Histoire amoureuse des Gaules/Tome 2/La Princesse

La bibliothèque libre.


LA PRINCESSE


OU


LES AMOURS DE MADAME.


La prison de Vardes, l’éloignement du comte de Guiche et celui de la comtesse de Soissons [1] ne laissent pas à douter que l’amour, l’ambition, la jalousie et la haine n’eussent produit d’étranges effets entre quelques personnes des plus élevées du royaume. On en parloit diversement à la cour, et chacun raisonnoit selon son caprice, assurant les conjectures sur ce qui avoit éclaté, et faisant des histoires, des intrigues, des commerces, des vérités, des aventures qui n’étoient que des choses imaginaires sur des fondemens mal assurés ; cependant assez de gens s’empressoient de persuader aux autres qu’ils savoient la vérité de tout cela, et, pour paroître mieux instruits, ils forgeoient des particularités vraisemblables ; et, joignant l’effronterie au mensonge, ils débitoient leurs visions d’une manière si audacieuse qu’on ne pouvoit presque s’empêcher de leur donner quelque foi. Mais quelle apparence y avoit-il que ces actions particulières fussent connues de tout le monde, tandis qu’on avoit tant d’intérêt à les cacher ? De tels mystères ne pouvoient avoir de solitude assez profonde, les intéressés n’avoient garde d’en révéler le secret, et si l’amour, qui avoit tout commencé, n’eût tout dit, on n’auroit eu de cette histoire que des lumières imparfaites.

Manicamp [2], affligé au dernier point de l’absence du comte de Guiche, son ami, tâcha de lier avec une dame de la cour une intelligence la plus forte qu’il pût pour adoucir son chagrin ; et comme il avoit affaire à une personne qui vouloit aussi l’engager, mais qui songeoit à ses sûretés, elle le mit à plusieurs épreuves. La première fut à la vérité cruelle, et il falloit être Manicamp et amoureux pour ne s’en pas rebuter. Un jour qu’il la pressoit par les plus tendres paroles que la passion pût mettre à sa bouche : « Eh bien, Manicamp, dit-elle, je vous estime, et je vous aurois déjà dit que je vous aime si je pouvois être assurée que vous fussiez tout à moi. Mais comment voulez-vous que je le croie, poursuivit-elle, dans de si grands sujets de douter de votre confiance ? Vous avez eu toute votre vie un commerce si étroit avec le comte de Guiche, que vous ne pouviez ignorer ses aventures, et surtout celles qui ont causé son éloignement. Je vous avoue que je suis curieuse, et que je voudrois savoir la vérité de cette intrigue ; mais j’aurois voulu que de vous-même vous m’en eussiez conté le secret, et je vous en aurois tenu compte. »

Il n’en fallut pas davantage pour bannir tout scrupule du cœur de Manicamp : il avoit trop d’amour pour sa maîtresse pour garder encore une fidélité exacte à son ami ; il étoit en état de la contenter là dessus, parce qu’il avoit dans sa poche un paquet de toutes les copies des lettres [3] qui étoient de l’histoire, dans le dessein de la faire plus sûrement qu’elle n’étoit. Et, après avoir témoigné à la dame qu’il étoit prêt de la satisfaire, et elle qu’elle l’étoit de l’écouter, il rêva quelques momens et commença de parler ainsi :

« Le mariage de Monsieur ayant accru la joie de la cour [4], on y faisoit tous les jours de nouvelles parties de divertissemens, et Madame étant une princesse jeune et accomplie, comme vous savez, tout le monde qui la voyoit ne songeoit qu’à lui proposer des plaisirs conformes à une personne de son rang et de son mérite [5]. Le Roi, qui ouvroit les yeux comme les autres à ses belles qualités, lui donnoit mille marques de bienveillance, et, selon les apparences, elle avoit toujours, avec la comtesse de Soissons, la principale part à tout ce qu’il faisoit de plus galant pour les dames ; le comte de Guiche et le marquis de Vardes, étant bien auprès du Roi, en reçurent souvent des grâces et étoient de tous les plaisirs, comme des gens qu’il aimoit particulièrement. Ce fut dans une vie si douce et si charmante que ces deux malheureux prirent tant d’amour et d’ambition qu’ils en perdirent la raison, et qu’ils se préparèrent des infortunes qui, possible, ne finiront qu’avec eux.

« Le comte de Guiche voyoit tous les jours Madame, et sentoit en lui-même augmenter sans cesse le plaisir qu’il prenoit à la voir, sans songer à ce qui lui en arriveroit. Mais la pente au précipice étoit grande ; il ne fut pas longtemps sans reconnoître qu’il avoit fait plus de chemin qu’il ne vouloit. Madame, d’un autre côté (sans savoir les pensées du comte), le regardoit d’une manière à ne le pas désespérer : elle a un certain air languissant, et quand elle parle à quelqu’un, comme elle est toute aimable, on diroit qu’elle demande le cœur, quelque indifférente chose qu’elle puisse dire. Cette douceur est un puissant charme pour un homme sensible comme l’étoit le comte : la beauté et le rang de la personne élevèrent dans son âme tant de brillantes espérances, qu’il n’envisagea les périls de son entreprise que pour s’en promettre plus de gloire.

« Enfin il s’abandonna tout à l’amour. Je le vis quelquefois rêveur et chagrin ; et, lui ayant un jour demandé ce qu’il avoit, il me dit qu’il n’étoit pas temps de l’expliquer, qu’il me répondroit précisément quand il seroit plus ou moins heureux qu’il ne l’étoit alors, et que par aventure il m’annonçoit qu’il étoit amoureux.

« À mon retour d’un voyage de trois semaines, je trouvai le comte qui m’attendoit chez moi ; mais il me parut si brillant, si magnifique et si fier, qu’à le voir seulement je devinai une partie de ses affaires. « Ah ! cher ami, me dit-il d’abord, il y a trois jours que je meurs d’impatience de vous voir ! » Et s’approchant de mon oreille : « Je ne sentois pas toute ma joie ni ma bonne fortune, poursuivit-il tout bas, ne vous ayant pas ici pour vous en confier le secret. »

« Mes gens s’étant retirés, le comte ferma la porte de ma chambre lui-même, et m’ayant prié de ne l’interrompre point, il me parla en cette sorte : « Bien que je ne vous aie pas nommé la personne que j’aime, vous pouvez bien connoître que ce ne peut être que Madame, de la manière dont je vous parle ; ainsi je crois que l’aveu que je vous fais ne vous surprend pas. Je sais que si je vous avois ouvert mes sentimens dans le commencement de ma passion, vous m’auriez dit mille choses pour m’en détourner ; mais elles auroient été inutiles autant que toutes celles que m’a dit ma raison, qui m’y a représenté des dangers effroyables pour ma fortune et pour ma vie, sans donner seulement la moindre atteinte à mes desseins. A n’en mentir pas, j’aimois déjà trop quand je me suis aperçu que je devois m’en défendre, et je n’ai voulu m’abstenir qu’alors que je me suis vu sans résistance ; j’ai senti que j’étois jaloux presque aussitôt que je me suis vu amant. Le Roi m’a donné des chagrins si terribles qu’il a mis vingt fois le désespoir dans mon âme ; il témoignoit tant d’empressement auprès de Madame que tout le monde croyoit qu’il l’aimoit et qu’elle en étoit persuadée elle-même ; cela a duré deux ou trois mois ; et assurément ils ont été pour moi deux ou trois siècles de souffrance. Tandis que le Roi faisoit tant de galanteries pour Madame, je la voyois tous les jours et je remarquai avec une rage extrême qu’elle les recevoit avec joie. J’en devins maigre, hâve, sec et défait, dans le temps que vous m’en demandâtes la raison ; et, ce qui pensa me faire mourir, ce fut que le Roi me demanda si j’étois malade, et Madame m’en fit la guerre. Enfin ma prudence m’alloit abandonner, et j’allois être la victime de mon silence et de mon rival (car je n’avois encore rien dit à Madame que par le pitoyable état ou j’étois) lorsque je reçus une consolation à laquelle je ne m’attendois pas. Le Roi, qui avoit son dessein formé, continuoit toujours de venir chez Madame ; et, soit que son procédé eût été jusqu’alors une politique ou qu’il devînt scrupuleux, il détourna tout d’un coup les yeux de sa belle-sœur et les attacha sur mademoiselle de La Vallière. La manière d’agir de ce prince fut si éclatante que peu de jours firent remarquer sa passion à tout le monde : il garda toutes les mesures de l’honnêteté, mais il ne s’embarrassa plus des égards qu’on croyoit qu’il avoit pour Madame ; et cette princesse, qui s’imaginoit que le cœur étoit pour elle, fut bien étonnée de le voir aller à sa fille d’honneur ; de l’étonnement elle passa au ressentiment et au dépit de voir échapper une si belle conquête ; et l’un et l’autre furent si grands qu’elle ne put s’empêcher de nous en témoigner quelque chose, à mademoiselle de Montalais et à moi.

« Un jour que le roi entretenoit sa belle à trente pas de Madame : « Je ne sais, nous dit-elle tout bas, si l’on prétend nous faire servir longtemps de prétexte ; j’ai honte pour les gens de les voir s’attacher si indignement, et de voir tant de fierté réduite à un si grand abaissement. » En achevant ces paroles, elle se tourna de mon côté. « Madame, lui dis-je, l’amour unit toutes choses quand il s’empare d’un cœur ; il en bannit toutes les craintes et les scrupules, et cette sorte d’inégalité que vous condamnez n’est comptée pour rien entre les amants. Le Roi ne peut aimer dans son royaume que des personnes au-dessous de lui ; il y a peu de princesses qui puissent l’attacher ; et, comme ses prédécesseurs, il faut qu’il porte sa galanterie aux demoiselles s’il veut faire des maîtresses. — Il me semble, reprit-elle assez brusquement, qu’ayant commencé d’aimer en Roi, il ne devoit pas faire une si grande chute ; cela me fait connoître, ce que je ne croyois pas de lui, que, la couronne à part, il y a des gentilshommes dans son royaume qui ont plus de mérite que lui, et plus de cœur et de fermeté. Je parle librement devant vous, comte, dit-elle, parce que je crois que vous avez l’âme d’un galant homme, et que j’ai une entière confiance à Montalais. Mais je vous avoue que je voudrois que le Roi prît un autre attachement. — Qu’importe à Votre Altesse ? reprit Montalais ; il a toujours à peu près les mêmes déférences, il ne voit point La Vallière qu’après vous avoir rendu visite ; si vous aimez les divertissemens, il ne tient qu’à vous d’être des parties qu’il fera. Du reste, Madame, je n’ai jamais cru que vous y dussiez prendre part, et du dernier voyage de Fontainebleau je me suis douté de ce que je vois aujourd’hui à deux conversations qu’il a eues avec elle. — Voilà justement, dit Madame, ce qui me fâche de cette aventure, dont ils m’ont voulu faire la dupe. — Et c’est pourquoi, repartis-je, Votre Altesse se peut faire un divertissement agréable, si elle veut regarder cela indifféremment. »

« Et alors Madame, se repentant d’en avoir tant dit : « Vous avez raison, dit-elle, je ferai semblant d’ignorer la chose, je ne troublerai point les plaisirs du Roi ; et je ferai si bien mon personnage, qu’il ne saura pas que sa conduite m’ait donné le moindre chagrin. Mais, pour changer de discours, qu’avez-vous eu si longtemps, continua-t-elle en s’adressant à moi, que vous aviez la tristesse dans les yeux, et presque la mort peinte sur le visage ? Dites-nous, poursuivit-elle, voyant que je demeurois immobile et que je ne faisois que soupirer, qui vous a ainsi changé ? Parlez librement, je suis de vos amies, je serai discrète et Montalais le sera aussi, car vous ne revenez au monde que depuis quinze jours. — Ah ! Madame, que voulez-vous savoir ? » lui dis-je. Je n’en pus dire davantage, et je ne sais comment je serois sorti d’un pas si dangereux, si Monsieur ne fût arrivé avec plusieurs femmes, qui se mirent à jouer au reversis. Voilà l’unique fois que sa personne m’a réjoui, car je l’aurois souhaité bien loin en tout autre temps. Le lendemain, Madame vint jouer chez la Reine, où le Roi se trouva. En sortant je donnai la main à Montalais, qui me dit assez bas : « On m’a donné ordre de vous dire que vous n’en êtes pas quitte, et qu’il faut que vous disiez ce que l’on veut savoir. Pour moi, ajouta-t-elle, je n’ai plus de curiosité pour cela ; je pense en être bien instruite, et si vous m’en croyez, vous en direz la vérité. — Si on veut que je la déclare, repartis-je, ne vaut-il pas mieux mourir en obéissant que se perdre par un silence qui me causeroit mille douleurs ? — Ne soyez pas si fou, me dit-elle ; allez, vous me faites pitié, adieu. » Je n’eus le temps que de lui serrer la main sans lui répondre, car elle se trouva à la portière du carrosse, où elle monta, et je crus qu’ayant compassion de ma peine je lui en pouvois faire confidence, ou du moins trouver quelque soulagement à l’entretenir.

» A deux jours de là, je suivis le Roi chez Madame, qui, après lui avoir fait son compliment, s’en alla chez La Vallière, où Vardes, Biscaras [6] et quelques autres le suivirent. Pour moi, je demeurai chez Madame, où j’eus le loisir d’entretenir Montalais. Tandis que la comtesse de Soissons étoit en conversation avec Madame, je fis ce que je pus pour gagner l’esprit de cette fille ; je lui exprimai les sentimens de mon cœur les plus secrets, et tout ce que je pus tirer d’elle fut qu’elle vouloit bien être de mes amies, mais que je prisse garde de lui rien demander qui fût contre les intentions de sa maîtresse, et qu’elle me plaignoit de me voir prendre une visée si dangereuse. Elle me dit mille choses de bon sens là-dessus, auxquelles j’ai souvent pensé pour ma conduite, et je n’ai jamais pu savoir d’elle si Madame avoit d’aussi bons yeux qu’elle pour découvrir ma passion. Je la conjurai de me dire encore quelque chose, lorsque la comtesse sortit.

»Ce fut alors que me trouvant seul, tout le monde étant parti excepté Montalais, je tremblai de l’assaut que l’on m’alloit donner. Je n’eus pas fait cette réflexion que Madame me dit : « Eh bien, comte de Guiche, parlerez-vous aujourd’hui ? — Je ne sais pas précisément ce que je dirai, répondis-je, mais je sais bien que je vous obéirai toujours aveuglément. J’aurois bien voulu vous taire mes folies, par le profond respect que j’ai pour Votre Altesse, et parce que je ne puis faire de tels aveux sans confusion. — Je me doutois bien, reprit-elle, qu’il y avoit quelque chose, et parce que vous venez de me dire vous avez redoublé ma curiosité ; mais assurez-vous encore une fois que vous ne hasarderez rien à la satisfaire. — J’avois besoin de cette assurance, Madame, lui dis-je, pour me résoudre tout à fait ; mais vous vous souviendrez, s’il vous plaît, que vous me l’avez ordonné. Il y a six mois, poursuivis-je, que j’aime une dame qui touche assez près à Votre Altesse pour craindre que vous ne preniez ses intérêts contre moi, et que vous ne trouviez à dire que j’aie osé élever mes yeux et mes pensées jusqu’à elle. Mais qui auroit pu lui résister, Madame ? Elle est d’une taille médiocre et dégagée ; son teint, sans le secours de l’art, est d’un blanc et d’un incarnat inimitables ; les traits de son visage ont une délicatesse et une régularité sans égale ; sa bouche est petite et relevée, ses lèvres vermeilles, ses dents bien rangées et de la couleur de perles ; la beauté de ses yeux ne se peut exprimer : ils sont bleus, brillans et languissans tout ensemble ; ses cheveux sont d’un blond cendré le plus beau du monde ; sa gorge, ses bras et ses mains sont d’une blancheur à surpasser toutes les autres ; toute jeune qu’elle est, son esprit vaste et éclairé est digne de mille empires ; ses sentimens sont grands et élevés, et l’assemblage de tant de belles choses fait un effet si admirable qu’elle paraît plutôt un ange qu’une créature mortelle [7]. Ne croyez pas, Madame, que je parle en amant ; elle est telle que je la viens de figurer, et si je pouvois vous faire comprendre son air et les charmes de son humeur, vous demeureriez d’accord qu’il n’y a pas au monde un objet plus adorable. Je la vis quelque temps sans imaginer faire autre chose que l’admirer ; mais je sentis enfin que je n’étois plus libre, et que l’embrasement étoit trop grand pour le penser éteindre ; il ne me resta de raison que pour cacher le feu qui me dévoroit. Ce n’est pas que lorsque je me trouvois auprès de cette dame je ne fusse hors de moi, et que, si elle a pris garde à ma contenance et à mes petits soins, elle n’ait pu aisément remarquer le désordre où me mettoit sa présence. La crainte de me faire le rival du plus redoutable du royaume me rendit si mélancolique que j’en perdis l’appétit et le repos, et que je tombai dans cette langueur qui m’a défiguré pendant deux mois. J’étois rongé de tant d’inquiétudes que je n’avois plus guère à durer en cet état, lorsqu’il a plu à la fortune de me guérir d’un de mes maux. Ce rival, auquel je n’osois rien disputer, a pris un autre attachement, et m’a délivré des persécutions que je souffrois de la première galanterie. Ainsi, me voyant moins malheureux, j’ai respiré plus doucement et j’ai repris de nouvelles forces pour me préparer à de nouveaux tourmens. »

« Madame voyant que j’avois cessé de parler : « Est-ce là tout, comte ? me dit-elle ; le nom de cette belle, ne le saurons-nous point ? Je ne vois rien à la cour semblable au portrait que vous avez fait, et je ne connois point non plus ce rival qui vous a fait tant de peine. — Quoi ! Madame, voudriez-vous bien me réduire à déclarer ce que je n’ai pas encore dit à la personne que j’aime ? Du moins attendez que je lui aie fait ma déclaration, pour savoir son nom ; je promets à Votre Altesse que vous le saurez aussitôt que je lui aurai parlé. — Et bien, je me contente de cela, reprit-elle ; mais je vous conseille, de quelque manière que ce soit, de l’instruire au plus tôt de vos sentimens, de peur que quelqu’autre moins respectueux que vous ne vous donne de l’esprit [8]. Jusques à cette heure vous avez aimé comme on fait dans les livres, mais il me semble que dans notre siècle on a pris de plus courts chemins, pour faire la guerre à l’amour, que l’on ne faisoit autrefois. On prétend que ceux qui ont tant de considération n’aiment que médiocrement ; quand votre passion sera aussi grande que vous le croyez, vous parlerez sans doute. Ce n’est pas qu’une discrétion comme la vôtre soit sans mérite ; mais il faut donner de certaines bornes à toutes choses. — Ha ! Madame, lui dis-je, quand vous saurez combien il y a loin de moi à ce que j’aime, vous direz bien que je suis téméraire. »

« Je voulois poursuivre, lorsque mademoiselle de Barbezière entra, qui dit à Madame que le Roi alloit repasser. Tandis que ceux qui le précédoient entrèrent, Montalais, qui n’avoit fait qu’aller et venir par la chambre durant notre conversation, me demanda si j’étois bien sorti d’affaire. Je lui dis qu’on ne pouvoit faillir avec un aussi bon conseil que le sien. Nous n’eûmes pas loisir de nous entretenir davantage, car le Roi sortit, après avoir prié Madame de se tenir prête pour aller le lendemain dîner à Versailles, et moi je me coulai dans la presse.

« Je ne fus pas plus tôt rentré chez moi, que je donnai ordre qu’on renvoyât tous ceux qui me viendroient demander, et vous fûtes le seul excepté. Je repassai mille fois dans mon esprit l’entretien que j’avois eu avec Madame, et, après avoir fait cent résolutions opposées l’une à l’autre, je me déterminai enfin à lui écrire ce billet :

Le Comte de Guiche à Madame. 

C’est vous que j’aime, Madame ; le portrait que je vous fis hier de vous-même ne vous l’a que trop fait connoître. Si vous trouvez que cet aveu soit trop hardi, vous devez vous en prendre à votre curiosité, et vous souvenir que je n’ai pas dû désobéir à la plus belle personne du monde. La crainte de vous déplaire me feroit encore balancer à me déclarer, s’il étoit quelque chose de plus funeste pour moi que le déplaisir de vous taire que je vous adore. Pardonnez-moi, divine princesse, si je vous dis que je ne pense point à tous les malheurs dont vous me pouvez accabler, pour me punir. Je n’ai l’esprit rempli que de la joie de vous faire juger que ma passion est infinie par la grandeur de votre mérite et par celle de ma témérité.

« Après avoir relu ce billet, que je trouvai assez conforme à mes intentions, je le cachetai le plus proprement que je pus ; et le lendemain, étant à Versailles, où le nombre de courtisans étoit médiocre, je pris mon temps de m’approcher de Madame, tandis que Saint-Hilaire chantoit ; j’étois derrière la chaise de Madame, et, comme elle se tourna de mon côté : « Madame, lui dis-je assez bas pour n’être entendu que d’elle, je parlai hier à la dame : mon intention étoit de vous satisfaire en toutes choses ; mais, ayant prévu que je ne le pouvois facilement en ce lieu, j’ai mis ce qu’il faut que vous sachiez dans un billet que je vous donnerai avant que de sortir d’ici. J’ose vous le recommander, Madame : il y va de ma fortune et de la perte de ma vie, si vous le montrez. — Il me semble, me repartit-elle, que je vous en ai assez dit pour vous rassurer. »

« Elle ne m’en dit pas davantage ; un quart d’heure après elle se leva pour aller voir les ouvrages de filigrane, et je pris une de ses mains pour lui aider à marcher. J’étois dans une émotion si grande, qu’il m’en prenoit des tressaillemens de moment en moment ; toutefois comme j’avois pris ma résolution, je lui coulai doucement dans la main le billet que je vous ai dit, et je remarquai que, m’ayant lâché la main sous prétexte de prendre un mouchoir, elle le mit doucement dans sa poche et se rappuya sur mon bras. De tout le reste de la journée je ne lui parlai que haut et devant tout le monde.

« Je retournai à Paris avec la gaîté d’un homme qui s’est déchargé d’un pesant fardeau. Aussitôt que je fus dans mon lit, je fus affligé de nouvelles inquiétudes, qui se représentoient à mon souvenir par cent bizarres images, et je ne fis que me tourmenter, en attendant l’heure que je pourrois savoir le succès de mon billet.

« Le jour arriva, que je ne savois encore si je suivrois le Roi au Palais-Royal, lorsque vous vîntes me dire qu’il y avoit grande collation chez Monsieur, où les hommes et les dames seroient fort parés. Cela me fit résoudre à prendre l’habit le plus magnifique que j’aie jamais porté, et aller recevoir de bonne grâce tout ce qui m’étoit préparé par ma destinée. Le Roi mena La Vallière sur le soir chez Monsieur ; nous y trouvâmes la Comtesse de Soissons, madame de Montespan, près de laquelle Monsieur faisoit fort l’empressé, et plusieurs autres dames de la Cour. Madame y arriva un moment après, si parée de pierreries et de sa propre beauté, qu’elle effaça toutes les autres. Je m’avançai pour me trouver sur son passage ; je la regardai avec des yeux qui marquoient quelque chose de si soumis et si rempli de crainte, que, me voyant en cet état, elle eut quelque compassion de moi, et me fit un petit signe de tête si obligeant que j’en fus une demi-heure hors de moi, tant les grandes joies sont peu tranquilles. On dansa, on joua, et pendant tout ce temps je me trouvai le plus souvent que je pouvois en vue de Madame sans l’approcher. J’aurois toujours fait la même chose pendant la collation, si Montalais ne se fût approchée de moi, laquelle voyoit par mes yeux dans le fond de mon cœur, et ne m’eût averti de prendre garde à moi et à ce que je faisois ; elle y ajouta l’ordre de ne pas manquer de me trouver chez Madame le lendemain au soir, et, quelque question que je lui fisse, elle ne me voulut rien dire davantage, ni même m’écouter.

« Vous pouvez croire que je ne manquai pas de me rendre au Palais-Royal avec une exactitude extrême. Montalais me vint recevoir dans un petit passage, d’où elle me mena dans sa chambre, où nous nous entretînmes quelque temps. Je la conjurai de me dire si elle ne savoit point ce qu’on vouloit faire de moi, lorsque Madame entra elle-même ; elle étoit en robe de chambre, mais propre et magnifique. D’abord je lui fis une profonde révérence ; et, après que je lui eus donné un fauteuil, elle me commanda de prendre un siége et de me mettre auprès d’elle. Dans le même temps, Montalais s’étant un peu éloignée de nous, elle parla ainsi :

« Comte, votre malheur a pris soin de me venger de vous ; je le trouve si grand, que je veux bien vous en avertir, afin que vous vous y prépariez. J’ai lu votre billet, et, comme je le voulois brûler, Monsieur l’a arraché de mes mains et lu d’un bout à l’autre. Si je ne m’étois servie de tout le pouvoir que j’ai sur lui et de toute mon adresse, il auroit déjà fait éclater sa vengeance contre vous. Je ne vous dis point ce que la fureur lui a mis à la bouche. C’est à vous à penser aux moyens de sortir du danger où vous êtes.

— Madame, lui dis-je en me jetant à ses pieds, je ne fuirai point ce mortel danger qui me menace ; et si j’ai pu déplaire à mon adorable princesse, je donnerai librement ma vie pour l’expiation de ma faute. Mais si vous n’êtes point du parti de mes ennemis, vous me verrez préparé à toutes choses avec une fermeté qui vous fera connoître que je ne suis pas tout-à-fait indigne d’être à vous. — Votre parti est trop fort dans mon cœur, reprit-elle en me commandant de me lever et me tendant la main obligeamment, pour me ranger du côté de ceux qui voudroient vous nuire. Ne craignez rien, poursuivit-elle en rougissant, de tout ce que je vous viens de dire de votre billet : personne ne l’a vu que moi. J’ai voulu vous donner d’abord cette allarme pour vous étonner. Croyez que je ne saurois vous mal traiter sans être infidèle aux sentimens de mon cœur les plus tendres. J’ai remarqué tout ce que votre passion et votre respect vous ont fait faire, et, tant que vous en userez comme vous devez, je vous sacrifierai bien des choses et je ne vous livrerai jamais à personne. — Est-il possible, lui dis-je, que Votre Altesse ait tant de bonté, et que la disproportion qui est entre nous de toute manière vous laisse abaisser jusqu’à moi ? C’est à cette heure, Madame, que je connois que j’ai de grands reproches à faire à la nature et à la fortune, de ce qu’elles m’ont refusé de quoi offrir à une personne de votre mérite et de votre rang. Mais, Madame, si un zèle ardent et fidèle, si une soumission sans réserve vous peut satisfaire, vous pouvez compter là-dessus et en tirer telles preuves qu’il vous plaira. — Comte, répondit-elle, j’y aurai recours quand il faudra ; soyez persuadé que, si je puis quelque chose pour votre fortune, je n’épargnerai ni mes soins ni mon crédit. — Ah ! Madame, lui dis-je, jamais pensée ambitieuse ne se mettra avec ma passion. — Hé bien, repartit-elle, si pour vous satisfaire il faut faire quelque chose pour vous, on vous permet de croire qu’on vous aime. »

« Et alors, voyant que Montalais n’étoit plus dans la chambre, je me laissai aller à ma joie, et, à genoux comme j’étois, je pris une des mains de Madame, sur laquelle j’attachai ma bouche avec un si grand transport que j’en demeurai tout éperdu. Je fus une demi-heure en cet état, sans pouvoir prononcer une parole et sans avoir seulement la force de me lever. Je commençois un peu à revenir, lorsque Montalais vint avertir Madame qu’il étoit temps qu’elle retournât dans sa chambre, où Monsieur alloit venir. Je ne fus pas fâché de cet avis, car je me sentois en un abattement si grand, que je serois mal sorti d’une conversation plus longue. Elle ne me donna pas le temps de dire un mot, et, s’étant levée de sa place : « Venez, Montalais, dit-elle, je vous le remets entre les mains ; ayez en soin, je crois qu’il est malade. » A ces mots elle sortit de la chambre et je n’osai la suivre ; mais ayant prié Montalais de me donner de l’encre et du papier, j’écrivis ce billet :

J’avois assez de résolution pour souffrir ma disgrâce, et je n’ai pas assez de force pour soutenir ma bonne fortune. Ma foiblesse étant un effet du respect et de l’étonnement, pardonnez-moi, belle princesse : les joies immodérées agitent trop violemment d’abord, et c’en étoit trop à la fois pour un homme. Si vous voulez bien que je croie ce que vous m’avez dit, vous me donnerez bientôt un quart d’heure pour ma reconnoissance.

« Je donnai ce billet à Montalais, qui me promit de le rendre sûrement. Après cela, elle me fit sortir par le même endroit par où j’étois venu. Je vous avoue que la joie de mon aventure étoit troublée par le chagrin de cette émotion, qui m’avoit tout à fait interdit, et que j’eus toujours mille inquiétudes jusqu’à trois jours de là, qu’on me donna rendez-vous au même endroit et à la même heure. Je m’y rendis avec plus de joie, parce que Monsieur soupoit au Louvre et que je crus que j’y serois moins interrompu. La nuit étoit claire et sereine ; elle me parut sans doute mille fois plus belle que le jour, et, sitôt que Montalais m’eut introduit, je n’eus pas beaucoup de temps à rêver, car Madame entra peu après dans cette même chambre où je l’attendois. — Hé bien, comte, me dit-elle d’un visage assez gai, êtes-vous guéri ? — Madame, lui repartis-je, les maux que cause la joie ne sont pas des maux de durée ; si Votre Altesse m’eût donné un peu plus de temps, j’en serois revenu bien plus vite. — Il est vrai, reprit-elle, que je croyois vous voir mourir à mes pieds, tant vous me parûtes languissant. — Je ne suis pas, lui dis-je, destiné à une fin si glorieuse ; mais je sais bien que les plus grands princes envieroient ma condition présente et que je l’aime mieux que la leur. — Ce que vous me dites, reprit-elle, est assez comme je souhaite qu’il soit ; mais, poursuivit-elle en riant, que ces pensées-là ne vous rejettent pas en l’état de l’autre jour, car enfin vous me mîtes dans une peine extrême. — Vous ne m’avez, lui dis-je, donné que trop de temps pour me préparer à mon bonheur, et je croyois avoir le bonheur de vous revoir plus tôt. — Cela n’est pas si aisé que vous le pourriez croire, dit-elle ; si vous saviez toutes les précautions que je suis obligée de prendre pour cela et tous les soins de Montalais, vous nous en sauriez bon gré à toutes deux. Mais dites-moi, tout de bon, avez-vous eu beaucoup d’impatience de me revoir ? Vous y aviez plus d’intérêt que vous ne pensez, car je suis assurément de vos meilleures amies.

« À ces mots elle me tendit sa main en rougissant. Alors je fis tout ce que je pus pour lui bien représenter la grandeur de ma passion, et j’eus le plaisir de voir que je la persuadois. Nous eûmes une conversation de quatre heures, la plus tendre et la plus touchante du monde ; et il me semble que j’avois un esprit nouveau auprès d’elle. Ses beaux yeux, sa douceur, et cent choses favorables et spirituelles, m’animèrent si puissamment à l’entretenir agréablement, qu’elle me témoigna par mille caresses et mille paroles obligeantes qu’elle étoit très-contente de moi. À la fin, après nous être dit que deux amans ne pouvoient pas être plus contens l’un de l’autre que nous ne l’étions, nous prîmes des mesures pour ma conduite. Elle me dit de lier amitié plus étroite avec de Vardes que je n’avois fait jusque alors, et d’aller deux ou trois fois la semaine chez la comtesse de Soissons ; qu’on y feroit des parties entre peu de personnes pour se divertir, et que là nous aurions le temps plus commode qu’au Palais Royal pour ménager nos entretiens particuliers, et sans le ministère de personne que de Montalais, en qui elle se confioit absolument. Et après cela je sortis ; et Montalais, qui étoit demeurée dans un cabinet, me vint conduire jusqu’au petit escalier, où je la remerciai de tous ses soins.

« Depuis ce temps-là j’ai vu de Vardes chez la comtesse de Soissons, où je trouve infailliblement Madame, quand elle n’est pas au Louvre ou au Palais Royal. Nous avons lié entre nous quatre une société fort agréable et sur le pied d’une bonne amitié ; nous nous sommes promis une union inséparable. De même je ne ferai point de difficulté de vous dire que nous travaillons de concert à faire en sorte que le Roi quitte La Vallière et qu’il s’attache à quelque personne dont nous puissions gouverner l’esprit, car celle-ci est fière et inaccessible. Pour cela nous avons trouvé à propos de donner de la jalousie à la Reine par une lettre que nous fîmes il y a huit jours, et que j’ai traduite en espagnol. J’ai déguisé mon caractère ; et étant dans la chambre de la Reine, il y a quatre ou cinq jours, j’ai glissé cette lettre dans son lit [9]. Elle a été trouvée par la Molina, qui, au lieu de la donner à sa maîtresse, la porta au Roi. Elle contenoit ces mots ; la voici en françois :

A la Reine.

Le Roi se précipite dans un dérèglement qui n’est ignoré de personne que de Votre Majesté ; mademoiselle de La Vallière est l’objet de son amour et de son attachement. C’est un avis que vos serviteurs fidèles donnent à Votre Majesté.

« On y ajouta :

C’est à vous à savoir si vous pouvez aimer le Roi entre les bras d’une autre, ou si vous voulez empêcher une chose dont la durée ne vous peut être glorieuse. 

« Ce qu’il y a de rare en cette aventure, c’est que le Roi en a parlé à de Vardes, lui a montré la lettre et lui a recommandé de tâcher de découvrir, sans bruit, qui peut en être l’auteur. Cela ne me fait pas peur, car de Vardes lui-même, qui en a fait l’original en françois, nous dit hier qu’il avoit fait ce qu’il avoit pu pour jeter dans l’esprit du Roi des soupçons sur monsieur le Prince ; mais il ne le croit pas capable de cela, mais bien plutôt mademoiselle de Montpensier, qu’il croit malfaisante, et madame de Navailles, à cause de sa vertu imprudente [10]. Vardes n’a point tâché de le désabuser, et fait toujours semblant d’en chercher adroitement l’auteur. Nos dames, de leur part, font voir au Roi une des plus belles personnes de France, qui est tantôt chez Madame, tantôt chez la comtesse de Soissons. Mais la lettre a tout gâté et n’a fait que l’attacher plus fortement à La Vallière. Nous le voyons tous les jours, car Vardes de son côté est amoureux de la comtesse de Soissons. Nous ne nous sommes fait aucune confidence là-dessus ; mais à nos façons d’agir, nous ne connoissons que trop nos affaires. Cependant je fais ma cour fort régulièrement à Monsieur ; j’ai même tâché de me mettre de ses parties pour avoir plus d’occasion de lui témoigner quelque complaisance. Mais j’ai remarqué qu’il aime à être seul parmi les dames, et je suis bien aise qu’il soit de cette humeur. Je lui ai offert de négocier auprès de madame d’Olonne pour lui, et il l’a trouvée belle et aimable deux ou trois fois. Je l’ai vu presque résolu en cette affaire ; mais il craint tout, il ne peut se résoudre à rien ; il fait difficulté sur tout, et, à vous parler franchement, je ne crois pas qu’il aime à conclure. Je ne me suis point rebuté, je lui en ai parlé dix fois ; car j’ai grand intérêt qu’il se donne un amusement. Madame de Montespan me l’a débauché, et comme la moindre chose l’arrête, me voilà délivré de ses soins. Jugez, cher ami, si je ne suis pas heureux, et si quelqu’un en France peut se vanter de me surpasser en bonne fortune.

— J’avoue, lui dis-je [11], que votre bonheur est si grand que j’en tremble pour vous ; je le vois environné de tant d’abîmes que ce sera un miracle si vous pouvez sortir de cet engagement par une issue favorable : vous avez à tenir bride en main et à vous défendre de deux emportements où vous peut porter un état si glorieux, et, quelque sage conduite que vous puissiez observer, il faut que la fortune ne vous quitte point. Pour sortir des dangers de tant d’embarquements, ce n’étoit pas assez de votre amour, sans vous mêler de traverser les plaisirs d’un prince de qui vous recevez tous les jours des faveurs, et je vous conseille, comme un homme qui vous aime, de ne prendre point de part à tous les desseins que vos amis voudront faire sur ses intentions. — Si vous étiez amant, reprit le comte, vous ne seriez pas si scrupuleux ; de plus, je vous dirai que la jalousie ne sort jamais si bien d’un cœur tant que les objets sont présens. Je ne saurois aimer le Roi après ce qu’il m’a fait souffrir. Madame est de mon sentiment ; j’ai intérêt de l’entretenir dans cette pensée. D’ailleurs Vardes et la comtesse de Soissons nous ont fait comprendre que, si on peut lui donner une maîtresse qui soit de nos amies, nous disposerons par ce moyen de la plus grande partie de grâces que le Roi fera ; nous nous rendrons si nécessaires à ses affaires de plaisir, qu’il ne pourra se passer de nous, et que ce sera un moyen de nous introduire dans les plus grandes et importantes affaires. Si vous saviez comme moi la charmante diversité des pensées que l’amour et l’ambition produisent dans une âme, vous ne raisonneriez pas tant. Nous vous y verrons peut-être comme les autres ; et quand cela sera, vous ne serez plus si sévère à vos amis ; adieu. » 

« À ces mots il s’en alla, et me laissa une matière de rêverie assez grande sur tout ce qu’il venoit de me dire.

« Trois mois se passèrent sans que le comte parût avoir la moindre inquiétude. Il est vrai qu’il étoit tellement occupé à son amour et à ses intrigues que je ne le voyois qu’en passant. Il étoit sans cesse de parties de plaisir ; il faisoit une dépense effroyable en habits ; il se retiroit insensiblement du commerce de ses amis ordinaires, et il fit enfin tant de choses qu’il n’en fit que trop pour faire soupçonner la cause de ces changements. Quelqu’un m’ayant averti de ce que l’on disoit, je ne manquai pas de lui en donner avis, et de lui conseiller de prendre garde à lui fort exactement. Mais comme la prospérité endort la vigilance et obscurcit la raison, il m’assura qu’il alloit au devant de toutes choses, et qu’il falloit que ces gens se missent de telles visions dans la tête sur des fondements imaginaires, que jusques à l’heure qu’il me parloit il n’avoit pas fait un pas sans précaution. Il négligea si bien ce que je lui avois dit, ou bien il fut si malheureux, que Monsieur en prit de l’ombrage et mit des gens aux écoutes pour s’éclaircir. La cour est toute pleine de ces lâches flatteurs qui, pour acquérir la confiance de leur maître, lui troublent son repos par des rapports, et qui, pour lui persuader leur fidélité, lui diroient les choses les plus affligeantes. Telle fut la destinée de Monsieur, qui trouva des gens qui tournèrent ses soupçons en certitude, et qui traversèrent tellement l’esprit de ce jeune prince (encore novice en telle matière), qu’il oublia sa naissance, son courage, son pouvoir, et toutes voies bienséantes pour se venger. Dans les premières atteintes de ses douleurs, il alla, tout en larmes, se plaindre au Roi de l’insolence du comte, et, après avoir exagéré tout ce qu’il avoit pu apprendre de ses démarches, lui en demanda justice, et qu’il chassât d’auprès de Madame toutes les personnes qui pourroient faciliter de tels commerces. Le Roi fut touché de l’air naïf dont son frère lui exprimoit sa jalousie ; de tout le reste, il lui dit que de tels chagrins devoient plutôt s’étouffer que de paroître ; que néanmoins, si la témérité du comte avoit éclaté, il n’y avoit pas de milieu à tenir ; qu’il y avoit des gardes chez lui pour punir sur-le-champ ceux qui oublieroient le respect qu’ils lui devoient ; qu’on n’offensoit pas ceux de son rang impunément ; que sans examiner si le comte étoit coupable ou non, il falloit l’envoyer si loin, qu’à peine sauroit-on ce qu’il seroit devenu ; qu’au reste c’étoit à lui d’éloigner doucement de Madame les personnes qui pourroient lui être suspectes ; qu’il ne falloit pas prendre de l’ombrage facilement ; que surtout il avoit à ménager délicatement l’esprit de Madame sur ce chapitre ; que c’étoit une jeune personne qui, tout éclairée qu’elle étoit, avoit peut-être ignoré que ces petites façons libres, mais innocentes dans le fond, ne l’étoient pas dans l’extérieur, et qu’en étant avertie à propos, elle n’y tomberoit plus assurément. Enfin le Roi n’oublia rien de ce qui pût adoucir le ressentiment de son frère, et lui rassurer l’esprit sur un sujet si délicat.

« Le jour même que Monsieur étoit en colère, et qu’il avoit oublié ce qu’on venoit de lui dire, il fit sortir Montalais et Barbezières de chez Madame, qui ne souffrit pas sans larmes l’éloignement de deux filles qu’elle aimoit.

« Cependant le Roi envoya quérir le maréchal de Grammont. D’abord qu’il le vit, il fit retirer tout le monde et lui dit : « Monsieur le maréchal, votre fils est un extravagant, il aura bien de la peine à devenir sage ; si je n’avois de la considération pour vous, je l’abandonnerois au ressentiment de mon frère, pour qui il a manqué de respect. Envoyez-le en Pologne faire la guerre jusqu’à nouvel ordre [12] ; et afin que la cause de son départ ne soit pas connue, qu’il vienne demain me demander congé de faire ce voyage pour lui et pour son frère [13]. Le maréchal remercia le Roi de sa bonté, sans prendre aucun soin d’excuser son fils, et l’assura qu’il alloit exécuter ses ordres. Le comte étoit encore au lit, parcequ’il étoit revenu fort tard de l’hôtel de Soissons, quand son père entra dans sa chambre, d’où leurs gens se retirèrent, se doutant bien que le maréchal ne venoit pas chez son fils sans affaire.

« — Hé bien, monsieur le comte de Guiche, lui dit-il de son ton railleur, vous êtes un homme à bonnes fortunes ; vous en ferez tant, que quelqu’un prendra le même soin de votre femme que vous prenez de celles des autres. Vous avez assez bien réussi, poursuivit-il ; vous êtes un joli cavalier et surtout fort prudent, vous avez fait votre cour admirablement. Le Roi vient de me dire qu’il connoît votre mérite et qu’il veut vous récompenser, et pour cela que vous vous prépariez à aller voir si le Roi de Pologne voudra bien vous recevoir pour volontaire dans son armée. Un homme de cervelle comme vous n’est pas tout à fait indigne d’un tel emploi. Vous vous y prenez de bonne manière pour établir votre fortune ; vous vous imaginez que ces sortes de galanteries vous feront grand seigneur. » Il lui dit cent autres choses, sans que le comte eût la force de l’interrompre, tant il étoit étourdi d’un voyage qu’il croyoit inévitable ; et après que son père, d’un air un peu plus sérieux, lui eut fait entendre la volonté du Roi, il le laissa en repos, s’il y en avoit pour un homme qu’on alloit arracher à lui-même, et qui s’imaginoit déjà par avance tout ce qu’il alloit souffrir.

« La première chose que fit le comte fut de me venir avertir de son malheur, et je n’eus pas grande consolation à lui donner sur un mal sans remède, hors de le flatter de l’espérance du retour. Après cela il alla chez Vardes, auquel ayant dit la nécessité où il étoit de partir bientôt, il l’engagea de rendre ses lettres à Madame et de lui renvoyer ses réponses, et Vardes lui promit de le servir fidèlement en cela et en toutes choses [14]. Je le trouvai chez lui, où il parut plus résolu. Il me conta ce qu’il venoit d’établir avec Vardes, n’ayant pas jugé à propos de me charger de cela, parceque j’étois trop connu pour être son ami, et parceque Vardes avoit plus d’habitude que moi chez Madame.

« Après cela, me voyant tête à tête avec lui : « N’avez-vous point examiné, lui dis-je, ce qui peut causer votre disgrâce ? — Depuis hier, répondit-il, j’ai fait vingt fois la revue de mes actions passées, je n’ai trouvé que deux choses qui puissent m’avoir trahi. Vous étiez il y a quinze jours d’un repas où l’on s’échauffa à boire : il vous peut souvenir qu’on y dit que les yeux de Madame étoient beaux ; j’en parlai avec un peu trop de chaleur, et même je dis que le cavalier qui en étoit le maître pouvoit assurément se dire heureux, et je proférai ces paroles avec une certaine joie fière, qui auroit été fort indiscrète parmi des gens de sang-froid, et possible cela passa-t-il sans être remarqué, car nous étions tous assez échauffés de vin. Il me souvient pourtant que vous me marchâtes sur le pied. L’autre chose dont je me doute est plus dangereuse. Nous avions remarqué, Madame et moi, que Monsieur ne manquoit jamais de tremper presque toute sa main dans l’eau bénite qui est dans la chapelle du Palais-Royal, et de s’essuyer à son mouchoir après s’en être mis au visage. Cela nous servit à lui faire une malice pour nous venger de sa mauvaise humeur, car il nous avoit rompu une partie de promenade le jour auparavant. Nous prîmes notre temps un matin qu’il étoit à Saint-Cloud, pour ne revenir que le soir. Ce même matin je me trouvai à la messe dans la chapelle du Palais-Royal, et, après que tout le monde se fut retiré, étant demeuré seul avec Madame et Montalais, comme si nous eussions eu quelque chose à nous dire [15], elles sortirent toutes deux. Je tirai de ma poche une petite bouteille pleine d’encre et un paquet de noir à noircir et le jetai dans le bénitier, en sorte que le lendemain matin, quand Monsieur eut entendu la messe, après que tout le monde se fut retiré, il ne manqua pas, en prenant de l’eau bénite, de se noircir toute la main et le front. Cela passa assez doucement, parcequ’on ne pouvoit soupçonner qui avoit fait cette malice. Son visage ressembloit quasi à un ramoneur de cheminée. Ces deux actions ne me rendent pas beaucoup coupable, puisque la première n’a pu être observée, et que la seconde n’est sue que de Madame et de moi. Cependant, me dit-il, il faut que je m’apprête à suivre les ordres du Roi avec constance, et je suis bien obligé à sa bonté de donner lui-même une honnête couleur à mon exil, de le faire passer pour une humeur de bravoure de ne pouvoir supporter l’oisiveté. C’est où les gens de courage sont réduits en France depuis qu’il a plu à Sa Majesté de donner la paix à son royaume, et que moi-même je l’ai prié de m’accorder mon éloignement. L’obéissance que je dois à ses volontés ne me permet pas de songer à un retardement de l’aller trouver. L’amitié qu’il a pour Monsieur, son frère, fait que je ne serois pas bien fondé à me justifier. N’avez-vous pas pitié de me voir en ce malheureux état, et la fortune n’est-elle pas bizarre ? Elle ne m’a montré son visage propice que pour me rendre misérable. Il n’importe, le Roi peut me priver du jour, il est le maître de ma vie comme de mes biens ; mais Madame est maîtresse de mon cœur ; elle l’a accepté, j’espère qu’elle le garantira de tout événement dangereux. Pour ne la pouvoir voir ayant de partir, je serai bien consolé au moins de lui écrire. Ah ! grand Dieu ! que je suis malheureux ! C’est à ce coup qu’il faut que j’obéisse à quoi le Roi m’a condamné. Adieu, cher ami, je vais au Louvre [16]. »

Le maréchal de Grammont, qui avoit été trouver le comte chez lui, l’attendoit dans l’antichambre du Roi, et avoit fait quelques démarches pour détromper sa Majesté de l’accusation que Monsieur faisoit du comte son fils ; mais il n’y avoit rien gagné. Le comte arrive. Le maréchal prit l’occasion qu’il n’y avoit auprès du Roi que le valet de chambre et celui de la garde-robe qui l’habilloit, et lui dit : « Sire, voici mon fils que je vous amène, suivant le commandement que vous m’en avez fait. Il avoit quelque bonne raison à dire pour justifier son innocence, mais il croyoit se rendre criminel de songer à s’expliquer sur quelque chose qui pût faire changer de résolution à Votre Majesté. Il vous demande par ma bouche son passe-port, et les ordres qu’il vous plaira qu’il exécute. »

Le Roi lui répondit : « Mon cousin, je vous plains, il vous doit être sensible que votre fils, que j’ai honoré de mon amitié, se soit oublié au point où son insolence est montée. À votre considération et des services que vous m’avez rendus, j’use entièrement de clémence. Comte de Guiche, ajouta le Roi, retirez-vous de ma cour ; que je ne vous voie point que je ne vous demande ; et pendant que j’aurai fait vos passe-ports, pour donner ordre à votre équipage et à vos affaires, allez à Meaux, où vous recevrez mes ordres. Faites par vos actions que je vous puisse voir un jour le plus sage de ma cour. »

Le comte de Guiche, au sortir de chez le Roi, étoit, comme vous pouvez vous imaginer, dans un grand désordre. Le marquis de Vardes, qui savoit que son ami étoit dans cette peine, avoit mille impatiences de savoir le succès de ses affaires, et l’étoit allé attendre chez lui, où le comte fut. Le comte fut bien aise de le trouver, pour se consoler le mieux qu’il pouvoit.

Le marquis, aussi bien que Manicamp, flatta le comte d’un retour ; les dernières paroles du Roi lui firent juger que c’étoit avec peine qu’il en venoit là, mais que la politique l’emportoit par dessus son inclination. Ils se jurèrent mille protestations d’amitié et de fidélité. Le marquis se chargea d’assurer Madame de la constance du comte, qui ne faisoit que bénir et louer la cause de ses peines, et qui n’accusoit enfin que sa mauvaise fortune de toutes ses traverses.

Le comte partit pour Meaux, où il fut huit jours dans des tristesses extrêmes. La comtesse sa femme le conduisit en ce lieu. Madame, à qui Vardes avoit dit les sentiments du comte, ne pouvoit sans grande peine supporter l’absence de cet amant ; comme la cause de son éloignement, elle balança longtemps si elle lui écriroit ou si elle lui enverroit quelqu’un. Elle estima que le dernier étoit le plus sûr, et, comme elle vouloit assurer le comte de son amitié, elle fit écrire ces lignes par Collogon [17].

Billet de Madame au Comte de Guiche.

Ce n’est pas l’ordre de la cour que les femmes fassent beaucoup de protestations ; mais je m’y suis obligée puisque vous souffrez pour moy. Vos peines sont grandes ; je sais que vous m’aimez. Je ne vous déclare point les miennes de peur d’augmenter les vôtres. Soyez seulement persuadé de mon amour. Le temps ne le changera pas ; mais il vous pourra rendre plus heureux si nous nous revoyons. C’est ce que je souhaite avec passion.

Madame, qui ne connoissoit pas d’homme plus affidé au comte que Vardes, lui donna ce billet, et le pria de le lui remettre. Il ne manqua pas de s’acquitter de cet honnête emploi. Le comte fut ravi de recevoir cette lettre, et partit avec les ordres du Roi, en quelque sorte consolé de son éloignement.

Madame la comtesse de Soissons et Vardes, qui avoient minuté la lettre espagnole, continuoient à faire leurs efforts pour détourner l’amour que le Roi avoit pour mademoiselle de La Vallière, et, dans diverses conférences, blâmèrent son inconstance, jusques à dire que peu de choses l’engageoient en amour. De sorte que la comtesse, pleine de dépit, trouvoit que La Vallière étoit devenue insolente depuis le rang qu’elle avoit, et fit cet entretien à Madame : « Vous êtes peut-être en peine de savoir d’où vient l’amour du Roi pour La Vallière. Je le veux dire à Votre Altesse [18].

« Un jour que nous nous promenions dans le jardin du Palais-Royal, que j’étois avec le Roi et mes filles derrière et un peu éloignées, nous faisions notre conversation de ceux que nous aimerions le mieux, lorsque La Vallière survint, et, se mêlant dans notre entretien, le Roi lui demanda son sentiment, et moi pareillement. Elle fit quelques discours assez bien ordonnés, et dit à demi-bas que ce seroit pour le Roi qu’elle auroit le plus de penchant, parce qu’il étoit mieux fait qu’aucun de sa cour et qu’elle préféroit toujours sa conversation à toute autre.

« Le lendemain le Roi me vint voir. Un moment après, la comtesse de Fiesque me rendit visite. Après quelques petits compliments que nous fîmes à Sa Majesté, je tirai le Roi à part et lui demandai s’il avoit bien entendu ce qu’avoit dit La Vallière à la promenade. Il se prit à rire et me dit que cette fille avoit l’esprit hardi, et que cependant il ne laissoit pas de l’aimer. Je lui repartis naïvement : « Il est vrai qu’elle est digne du cœur d’un Roi. Elle n’est point farouche, elle prise votre entretien, elle danse à merveille [19], elle aime la musique et toutes sortes d’instruments ; on dit à la cour qu’elle est votre fidèle. » Je prenois plaisir à lui faire ces contes. Cela lui plut tellement qu’il ne put s’empêcher de jurer qu’il l’aimeroit toute sa vie. Ce qui me donna plus d’envie de rire, c’est qu’il me dit qu’elle étoit de la meilleure race de son royaume. Voilà, Madame, tout le progrès jusques ici et le succès en peu de mots de l’amour du Roi pour La Vallière. »

Mais cette particularité [20] ne fut pas si secrète qu’elle ne fût sue. Le Roi ordonna au comte de Soissons de se retirer en son gouvernement de Brie et de Champagne, et le marquis de Vardes, allant à Pézénas, dont il étoit gouverneur, fut arrêté à Pierre-Encize. Cependant le comte de Guiche étoit en Pologne, où il signala fort son courage et s’exerça à l’amour autant qu’il put. Il étoit infiniment considéré à la cour polonoise, où il fit beaucoup de connoissances. La guerre des Turcs contre l’empereur obligea le Roi de France de désirer que sa jeune noblesse allât, avec les secours qu’il donnoit, servir de volontaires dans cette guerre si importante à toute l’Europe.

Le comte de Guiche y fit si bien qu’en considération de ses services et des brigues que le maréchal son père et le chancelier [21], aïeul de sa femme, avoient faites pour détromper l’esprit du Roi, il consentit qu’il revînt à la cour, après qu’on lui eût assuré qu’il avoit regret de lui avoir déplu. Enfin il y fut parfaitement bien reçu. Monsieur même lui témoigna de l’amitié [22]. Il ne tarda guère à renouveler ses anciennes amours avec d’Olonne et les autres ; mais il garda pour Madame de certaines mesures qui furent assez cachées et assez secrètes. Il s’habilloit tantôt d’une manière et tantôt d’une autre [23], et sa conduite étoit si adroite que Monsieur n’en prenoit aucun ombrage. Au contraire, il lui faisoit confidence de ses aventures amoureuses.

Il lui en arriva un jour une qui faillit bien à découvrir tout ce mystère. Monsieur avoit été toute l’après-midi au Louvre et avoit soupé chez la Reine-Mère. Madame feignit d’être incommodée du rhume pour ne pas sortir. Le comte de Guiche, pour qui cette maladie étoit faite exprès, ne manqua pas d’aller donner ses soins à la malade, qui ne le fut pas longtemps ; ils passèrent bien des heures sans ennui. Mais après le souper, Monsieur revint au Palais-Royal et un peu plus tôt qu’on ne l’attendoit. Mais Collogon étoit la fidèle confidente. Elle étoit toujours sur les ailes pour découvrir si quelqu’un ne pouvoit pas troubler les plaisirs de ces amants. Elle entendit Monsieur qui venoit et vint le dite à Madame, qui dit au comte : « Nous sommes perdus ! Quel moyen de vous sauver ? Passez dans cette cheminée qui ferme à deux volets, et essayez de vous empêcher de tousser et de cracher. Le pauvre amant n’eut pas le loisir de songer davantage et s’y enferma dans le moment que Monsieur entroit. Après divers entretiens, il eut envie de manger une orange de Portugal qui étoit sur le manteau de la cheminée. Il se leva, et lorsqu’il la prit, vous pouvez juger quelle devoit être l’inquiétude de ces deux amants, et lequel des deux pouvoit avoir l’esprit plus en repos. Quand Monsieur eut mangé le dedans de cette orange, il voulut jeter le reste dans la cheminée, et comme il avoit la main sur le lambris pour l’ouvrir, Collogon lui dit : Mon prince, ne jetez pas, je vous supplie, cette écorce : c’est ce que j’aime de l’orange. Monsieur la lui donna, et par ce moyen le comte et Madame l’échappèrent belle. Monsieur s’en retourna peu après à son appartement. Le comte sortit et protesta bien de ne plus hasarder [24] de la sorte, et, comme il ne céloit rien à Manicamp, il ne put s’empêcher de lui dire cette aventure. Manicamp lui représenta qu’il devoit bien dorénavant se tenir sur ses gardes, et que c’étoit un avant-coureur de quelque chose bien funeste.

Mais enfin, par malheur et sans qu’on sût comment, Monsieur en apprit plus qu’il n’en vouloit savoir. Il fit venir le maréchal, qui n’eut rien à dire contre son ressentiment, sinon qu’il étoit le maître de la vie de son fils, et que, s’il vouloit sa tête, il la lui donnoit. Le lendemain, le maréchal et le comte allèrent trouver le Roi à son lever, qui maltraita fort le comte de Guiche et lui dit : « Éloignez-vous de devant moi et ne revenez en France de votre vie sans mon mandement [25]. »

Cet infortuné cavalier fut privé par ce désastre encore une fois de l’objet qu’il aimoit avec tant d’ardeur.

Il fallut obéir si promptement qu’il n’eut pas le loisir de voir Madame, ni même de lui faire parler. Il s’en alla comme un désespéré. Elle en témoigna de sensibles déplaisirs. Mais comme la jeunesse ne sauroit être sans amitié, et particulièrement Madame, qui est fort susceptible d’amour, et qui en fait un ordinaire proportionné aux désirs d’une personne de son inclination et de sa naissance, Monsieur ne la satisfaisant pas, elle veut toujours avoir quelques suffragants. Mais la grandeur de son rang et les disgrâces du comte de Guiche rebutent les plus entreprenants et les plus hardis. Néanmoins, comme la témérité est souvent la cause du bonheur de ceux qui se hasardent, il se présenta sur les rangs un amant de meilleur appétit que de belle taille, qui fut atteint des beaux yeux de cette princesse. Il eut de la peine à cacher son feu, mais, comme il étoit trop grand, Madame ne fut pas longtemps à s’en apercevoir. Il lui fit une déclaration en peu de mots qu’il étoit résolu de l’aimer, malgré l’exemple du comte de Guiche et tous les dangers où il pouvoit tomber. Elle lui répondit : « Je sais que vous êtes d’une race à ne vous pas rendre pour des défenses et que les accidents ne vous ébranleront pas, témoin monsieur de Boutteville votre père [26]. »

C’est celui qu’on appelloit Coligny, frère de madame de Châtillon, et qu’on nomme aujourd’hui duc de Luxembourg [27]. Comme le cavalier se vit si bien traité de sa maîtresse, il ne perdit pas un moment de la visiter avec toutes les assiduités qu’un nouvel amant doit avoir pour plaire à l’objet de son cœur. Cette pratique a duré plus de six mois sans être sue, en sorte que les plus surveillants n’y pouvoient rien découvrir. Il avoit même surpris les esprits les plus jaloux. Un jour Monsieur survint brusquement au cabinet de Madame. Il la trouva qu’elle contemploit un petit portrait du duc de Luxembourg, en tenant de l’autre une lettre de la même personne. Monsieur se saisit du portrait, et blâma Madame seulement, en tirant promesse d’elle qu’elle lui interdiroit désormais toute visite, et qu’elle le prépareroit à éviter le danger où il pourroit s’exposer.

Cet événement ne fit qu’augmenter l’amour de ce duc, qui se priva bien pour quelques jours de voir Madame ; mais il ménagea son temps de manière que, l’ayant revue, Monsieur en fut averti et s’en plaignit au Roi, qui l’exila tout aussitôt.

Personne n’a osé se déclarer depuis, quoiqu’il y ait autant d’amants que de gens qui voient cette princesse.


LETTRE [28].


Après avoir vécu, dans la contrainte des Cours, je me console d’achever ma vie dans la liberté d’une république, où, s’il n’y a rien à espérer, il n’y a pour le moins rien à craindre.

Quand on est jeune, il seroit honteux de ne pas entrer dans le monde avec le dessein de faire sa fortune. Quand on est sur le retour, la nature nous rappelle à nous, et nous revenons des sentimens de l’ambition au désir de notre repos.

Il est doux de vivre dans un pays où les lois nous mettent à couvert des volontés des hommes, et où, pour être sûr de tout, il n’y ait qu’à être sûr de soi-même. Ajoutez à cette douceur que les magistrats sont autorisés dans leur adresse par le bien public, et peu distingués en leurs personnes par des avantages particuliers [29] ; on n’y voit point de différence odieuse, par des priviléges dont l’égalité soit blessée ; on n’y voit point de factieuses grandeurs qui gênent notre liberté sans faite notre fortune. Ici les soins de ceux qui gouvernent nous mettent en repos sans qu’ils pensent même à en adoucir le chagrin, par les respects qu’on leur rend très peu, mais qui exigent beaucoup ; moins encore ils sont sévères dans les ordres de l’État, plus ils sont impérieux avec les nations étrangères ; parmi les citoyens et toute sorte de particuliers, ils usent de la facilité qu’apporte une fortune égale. Le crédit n’étant point insolent, la conduite n’est jamais dure si les lois ne sont rigoureuses, ou, pour mieux dire, que vous ne soyez coupable.

Pour les contributions, elles sont véritablement grandes, mais elles regardent toujours le bien public, et sont communes à ceux qui les tirent, comme à ceux sur qui elles sont tirées. Elles laissent à chacun la consolation de ne contribuer que pour soi-même ; ainsi on ne doit pas s’étonner de l’amour du pays, puisque c’est, à le bien prendre, un véritable amour-propre.

C’est trop dire du gouvernement, sans rien dire de celui qui paroît y avoir le plus de part et lui faire justice : rien n’est égal à sa suffisance que son désintéressement et sa fermeté [30]. Les choses spirituelles sont conduites avec une pareille modération ; la différence de religion, qui excite ailleurs tant de troubles, ne cause pas la moindre altération dans les esprits ; chacun cherche le ciel par ses voies, et ceux qu’on croit égarés, plus plaints que haïs, attirent la compassion de la charité, et jamais la persécution d’un faux zèle. Mais il n’y a rien dans ce monde qui ne laisse quelque chose à désirer ; nous voyons moins d’honnêtes gens que d’habiles, plus de bon sens pour les affaires que de délicatesse dans les conversations.

Les dames y sont dans les conversations, et les hommes ne trouvent pas mauvais qu’on les préfère à eux ; leur compagnie peut faire l’amusement d’un honnête homme, et est trop peu animée pour en troubler le repos. Ce n’est pas qu’il n’y en ait quelques-unes d’assez aimables ; j’en connois dont la douceur vous plairoit, où vous trouveriez un air touchant propre à inspirer des secrètes langueurs ; j’en connois qui ont de la bonne mine, le procédé raisonnable et l’esprit bien fait ; le commerce en est satisfaisant, mais il n’y a rien à espérer davantage, ou pour leur sagesse, ou par leur froideur, qui leur tient lieu de vertu de quelque façon que ce soit. On voit en Hollande un certain usage de pruderie quasi généralement établi, et je ne sais quelle vieille tradition de continence, qui passe de mère en fille comme une espèce de religion. À la vérité on ne trouve pas à redire à la galanterie des filles, qu’on leur laisse employer bonnement, avec d’autres aides innocentes, à leur procurer des époux. Quelques-unes terminent ce cours de galanterie par un mariage heureux ; quelques malheureuses s’entretiennent de la vaine espérance d’une condition, qui se diffère toujours et n’arrive jamais. Les longs amusemens ne doivent pas s’attribuer, ou je me trompe, au dessein d’une infidélité méditée. On se dégoûte avec le temps, et un dégoût pour la maîtresse prévient la résolution bien formée d’en faire une femme. Ainsi, dans la crainte de passer pour trompeurs, on n’ose se retirer quand on ne peut pas conclure ; et, moitié par habitude, moitié par un honneur qu’on se fait d’être constant, en entretient plusieurs ans le misérable reste d’une passion usée. Quelques exemples de cette nature font faire de sérieuses réflexions aux plus jeunes filles, qui regardent le mariage comme une aventure, et leur naturelle condition comme le veritable état où elles doivent demeurer. Pour les femmes, s’étant données une fois, elles croient avoir perdu toute disposition d’elles-mêmes, et ne connoissent plus autre chose que la simplicité du devoir. Elles se feroient conscience de se garder la liberté des affections, que les plus prudes se réservent ailleurs séparées de leur engagement, et sans aucun égard à leur dépendance. Ici tout paroît infidélité, et l’infidélité, qui fait le mérite galant des cours agréables, est le plus gros des vices chez cette bonne nation, fort sage dans la conduite du gouvernement, peu savante dans les plaisirs délicats et les mœurs polies. Les maris payent cette fidélité de leurs femmes d’un grand assujettissement ; et si quelqu’un, contre la coutume, affectoit l’empire dans la maison, la femme seroit plainte de tout le monde comme une malheureuse, et le mari décrié comme un homme de très méchant naturel.

Une misérable expérience me donne assez de discernement pour bien démêler toutes ces choses, et me fait regretter un temps où il est bien plus doux de sentir que de connoître ; quelquefois je rappelle ce que j’ai été pour ramener ce que je suis ; du souvenir des vieux sentimens, il se forme quelque disposition à la tendresse, ou du moins un éloignement de l’indolence. Tyrannie heureuse que celle des passions, qui font les plaisirs de notre vie ! Fâcheux empire que celui de la raison s’il nous ôte les sentimens agréables et nous tient en des inutilités ennuyeuses au lieu d’établir un véritable repos !

Je ne vous parlerai guère de la beauté de La Haye. Il suffit que les voyageurs en sont charmés après avoir vu les magnificences de Paris et les raretés d’Italie. D’un côté vous allez à la mer par un chemin digne de la grandeur des Romains ; de l’autre vous entrez dans un bois le plus agréable que j’aie vu de toute ma vie ; dans le même lieu vous voyez assez de maisons pour former une grande et superbe ville, assez de bois et d’allées pour former une solitude délicieuse aux heures particulières. On y trouve l’innocence des plaisirs des champs en public, et tout ce que la foule des villes les plus peuplées nous sauroit fournir. Les maisons sont plus libres qu’en France, aux heures destinées à la société ; plus réservées qu’en Italie, lorsqu’une régularité trop exacte fait retirer les étrangers et remet la famille dans un domestique étroit.

Pour dire tout, on diroit des vérités qu’on ne croiroit point ; et par un mouvement secret d’amour-propre, j’aime mieux taire ce que je connois que manquer à être cru de ce que vous ne connoissez pas.

  1. Nous avons parlé plus haut de cet exil collectif dont furent punies les intrigues faites pour entraver les amours du Roi et de mademoiselle de La Vallière.
  2. Voy. t. 1, pp. 64, 301 et suiv. — M. de Manicamp avoit une sœur à qui Le Vert dédia, en 1646, sa tragédie d’Arricidie. Il étoit de la familie de Longueval. En 1656, sa sœur, au dire de Loret, se fit Carmélite.
  3. L’Intimé. J’en ai sur moi copie.
    Chicaneau. Ah ! le trait est touchant !
    (Les Plaideurs.)
  4. Le mariage de Monsieur n’accrut la joie ni de Madame, ni du Roi, ni de la Reine Mère. La Reine Mère, au moment où il se fit, « y avoit moins de répugnance » qu’avant la mort du Cardinal, « qui, de son vivant, ne croyoit pas que l’affaire fût avantageuse à Monsieur. » Quant au Roi, il disoit à Monsieur qu’il ne devoit pas se presser d’aller épouser les os des Saints-Innocents » (Madem. de Montp., Mémoires, t. 5, p. 188), et madame de Motteville (Mémoires, édit. 1723, t. 5, p. 176) ajoute : « Le Roi n’avoit pas beaucoup d’inclination pour cette alliance. Il dit lui-même qu’il sentoit naturellement pour les Anglois l’antipathie que l’on dit avoir été toujours entre les deux nations. »
  5. Son rang étoit égal à celui de Monsieur, puisqu’elle étoit fille de roi ; elle étoit, de plus, sa cousine germaine. Son mérite a été célébré par Bossuet ; mais, à côté de ces louanges d’apparat, il est bon de voir comment la jugeoient ses contemporains :
    Si mademoiselle de La Vallière étoit boiteuse, Madame avoit peu à lui reprocher. « Sa taille n’étoit pas sans défaut », dit madame de Motteville ; mais, dit mademoiselle de Montpensier avec son franc-parler, « elle avoit trouvé le secret de se faire louer sur sa belle taille, quoiqu’elle fût bossue, et Monsieur même ne s’en aperçut qu’après l’avoir épousée.
    « Au moral, on ne sauroit disconvenir qu’elle ne fût très aimable ; elle avoit si bonne grâce à tout ce qu’elle faisoit, et étoit si honnête, que tous ceux qui l’approchoient en étoient satisfaits. » (Mém. de Montp.) — « Madame avoit le don de plaire, elle étoit l’ornement de la cour, et, comme le monde l’aimoit, elle, de son côté, ne le haïssoit pas. Elle s’abandonnoit à tout ce que l’âge de seize ans et la bienséance lui pouvoit alors permettre. Elle le faisoit avec légèreté et emportement. » (Mém. de Mott.) Son mariage avoit eu lieu le 1er avril 1661.
  6. MM. de Biscaras, de Cusac et de Rotondis étoient trois frères que M. de La Chataigneraie, grand père de M. de La Rochefoucauld, quand il étoit capitaine des gardes de Marie de Médicis, avoit fait entrer dans sa compagnie, parce qu’ils lui étoient parents. Depuis, Biscaras fut officier dans la compagnie des gendarmes de Mazarin. Un démêlé qu’il eut avec M. de La Rochefoucauld, du temps qu’il étoit encore M. de Marsillac, amena pour lui une série de mésaventures ; d’abord ils furent mis l’un et l’autre à la Bastille, Marsillac conduit par un exempt et Biscaras par un simple garde. Marsillac sortit le premier, et quand leur différend fut porté devant le tribunal d’honneur des maréchaux, on continua à mettre entre eux une grande différence ; on fit même des recherches sur la noblesse de Biscaras ; elle fut enfin confirmée, et ce fait explique et autorise sa présence ici auprès du roi.
  7. Comparez à ce portrait celui que trace de madame Henriette madame de Motteville : « Elle avoit le teint fort délicat et fort blanc ; il étoit mêlé d’un incarnat naturel comparable à la rose et au jasmin. Ses yeux étoient petits, mais doux et brillants. Son nez n’étoit pas laid ; sa bouche étoit vermeille, et ses dents avoient toute la blancheur et la finesse qu’on leur pouvoit souhaiter. Mais son visage trop long et sa maigreur sembloit menacer sa beauté d’une prompte fin. » (Mém. de Mottev., édit. 1723, 5, p. 177.)
  8. Var. : De peur que quelque autre, moins expérimenté que vous, ne vous dame le pion. Il me semble que dans notre ville on a pris de plus courts chemins…
  9. Voy. dans ce volume, p. 63.
  10. Voy. ci-dessus, p. 59. — Aux détails que nous avons déjà donnés sur l’éloignement de madame de Navailles, ajoutons que la comtesse de Soissons avoit de fortes raisons pour chercher à l’écarter. Madame de Navailles étoit dame d’honneur, et madame de Soissons surintendante de la maison de la reine ; leurs fonctions, très mal définies, avoient été réglées par le Roi lui-même, au grand mécontentement de madame de Navailles. Sur les explications de Sa Majesté, la dame d’honneur, assurée de pouvoir continuer à présenter à la Reine la serviette à table, et la chemise, s’applaudit de la décision prise, et ce fut le tour de madame de Soissons d’être mécontente. Poussé par elle, son mari provoqua même M. de Navailles. — Sur toutes ces intrigues, Voy. Mém. de Mottev., anno 1661.
  11. On peut avoir oublié que, pendant tout le long récit qui précède, Manicamp a laissé la parole au comte de Guiche ; il parle maintenant en son nom.
  12. Jean-Casimir, roi de Pologne, avoit épousé Marie de Gonzague, sœur de la princesse Palatine. Cette alliance du roi avec une princesse françoise explique pourquoi la France soutint Jean Casimir tant contre les Moscovites que contre sa propre armée, qui s’étoit tournée contre lui avec Lubomirski. Jean Casimir, soutenu par l’énergie de sa vaillante femme, ressaisit son autorité. Après la mort de sa femme, il abdiqua et se retira en France, où il mourut abbé de Saint-Germain-des-Prés. — On voit son tombeau dans l’église de ce nom.
  13. Le comte de Louvigny, depuis comte de Guiche et duc de Grammont, après la mort de son aîné, tué au passage du Rhin en 1672.
  14. Le récit de madame de Motteville diffère de celui-ci ; nous croyons plus volontiers des mémoires signés qu’un pamphlet anonyme. Suivant elle, mademoiselle de Montalais, malgré sa disgrâce, avoit pu emporter toute la correspondance du comte de Guiche et de Madame, que celle-ci lui avoit confiée. « Vardes avoit été l’ami du comte de Guiche, et, par la comtesse de Soissons, il étoit entré dans la confidence de Madame. L’histoire dit qu’en l’absence de l’exilé, et même depuis son retour, sous le nom d’ami, il le voulut perdre auprès de cette jeune princesse, et qu’ayant fait dessein de la tenir attachée à lui par la crainte des maux qu’il pourroit lui faire, il lui conseilla de retirer ses lettres et celles du comte de Guiche des mains de Montalais. Je sçais avec certitude que Madame, ne connoissant point la malice de ce conseil, y consentit, et qu’elle lui donna un billet pour les demander à celle qui les avoit ; que, quand il s’en vit possesseur, il eut la perfidie de les garder malgré Madame, qui fit tout ce qu’elle put pour l’obliger à les lui rendre, et que cette princesse, outrée de sa trahison, en voulut du mal, non seulement à lui, mais aussi à la comtesse de Soissons, qu’elle soupçonna d’être de concert avec lui pour lui faire cet outrage. Les dames se brouillèrent ; le comte de Guiche et Vardes devinrent rivaux et ennemis, et cette division fit naître la jalousie et la haine entre ces quatre personnes. » (Mém. de Mottev., année 1665.)
  15. Dans les éditions imprimées, après ce mot on trouve : « Nous exécutâmes ce que nous avions résolu. » — Le récit est inachevé ; nous avons pu le compléter à l’aide d’un manuscrit du temps qui nous a été communiqué.
  16. Depuis cet alinéa, rien n’indique plus que le récit soit continué par Manicamp, et bientôt même le nom de Manicamp est prononcé, ce qui prouve que l’auteur parle en son nom.
  17. Mademoiselle de Coëtlogon, Louise-Philippe, qui épousa Louis d’Oger, comte de Cavoye, grand maréchal de la maison du Roi, dont elle resta veuve. Madame de Sévigné a parlé plusieurs fois de son frère, le marquis de Coëtlogon, et de l’influence qu’avoit son mari. Née en 1641, elle mourut le 31 mars 1729, âgée de 88 ans ; elle étoit, à l’époque qui nous occupe, fille d’honneur de la jeune Reine.
  18. La version donnée dans l’Histoire de l’amour feinte du Roi pour Madame (voy. plus haut) diffère de celle-ci et paroît être la vraie.
  19. On voit souvent mademoiselle de La Vallière figurer dans les ballets du temps ; toute boîteuse qu’elle étoit, elle dansoit parfaitement bien. Dans le ballet des Saisons, dansé à Fontainebleau en 1661, elle représentoit une nymphe ; au ballet des Arts, en 1663, une bergère ; et, en 1666, encore une bergère dans le ballet des Muses. Dans le ballet des Arts, le poète parloit ainsi pour mademoiselle de la Vallière :
    Non, sans doute, il n’est point de bergère plus belle ;
    Pour elle cependant qui s’ose déclarer ?
    La presse n’est pas grande à soupirer pour elle,
    Quoiqu’elle soit si propre à faire soupirer.
    Elle a dans ses beaux yeux une douce langueur ;
    Et, bien qu’en apparence aucun n’en soit la cause,
    Pour peu qu’il fût permis de fouiller dans son cœur,
    On ne laisseroit pas d’y trouver quelque chose.
    Mais pourquoi là dessus s’étendre davantage ?
    Suffit qu’on ne sçauroit en dire trop de bien ;
    Et je ne pense pas que dans tout le village
    Il se rencontre un cœur mieux placé que le sien.
  20. Cette particularité, c’est-à-dire l’histoire de la lettre espagnole, fut révélée au Roi dans les circonstances suivantes : Après le passage que nous avons cité plus haut, de madame de Motteville, l’auteur ajoute : « La comtesse de Soissons, qui prétendoit avoir sujet de se plaindre de Madame, la menaça de dire au Roi tout ce qu’elle disoit avoir été fait par elle et par le comte de Guiche contre lui. Mais Madame, craignant l’effet de ses menaces, fut comme forcée de la prévenir et d’avouer tout le passé au Roi… La comtesse de Soissons, de son côté, pour se justifier au Roi, lui apprit aussi que le comte de Guiche, outre cette lettre que Madame avoit avouée, en avoit écrit d’autres à Madame, où il le traitoit de fanfaron, parloit de lui d’un manière qui ne lui pouvait pas plaire et faisoit ce qu’il pouvoit pour obliger cette princesse à conseiller au roi d’Angleterre, son frère, de ne point vendre Dunkerque au Roi. Toutes ces choses furent amplement éclaircies par ce grand prince. Il en voulut même des déclarations par écrit de la propre main du comte de Guiche, qui en dénia une partie, et avoua la lettre écrite par Vardes et mise en espagnol par lui. » (Mém. de Mottev., année 1665.)
  21. Le chancelier Seguier, père de Charlotte Seguier, qui, de son mariage avec Maximilien-François, duc de Sully, eut une fille, Marguerite-Louise-Suzanne de Béthune, femme du comte de Guiche.
  22. « Le comte de Guiche revint donc en France et alla trouver le Roi à Marsal (au siége de Marsal), qui le reçut favorablement ; et Monsieur le traita comme il devoit, c’est-à-dire avec quelque froideur. Le comte de Guiche, à son retour, montra vouloir observer les ordres qu’il avoit reçus (de ne pas se montrer aux lieux où seroit Madame) avec exactitude. Monsieur crut être obéi… (Mém. de Mottev., anno 1665.)
  23. Voyez ci-dessus, p. 64.
  24. Hasarder pour se hasarder. Quoique ce dernier ait été employé par Maucroix, Furetière ne l’a pas admis dans la 2e édit. de son Dictionnaire. On le trouve dans Richelet.
  25. Ce fut alors que le comte de Guiche se retira en Hollande. Il y rédigea des mémoires sur les événements dont il fut témoin depuis le mois de mai 1665 jusqu’en 1667, et auxquels même il prit une part active pendant la guerre navale que soutinrent les Provinces-Unies, aidées de la France, contre l’Angleterre. En 1668, le Roi lui permit d’exercer la charge de vice-roi de Navarre que possédoit son père, et dont il avoit la survivance. Après la mort de Madame (1670), le comte de Guiche revint à la Cour. Sa fatuité, son désir de se singulariser, ont été vivement signalés par madame de Sévigné, Bussy-Rabutin et madame de Scudéry, dans leurs Lettres. — Voy., dans la collection Petitot et Montmerqué, la Notice qui précède les Mémoires du maréchal de Grammont (t. 56, p. 279-288). Le comte de Guiche dit lui-même, dans ses Mémoires (2 vol in-12, Utrecht, 1744), qu’il commença à les écrire en 1666 et les termina en 1669 (t. 2, p. 35).
  26. Il étoit fils de François de Montmorency, comte de Boutteville, qui eut la tête tranchée en 1627, avec Fr. de Rosmadec, comte des Chapelles, pour s’être battu en duel contre le marquis de Beuvron et Henri d’Amboise, marquis de Bussy. Dans un des nombreux duels qu’il avoit eus avant celui-ci, Boutteville avoit déjà tué le comte de Thorigny (1626). De son mariage avec Élisabeth-Angélique de Vienne il avoit eu deux filles et un fils. Sa fille aînée épousa le marquis d’Etampes de Valençay ; la seconde fut la galante duchesse de Châtillon. Quand il mourut, sa femme étoit enceinte d’un enfant qui, né le 8 janvier 1628, reçut le nom de François-Henri de Montmorency ; il fut pair et maréchal de France, et, sous le nom de maréchal de Luxembourg, il signala fréquemment son courage et ses talents militaires à la fin du règne de Louis XIV. Il étoit marié depuis 1661 avec Catherine de Clermont-Tallard, héritière de Luxembourg. Desormeaux (Hist. du maréchal de Luxembourg), dans son Histoire de la maison de Montmorency, t. 4, p. 106, prétend que Mazarin auroit songé à se l’attacher par une alliance.
  27. « Le maréchal de Luxembourg n’avoit pas une figure heureuse et brillante : il étoit d’une taille contrefaite ; de longs et épais sourcils venoient se joindre sur ses paupières et lui rendoient la physionomie austère. » (Desormeaux, ouvrage cité, p. 411-412.)
  28. Cette lettre est celle dont il a été parlé ci-dessus, p. 78-79.
  29. Il suffit, pour se convaincre de la vérité de cette observation, de lire, dans les Mémoires du comte de Guiche (2 vol. in-12, Utrecht, 1744, t. 1, p. 126, 134 et ailleurs), les portraits qu’il fait de de Witt : il y fait fort bien ressortir ce point que le pouvoir étoit alors occupé, en Hollande, par des hommes « peu distingués. »
  30. Jean de Witt. Le comte de Guiche parle de lui avec moins d’enthousiasme dans ses Mémoires.