Servadac, en tendant la main à son compagnon.

— À Dieu, capitaine ! » répondit le comte, qui montra le ciel.

En ce moment, la Dobryna, soulevée par les monstrueuses lames, allait être broyée contre la falaise.

Soudain, une voix retentit :

— « Allons, leste, garçons ! Hisse le grand foc ! Hisse la trinquette ! La barre droite ! »

C’était Procope qui, debout sur l’avant de la Dobryna, donnait ces ordres. Si inattendus qu’ils fussent, l’équipage les exécuta rapidement, tandis que le lieutenant, courant à l’arrière, saisit lui-même la roue du gouvernail.

Que voulait donc le lieutenant Procope ? Diriger, sans doute, la goëlette de manière à la mettre au plein par l’avant.

« Attention ! cria-t-il encore. Veille aux écoutes ! »

En ce moment, un cri retentit… mais ce ne fut pas un cri de terreur qui s’échappa de toutes les poitrines.

Une coupée de la falaise, large de quarante pieds au plus, venait d’apparaître entre deux murs à pic. C’était un refuge, sinon un passage. La Dobryna, évoluant alors sous la main du lieutenant Procope, poussée par le vent et la mer, s’y précipita !… Peut-être n’en devait-elle plus jamais sortir !