Histoire amoureuse des Gaules/Tome 2/Le Perroquet

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LE PERROQUET


OU


LES AMOURS DE MADEMOISELLE.


Vous devez sans doute, cher lecteur, avoir ouï dire qu’il y a quelque temps on parla de marier M. le comte de Saint-Paul [1] à Son Altesse royale Mademoiselle, ce qui donna beaucoup d’occasion à plusieurs personnes de parler, comme vous savez que l’on fait en de pareilles rencontres, principalement aux gens de cour, lesquels, comme plus savants en ces sortes de choses, en parlent plus pertinemment et plus hardiment.

Il y avoit en ce même temps une fort célèbre compagnie, en un certain lieu de Paris ou ailleurs ; je ne sais pas assurément l’endroit, mais je sais bien que c’étoit des intimes de M. le comte de Lauzun [2], comme vous jugerez par leurs discours, lesquels, après avoir longtemps conversé ensemble, tombèrent enfin sur le mariage de Mademoiselle ; et après en avoir dit chacun son sentiment, et le peu de cas que Son Altesse royale en avoit fait, un de la compagnie s’adressa à M. de Lauzun, et lui dit : « Et vous, monsieur de Lauzun, à quoi songez-vous, et d’où vient qu’un homme d’esprit comme vous êtes s’oublie dans une occasion si belle et si noble ? Quoi ! croyez-vous que cette affaire ne mérite pas bien que vous y songiez ? Vous pourriez bien plus mal employer votre temps. »

Cette harangue si peu attendue surprit si fort M. de Lauzun qu’un esprit moindre que le sien auroit eu assez de peine à répondre. En effet, après avoir reculé deux ou trois pas : « Quoi ! monsieur, répondit-il à celui qui lui avoit parlé, moi ! que dites-vous ? moi, songer à Mademoiselle ! Ah ! monsieur, je connois trop cette princesse et je me connois trop moi-même pour concevoir un dessein dont le bruit m’épouvante, et dont la seule pensée me rendroit criminel. Je n’ai garde d’en oser seulement former le dessein. — Pourquoi non ? reprit son ami ; vous savez que l’on perd souvent faute de chercher. Quel mal y auroit-il, quand vous tenteriez la fortune ? Cette princesse n’est pas inaccessible, et à vous surtout, car nous savons que vous êtes assez bien avec elle, et même qu’elle vous souffre et qu’elle vous écoute plus volontiers qu’aucun autre. Ainsi, quel mal y auroit-il, encore un coup, quand vous la sonderiez un peu ? — Ah ! répondit M. le comte de Lauzun, je n’oserois seulement pas y penser. La réponse que je suis obligé de faire à vos discours obligeants me met à la torture, tant je vois d’impossibilité à ce que vous me dites. — Vous y songerez si vous voulez, s’écria alors toute la compagnie ; nous sommes tous de vos amis, et nous vous le conseillons, parcequ’ayant eu tant d’esprit et de conduite que vous en avez et possédant l’oreille avec les bonnes grâces de votre Roi comme vous faites, rien ne vous est impossible. Pensez-y si vous nous croyez ; c’est pour vous, et nous aurions tous la dernière joie [3] si vous pouviez réussir, et vous n’agirez pas sagement si vous ne nous croyez. »

M. de Lauzun ayant répondu à tous comme il avoit fait au premier, et s’en étant défendu par des raisons les plus fortes et les plus apparentes, cette illustre compagnie se sépara. Or, comme naturellement nous aimons ce qui nous flatte, quoique la bienséance ne nous permette pas de le témoigner, nous nous défendons souvent d’une chose et la rejetons avec ardeur, lorsque nous la souhaitons le plus ; et plus l’esprit de l’homme est capable de connoître la valeur et le mérite d’une chose qu’on lui propose pour son avancement, plus il sent enflammer son désir à la possession.

M. le comte de Lauzun s’étoit retiré chez lui après avoir quitté ses amis, où il ne fut pas plus tôt arrivé que tout ce dialogue qu’on lui avoit fait sur Mademoiselle lui repassa dans l’esprit, et ce qu’il avoit rejeté comme fâcheux par le peu d’apparence qu’il y trouvoit lui parut un peu moins rude et plus facile. Et comme il a infiniment de l’esprit, et au dessus du commun, il commença à ne désespérer pas entièrement ; il y voyoit à la vérité beaucoup de difficulté, mais plus la chose lui paroissoit difficile, plus elle excitoit son courage, sachant bien que la plus grande gloire est attachée principalement aux plus grands obstacles. Il voyoit d’un côté une des plus grandes princesses de l’univers, qui avoit méprisé un grand nombre de rois et de souverains [4], comme si la nature n’avoit pas de quoi lui offrir un cœur digne d’elle. Il trouvoit dans cette princesse l’humeur la plus fière et le courage le plus grand et le plus élevé qu’on pût imaginer. N’importe, il passa par-dessus toutes ces considérations, après les avoir mûrement pesées pendant un mois ; et après avoir très souvent perdu le repos pour s’appliquer entièrement au grand projet qu’il avoit déjà fait, il fit ce que faisoient ces fameux courages de l’antiquité, lesquels n’entreprenoient jamais que ce qui paroissoit presque impossible, ou du moins très difficile ; et c’est par là que plusieurs se sont immortalisés et se sont fait eux-mêmes un tombeau de gloire. Enfin, après avoir repassé mille fois une infinité de pensées qui lui venoient en foule dans l’esprit, et ayant fait réflexion au prix inestimable que lui offroient déjà ses travaux, s’il étoit assez heureux de pouvoir réussir, son grand cœur fait un puissant effort et prend dès ce moment une forte résolution d’exécuter ce qu’il avoit projeté, voyant bien que s’il perdoit cette occasion il ne la recouvreroit de sa vie, et qu’il ne trouveroit jamais de si glorieux moyens pour élever et établir plus heureusement sa fortune.

Le voilà donc qui recommence à redoubler ses soins pour rendre ses hommages à Mademoiselle. Il n’eut pas beaucoup de peine à trouver accès auprès de cette princesse ; son esprit, des plus adroits, l’avoit depuis longtemps charmée. Il la voyoit tous les jours, et n’en sortoit que le plus tard qu’il lui étoit possible. Il ne lui parloit néanmoins que de respect, de devoirs, de nouvelles et de mille autres gentillesses d’esprit capables d’attirer l’estime de tout le monde. Et comme un grand esprit goûte les belles choses bien mieux qu’un moindre, qui à peine les distingue et ne goûte que celles qui sont médiocres, Mademoiselle prenoit grand plaisir à écouter M. de Lauzun avec une application merveilleuse ; de manière que notre comte, qui ne jouoit autrement son jeu que couvert et à l’insu de tout le monde, ne manquoit jamais de nouvelles matières et de nouveaux entretiens ; son esprit éclairé lui faisoit découvrir la façon obligeante avec laquelle il étoit écouté de la princesse, et lui fournissoit toujours de quoi satisfaire le plaisir qu’elle témoignoit y prendre.

Cependant M. de Lauzun commençoit déjà à concevoir quelque rayon d’espérance, quoiqu’à la vérité foible. Il est vrai qu’il étoit bien reçu, mais il l’étoit auparavant ; que si la princesse lui témoignoit quelque bonté, ce n’étoit ou pouvoit n’être qu’un effet de sa générosité. Ainsi il n’avoit pas un grand fondement en ses espérances. D’ailleurs la grande disproportion qu’il y avoit entre cette princesse et lui le mettoit au désespoir ; aussi c’étoit son plus grand obstacle [5]. Il poursuivit toutefois son dessein. Quelque temps s’étoit passé de cette façon, lorsqu’il lui vint dans la pensée qu’il étoit temps de commencer son jeu un peu plus hardiment. Vous allez voir une leçon bien faite à ceux qui veulent se faire souffrir auprès d’une maîtresse ; c’est qu’il faut surtout étudier à se faire à son humeur : voilà le seul et véritable chemin par où l’on peut sûrement s’insinuer.

M. le comte de Lauzun voulut, à quelque prix que ce fût, mourir ou s’insinuer dans l’esprit de Mademoiselle. Il avoit besoin de secours pour cela ; il s’étoit fait une règle de ne rien emprunter que de lui seul. Que fait-il ? Son génie s’attache à considérer attentivement cette princesse ; il s’y attache sérieusement pendant quelque temps, et enfin, ayant remarqué que cette princesse aimoit et la cour et les beaux esprits, et que naturellement (comme cela est ordinaire à son sexe) elle étoit curieuse, il se résolut de prendre cette route, comme la plus aisée pour arriver à sa fin.

Il étoit un jour chez la princesse, où, après mille beaux discours, comme à son ordinaire, qui servirent comme de prélude à ce qu’il avoit médité, il tomba merveilleusement bien à propos sur son dessein, et, parlant des affaires de la cour les moins communes : « Eh bien ! Mademoiselle, lui dit-il, Votre Altesse Royale veutelle être toujours particulière [6] et ne jamais faire de commerce avec la Cour ? Est-il possible que la Cour du monde la plus florissante n’ait rien qui vous puisse plaire ? On y voit des gens qui y viennent incessamment des quatre coins de la terre, pour voir la majesté et la magnificence du Louvre, et pour y admirer notre incomparable monarque avec toute sa maison royale, qui est sans doute la plus belle et la plus charmante qu’il y ait dans l’univers. Est-il possible, encore une fois, Mademoiselle, que tout cela, joint à la délicatesse des esprits, qui y sont sans nombre, n’ait pas de quoi attirer Votre Altesse Royale ? Il est vrai, Mademoiselle, que Votre Altesse Royale a seule l’avantage d’être à la Cour sans sortir de chez elle, et vous pouvez, en ôtant le plus bel ornement du Louvre, je veux dire en la privant de la présence de votre royale personne, vous pouvez seule en composer une tout entière au Luxembourg ou ailleurs où Votre Altesse Royale sera. — Vous voulez donc rire, monsieur de Lauzun, répondit Mademoiselle, et votre esprit toujours galant veut enfin me faire part de ses galanteries ? — Ah ! Mademoiselle, répartit M. de Lauzun, à Dieu ne plaise que je sorte jamais du respect que je dois à Votre Altesse Royale ! Je sais trop comme je dois parler à des personnes de votre rang pour manquer jamais à mon devoir. Et ce que je prends la liberté de vous dire n’est qu’un foible effet du zèle que j’ai eu toute ma vie, et que je sens augmenter à tous moments, pour le service de Votre Altesse Royale. Oui, Mademoiselle, poursuivit-il, j’ai un désir, mais un désir que je ne puis exprimer, de vous voir maîtresse de tout l’univers, et si j’étois assez heureux pour y pouvoir contribuer quelque chose [7], ma vie seroit le moindre don que je voudrois pouvoir faire pour cela, tant il est vrai, Mademoiselle, que je veux désormais m’attacher aux intérêts de Votre Altesse Royale. — Ah ! monsieur de Lauzun, répondit Mademoiselle, vous êtes trop généreux, et vous me comblez de civilités. Je souhoiterois être en état de vous témoigner ma reconnoissance ; mais comme mes sentiments sont hors du commun et très-rares dans le siècle où nous sommes, il faudroit être quelque chose de plus que je ne suis pour pouvoir dignement les reconnoître. Souvenez-vous au moins que je conserverai toute ma vie le souvenir de vos bons et généreux souhaits. — Ce n’est pas, dit M. de Lauzun, une reconnoissance intéressée du côté des biens de la fortune qui me fait parler ainsi, Mademoiselle ; votre royale personne en est le seul motif, et la cause m’en paroît si glorieuse et si juste que je serai toujours prêt à toutes sortes d’événements pour tenir ma parole. — Mais, monsieur de Lauzun, reprit Mademoiselle, que voulez-vous que je fasse pour vous, après une si noble et si généreuse déclaration ? Quoi ! sera-t-il dit qu’un gentilhomme aura, par ses hauts sentiments, mis une princesse de ma qualité dans l’impossibilité de lui pouvoir répondre ? Ah ! de grâce, contentez-vous de ce que je vous ai dit, sans me presser davantage, et attendez du temps et de la fortune quelque chose de mieux, et vous souvenez surtout de votre parole ; si vous ne l’oubliez pas, je m’en souviendrai. — Non certainement, Mademoiselle, dit M. le comte de Lauzun, je ne l’oublierai pas, et lorsque Votre Altesse Royale me fera la grâce de m’en demander des preuves, elle verra de quelle manière je sais exécuter ce que j’ai une fois résolu. Et pour mieux lui marquer ma sincérité, je vais dès à présent lui donner le moyen de m’éprouver. Vous savez, Mademoiselle, que je suis assez heureux pour être bien dans l’esprit de mon Roi, et qu’il se passe peu de choses à la Cour que je ne sache des premiers, de façon, Mademoiselle, que je prétends, si vous m’honorez de votre confidence, vous instruire de tout. Je ne vous parle point de secret : Votre Altesse Royale n’a jamais manqué de prudence dans les occasions les plus pressantes ; ainsi j’ai lieu de m’assurer là-dessus. Enfin, Mademoiselle, vous êtes aimée du Roi, et le serez encore davantage si vous voulez témoigner quelque empressement pour lui ; vous serez de sa table, et la première dans tous ses plaisirs ; le Roi sera ravi de vous posséder. Vous êtes une princesse à marier : indubitablement Sa Majesté ne manquera pas à vous pourvoir selon votre rang, s’il ne peut suivant votre mérite. Pour ce qui est de moi, Mademoiselle, Votre Altesse Royale peut compter là-dessus, comme sur une personne qui lui est entièrement dévouée ; et je vous proteste, Mademoiselle, que je ne laisserai jamais passer un moment où il s’agira de votre intérêt, sans faire tout ce qui me sera possible, soit vers le Roi ou bien ailleurs ; et j’espère bien que Votre Altesse Royale s’apercevra bientôt de mes soins pour elle. »

Cet heureux commencement ne peut promettre à M. le comte de Lauzun qu’une belle et glorieuse fin ; il parle à Mademoiselle de savoir des secrets, de confidence, de plaisirs, et enfin il touche en passant la corde du mariage. Ce furent de grandes choses pour cette princesse, et celui qui les disoit ajouta tant d’éloquence et d’agrément, qu’elle ne put résister à tant d’ennemis qui l’attaquoient à la fois ; de façon qu’ayant écouté fort attentivement M. de Lauzun, cette princesse y prit tant de plaisir qu’enfin elle se rendit à un discours si doux et qui la flattoit si agréablement. Le premier témoignage qu’en reçut M. le comte de Lauzun fut en cette manière : « He bien, comte de Lauzun, que faut-il donc faire ? Je suis prête à faire ce que vous me dites ; mais le moyen ? — C’est, Mademoiselle, répondit-il d’abord, qu’il faut qu’auparavant vous fassiez une confidence [8] particulière avec quelqu’un, sur qui vous pourrez vous fier. — Mais où prendre, répliqua Mademoiselle en souriant, quelque personne sur qui l’on se puisse assurer ? — Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, que je serois heureux si Votre Altesse royale trouvoit en moi sur qui s’assurer ! Ha ! que je serois fidèle ! Oui, Mademoiselle, si ce bonheur m’arrivoit, je me sacrifierois plutôt que de manquer de fidélité. Et de plus, après que Votre Altesse Royale auroit commencé à se fier à moi, elle seroit assurée de n’ignorer pas ce qui se feroit ou diroit jusques dans le cabinet du Roi, soit qu’elle fût à la Cour ou non. — Eh bien ! monsieur de Lauzun, dit Mademoiselle, continuant à sourire, je suis résolue, puisque vous dites qu’il le faut, à me choisir un confident à qui je découvrirai ma pensée fort ingénuement, pour l’obliger à en faire de même. Mais aussi il peut bien s’attendre que si je viens à découvrir qu’il me fourbe, il en sera tôt ou tard puni ; et au contraire, s’il agit en galant homme, il sera mieux récompensé qu’il n’ose peut-être espérer. — Quoi ! Mademoiselle, répartit M. de Lauzun, après la charmante parole que Votre Altesse Royale vient de prononcer, se trouveroit-il bien un courage assez lâche pour manquer à son devoir ? Ah ! cela ne se peut, Mademoiselle, et le ciel est trop juste pour permettre une si noire injustice. Que si par un malheureux hasard cela arrivoit, la grâce que je demande dès à présent à Votre Altesse Royale, c’est qu’elle me permette d’espérer de servir d’instrument pour punir un si horrible crime, ou de demeurer dans une si glorieuse entreprise. — Eh bien, vous serez pleinement satisfait, monsieur de Lauzun, dit Mademoiselle, si cela est capable de vous satisfaire, et vous seul punirez ce coupable, du moins s’il le devient. Mais aussi ne prétendez pas avoir lieu de révoquer votre parole ; car ce n’est pas à des personnes de mon rang à qui l’on doit promettre plus qu’on n’a dessein de tenir. — Oui, Mademoiselle, je vous la tiendrai, cette parole, répondit M. de Lauzun, ou j’y finirai ma vie. — Mais si dans le choix que je fais pour mon confident, vous y trouviez un véritable ami, ou un parent proche ou allié, enfin quelqu’un que vous aimassiez plus que vous-même, que feriez-vous en cette rencontre ? car il est bon de vous expliquer toutes choses, afin que vous ne prétendiez point de surprise. — Ah ! Mademoiselle, Votre Altesse Royale fait tort à mon courage, s’il m’est permis de lui parler ainsi avec tout le respect que je lui dois, et mon devoir m’est plus cher que parents et amis, de même que la vie ne m’est rien en comparaison de mon honneur. Mais enfin, Mademoiselle, continua notre incomparable comte, ne m’est-il point permis de demander quel est cet heureux homme, contre lequel Votre Altesse Royale semblé avoir pris plaisir de m’animer, comme si j’avois une armée nombreuse à combattre ? — Comme l’ennemi, dit Mademoiselle, que vous aurez en tête, si l’on me trahit, est puissant et fort en effet, quoique petit en apparence, j’ai été bien aise de savoir si vous ne chancelleriez point à m’entendre parler. — Moi chanceler, Mademoiselle ! reprit M. de Lauzun, vous me verrez toujours ferme et inébranlable. — Je suis pourtant assurée, dit Mademoiselle, que son seul nom vous y fera songer plus d’une fois, et peut-être sera-t-il assez fort pour vous faire repentir de tout ce que vous avez avancé sur ce chapitre. — Moi repentir, Mademoiselle ! répondit M. de Lauzun ; toute la terre ni la mort même n’est pas capable de me faire dédire, et quand toutes les puissances s’armeroient pour ma perte, je les verrois venir avec un courage intrépide, sans rien diminuer de mon généreux dessein. »

Sur quoi Mademoiselle lui parla en cette façon : « Préparez-vous donc à deux choses, ou à vous dédire, ou à vous punir vous-même de ce crime si noir que vous vouliez punir sur un autre, si vous êtes assez malheureux pour en être jamais coupable ; car c’est en vous seul que je veux me confier ; je n’en connois point de plus capable, ni qui s’en puisse mieux acquitter. Consultez-vous bien avant que de vous engager, et voyez si vous êtes disposé à me servir fidèlement. — Oui, Mademoiselle, dit M. le comte de Lauzun ; je suis disposé à tout ce qu’il faudra faire pour votre service. Et puisque Votre Altesse Royale me fait l’honneur de me préférer à mille autres qui le méritent mieux que moi, je lui proteste de ne jamais manquer de parole. »

Monsieur le comte de Lauzun n’eut pas plus tôt pris congé de Mademoiselle, qu’il commença à rêver sur l’heureux succès de son entreprise ; enfin il pouvoit se vanter d’avoir assez bien réussi pour une simple tentative ; aussi ne manqua-t-il point à exécuter de point en point ce qu’il avoit promis à cette princesse, qu’il d’ailleurs n’étoit pas moins aise de s’être assurée d’une personne qui seule lui pouvoit donner des nouvelles assurées de tout ce qui se passoit à la Cour. Elle voyoit que cette personne s’étoit entièrement attachée à elle, et qu’elle prenoit un soin particulier de l’informer de tout ce qu’il y avoit de plus secret. Enfin cette princesse étoit dans une joie qu’elle ne pouvoit presque contenir.

Quelque temps se passa de cette sorte, et monsieur de Lauzun, qui poursuivoit toujours sa pointe, et qui continuoit toujours à redoubler ses soins auprès d’elle, connut enfin qu’il étoit assez bien dans son esprit pour espérer d’y pouvoir un jour être mieux, si le sort lui étoit toujours autant favorable qu’il avoit été, et c’étoit le désir du succès qui l’animoit toujours.

Un jour qu’il venoit un peu plus matin qu’à son ordinaire, soit par hasard ou de dessein formé, ou bien qu’il eût effectivement quelque nouveauté à apprendre à Mademoiselle, il n’eut pas plutôt monté l’escalier qu’ayant aussitôt traversé jusqu’à la chambre de cette princesse, il se prépara pour y entrer comme il avoit accoutumé, et pour cet effet, ayant entr’ouvert la porte, il aperçut cette princesse devant son miroir, ayant la gorge découverte. D’abord il se retira, et il referma la porte, le respect ne lui permettant pas d’avancer plus avant. Mademoiselle, qui entrevit quelqu’un et qui entendit la porte se fermer, cria assez haut et demanda avec beaucoup d’empressement qui c’étoit ; et dans le temps qu’on y vînt voir elle demanda : « N’est-ce point monsieur de Lauzun ? » La personne qui y étoit venue voir lui répondit que oui : « Qu’il entre ! » s’écria cette princesse par plusieurs fois. Dans ce même temps monsieur de Lauzun étant entré et ayant fait une profonde révérence, Mademoiselle lui dit : « Hé ! pourquoi, Monsieur, n’entrez-vous pas sans faire toutes ces cérémonies ? Quoi ! poursuivit cette princesse en souriant, est-ce par la fuite que l’on fait sa cour auprès des dames ? — Mademoiselle, répondit-il, j’ai su jusques aujourd’hui ce que l’on doit aux dames du commun, mais je n’ai jamais pu apprendre tout ce que je dois aux personnes royales, ou, si je l’ai su, je l’ai oublié depuis peu. — Mais qu’est-ce que vous voulez dire ? lui dit Mademoiselle. — Ce que je veux dire, Mademoiselle ? répondit monsieur de Lauzun ; quoi ! Votre Altesse Royale voudroit-elle bien qu’en perdant le respect que je lui dois, je vinsse encore m’exposer à un combat où je prévois ma perte tout entière ? — Mais encore une fois, qu’est-ce donc que vous voulez dire ? lui dit-elle en souriant, je ne comprends rien en vos discours ; expliquez-vous mieux si vous voulez que je vous entende. — Ha ! Mademoiselle, répartit monsieur de Lauzun, je crains de ne m’expliquer que trop pour mon malheur ; si toutefois Votre Altesse Royale feint de ne me point entendre, je m’en expliquerai plus ouvertement quand elle m’en donnera la permission. — Je serois fort aise que ce fût présentement, reprit Mademoiselle, continuant son souris. — Puisque Votre Altesse Royale me le commande, dit monsieur de Lauzun, il faut lui obéir. À l’ouverture de la porte de votre chambre, commença-t-il, je n’ai pas eu sitôt fait le premier pas, que le premier objet qui s’est présenté à mes yeux a été votre Royale personne, mais dans un état si éclatant que jamais mes yeux n’ont été si surpris ; et cette surprise ou la crainte de manquer de respect et de faire naufrage m’ont fait retirer avec la dernière précipitation. J’aime les belles choses autant que qui que ce soit ; aussi, Mademoiselle, à l’entrée de votre chambre, j’ai aperçu, quoique de loin, comme un rayon du brillant éclat de votre Royale personne ; je veux dire, Mademoiselle, Votre Altesse Royale, sur qui les grâces et les beautés ensemble faisoient un assemblage de tout ce qui peut flatter la vue : car, quoique vous soyez charmante toujours, la blancheur des lis que vous cachez sous du fil ou de la soie, cette gorge admirable, ce sein de neige [9], dont vous n’avez pas pu me dérober la vue, tout cela joint à la majesté sans égale de votre taille, auroit produit sur moi les mêmes effets que sur les plus grands princes du monde ; je n’aurois pu voir tant de merveilles ensemble sans les vouloir considérer attentivement. Je sais que la considération des belles choses donne du plaisir, que le plaisir allume le désir, et enfin que le désir n’aboutit qu’à la jouissance [10]. En un mot, je n’aurois jamais pu éviter ce charme, qui par conséquent auroit fait mon malheur. Hélas ! je reconnois bien aujourd’hui que c’est une belle et avantageuse qualité que celle de roi ou de souverain, puisqu’il n’y a qu’à eux seuls d’aspirer sans crime à la possession de ces belles choses [11]. Oui, je soutiens, Mademoiselle, que celui qui peut légitimement aspirer après ces beautés de Votre Altesse Royale, celui-là est sans doute le plus heureux homme du monde ; à plus forte raison le bonheur de celui qui les possédera sera encore plus grand. — Je n’en attendois pas moins de vous, monsieur de Lauzun, dit Mademoiselle, et je m’imaginois bien que la feinte que vous avez faite à la porte de ma chambre se termineroit enfin par la galanterie du monde la mieux inventée et la mieux conduite. — Ha ! Mademoiselle, reprit monsieur de Lauzun, que Votre Altesse Royale juge mal de moi si elle a cette pensée ! Le respect que je dois avoir pour elle, et le vœu que j’ai fait de finir ma vie pour son service, ne me feront jamais déguiser ma pensée ; je publierai à toute la terre quand il en sera besoin ce que je viens d’avancer. — Vous croyez donc, Monsieur, répondit Mademoiselle, qu’il n’y a que les rois et les souverains qui puissent prétendre légitimement à la possession des belles choses ? Quoi ! ne savez-vous pas que c’est le seul mérite qui doit avoir cette prétention, et que le sang ni le rang même n’augmente point le prix d’une personne, si elle n’a que cela pour partage ? Vous savez qu’il y en a une infinité qui, sans le secours de la naissance ni du sang, se sont mis en état eux-mêmes de pouvoir aspirer à tout ce qu’il y a de plus grand, et cela par leur propre mérite. Et je puis avancer sans feinte que monsieur le comte de Lauzun, autrement monsieur de Peguillin, en est un des premiers, et que, sa vertu le distinguant du commun des hommes, cette même vertu le peut élever avec justice à quelque chose d’extraordinaire. Je ne veux pas vous en dire davantage ; mais je sais bien que si vous saviez de quelle façon vous êtes dans mon esprit, vous n’auriez pas sujet d’envier un autre rang que celui où vous êtes, s’il est vrai que vous comptiez mon estime pour vous pour quelque chose [12]. — Ha ! Mademoiselle, répondit monsieur de Lauzun, que je suis heureux d’avoir l’honneur de vous avoir plu ! Mais que je suis doublement heureux d’avoir quelque part dans votre estime ! Oui, Mademoiselle, puisque Votre Altesse Royale a eu la bonté de m’annoncer un si grand bonheur, souffrez, de grâce, que je me laisse transporter aux doux transports que me cause la joie que je ressens, et que mon âme vous fasse connoître par quelque puissant effort l’extase dans laquelle vos dernières paroles l’ont mise : car, s’il est vrai, comme il n’en faut point douter, que votre âme soit sincère, n’ai-je pas raison de m’estimer le plus fortuné de tous les hommes ? Et qu’est-ce que je pourrois faire pour reconnoître tant d’obligations que j’ai à Votre Altesse Royale, puisque je suis assez malheureux pour ne pouvoir donner que des souhaits, mais des souhaits inutiles, qui ne pourront jamais m’acquitter de la moindre de vos bontés ? — Je ne vous demande rien, lui dit Mademoiselle, sinon la continuation de ces mêmes souhaits, et l’exécution, si l’occasion s’en présente. — Oui, Mademoiselle, répondit monsieur de Lauzun, je souhaiterai, j’entreprendrai et j’exécuterai tout pour le service de Votre Altesse Royale jusqu’au dernier soupir. »

Voilà une belle avance pour notre nouvel amant, et, à mon avis, jamais il ne conduisit une entreprise si douteuse et si hardie avec tant de succès ; aussi fut-ce une douce amorce pour lui que cette dernière conversation, où il trouva tout sujet d’espérer. Et ce fut ce qui l’enhardit de pousser sa fortune à bout.

Il passa quelque temps dans cet état, et à toujours rendre ses soins avec plus d’assiduité qu’à l’ordinaire à Mademoiselle. Et à mesure qu’il remarquoit que cette princesse prenoit plaisir à le souffrir, il ne manquoit pas aussi de faire tout ce qu’un bel esprit est capable de faire pour se maintenir dans ses bonnes grâces. Et il en avoit toujours l’occasion en main, par cent belles choses que son génie lui fournissoit ; et dans tous les entretiens qu’il avoit avec cette princesse, il faisoit paroître tant de respect en toutes ses actions, et un tel enjouement dans son humeur, qu’enfin tout cela, joint à la vivacité de son esprit et à la force de son raisonnement, tout cela, dis-je, étoit trop puissant pour y résister. Aussi, Mademoiselle, qui, mieux que qui que ce soit, avoit un esprit capable de juger de ces choses, y trouvoit trop de quoi se plaire pour n’y pas prendre plaisir, et par conséquent pour se pouvoir défendre. Elle étoit même ravie quand elle le voyoit entrer chez elle, parcequ’elle le regardoit déjà comme une conquête assurée, et elle auroit quitté toutes choses pour avoir sa conversation, ne trouvant rien où elle eût un si agréable divertissement.

Ils en étoient là, lorsque monsieur le comte de Lauzun, devenant de jour en jour plus hardi et plus familier avec Mademoiselle, à mesure qu’il en devenoit amoureux, s’avisa d’une invention pour savoir si son bonheur étoit vrai ou faux, s’il en étoit l’ombre ou le corps. Et c’est un coup assez extraordinaire, comme vous allez voir, mais qui lui réussit merveilleusement bien, puisqu’il s’assura de son entier bonheur.

Un jour qu’il étoit avec cette princesse, car il ne la quittoit que le moins qu’il pouvoit, et s’il témoignoit de l’empressement pour y demeurer, Mademoiselle n’en faisoit guère moins pour le retenir ; il étoit donc un jour avec elle, où, après un assez long entretien, il témoigna à cette princesse qu’il avoit quelque chose de particulier à lui dire. Mademoiselle, qui n’eut pas de peine à le reconnoître, le tira à part, et lui ayant dit qu’elle étoit prête à l’écouter s’il avoit quelque chose à lui dire : « Il est vrai, répondit monsieur de Lauzun à Mademoiselle, que j’ai une grâce à demander à Votre Altesse Royale ; mais je n’ose pas le faire sans sa permission. — Il y a long-temps que vous l’avez tout entière, Monsieur, dit Mademoiselle ; vous n’avez qu’à parler et demander hardiment tout ce qui dépend de moi, et vous assurer en même temps de tout. — Quoique Votre Altesse Royale ait assez de bonté pour m’accorder ma demande, poursuivit monsieur de Lauzun, il n’est pas juste que j’en abuse, et si tout autre motif que celui de vos intérêts me faisoit agir, je serois sans doute moins hardi et plus circonspect. — Que ce soit votre intérêt ou le mien, dit Mademoiselle, tout m’est égal ; parlez seulement avec assurance d’obtenir tout ce que vous demanderez. »

Monsieur le comte de Lauzun répondit à ces discours si obligeants de Mademoiselle par une profonde révérence, et poursuivit après en cette manière : « Il y a déjà quelques jours, Mademoiselle, que je me suis mis en tête que Votre Altesse Royale doit être bientôt mariée [13] ; et cette pensée s’est si fort imprimée dans mon esprit, que je me la présente comme un présage assuré, ou, pour mieux m’exprimer, comme une chose faite ; et la créance que j’y donne et la joie que je m’en promets m’ont forcé à prendre la liberté de vous faire une très humble prière : c’est, Mademoiselle, que comme c’est une chose infaillible selon toutes les apparences, puisque les plus grands du monde ont aspiré à ce haut bonheur, votre renommée a publié partout le pouvoir de vos charmes ; de manière que, parmi tous ceux qui ont appris les merveilles de votre vie, il y en a peu, ou, pour mieux dire, il n’y en a point dont l’esprit n’ait été agréablement surpris, et qui ne soupirent pour vous [14]. Ainsi, dans cette foule de soupirants, il ne se peut, à moins que le ciel ne voulût se rendre coupable de la dernière injustice, que vous ne soyez un jour à quelqu’un, et je sçais que ce sera bientôt : car enfin je ne sçaurois faire sortir cette pensée de mon esprit, et mon imagination en est tellement préoccupée, qu’à tous moments, et même dans le peu de repos que je prends, je n’en suis pas exempt. Il y a déjà long-temps que je ne rêve à autre chose ; de façon, Mademoiselle, que la grâce que je demande à Votre Altesse Royale, c’est que, comme elle m’a si souvent honoré de sa confidence, il me soit permis d’en espérer une seconde. »

Alors Mademoiselle, en le regardant d’un air doux et sincère, répondit en ces paroles : « Il est bien juste, Monsieur ; depuis qu’on a une fois choisi quelqu’un pour confident en une chose, ce seroit démentir son choix que de ne lui pas confier tout sans réserve. Pour moi, qui ne prétends pas démentir le mien, je veux vous faire l’unique dépositaire de mes pensées les plus secrètes. Que si par hasard je manque de prudence en parlant, souvenez-vous qu’en qualité d’homme d’honneur comme vous êtes, vous êtes obligé par toutes sortes de raisons à garder le secret, et qu’il n’y a pas moins de science à se taire qu’il y en a à bien parler. A propos, dites-moi donc ce que vous me demandez ; je ne vous parle point de vos galanteries, je souffre même, pour l’estime que j’ai pour vous, que vous m’en disiez toujours quelques unes en passant, parce que je sais bien qu’un esprit galant et de cour comme le vôtre ne sauroit s’en passer. Il n’y a que vous, Monsieur, qui soit capable de cajoler [15] de si bonne grâce, jusqu’à vouloir faire passer une simple pensée pour une chose inébranlable et assurée, lors même qu’elle n’est qu’imaginaire. — Mais, Mademoiselle, répliqua monsieur de Lauzun, de grâce que dites-vous ? Vous croyez donc que je n’ai pas seulement pensé ce que je viens de vous dire ? Que si Votre Altesse Royale pouvoit lire jusqu’au fond de mon cœur, elle verroit bien la vérité de la chose, et je m’assure qu’elle n’auroit pas lieu de douter de moi comme elle fait. Et pour faire voir à Votre Altesse Royale que je suis persuadé de ce que je viens d’alléguer, c’est qu’assurément elle en verra bientôt les effets, et, si mes vœux sont exaucez, le temps en sera court. Et je demande à Votre Altesse Royale, comme ce sera une chose que tout le monde saura tôt ou tard, que je sois le premier qui ait l’honneur de l’apprendre. — Quoi ? interrompit la princesse. — Celui, poursuivit monsieur de Lauzun, pour qui de tous vos soupirants Votre Altesse Royale aura plus de penchant de tous ceux de la Cour, ou bien hors du royaume. Tout le monde le saura un jour, et l’apprendra avec un plaisir extrême ; et comme je suis infiniment plus à vous que le reste des hommes, c’est par cette seule raison que je demande la préférence à Votre Altesse Royale ; afin que, votre belle bouche m’ayant annoncé celui qu’entre les hommes elle veut rendre le plus heureux, je sois le premier aussi à vous en féliciter et à vous en témoigner la joie que j’aurai quand je verrai approcher le moment qui vous doit donner celui que vous aurez honoré de votre choix et que vous aurez trouvé digne de votre affection [16]. »

Il finit ces derniers mots par un profond soupir, que Mademoiselle ne laissa pas passer sans le remarquer ; car elle l’observoit de trop près pour perdre la moindre de ses actions. « Mais, monsieur de Lauzun, dit Mademoiselle, d’où vient que vous soupirez ? Vous me prédites de si belles choses, cependant vous les finissez par un grand soupir ! Et où est donc cette joie que vous vous en promettez ! Il me semble que ce n’est pas en soupirant que l’on reçoit de la joie et du plaisir. Comment voulez-vous donc, poursuivit cette princesse en souriant, que j’explique ceci ? — Ha ! Mademoiselle, répondit-il, un esprit aussi intelligent comme est le vôtre n’aura pas bien de la peine à donner une application juste à cette action, surtout quand elle se souviendra que c’est après ces choses que l’on désire ardemment que l’on soupire. — Il est vrai, répondit Mademoiselle ; mais aussi vous n’ignorez pas que les soupirs ne sont pas moins les effets de la crainte que de la joie et du désir. Ainsi un cœur qui pousse des soupirs embarrasse fort un esprit à en faire la différence pour savoir connoître leur véritable cause ; car je n’en ai jamais ouï que d’une même façon et sur un même ton. — Je vois bien, Mademoiselle, dit monsieur de Lauzun, que Votre Altesse Royale veut se divertir ; mais enfin que répond-elle à ma demande ? — Vous seriez bien trompé dans votre attente, interrompit la princesse, si c’étoit le refus. Mais, puisque je me suis engagée, je veux vous tenir ma parole ; je vous assure que je vous la tiendrai ponctuellement, et je vous dirai au vrai celui que j’aimerois le plus de tous ceux que je croirois pouvoir aspirer à moi. — Mais quand sera-ce, Mademoiselle ? répondit monsieur de Lauzun avec un transport et un empressement inconcevables. »

La princesse, qui en devinoit sans doute la cause, quoiqu’elle ne le témoignât pas ouvertement, et qui même faisoit paroître au dehors une partie de la joie qu’elle en avoit au fond du cœur, lui dit, toujours en souriant, que ce seroit dans trois mois. — « Ha ! Mademoiselle, que ce temps va être long pour moi, repartit notre amant, et qu’il va mettre ma patience à une rude épreuve ! Mais n’importe, continua-t-il, il faut attendre, puisque Votre Altesse Royale le veut. »

Voilà le premier progrès de ce moyen qu’il a inventé pour savoir si c’étoit tout de bon qu’il devoit espérer ou non. Vous en verrez la fin par la suite et par l’effet qui succéda.

Peu de temps après l’on parla du voyage de Flandres [17], et M. le comte de Lauzun, qui ne songeoit qu’à plaire à Mademoiselle, ne s’appliquoit qu’à en chercher les moyens, mais tout cela avec honneur et sans perdre un moment de ce qu’il devoit au Roi son maître. Il étoit presque toujours chez cette princesse, ou avec elle, quand elle étoit au Louvre. Et surtout il ne manquoit jamais de nouvelles, et il les débitoit avec tant de grâce, que, quoiqu’il les dît le dernier et qu’il y mêlât des choses sérieuses (et il y falloit une grande présence d’esprit et une solidité de jugement toute particulière), néanmoins la manière aisée avec laquelle il racontoit ces nouvelles et mille choses agréables qu’il y ajoutoit leur donnoit un nouveau lustre, et faisoit connoître à cette princesse qu’il n’étoit pas tout à fait indigne de son attention. Aussi peut-on dire qu’il est seul capable d’entretenir agréablement quelque belle compagnie que ce soit [18]. Enfin, on peut tirer une conséquence infaillible de ce que j’ai dit, puisqu’il rendit captif l’esprit du monde le plus fin que l’on voie dans tout son sexe. Comme il n’est point de plus fâcheux obstacle à un amant qui veut s’établir dans l’esprit de l’objet qu’il aime que l’éloignement et la privation de la vue, cette absence et cet éloignement sont beaucoup plus à craindre lorsqu’on a quelque heureux commencement, parce qu’il n’est pas seulement besoin de s’insinuer dans un cœur que l’on veut réduire entièrement, mais encore il est nécessaire de ne point lâcher prise que l’on ne s’en voie absolument le maître. Nous en avons même vu qui avoient tous les avantages et qui se les conservoient par leur patience ; aussi leur est-il arrivé que, de paisibles possesseurs qu’ils étoient, par ce moyen ils ont perdu et l’objet et les espérances, et souvent même le souvenir, pour s’être absentés. M. le comte de Lauzun avoit trop de prévoyance pour ignorer toutes ces choses, et il avoit témoigné trop de conduite jusques à cet endroit, pour en manquer à l’avenir ; aussi trouva-t-il le secret d’éviter un si funeste et dangereux accident.

Notre incomparable amant voyant donc qu’il étoit obligé de suivre le Roi partout où il iroit, et par conséquent contraint de quitter son entreprise, qu’il voyoit déjà si avancée, s’avisa de faire en sorte que Mademoiselle fît le voyage avec la Cour : c’est le voyage de Flandres que le roi fit en 1671 [19] ; et, pour cet effet, il se servit de deux moyens qu’il tenoit pour assurés, comme il arriva. Le premier moyen dont il se servit fut envers Mademoiselle, qu’il alla voir un jour. Il ne manqua pas d’abord de dire tout ce qui le pouvoit faire tomber sur ce discours. Ayant enfin trouvé lieu de le faire, il dit à cette princesse : « Il ne faut pas demander, Mademoiselle, si Votre Altesse royale sera du voyage de Flandres ; la chose est trop juste et trop raisonnable pour en douter. — Moi, dit Mademoiselle, j’en serai si le Roi le veut ; autrement je ne m’en soucie pas beaucoup. — Que dites-vous, Mademoiselle ? répondit-il ; vraiment le Roi ne le désire que de reste, et je suis assuré qu’il s’y attend. — Je n’irai pourtant point sans qu’il me le dise, repartit la princesse. — Je sais bien, poursuivit notre comte, que la Cour est partout où vous êtes, et que toute autre vous peut sans injustice paroître indifférente. Mais, s’il m’est permis de dire ma pensée avec tout le respect que je dois à Votre Altesse Royale, vous ne pouvez pas vous dispenser de ce voyage sans vous opposer en quelque manière au dessein que le Roi a de paroître en ce pays-là avec le plus d’éclat qu’il lui sera possible, parce que, Votre Altesse royale faisant un des plus beaux et glorieux ornements de la Cour, vous ne pouvez vous en séparer sans la priver de la plus belle partie de son éclat. D’ailleurs, je sais que Votre Altesse Royale est trop considérée du Roi pour permettre, à moins que vous ne le vouliez absolument, que vous restiez ; et je suis persuadé que vous aimez trop le Roi pour tromper ses espérances, car assurément il s’y attend. — Vous direz et croirez tout ce qu’il vous plaira, M. de Lauzun, dit Mademoiselle, mais je puis vous assurer que je n’irai point sans ordre. — Eh bien. Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, s’il ne faut que cela, je suis assuré que mes souhaits seront accomplis et que Votre Altesse royale verra la Flandre. »

Il prit congé là-dessus de Mademoiselle, et dit en souriant, au sortir de la chambre de cette princesse : « Je m’en vais demander un ordre au Roi ; ce n’est pourtant pas celui de Saint-Michel, ni celui du Saint-Esprit. — Quel peut-il donc être ? dit Mademoiselle avec un souris ; nous n’en avons point d’autre en France, hors celui de Malthe ; mais je ne crois pas que vous songiez à celui-là. — Votre Altesse Royale a raison, dit M. de Lauzun, qui s’étoit arrêté à la porte de la chambre de cette princesse pour lui répondre. L’ordre, poursuivit-il, que je vais demander au roi m’est infiniment plus cher et plus agréable que tous ceux que Votre Altesse royale vient de nommer. — Mais quel est-il donc ? continua Mademoiselle en s’approchant de lui et continuant son souris ; ne peut-on point le savoir ? — Et comme je me promets de l’obtenir, dit notre comte, Votre Altesse sera la première à qui je le dirai. — Mais vous reverra-t-on bientôt, Monsieur ? dit Mademoiselle. — Oui, Mademoiselle, et plus tôt que vous ne pensez et avec de bonnes nouvelles. » Et ayant fait une profonde révérence, il s’en alla tout droit vers le Roi, à qui il demanda, après plusieurs discours, si Mademoiselle ne seroit point du voyage. Le Roi lui répondit qu’elle en seroit si elle vouloit. « Ha, Sire, poursuivit notre amoureux comte, vous savez que les princes et surtout les princesses du sang ne marchent pas sans ordre ; ainsi Mademoiselle n’y songera pas assurément d’elle-même, et puis il est important qu’elle en soit, afin de tenir compagnie à la Reine. Il n’y en a point, à la Cour, qui fasse tant d’honneur à Sa Majesté, comme étant la première princesse du sang et celle qui est en état, et par ses biens, et par toutes sortes de raisons, de paroître avec plus d’éclat et de pompe. Ainsi Votre Majesté aura égard, s’il lui plaît, qu’il est de conséquence que Mademoiselle ne quitte point la Reine, qui sans doute ne seroit pas bien aise de faire ce voyage sans avoir avec elle cette princesse. Je sais, Sire, que Mademoiselle ne peut rien résoudre d’elle-même, par le profond respect qu’elle a pour Votre Majesté. Il seroit fâcheux que cette princesse fût obligée de partir sans avoir eu le temps qu’il faut aux personnes de son rang pour se préparer, parce qu’il faudra sans doute faire les choses d’un air proportionné à la qualité et au désir qu’elle a de satisfaire pleinement au dessein de Votre Majesté. Vous n’avez donc, Sire, qu’à lui faire savoir vos ordres par quelqu’un, et je suis assuré que la soumission qu’elle m’a toujours témoignée pour vos volontés les lui fera recevoir avec joie. Et j’ose avancer même que, si Votre Majesté paroissoit sans cette princesse, elle en seroit inconsolable ; tant elle est attachée à ses intérêts. — Allez-vous-en donc lui dire, dit le Roi, que je la prie de se tenir prête pour accompagner la Reine à son voyage, et que je lui en témoignerai ma gratitude. »

Il ne falloit pas dire deux fois pour faire partir M. de Lauzun, qui, voyant tous ses desseins si heureusement réussir, si heureusement, dis-je, pour ne s’éloigner pas de Mademoiselle, partit sur l’heure, sans s’arrêter un moment ; il s’en alla chez cette princesse, qui, le voyant entrer en sa chambre avec un visage gai et qui marquoit un esprit content, lui dit : « Vous voilà donc, Monsieur ? Apparemment vous avez reçu du Roi ce que vous lui avez demandé ? — Il est vrai, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun après avoir fait une grande révérence et s’être approché un peu plus près, je viens d’être créé chevalier tout présentement, et je viens exécuter ma promesse dès ce matin, et mon premier ordre. — Nous l’aurons donc, dit Mademoiselle en riant, qui sans doute s’imaginoit bien la vérité de la chose. — Oui, Mademoiselle, répondit-il, et je vais vous l’apprendre en peu de mots. Votre Altesse Royale, continua-t-il, peut, s’il lui plaît, se préparer à prendre les armes ; le Roi, ayant dessein de vaincre tous les Flamands, s’est avisé de les attaquer avec des armes auxquelles ils ne puissent pas résister, et c’est pour cela que Sa Majesté veut faire ce voyage dont j’ai eu l’honneur de vous parler ce matin. Et comme, dans la dernière campagne qu’il fit dans le pays de ses ennemis, il ne put étendre ses conquêtes que sur quelques provinces, il a résolu de ne les point quitter qu’il n’en soit le maître absolu, et l’ordre que j’ai reçu de Sa Majesté est qu’elle vous prie de vous disposer à l’accompagner. C’est de Votre Altesse Royale qu’il espère ses principales forces ; il m’a commandé de vous exhorter de sa part à ne le pas abandonner dans un dessein si grand et si important. »

Notre amoureux comte disoit si agréablement toutes choses qu’il n’y avoit rien de plus charmant que de les lui entendre prononcer ; et Mademoiselle, qui y prenoit un indicible plaisir, l’écoutoit avec une merveilleuse attention. Mais voulant savoir la fin de cette galanterie (car elle prévoyoit bien que c’en étoit une de l’invention de M. de Lauzun), cette princesse impatiente lui demanda : « Que voulez-vous donc dire, monsieur, quand vous me parlez de guerre, et le Roi auroit-il besoin de moi, s’il en avoit le dessein ? Vous seriez bien plus propre à lui rendre service que moi, puisque c’est votre métier. — Il s’en faut bien, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun. Ce n’est pas avec des épées et des mousquets que le Roi veut attaquer ce peuple ; il se veut servir de plus douces, mais de plus dangereuses armes ; c’est par le grand éclat et la majesté de sa Cour que le Roi veut éblouir leurs esprits naturellement curieux de choses extraordinaires. Et comme Votre Altesse Royale a plus de charmes que tout le reste ensemble, c’est d’elle aussi qu’il attend le plus grand secours. Oui, Mademoiselle, je puis l’avancer avec justice, que vous seule avez de quoi vaincre agréablement non seulement les esprits les plus grossiers, mais tout le monde ensemble. Enfin, c’est assez dire quand le plus grand Roi du monde vous choisit pour être comme le plus beau et principal instrument qui lui doit assurer ses conquêtes, et lui faciliter le moyen d’en faire d’autres plus grandes. Et si Votre Altesse Royale pouvoit espérer quelque secours étranger et hors d’elle-même pour la faire estimer, cette haute estime que notre glorieux et invincible monarque fait éclater tous les jours pour votre rare mérite lui donneroit un prix au dessus de ce qu’on peut se figurer de grand et d’aimable. — C’est-à-dire, dit Mademoiselle, que M. de Lauzun est toujours l’homme du monde qui a le don d’inventer à tout moment les plus agréables galanteries, et, quelques prières que je lui aie faites pour m’en exempter, son bel esprit ne peut se faire cette violence. Est-il possible qu’il n’y ait qu’un Lauzun dans le monde qui soit capable de si rares inventions, et que lui seul se puisse vanter de débiter tout ce qu’il y a de beau et de recherché, pour former un entretien digne des plus beaux esprits du siècle ? Pour moi, je ne comprends pas, continua-t-elle, d’où vous prenez tout ce que vous dites, et je ne puis m’empêcher d’être surprise par la nouveauté des choses que vous faites paraître. — Ah ! qu’il est aisé de parler et de dire de belles choses, Mademoiselle, reprit M. de Lauzun, quand on a l’avantage de les voir éclater sur Votre Altesse Royale avec le brillant avec lequel elles y paroissent, et qu’il est aisé et glorieux de devenir docteur lorsqu’on a l’honneur de converser avec vous ! — Taisons-nous là dessus, car je sais bien que je ne gagnerai rien avec vous, dit Mademoiselle, et sachons ce que vous a dit le Roi. — Le Roi vous a priée, Mademoiselle, continua M. de Lauzun, de vous disposer à faire le voyage avec la Reine, mais il vous en prie très instamment. Je savois que, s’il ne falloit qu’un ordre pour cela, vous ne resteriez pas ici, poursuivit-il en souriant, et d’une façon fort enjouée ; car il m’auroit été trop rude et sans doute impossible de pouvoir trouver du repos sans être toujours auprès de vous pour vous rendre mes très humbles respects. Et je bénirai toute ma vie ce premier moment où j’ai été assez heureux pour faire que la Cour n’allât pas sans vous. Oui, Mademoiselle, et j’ai travaillé avec chaleur et avec empressement, parce que ma charge et les étroites obligations que j’ai à mon Roi m’obligent de le suivre partout ; et Votre Altesse Royale demeurant ici, c’étoit m’arracher à moi-même que de m’éloigner d’où elle auroit demeuré. Je vous demande mille pardons, Mademoiselle, si je vous parle si librement et si j’en ai agi ainsi sans votre permission ; mais j’ai cru qu’en me servant je ne vous désobligerois pas, et que vous ne seriez pas fâchée d’aller avec un Roi qui vous aime tendrement, qui me l’a fait connoître par les discours les plus passionnés et les plus sincères du monde. — Non, je n’en suis pas fâchée, reprit cette belle, et, bien loin de cela, je veux vous remercier, comme d’une chose qui m’est fort agréable. Et pour vous parler franchement, cette indifférence que je vous ai témoignée ce matin pour ce voyage a été en partie pour voir si vous étiez aussi fort dans mes intérêts que vous le dites, et si vous pouviez me quitter sans peine : car je savois bien qu’ayant autant d’attache que vous témoignez en avoir pour moi depuis si longtemps, et ayant l’esprit que vous avez, vous ne manqueriez pas de tenter quelque chose pour cela, et je me promettois même que vous y travailleriez sérieusement, et que l’accès libre que vous avez par-dessus tous les autres auprès du Roi vous feroit agir avec honneur ; et je ne sais pas même, si vous en aviez agi autrement, si j’aurois pu vous le pardonner de ma vie. Enfin, je vous remercie, et souvenez-vous que je n’oublierai jamais ce service ; vous en verrez des preuves peut-être plus tôt que vous ne l’espérez, et qui vous surprendront assez pour vous faire connoître que vous ne vous êtes pas attaché à une ingrate, mais à une personne qui mérite peut-être les soins que vous lui donnez. »

Voyez, de grâce, ce que c’est quand une fois le bonheur nous en veut : tout ce que nous faisons et entreprenons réussit à notre avantage. M. le comte de Lauzun avoit tellement le vent en poupe, comme l’on dit, que non seulement tout lui réussissoit à merveille, mais encore ce qu’il faisoit pour lui seul lui faisoit mériter des sentiments de reconnoissance tout extraordinaires ; et vous eussiez dit, à entendre parler Mademoiselle, qu’elle lui étoit obligée de tout ce qu’il entreprenoit pour son intérêt propre, comme si c’eût été pour elle-même. Le voilà donc content autant qu’un homme qui a un grand dessein, et qui se voit en état de tout espérer, le puisse être. Il tente tous les moyens que son génie lui suggère, tout lui est favorable. Enfin il n’a plus qu’une démarche à faire ; encore est-il en trop beau chemin pour s’arrêter. Il semble même que, n’osant pas se découvrir comme il le souhaitoit, cette princesse, pour partager, pour ainsi dire, les peines de cette dure violence, qu’elle est obligée de lui faire souffrir ; cette princesse, dis-je, qui voit dans ses yeux et dans toutes ses actions, et qui croit découvrir et pénétrer le favorable motif qui le fait agir, le met souvent en train pour l’obliger à parler plus hardiment. Mais comme M. de Lauzun ne se croit pas encore assez avancé pour cela, il veut ménager toutes choses, afin de ne point bâtir, comme l’on fait souvent, sur du sable mouvant. Il continue cependant ses soins avec plus d’assiduité que jamais. Et cela est assez rare qu’ayant affaire à une princesse du rang de Mademoiselle, dont l’humeur fière étoit tout à fait à craindre, il n’a jamais rien perdu du libre accès qu’il trouva d’abord auprès de cette princesse ; au contraire, il s’y est insinué peu à peu, mais toujours de mieux en mieux, de sorte qu’elle le souffre, l’estime, et le traite plus obligeamment qu’elle n’a jamais fait homme, non pas même les plus grands princes qui ont soupiré pour elle. Elle fait plus, car il ne se met pas sitôt en devoir de prendre congé d’elle, quand il y est, qu’elle lui demande avec empressement quand elle le reverra. Il n’est point d’heure indue pour lui, et il lui est permis d’entrer chez elle à toute heure et à tous moments. Et je crois même que, si elle eût eu envie de lui faire quelque défense, ç’auroit été de ne point sortir d’avec elle que le moins qu’il lui seroit possible.

C’est de cette façon que M. le comte de Lauzun passoit agréablement mille doux moments tous les jours, à donner et recevoir d’innocents témoignages d’un amour caché et qu’il n’étoit pas encore temps de découvrir. Cependant le temps que Mademoiselle lui avoit dit qu’elle lui découvriroit sincèrement celui des hommes qu’elle aimeroit le plus étoit fort avancé, et M. de Lauzun comptoit les jours comme autant d’années. Enfin, le jour étant venu auquel le terme expiroit [20], notre comte ne manqua pas d’aller chez Mademoiselle, et son impatience l’y fit même aller beaucoup plus matin qu’à son ordinaire, chose qu’il dit à cette princesse après l’avoir saluée : « Enfin, Mademoiselle, voici ce jour tant désiré arrivé, auquel je dois recevoir tant de joie. Je ne pense pas, Mademoiselle, que Votre Altesse Royale se dédise de sa parole ; elle me l’a promis trop solennellement pour y manquer. » Il prononça ces paroles avec cet agrément ordinaire dans tous ses discours ; et Mademoiselle, qui n’étoit pas fâchée du soin qu’il avoit à lui faire tenir sa promesse, fut bien aise de voir l’empressement avec lequel M. de Lauzun le faisoit. Et cette princesse lui ayant demandé, quoiqu’elle le sût aussi bien que lui, s’il y avoit déjà trois mois, notre amant lui répondit en ces paroles : « Il est vrai, Mademoiselle, que j’ai tâché à bien compter ; mais, quelque exactitude que j’y aie pu apporter, je suis assuré que je me suis trompé moi-même, et qu’au lieu de trois mois que Votre Altesse Royale avoit pris, j’ai laissé passer trois années. Et si je voulois compter selon l’ardeur de mon attente, je suis assuré que j’irois jusqu’à l’infini sans en trouver le compte. — Mais, lui dit Mademoiselle, qu’est-ce que vous en ferez de cette confidence, quand je vous l’aurai faite ? — Ce que j’en ferai ? répliqua M. de Lauzun ; je m’en réjouirai, et la joie que j’en attends me rendra un des plus contents hommes du monde ; et d’autant plus que je serai le premier à qui ce glorieux avantage sera permis. — Eh bien, dit Mademoiselle, je vous le dirai ce soir [21]. — Mais de quelle façon ? répondit-il. — Je vous l’écrirai sur une vitre de mes fenêtres, dit la princesse. — Sur une vitre, Mademoiselle ? répliqua notre comte, et le premier de votre maison qui s’en approchera le saura même plus tôt que moi, et ce n’est que l’honneur de la préférence que j’ai tant demandé à Votre Altesse Royale ? — Comment voulez-vous donc que je vous le dise ? dit Mademoiselle. — Comme il plaira à Votre Altesse Royale, répondit-il, pourvu que je sois le premier qui le sache.

Enfin Mademoiselle fut bien aise de ne pouvoir pas en quelque façon se dédire, et cette violence que M. de Lauzun lui faisoit pour apprendre ce secret diminua beaucoup la peine qu’elle avoit à le lui dire ; de façon que ce que notre amant demandoit à savoir, Mademoiselle souhaitoit de le lui dire, quoiqu’elle n’en fît pas le semblant ; et je trouve qu’elle ne pouvoit se considérer telle qu’elle étoit sans consulter ce qu’elle alloit faire. Mais n’importe ; elle a quelque chose de plus puissant que le sang qui la fait agir, et elle veut achever ce qu’elle à commencé. Aussi cette princesse prend tout à coup ses résolutions sur la réponse qu’elle avoit à faire à M. de Lauzun, et voyant qu’il la pressoit, mais agréablement et dans un profond respect, de lui tenir sa parole, puisque le temps étoit écoulé : « Oui, dit-elle, je vous la tiendrai, mais surtout ne pensez pas que je vous le dise ; je vous l’écrirai sur du papier et vous le donnerai ce soir, je vous le promets. » Il fallut encore attendre ce moment, malgré l’impatience de M. de Lauzun [22]. Enfin, le soir étant arrivé, Mademoiselle s’en alla au Louvre. M. de Lauzun, qui avoit pour lors la puce à l’oreille, ne manqua pas, aussitôt qu’il vit arriver cette princesse, de se rendre auprès d’elle et de débuter par demander d’abord le billet après lequel il soupiroit. « Enfin, Mademoiselle, lui dit-il, voici le soir arrivé ; Votre Altesse Royale me remettra-t-elle encore ? — Non, dit Mademoiselle, je ne vous remettrai plus. » Et en même temps ayant tiré un billet ployé et cacheté de son cachet, elle le donna à M. de Lauzun, et lui dit en le lui donnant avec des termes et une action tout à fait touchante : « Voilà, Monsieur, le billet dans lequel est ce que vous souhaitez si ardemment de savoir ; mais ne l’ouvrez pas qu’il ne soit minuit passé, parce que j’ai remarqué souvent que les jours de vendredi, comme il est aujourd’hui, me sont tout à fait malheureux ; ainsi ne me désobligez pas jusque là, et je verrai si vous avez de la considération pour moi, si vous m’obligez en ce rencontre. — Oh ! Mademoiselle, répondit notre comte, que ce temps me va être long ! et le moyen d’avoir son bonheur entre les mains sans l’oser goûter ? — Je verrai par là, dit Mademoiselle, si vous m’êtes fidèle ; et si vous me le refusez, je mettrai sur vous tous les événements qui suivront s’ils me sont funestes. — Oui, Mademoiselle, je vous obéirai jusques à la fin, répondit M. de Lauzun, et je ne manquerai jamais à donner des preuves de ma fidélité et de mon devoir à Votre Altesse Royale. » Peu de temps après, onze heures frappèrent ; notre comte, qui tenoit sa montre dans sa main, ne manqua pas de la montrer à Mademoiselle, et pendant tout ce temps-là, jamais homme ne témoigna plus d’empressement que fit M. de Lauzun ; et tous ces petits emportements qu’il faisoit remarquer à cette princesse pour le temps qu’elle lui avoit fixé étoient autant de puissans aiguillons qui la perçoient jusques au fond du cœur. Elle étoit ravie de le voir ; aussi ce fut ce qui l’acheva d’enflammer, et qui fit déclarer toutes ses affections en faveur de cet heureux soupirant. Enfin, le voici encore qui vient avec la montre à la main dire à Mademoiselle que minuit étoit passé. Vous voyez, dit-il, Mademoiselle, comme je suis fidèle à vos ordres ; minuit vient de sonner, et cependant voilà encore ce billet avec votre cachet dessus tout entier, sans que j’y aie touché. Mais enfin, continua-t-il, plus transporté que jamais, n’est-il pas encore temps que je me réjouisse de mon bonheur ? — Attendez encore un quart d’heure, dit Mademoiselle, après je vous permets de l’ouvrir. » Ce quart d’heure étant passé : « Il est donc temps, Mademoiselle, dit-il, que je me serve du privilége que Votre Altesse Royale m’a donné, puisqu’il est presque minuit et demi ? — Oui, répondit Mademoiselle, allez, ouvrez-le, et m’en dites demain des nouvelles. Adieu, jusqu’à ce temps-là, où nous verrons ce qu’a produit ce billet tant désiré. » M. de Lauzun, ayant pris congé de Mademoiselle, se retira chez lui avec une promptitude inconcevable.

La curiosité est comme une chose naturellement attachée à l’esprit de l’homme ; cela est si vrai qu’il n’y a chose au monde que l’homme ne mette en usage pour apprendre ce qu’il s’est mis une fois en tête de savoir, et cette curiosité produit des effets différens, suivant les différens sujets qui la causent. Celle de M. de Lauzun étoit très-louable et très-bonne en sa nature. Le moyen dont il se pouvoit servir pour en voir la fin étoit fort incertain, et la fin très-douteuse et même dangereuse. Sa curiosité étoit louable et bonne, car il vouloit savoir s’il se pouvoit faire aimer de Mademoiselle ; les moyens dont il se servit pour cela sont honnêtes, même fort nobles, et quoique jusqu’ici il n’ait eu que de grandes espérances de leurs bons effets, néanmoins il n’en a point encore de véritable certitude. Il n’y a donc que ce billet qu’il tient entre ses mains qui le puisse instruire de tout ; et ce sera par la fin qu’il nous sera permis, aussi bien qu’à lui, de juger certainement de toutes choses.

Il ne fut pas plus tôt arrivé chez lui, où il s’étoit rendu avec la dernière promptitude, que la première chose qu’il fit fut d’ouvrir ce billet ; mais il ne fut pas peu surpris de voir son propre nom écrit de la main de Mademoiselle. Je vous laisse à juger de son étonnement, et si cette vue ne lui donna pas bien à penser : car enfin il est certain qu’il y avoit de quoi craindre aussi bien que d’espérer. Il est vrai que jusque-là toutes choses lui avoient, selon toutes les apparences, fort bien réussi ; mais comme le sexe est d’ordinaire fort dissimulé, Mademoiselle pouvoit n’avoir fait tout cela que pour son plaisir, et peut-être pour se moquer de lui, et la grande disproportion qu’il y a entre cette princesse et M. de Lauzun lui donnoit une furieuse crainte. Il eut pendant toute cette nuit l’esprit agité de mille pensées différentes. Tantôt il repassoit dans son souvenir le procédé de Mademoiselle, et il y trouvoit mille bontés et un traitement si favorable et si extraordinaire pour une personne de sa qualité, qu’il se figuroit que toutes ces choses ne pouvoient partir que de la sincérité de cette princesse ; et la manière obligeante avec laquelle elle avoit agi avec lui, lui disoit à tous momens qu’il y avoit quelque motif secret qui l’avoit poussée à toutes ces choses, mais qu’il étoit aisé de voir qu’assurément elle y alloit de bonne foi, et qu’il devoit espérer une glorieuse fin après un si heureux commencement et des progrès si avantageux. Il n’y avoit donc que l’inégalité des conditions qui lui étoit un grand obstacle, et qui le faisoit toujours douter. Il étoit tellement embarrassé sur ce qu’il devoit faire, s’il lâcheroit le pied ou s’il poursuivroit jusques au bout, qu’il passa, comme j’ai déjà dit, la nuit entière dans des inquiétudes horribles, et son cœur, qui avoit combattu longtemps entre l’espoir et la crainte, étoit encore dans l’irrésolution sur ce qu’il devoit faire, lorsque le jour parut. Enfin, l’un l’emporta sur l’autre ; de tous les divers mouvemens entre lesquels ce pauvre cœur flottoit, un seul l’emporta sur tous, je veux dire l’espérance ; aussi elle est comme le lait et la nourriture qui fait subsister l’amour.

M. le comte de Lauzun, dont l’âme étoit à la gêne, animé d’un doux et agréable espoir, prend une forte résolution de voir la fin de son entreprise à quelque prix que ce soit. Pour cet effet, après s’être préparé à toutes sortes d’événemens, il veut, comme, un autre César, forcer le destin ; faisant même voir par là, comme fit ce grand empereur, que son grand cœur n’est pas moins disposé à résister hardiment à toutes les attaques de la mauvaise fortune qu’à recevoir agréablement le fruit d’un heureux succès. Il veut que ce cœur, qui se promet un siècle de délices s’il est victorieux, attende de pied ferme toutes les rigueurs de son infortune s’il est vaincu ; il sait que c’est dans les grands combats et dans les entreprises les plus hardies et douteuses que l’on trouve une véritable gloire, et qu’il n’est pas même besoin de toujours vaincre pour emporter la victoire, mais qu’il suffit de faire une glorieuse et vigoureuse résistance, et de ne souffrir jamais que notre ennemi ait la moindre prise sur notre courage, s’il a l’avantage sur notre sort.

Ce tant désiré matin étant enfin arrivé, il s’en va, sans tarder, chez Mademoiselle [23]. Cette princesse ne le vit pas plus tôt dans sa chambre avec un visage pâle et où l’image de la mort étoit entièrement dépeinte, qu’elle s’approcha de lui et lui dit : « D’où vient ce changement si prompt ? Hier vous étiez le plus gai et le plus joyeux homme du monde, et aujourd’hui vous paroissez tout à fait triste et mélancolique. Quoi ! est-ce là cette joie que vous vous promettiez de cette confidence pour laquelle vous avez témoigné tant d’empressement ? Vous me disiez que vous seriez le plus heureux de tous les hommes si je vous découvrois ce secret, et cependant vous paroissez tout au contraire depuis que vous le savez. Voilà justement l’ordinaire de ceux qui font tant les zélés. — Oh ! Mademoiselle, répondit alors notre comte, qui jusque là avoit écouté fort attentivement Mademoiselle, je ne l’aurois jamais cru, que Votre Altesse Royale se fût moquée de moi si ouvertement. Quoi ! Mademoiselle, pour m’être entièrement voué à Votre Altesse Royale, la fidélité avec laquelle j’en ai agi méritoit, ce me semble, quelque chose de moins qu’une moquerie si claire et qui me va rendre le jouet et la risée de toute la Cour ; et vous me demandez encore d’où vient le sujet de ma tristesse ? Vous me mettez, si je l’ose dire, le poignard dans le sein, et vous vous informez de la cause de ma mort ! Enfin ; vous me traitez comme le dernier de tous les hommes, et pour me rendre l’affront que vous me faites plus sensible, vous me voulez encore forcer à la cruelle confusion de vous le dire moi-même. Ha ! Mademoiselle, que ce traitement est rude pour une personne qui en a agi si sincèrement avec vous ! Je n’ai jamais agi envers Votre Altesse royale que de la manière que je le dois. Je vous connois comme une des plus grandes princesses de toute la terre, et je me connois moi-même comme un simple cadet, qui vous doit tout par toutes sortes de raisons. Mais quoique cadet et simple gentilhomme, la nature m’a donné un cœur haut et assez bien placé pour ne me souffrir rien faire d’indigne. — Mais que voulez-vous dire ? reprit Mademoiselle ; il semble, à vous entendre parler que je vous ai fait quelque grand tort en vous accordant une chose qui m’est de la dernière importance et dont j’ai fait un secret à toute la terre. Jusques ici vous m’avez paru fort galant, mais à cette fois je vous avoue que je ne vous reconnois plus. Quoi ! je vous accorde ce que vous me demandez préférablement à tout autre ; cependant ce qui peut être un sujet de joie à beaucoup d’autres n’en est pour vous que de plaintes ! En vérité, je ne sais pas ce qu’il faut faire pour vous satisfaire. — De grâce, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, n’insultez pas davantage un misérable ; que Votre Altesse Royale se divertisse tant qu’il lui plaira à mes dépens, j’y consens de tout mon cœur. Mais je lui demande seulement qu’elle ait la bonté de révoquer une raillerie qui donneroit lieu à tout le monde après vous de me traiter de fou et de ridicule. Et encore un coup, Mademoiselle, je n’ai reçu toutes ces marques de votre bienveillance dont Votre Altesse Royale m’a honoré que comme des effets de votre générosité et d’une bonté toute particulière, et dont je n’ai jamais mérité la moindre partie ; et tous les bons accueils, ni l’estime que Votre Altesse Royale a témoigné avoir pour moi, ne m’ont jamais fait oublier qui vous êtes, ni qui je suis. Que si j’en ai usé si librement, ç’a été sans dessein, et je vous demande, Mademoiselle, de m’en punir de toute autre manière qu’il plaira à Votre Altesse Royale ; je subirai son jugement jusques à m’éloigner de sa vue pour jamais ; je mourrai même pour expier les fautes que je puis avoir commises, quoique involontairement, envers votre Royale personne. Je ne demande seulement à Votre Altesse Royale que l’honneur de son souvenir, et qu’elle soit persuadée que jamais elle ne trouvera personne qui soit plus soumis à ses volontés, ni si inséparable de ses intérêts que moi. »

Mademoiselle, qui jusque là avoit feint de ne point entendre ce que vouloit dire M. de Lauzun, et qui même en avoit ri au commencement, voyant qu’il parloit tout de bon et que la manière dont il avoit exprimé sa douleur étoit effectivement sincère et sans feinte, cette princesse en fut effectivement touchée, et cette humeur riante faisant place à la compassion, se changea en un moment en un véritable sérieux. Et comme ce qu’elle avoit fait d’abord n’étoit que pour l’éprouver, et que d’ailleurs elle ne souhaitoit rien tant que de s’assurer du cœur de M. le comte de Lauzun, elle ne s’en crut pas plutôt assurée, que cette tendresse qu’elle avoit pris soin de cacher au fond de son cœur se découvrit enfin à sa faveur. Et cette langueur que Lauzun avoit sur tout son visage l’ayant touchée jusques au vif, Mademoiselle le regardant d’un œil plus favorable qu’elle n’avoit encore fait, après avoir longtemps gardé le silence, cette princesse lui dit : « Ha ! Monsieur, que vous faites un grand tort à la sincérité de mon procédé envers vous, et que vous connoissez mal les sentimens que mon cœur a conçus pour vous ! Si vous saviez l’injure que vous me faites de me traiter ainsi, vous vous puniriez vous-même de l’affront que vous me faites. Quoi ! vous tournez en raillerie la plus grande affection du monde, où j’ai apporté toute la sincérité qui m’étoit possible ! Je me suis fait violence avant que de faire ce que j’ai fait pour vous ; mais enfin la tendresse l’a emporté sur ma fierté ; je m’oublie, s’il faut le dire, pour vous donner la plus forte preuve de mes affections que j’aye jamais donnée à personne. J’en ai vu, et vous le savez, d’un rang qui n’étoit pas inférieur au mien, qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour mériter mon estime ; cependant ils ont travaillé en vain, et non seulement je vous donne cette estime, mais je me donne moi-même ! Après cela vous dites que je me moque de vous et que je hasarde votre réputation ; je me hasarde bien plutôt moi-même. Néanmoins je passe par dessus toutes ces considérations qui s’y opposent, et pourquoi cela, sinon pour vous élever à un rang où, selon toutes les apparences, vous ne déviez pas prétendre, quoique vous méritiez davantage ? »

M. de Lauzun, qui n’osoit pas croire encore ce qu’il venoit d’entendre [24], au moins en faisoit-il semblant, après avoir vu que Mademoiselle ne parloit plus, répondit en ces termes : « Oh ! Mademoiselle, que vous êtes ingénieuse à tourmenter un malheureux ! et qu’il faut bien avouer que les personnes de votre condition ont bien de l’avantage de pouvoir se divertir si agréablement, mais cruellement pour ceux qui en sont le sujet ! Votre Altesse Royale me vent rendre heureux en idée et en imagination pour un moment, pour me rendre malheureux ensuite le reste de mes jours. Et de grâce, encore une fois, Mademoiselle, faites-moi plutôt mourir tout d’un coup, il me sera bien plus doux que de me voir languir et être la risée de tout le monde. J’ai toujours eu le désir de me sacrifier pour Votre Altesse Royale, mais puisqu’elle m’en croit indigne, que du moins elle ait égard à ma bonne volonté… Je le dis encore, Mademoiselle, que je n’ai jamais perdu le souvenir de ce que vous êtes et de ce que je suis ; et ainsi je n’ai jamais été assez audacieux pour aspirer à ce bonheur, dont vous prenez plaisir de me flatter, seulement pour vous divertir. »

Il prononça ces paroles avec une action qui marquoit effectivement que son âme étoit dans un grand trouble et que la douleur qu’il souffroit étoit des plus aiguës, et Mademoiselle, qui l’observoit de près, le reconnut aisément, de façon, qu’elle souffroit de le voir souffrir. Elle le témoigna assez par ces paroles : « Quoi ! dit cette princesse avec une action toute passionnée, que faut-il donc faire, Monsieur, pour vous persuader ? Vous prenez autant de soin pour vous tourmenter que j’en prends pour vous procurer du repos. Je vous le dis encore, que je suis une princesse sincère, et ce que je vous ai déjà dit n’est que conformément à mes intentions ; et je vous en donnerai telle preuve que vous n’aurez pas lieu d’en douter. Pensez-vous que je voulusse vous traiter aussi favorablement comme j’ai fait, si je n’eusse pas eu pour vous les sentimens d’une véritable tendresse ? Non, poursuivit cette princesse, versant quelques larmes qu’elle ne put retenir, parcequ’elle voyoit M. de Lauzun dans la dernière affliction et toujours obstiné dans l’erreur qu’elle se moquoit de lui ; non, je ne déguise point ma pensée ; et puisque mes paroles n’ont pas pu vous persuader les véritables sentimens de mon cœur, il faut que j’emprunte le secours de mes yeux, et que les larmes que vous me forcez de verser vous en soient des témoins auxquels vous ne puissiez rien objecter. Me croyez-vous, Monsieur, après vous avoir donné des preuves si fortes de mon amour ? Douterez-vous encore de la sincérité de mon procédé, après l’avoir ouï de ma bouche, et que mes yeux même n’ont pas épargné leurs soins et leur pouvoir pour ne vous laisser aucun doute ? Répondez-moi donc, s’il vous plaît : cette déclaration si ingénue, et, ce me semble, assez extraordinaire, mérite-t-elle que vous y ajoutiez foi ? M’acquittai-je bien de ma promesse ? Il vous peut souvenir sans doute que, lorsque vous me disiez qu’il n’y avoit que les rois et les souverains qui pussent justement prétendre à la possession des grandes princesses, je vous répondis que vous vous trompiez, qu’ils n’étoient pas les seuls, et qu’il y en avoit d’autres qui, par leur propre mérite et sans le secours du sang, y pouvoient prétendre, et que, parmi un grand nombre qu’on trouvoit, je n’en voyois point qui le pût mieux prétendre que vous. Je vous parlois alors pour vous animer, et aujourd’hui je vous parle pour vous faire heureux, si la possession d’une personne de mon rang peut vous le rendre. Je veux partager la peine avec vous : travaillez de concert à cela ; agissez hardiment et sans crainte ; faites tout ce que vous pouvez de votre côté, et assurez-vous à ma foi de princesse que je n’oublierai rien du mien. Êtes-vous content, Monsieur ? Et après ce que je viens de vous dire, douterez-vous encore de ma franchise ? — Ha ! Mademoiselle, s’écria M. de Lauzun, se jetant à ses pieds, ravi d’un discours si tendre et si obligeant que Mademoiselle venoit de prononcer en sa faveur, qu’est-ce que je pourrois faire pour reconnoître l’excès de vos bontés ? Quoi ! Mademoiselle, sera-t-il dit que celui des hommes que Votre Altesse Royale rend le plus heureux, soit le plus ingrat par l’impossibilité de ne pouvoir rien faire qui puisse marquer sa reconnoissance ? La plus grande princesse du monde élèvera un misérable jusques au plus haut degré de bonheur, et il n’aura rien que des souhaits pour reconnoissance d’un bienfait si extraordinaire ? Que vous me rendez heureux, Mademoiselle, par l’excès d’une générosité sans exemple ! Mais que ce haut point de gloire me sera rude, tandis que je ne pourrai rien faire pour reconnoître la déclaration que Votre Altesse Royale vient de faire en ma faveur ! Elle m’est trop avantageuse et a trop de charmes pour moi pour demeurer sans réponse, et la gratitude me doit obliger de dire aujourd’hui ce qu’un profond respect et le devoir même m’ont fait taire si longtemps. Et puisque je ne puis rien faire pour Votre Altesse Royale pour lui marquer ma gratitude, je dois lui dire du moins et lui découvrir les sentimens de mon cœur. Il est vrai, Mademoiselle, que depuis que j’ai eu l’honneur d’entrer chez Votre Altesse Royale, j’ai remarqué tant de charmes, que ce que je ne faisois autrefois que par devoir, je l’ai fait depuis par un motif plus doux et plus agréable. Oui, Mademoiselle, pardonnez, s’il vous plaît, à mes transports, si je vous parle si librement. Je vous vis, je vous considérai, je vous admirai pendant longtemps. Votre Altesse Royale a trop de charmes pour s’en pouvoir défendre ; les beautés de votre âme qui sont jointes à celles de votre corps font un admirable composé de toutes les beautés ensemble. Et ainsi, Mademoiselle, j’ai eu des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un esprit pour admirer, et un cœur pour aimer. J’ai fait tous mes efforts pour me défendre de cette passion lorsqu’elle ne faisoit encore que naître ; non pas par quelque sorte de répugnance, car je sais trop qu’outre que vous méritez les adorations de toute la terre, je ne pouvois jamais être embrasé d’une si digne et glorieuse flamme. Je pourrois ajouter à cela, quoique Votre Altesse Royale me taxe de présomption, que, si la nature a mis tant d’inégalité entre votre condition et la mienne, elle m’a donné un cœur assez noble et élevé pour n’aspirer qu’à de grandes choses, et qui jusqu’ici n’a pu se résoudre à s’attacher à autre qu’à Votre Altesse Royale. Oui, Mademoiselle, je l’avoue à vos pieds, après l’aveu sincère que vous venez de faire sur le sujet de vos inclinations. Je n’en aurois jamais osé parler, si votre procédé ne m’en avoit donné la licence, quoique je ne visse point d’autre remède à mon mal que la langueur pendant le reste de mes jours. J’aimois mieux traîner une vie mourante dans un mortel silence, que de risquer à vous déplaire et à m’attirer pour un seul moment votre disgrâce par la moindre parole qui vous pût faire connoître mon amour. Et comme j’ai fait par le passé, je tâcherai avec soin à composer et mes yeux et toutes mes actions, de peur qu’à l’insu de mon cœur ils ne vous disent quelque chose de ce qu’il ressent pour vous : car, quelle apparence, Mademoiselle, qu’un simple cadet qui n’a que son épée pour partage osât aspirer à la possession d’une princesse qui n’a jamais su regarder les têtes couronnées qu’avec indifférence, et qui a refusé les premiers partis de l’Europe ? Quelle apparence, dis-je, qu’après le refus de tant de souverains parmi lesquels il y en a qui, par le rang qu’ils tiennent, pouvoient sans doute prétendre avec quelque justice à la possession de Votre Altesse Royale… Néanmoins toute la terre sait qu’elle a eu toujours un cœur ferme à toutes ces poursuites, comme si la terre ne portoit pas un homme digne d’elle. Ainsi, Mademoiselle, après une connoissance si parfaite de toutes ces choses, tout le monde ne m’auroit-il pas blâmé, si on avoit su quelque chose des sentimens de mon âme envers Votre Altesse Royale ? Et n’aurois-je pas lieu de craindre toutes choses de votre ressentiment, si j’étois assez téméraire pour vous le découvrir ? Oui, Mademoiselle, je vous le dis encore, que, de quelque suite affreuse de tourmens dont je prévoyois que mon cruel silence alloit être indubitablement suivi, je préparois mon âme à une forte et respectueuse résistance. Il m’étoit bien plus avantageux de vous aimer d’un amour caché et à votre insu, que de hasarder une déclaration capable de vous déplaire et de m’interdire l’accès entièrement libre que j’avois auprès de Votre Altesse Royale. Il est vrai, Mademoiselle, que dans cet embarras je souffrois véritablement des peines inconcevables, et, à parler à cœur ouvert, je ne sais pas si j’aurois pu y résister longtemps sans mourir ; mais la crainte d’un plus grand mal modéroit en quelque façon celui que je sentois. »

Mademoiselle, qui jusque là l’avoit écouté fort attentivement sans l’interrompre, prit la parole en cet endroit : « Le choix que j’ai fait, dit cette princesse, n’est pas un choix fait à la hâte ; il y a longtemps que j’y travaille, et j’y ai fait réflexion plus que vous n’avez pensé d’abord. Je vous ai observé de près auparavant, et je ne me suis déclarée enfin qu’après avoir bien songé à ce que j’allois faire. Je n’ai pas choisi seule, afin que vous ajoutiez plus de foi sur l’avis de plusieurs que si ce n’étoit que le mien seul ; et ceux que j’ai consultés là-dessus m’ont entièrement confirmée dans mon dessein. C’est votre esprit, vos actions, votre vertu, c’est de vous-même que j’ai voulu me conseiller, et je vous ai trouvé si raisonnable en tout depuis que je vous observe, que, loin de me repentir de ce que je viens de dire, au contraire je crains de ne pas faire assez pour vous marquer sensiblement mes affections. Quant à cette inégalité de conditions qui vous fait tant de peine, n’y songez point, je vous prie, et soyez assuré que je ne laisserai pas imparfaite une chose à laquelle j’ai travaillé avec tant de plaisir, et j’y travaillerai jusqu’à la fin avec soin, et comme à une affaire dont je prétends faire votre fortune et le sujet de mon repos ; comptez seulement là-dessus. Ce que l’éclat des couronnes dont vous venez de parler n’a pu faire sur mon esprit, votre mérite le fait excellemment ; et mon cœur, qui jusque aujourd’hui s’est conservé dans son entière liberté, malgré toutes les recherches des rois et des souverains, n’a su cependant éviter de devenir captif d’un simple cadet, comme vous dites. Si tous les cadets vous ressembloient, Monsieur, il se trouveroit peu d’hommes qui voulussent être les aînés. Je ne prétends pas faire votre panégyrique, mais je suis obligée de donner cela premièrement à la vérité, secondement à vous-même, afin que vous n’ignoriez pas que je vous connois assez pour en juger, troisièmement au choix que j’ai fait, pour faire voir à toute la terre que je ne l’ai fait qu’après un long examen, après l’avoir trouvé digne de moi, et à ma propre satisfaction ; car il est bien juste, ce me semble, et je vous crois trop raisonnable pour ne me pas permettre la même chose sur vous que vous vous êtes permis sur moi. Vous avez dit tout ce que votre bel esprit s’est imaginé de moi, de mes prétentions et de ma qualité, et de cent autres choses les plus belles et les plus obligeantes du monde, sans qu’il ait été en mon pouvoir de vous en empêcher ; souffrez que j’aie ma revanche. — Ah ! dit M. de Lauzun, que Votre Altesse Royale est ingénieuse à se donner du plaisir, et que le prétexte de revanche est agréablement exécuté ! Il est vrai, si je l’ose dire, que puisque vous avez, par un effet de votre bonté et d’une générosité sans exemple, voulu faire un choix si peu digne de vous, il semble qu’il est de votre intérêt de l’élever, par des louanges excessives, aussi haut que votre belle bouche le pourra, afin que l’approbation particulière que votre esprit éclairé en fera fasse naître celle de tout l’univers. Et puisque votre royale main me destine à une place dont le seul souvenir me fait trembler de crainte et de respect, il faut que cette belle main qui me prépare à un si haut bonheur ne soit pas la seule à agir dans une action si peu commune : c’est-à-dire, Mademoiselle, qu’étant assez malheureux pour ne mériter pas seulement que Votre Altesse Royale pense à moi, et que, nonobstant toutes ces raisons, elle a la bonté de me destiner au plus suprême degré de bonheur, vous devez, Mademoiselle, pour l’amour de vous-même, m’estimer : car c’est de votre estime seule que le choix que vous avez fait de moi recevra tout son prix, et c’est par là que toute la terre me verra avec moins de peine et de tourment monté en peu de temps à un si haut faîte de grandeur ; et cette élévation si prompte et cette haute estime me feront trouver l’accès libre chez les esprits des personnes même qui en seront d’abord surprises. C’est le seul moyen, Mademoiselle, de trouver de quoi vous satisfaire, et de quoi n’avoir pas lieu de vous repentir.

— S’il ne faut que vous estimer, Monsieur, dit Mademoiselle, pour ne me point repentir, je me vante de ne me repentir jamais ; et pour vous tout dire, il suffit de vous aimer tendrement pour être aussi contente de mon choix que je me le promets. Et pour vous obliger à en faire autant, je suis assurée de vivre le reste de mes jours la plus heureuse princesse du monde. Jusqu’ici vous n’ayez eu que des paroles qui vous aient flatté, mais vous verrez bientôt les effets. Et je m’en vais vous faire voir la sincérité de mon cœur d’une manière qui vous ôtera tout scrupule, et je ne veux plus que vous me croyiez qu’aux effets. Songez seulement à cela, si vous voulez votre fortune, et ne perdez point le temps, si vous m’aimez ; le Roi vous aime, faites en sorte d’avoir son consentement, et soyez assuré du mien, et que je m’en vais y faire tout ce que je pourrai. — Oh ! Mademoiselle, s’écria alors le comte de Lauzun, se jetant pour une seconde fois à ses pieds, qu’est-ce que je pourrai faire pour reconnoître toutes les étroites obligations que j’ai à Votre Altesse Royale, après en avoir reçu des preuves si sensibles ? Quoi, la plus grande princesse de la terre en qualité, en biens et en mérite, s’abaissera jusqu’à venir chercher un homme privé pour l’honorer de ses bonnes grâces ? Ah ! c’est trop. Mais elle lui offre non seulement ses bonnes grâces, son amitié, mais aussi son cœur privativement à tout autre, et ses affections ! Et pour dernier témoignage d’une générosité inestimable, cette même princesse lui veut donner sa royale main et généralement ce qui est en son pouvoir ! Ah ! fortune, que tu m’es aujourd’hui prodigue, et que tu m’es aussi cruelle, puisque, me donnant tout, tu me laisses dans l’impossibilité de pouvoir témoigner ma juste reconnoissance que par de seuls désirs ! Le présent que tu me fais est d’une valeur infinie, mais il seroit plus conforme et à mes forces et à mon peu de mérite s’il étoit moindre, parce que je pourrois concevoir quelque sorte d’espérance de m’acquitter. Il est vrai, Mademoiselle, que Votre Altesse Royale me met aujourd’hui au-dessus du bonheur même ; mais de grâce, souffrez, Mademoiselle, que je me plaigne de l’excès de votre bonté, et que je lui dise que je serois beaucoup plus heureux si je l’étois moins, parce que je goûterois ma fortune avec toute sa douceur, si elle étoit médiocre, au lieu que je me vois accablé sous le poids de celle que Votre Altesse Royale m’offre, tant elle est au-dessus de moi et de mes espérances. Et comme je n’ai rien que de vous, agréez, s’il vous plaît, le vœu solennel que je fais à Votre Altesse Royale de tous les moments de ma vie. Le don que je vous fais est peu de chose en comparaison de ce que j’en ai reçu, mais il est sincère, et l’exactitude avec laquelle j’exécuterai ma promesse persuadera Votre Altesse Royale et ne laissera, jamais le moindre doute sur ce sujet. »

Vous voyez quel admirable progrès en si peu de temps M. de Lauzun avoit fait sur l’esprit de Mademoiselle ; non seulement il avoit lieu d’espérer, mais encore il n’avoit rien à craindre, puisqu’il avoit obligé cette princesse à se déclarer d’une manière qui surpassoit de beaucoup toutes ses espérances. De façon que, se voyant entièrement assuré de ce côté, et ne pouvant plus douter qu’il ne fût véritablement aimé de Mademoiselle après la déclaration tendre et sincère qu’il en avoit ouï de la propre bouche de cette princesse, il ne songea plus qu’à avoir l’agrément du Roi, sans quoi il lui étoit impossible de pouvoir rien conclure. L’occasion s’en présenta peu de temps après, ou pour mieux dire il la fit naître lui-même, voyant qu’il ne manquoit plus que cela à son entier bonheur.

Il étoit un jour auprès du Roi, où, après avoir dit beaucoup de choses sur le sujet de Mademoiselle, qui faisoient assez connoître qu’il falloit qu’il y eût quelque chose de plus qu’à l’ordinaire entre cette princesse et lui, ce Monarque, qui a un jugement et un esprit des plus éclairés, se douta de quelque chose, et, comme il a toujours fait l’honneur à M. de Lauzun de l’aimer, Sa Majesté lui dit en riant : « Mais, Lauzun, il semble que tu n’es pas trop mal dans l’esprit de ma cousine ; car, à t’entendre parler d’elle, il faut nécessairement que tu aies plus d’accès auprès d’elle que beaucoup d’autres, — Sire, répondit M. de Lauzun, je suis assez heureux pour n’y être pas mal, et cette princesse me fait l’honneur de me traiter d’une manière à me faire croire que, si Votre Majesté m’est favorable, je puis prétendre à un bonheur qui n’a point de semblable. — Comment ! reprit le Roi, continuant davantage son ris, tu pourrois bien aspirer à devenir mon cousin [25] ? — Ah ! Sire, répondit M. de Lauzun, à Dieu ne plaise que j’eusse une pensée au-dessus de ma condition, et qui me rendroit criminel si j’osois la mettre au jour de moi-même, s’il étoit vrai que je l’eusse conçue ; je sais trop mon devoir envers mon Roi et toute la maison royale. Et outre ce devoir et ce respect, je sais encore que je ne suis qu’un gueux de cadet, qui n’a rien qu’il ne tienne des libéralités toutes royales de Votre Majesté ; je sais que sans elle je ne serois rien : je n’avois rien quand je me suis voué à son service, et aujourd’hui je puis me vanter d’avoir quelque chose, ou, pour parler plus juste, je puis avancer que je suis trop riche, puisque j’ai l’honneur de ne vous pas être indifférent. Tous les bienfaits que je reçois tous les jours de Votre Majesté me font croire que j’ai le bonheur d’avoir quelque part dans vos bonnes grâces. Aussi, Sire, et mon devoir, et ma juste reconnoissance, joints avec toutes sortes de raisons, ne veulent pas que je prétende jamais rien sans l’aveu de Votre Majesté. Mais, Sire, s’il m’est permis de le redire encore avec tout le respect que je vous dois, si Votre Majesté ne m’est point contraire, je me puis dire le plus heureux de tous les hommes. »

Madame de Montespan, qui étoit là et qui avoit écouté, sans parler, tout ce dialogue, et qui étoit, aussi bien que le Roi, ravie d’étonnement de voir la façon passionnée et soumise avec laquelle M. de Lauzun venoit de parler, fut sensiblement touchée, et ce fut ce qui lui fit dire au Roi : « Et pourquoi, Sire, vous opposeriez-vous à sa fortune ? Laissez-le faire, il n’y a point de personne qui ait plus de mérite que lui ; que cela vous fait-il ? — Bien, dit le Roi, va, Lauzun, je t’assure qu’au lieu de t’être contraire, je te serai autant favorable que je le pourrai. — Ah ! Sire, répondit M. de Lauzun, les rois et les souverains peuvent promettre tout, sans qu’ils soient obligés à tenir s’ils ne veulent, puisqu’ils sont au-dessus des lois. — Allez, M. de Lauzun, dit madame de Montespan, le Roi le veut bien, poussez votre fortune. — Mais, Madame, reprit Lauzun, je ne puis rien que je n’aie la permission du Roi mon maître. » Le Roi, voyant cet esprit dans une si louable et si soumise ambition, et qu’il a toujours honoré d’une cordiale amitié, lui dit : « Eh bien, Lauzun, pousse ta fortune, je t’assure ma foi que je t’aiderai de tout ce que je pourrai, et tu en verras les effets. »

A votre avis, y eut-il jamais homme plus heureux que notre Lauzun, ni qui eut de si heureux progrès dans une entreprise où toutes les apparences étoient directement opposées ? Et ne pouvoit-il pas se promettre un entier bonheur où tout autre auroit trouvé sa perte ! Le voilà donc qui s’en va porter l’heureuse nouvelle de la parole qu’il avoit du Roi. Jamais cette princesse ne témoigna plus de joie que dans cette rencontre. Ils demeurèrent quelques jours dans cet état à se donner mutuellement tous les témoignages innocens d’un véritable amour, ménageant toutes choses de manière qu’ils pussent achever et finir leurs desseins par un heureux mariage.

Or ce fut dans ce temps-là que, la mort de Madame étant survenue [26], M. de Lauzun s’en alla d’abord chez Mademoiselle, et lui parla ainsi : « Enfin je vois bien, Mademoiselle, que le destin, jaloux de mon bonheur, s’est aujourd’hui déclaré contre moi ; la mort de Madame va entièrement faire avorter tous les glorieux desseins que Votre Altesse Royale avoit conçus pour moi. La mort de cette princesse vous a laissé une place plus digne de vous, et plus sortable à votre condition que celle que vous vous destiniez. Vous vouliez un cadet, mais il falloit que dans ce cadet vous trouvassiez un grand prince, et votre attente ne pouvoit jamais mieux être remplie que par la royale personne de Monsieur, frère unique du Roi. C’est avec ce grand prince que vous jouirez d’un véritable repos et d’un bonheur solide et plus proportionné à votre qualité, s’il n’y en a point qui le soit à votre mérite. Ma chute m’est d’autant plus sensible que je tombe du plus haut degré de gloire où Votre Altesse Royale m’avoit élevé dans la plus grande confusion de me voir si malheureusement frustré du fruit de mes espérances. Mais dans cet étrange revers de fortune j’y trouve encore une espèce de consolation : c’est, Mademoiselle, qu’ayant tout reçu de Votre Altesse Royale par le don qu’elle m’avoit déjà fait de sa royale personne, je lui étois infiniment obligé et redevable par l’inégalité du présent qu’elle avoit fait de celui qu’elle avoit reçu. Mais aujourd’hui je prétends m’acquitter de tout envers elle : vous avez fait paroître une générosité sans exemple quand vous vous êtes donnée à un simple cadet ; ce misérable gentilhomme, n’ayant rien à vous offrir pour s’acquitter envers vous de vos libéralités, a enfin résolu de vous rendre vous-même à vous-même, afin de contribuer par cette généreuse restitution au repos de Votre Altesse Royale. Je ne veux pas vous donner la peine de vous dégager vous-même de votre promesse, je vous crois l’âme trop belle pour en avoir la pensée ; mais je veux faire mon devoir en me dégageant moi-même. Ne pensez pas, Mademoiselle, qu’il y ait d’autre motif que celui de votre intérêt qui me fasse agir ainsi ; j’ai un cœur tendre et sensible, plus que Votre Altesse Royale ne se peut l’imaginer, quoique dans la perte que je vais faire aujourd’hui je prévoie ma ruine. Oui, Mademoiselle, la langueur va succéder à toutes les joies que Votre Altesse Royale avoit causées par ses bontés, et ce cœur que vous aviez animé par de si hautes et glorieuses espérances se va plonger dans la douleur et se va dessécher et consumer à petit feu. Allez donc, grande princesse, allez occuper cette place que Madame vient de vous céder. Après cette grande et vertueuse princesse, il n’y en a point qui la puisse remplir si dignement que vous ; elle vous est due par toutes sortes de raisons, et, après la perte que Monsieur vient de faire, il ne peut être consolé que par la jouissance de Votre Altesse Royale. Il mérite seul vos affections, et vous seule êtes digne des siennes. Allez, Mademoiselle, encore un coup, vivre heureuse le reste de vos jours. Que votre mariage avec ce grand prince vous rende tous les deux aussi contents que vous le méritez et que je l’ai souhaité. »

M. de Lauzun, pendant tout ce discours, fit paroître tant d’amour et un si véritable regret de la perte qu’il disoit et croyoit sans doute faire, que dans le même instant Mademoiselle lui répondit : « Je n’attendois pas un pareil bonjour de vous, Lauzun ; je croyois que mon repos vous devoit être plus cher, pour ne venir pas me l’interrompre. Il me semble que vous ne cherchez qu’à m’inquiéter de plus en plus par des alarmes qui ont si peu de fondement. Je ne songe ni ne vis que pour vous, et pour vous mettre en état de n’envier le sort de personne. Ce n’est pas l’éclat ni la qualité que je cherche ; vous savez que j’en ai refusé assez souvent, pour n’en pas chercher aujourd’hui. Êtes-vous content, Monsieur, et cette déclaration est-elle assez ample pour vous ôter tout soupçon ? Je veux encore faire davantage, et vous le verrez bientôt. » À ces mots, M. de Lauzun se jetant aux pieds de Mademoiselle : « Je vous demande pardon, lui dit-il, de ma légère conduite ; ne l’imputez, de grâce, qu’à l’amour excessif que j’ai pour Votre Altesse royale. Si j’aimois moins, je craindrois moins et vivrois plus en repos et sans inquiétude ; mais la force de mon amour ne me permettra en nulle sorte de n’être pas alarmé que je ne sois parvenu à cet heureux moment qui me doit assurer paisiblement toutes les promesses de Votre Altesse Royale. J’y vais travailler avec ardeur, afin que je vous laisse jouir paisiblement de ce repos que je vous ai souvent interrompu. »

Peu de jours après, Mademoiselle, comme elle vouloit ôter toute apparence de crainte à M. de Lauzun, pria le Roi de vouloir prier Monsieur de se désister de sa recherche, et de ne point songer à elle autrement que comme ayant l’honneur d’être sa parente, ce que le Roi fit : dont Monsieur parut un peu fâché, sans savoir d’où cela provenoit. Cependant Mademoiselle ne manqua pas de dire à M. de Lauzun la prière qu’elle avoit faite au Roi, ce qui acheva de le mettre en repos, dont elle eut bien de la joie.

Or, voulant mettre fin à leurs désirs, ils demandèrent au Roi l’effet de sa parole [27]. Sa Majesté, voyant que Mademoiselle le désiroit ardemment, y acquiesça volontiers [28], de façon qu’il n’y restoit qu’à épouser ; et M. de Lauzun avoit la dispense de M. l’archevêque en sa poche, et la parole du Roi. Ce qui étoit si assuré pour lui, il ne le remettoit qu’afin de faire cette cérémonie avec plus d’éclat et de pompe ; de manière que, cela ayant éclaté ouvertement [29], les princes et les princesses du sang firent tant auprès du Roi qu’ils le firent changer [30], en sorte que Sa Majesté ayant mandé un soir Mademoiselle au Louvre, il lui en fit ses excuses. La première parole que cette princesse proféra après avoir ouï ce rude arrêt fut : « Et que deviendra M. de Lauzun, Sire, et que deviendrai-je ? — Je ferai en sorte, répliqua le Roi, qu’il aura lieu d’être satisfait. Mais, ma cousine, me promettez-vous de ne rien faire sans moi ? — Je ne promets rien », dit cette princesse affligée, en sortant brusquement de la chambre du Roi. Et pour M. de Lauzun, le Roi lui dit, pour le consoler, qu’il ne songeât point à sa perte, et qu’il le mettroit dans un état qu’il n’envieroit la fortune de personne.

N’admirez-vous pas ce prompt changement de Fortune, qui jusque-là avoit ri à ces amants ? Au point qu’ils se croyoient en sûreté, ils ont fait naufrage ; et par une vicissitude qui n’eut jamais de semblable, tous les plaisirs que ces deux cœurs étoient à la veille de goûter ensemble se sont changés en des amertumes qui ne finiront qu’avec leur vie. Si vous avez fait réflexion sur cette première parole de Mademoiselle, lorsque le Roi lui annonça ce funeste arrêt, elle demanda quel seroit le sort de son amant, et après : « Que deviendrai-je moi-même ? » comme si l’union de leurs corps ensemble devoit faire leur mutuel bonheur. Voilà, ce me semble, ce que l’on doit appeler amour sincère et véritable, et l’on en voit peu de cette trempe, principalement dans ce sexe. Je souhaiterois qu’elles prissent cette leçon pour elles, à l’imitation d’une si grande princesse.

N’avouerez-vous pas que voilà tous les soins et les peines de Mademoiselle et de M. de Lauzun bien mal récompensés, lorsqu’ils ne pouvoient désirer qu’un entier applaudissement de tout ce qu’ils avoient projeté ?

Peu de jours après, quoique ce mariage fût rompu, le bruit ne laissoit pas de courir parmi le peuple qu’il se renouoit. Il est vrai que les uns en parloient d’une façon et les autres d’une autre. L’on se fondoit sur la bonté que le Roi avoit pour M. de Lauzun, et que tout ce qui paroissoit au dehors n’étoit qu’une feinte que l’on croyoit que Sa Majesté faisoit pour ôter les discours que l’on auroit faits sur l’inégalité de Mademoiselle avec M. de Lauzun. Mais pour faire voir que le procédé du Roi n’étoit pas une feinte, mais une vérité, il en voulut donner des preuves écrites de sa propre main, non seulement aux personnes de la Cour, mais à tout le public [31], par la lettre que je rapporte ici, où il s’explique assez ouvertement :

LETTRE DU ROY.


Comme ce qui s’est passé depuis cinq ou six jours par un dessein que ma cousine de Montpensier avoit formé d’épouser te comte de Lauzun, l’un des capitaines des gardes de mon corps, fera sans doute grand éclat partout, et que la conduite que j’y ai tenue pourroit être malignement interprétée, et blâmée par ceux qui n’en seroient pas bien informés ; j’ai cru en devoir instruire tous mes ministres qui me servent au dehors. Il y a environ dix ou douze jours que ma cousine, n’ayant pas encore la hardiesse de me parler elle-même d’une chose qu’elle connaissoit bien me devoir infiniment surprendre, m’écrivit une longue lettre [32] pour me déclarer la résolution qu’elle disoit avoir prise de ce mariage, me suppliant par toutes les raisons dont elle put s’aviser d’y vouloir donner mon consentement, me conjurant cependant, jusqu’à ce qu’il m’eût plu de l’agréer, d’avoir la bonté de ne lui en point parler quand je la rencontrerois chez la Reine. Ma réponse, par un billet que je lui écrivis, fut que je lui mandois d’y mieux penser, surtout de prendre garde de ne rien précipiter dans une affaire de cette nature, qui irrémédiablement pourroit être suivie de longs repentirs. Je me contentois de ne lui en point dire davantage, espérant de pouvoir mieux de vive voix, et, avec tant de considérations que j’avois à lui représenter, la ramener par douceur à changer de sentiments. Elle continua néanmoins, par de nouveaux billets et par toutes les autres voies qui lui pouvoient tomber en l’esprit, à me presser extrêmement de donner le consentement qu’elle me demandoit, comme là seule chose qui pouvoit, disoit-elle, faire tout le bonheur et le repos de sa vie, comme mon refus de le donner la rendroit la plus malheureuse qui fût sur la terre. Enfin, voyant, qu’elle avançoit trop peu à son gré dans sa poursuite, après avoir trouvé moyen d’intéresser dans sa pensée la principale noblesse de mon royaume, elle et le Comte de Lauzun me détachèrent quatre personnes de cette première noblesse, qui furent les ducs de Créqui et de Montauzier, le maréchal d’Albret et le marquis de Guitry, grand maître de ma garderobe [33], pour me venir représenter qu’après avoir consenti au mariage de ma cousine de Guise [34], non seulement sans y faire aucune difficulté, mais avec plaisir, si je résistois à celui-ci, que sa sœur souhaitoit si ardemment, je ferois connoître évidemment au monde que je mettois une très grande différence entre les cadets de maison souveraine et les officiers de ma couronne, ce que l’Espagne ne faisoit point, au contraire préféroit les grands à tous princes étrangers, et qu’il étoit impossible que cette différence ne mortifiât extrêmement toute la noblesse de mon royaume. Ils m’alléguèrent ensuite qu’ils avoient en leur faveur plusieurs exemples, non seulement de princesses du sang royal qui ont fait l’honneur à des gentilshommes de les épouser, mais même des reines douairières de France. Pour conclusion, les instances de ces quatre personnes furent si pressantes en leurs raisons et si persuasives sur le principe de ne pas désobliger toute la noblesse françoise, que je me rendis à la fin et donnai un consentement au moins tacite à ce mariage, haussant les épaules d’étonnement sur l’emportement de ma cousine, et disant seulement qu’elle avoit quarante-cinq ans [35] et qu’elle pouvoit faire ce qui lui plairoit. Dès ce moment l’affaire fut tenue pour conclue ; on commença à en faire tous les préparatifs ; toute la Cour fut rendre ses respects à ma cousine, et fit des complimens au comte de Lauzun.

Le jour suivant il me fut rapporté que ma cousine avoit dit à plusieurs personnes qu’elle faisoit ce mariage parceque je l’avois voulu. Je la fis appeler, et ne lui ayant point voulu parler qu’en présence de témoins, qui furent le duc de Montauzier, les sieurs Le Tellier, de Lionne, de Louvois [36], n’en ayant pu trouver d’autres sous ma main, elle désavoua fortement d’avoir jamais tenu un pareil discours, et m’assura au contraire qu’elle avoit témoigné et témoigneroit toujours à tout le monde qu’il n’y avoit rien de possible que je n’eusse fait pour lui ôter son dessein de l’esprit et pour l’obliger à changer de résolution. Mais hier, m’étant revenu de divers endroits que là plupart des gens se mettoient en tête une opinion qui m’étoit fort injurieuse : que toutes les résistances que j’avois faites en cette affaire n’étoient qu’une feinte et une comédie, et qu’en effet j’avois été bien aise de procurer un si grand bien au comte de Lauzun, que chacun croit que j’aime et que j’estime beaucoup, comme il est vrai, je me résolus d’abord, y voyant ma gloire si intéressée, de rompre ce mariage et de n’avoir plus de considération ni pour la satisfaction de la princesse, ni pour la satisfaction du comte, à qui je puis et veux faire d’autre bien. J’envoyai appeler ma cousine : je lui déclarai que je ne souffrirois pas qu’elle passât outre à faire ce mariage ; que je ne consentirois point non plus qu’elle épousât aucun prince de mes sujets, mais qu’elle pouvoit choisir dans toute la noblesse qualifiée de France qui elle voudroit, hors du seul comte de Lauzun, et que je la mènerois moi-même à l’église. Il est superflu de vous dire avec quelle douleur elle reçut la chose, combien elle répandit de larmes et de sanglots et se jeta à genoux, comme si je lui avois donné cent coups de poignard dans le cœur ; elle vouloit m’émouvoir ; je résistai à tout, et après qu’elle fut sortie, je fis entrer le duc de Créquy, le marquis de Guitry, le duc de Montauzier ; et, le maréchal d’Albret ne s’étant pas trouvé, je leur déclarai mon intention, pour la dire au comte de Lauzun, auquel ensuite je la fis entendre, et je puis dire qu’il la reçut avec toute la constance et la soumission que je pouvois désirer [37].

Cette lettre ôta tout le soupçon au public, et comme l’on vit qu’effectivement il n’y avoit plus rien à prétendre, il y en eut qui firent des vers burlesques sur ce mariage, qu’ils firent couler de main en main, en sorte qu’ils sont venus aux miennes. Le Roi est représenté en aigle, comme le roi des oiseaux, Mademoiselle en aiglonne, et M. de Lauzun en moineau, comme le plus petit de tous ; c’est un perroquet qui parle, et qui représente M. de Guise.


FABLE.


L’AIGLE, LE MOINEAU ET LE PERROQUET.



Tout est perdu, disoit un Perroquet,
    Mordant les bâtons de sa cage ;
Tout est perdu, disoit-il plein de rage.
Moi, tout surpris d’entendre tel caquet,
Qu’il n’avoit point appris dedans son esclavage,

    Je lui dis : « Parle, que veux-tu
    Avecque ton « Tout est perdu ? »
     — Ah ! je ne veux, dit-il, pas autre chose,
Et après ce qu’hier certain oiseau m’apprit,
    J’étoufferai si je ne cause ;
    Voici donc ce que l’on m’a dit :
« Comme vous le savez, l’espèce volatille,
Reconnaît de tout temps les Aigles pour ses Rois,
Eh bien, vous savez donc que dans cette famille
    De qui nous recevons les lois
    Est une Aiglonne généreuse,
    Grande, fière, majestueuse,
Et qui porte si haut la grandeur de son sang,
    Que parmi toute notre espèce
Elle ne connoît point d’assez haute noblesse
Qui puisse lui donner un mari de son rang.
    Mille oiseaux pour, elle brûlèrent ;
    Mais parmi tous ceux qui l’aimèrent
    Aucun n’osa se déclarer,
    Aucun n’osa même espérer.
    Mais ce que mille oiseaux n’osèrent,
    Qui sembloient mieux le mériter,
    Un oiseau de moindre puissance,
  Un Moineau (tant partout règne la chance),
    A même pensé l’emporter.
    Ce moineau donc, suivant la règle
Qui commande aux oiseaux d’accompagner le Roi,
    Étoit à la suite de l’Aigle,
  Et même avoit près de lui quelque emploi.
Ce fut là que, suivant la pente naturelle
  Qui le portoit aux plaisirs de l’amour,
  Il s’occupoit moins à faire sa cour
    Qu’à voltiger de belle en belle,
Et s’y prenoit si bien qu’il trouvoit chaque jour

Sujet de flamme et maîtresse nouvelle.
    Mais le petit ambitieux
Voulut porter trop haut son vol audacieux ;
  Voyant souvent l’Aiglonne incomparable,
  Il la trouvoit infiniment aimable ;
    Enfin il l’aima tout de bon,
    Et, sans consulter la raison,
   Le drôle se mit dans la tête
    De lui faire agréer ses feux
    Et d’entreprendre sa conquête.
Voyez comme l’amour nous fait fermer les yeux,
Et voyez cependant combien il fut heureux !
    D’une si charmante manière
    Et d’un air si respectueux
    Il sut faire offre de ses vœux,
    Que notre aiglonne noble et fière,
    Pour lui mettant bas la fierté,
Ne se ressouvient pas de l’inégalité.
  Ouï, d’autant plus qu’il lui paroissoit brave,
Vigoureux, plein d’amour, galant au dernier point,
    La belle ne dédaigna point
L’impérieux effort de cet indigne esclave ;
Bien plus, elle approuva son désir indiscret,
    Lui sut bon gré de sa tendresse,
    Rendit caresse pour caresse,
    Et même n’en fit point secret.
Encor pour un de nous la faute étoit passable :
Notre plumage vert la rendoit excusable,
    Et d’ailleurs notre qualité
    Rendoit le parti plus sortable ;
    Mais pour un si petit oiseau,
C’est un aveuglement qui n’est pas pardonnable !
Il est vrai que c’étoit un aimable Moineau,
Quoiqu’à ce qu’on m’a dit, il n’étoit pas fort beau ;

Et l’on tient que parmi les simples Tourterelles
    Il a fait de terribles coups,
    Et que son ramage est si doux,
    Qu’il a bien fait des infidelles,
    Et plus encore de jaloux.
Mais qu’est-ce que cela, sinon des bagatelles,
    Au prix du dessein surprenant
    Que se proposoit ce galant ?
  Aussi, quand l’Aigle, chef de la famille,
  Fut averti de cette indigne ardeur,
    Il prévit bien le déshonneur
  Qui résultoit d’alliance si vile.
Ayant donc fait venir nos amans étonnés,
  Il les reprend de s’être abandonnés
Aux mutuels transports d’une égale folie ;
    A l’Aiglonne, de ce que sortie
Du plus illustre oiseau qui vole sous les cieux,
    Elle s’abaisse et se ravale
    Par un choix si peu glorieux,
Et au Moineau sa faute sans égale,
    De ce qu’oubliant le respect,
    Il ose bien lever le bec
    Jusqu’à l’alliance royale.
    Pour conclusion, il leur défend
    De faire jamais nid ensemble,
    Malgré l’amour qui les assemble.
Notre couple, accablé sous un revers si grand,
    À ses commandements se rend,
Quoique ce ne fut pas sans traiter de barbare,
    D’injurieux et de cruel,
    L’ordre prévoyant qui sépare
  Ce qu’unissoit un amour mutuel.
    L’Aiglonne fière et glorieuse
S’élève dans les airs, affligée et honteuse

De voir ouvertement son dessein condamné,
    Et le Moineau passionné,
De désespoir de voir son espérance en poudre,
    Se retira de son côté,
    Et fut contraint de se résoudre
    À rabaisser sa vanité
  Sur des objets de plus d’égalité.
    Voilà donc le récit fidelle
    De ce qui me tient en cervelle.
    Est-ce que je n’ai pas sujet
De dire que l’amour né sait plus ce qu’il fait ?
    Que la nature se dérègle,
  Puisque l’on voit, par un dessein nouveau,
    L’Aigle s’abaisser au Moineau,
  Et le Moineau s’élever jusqu’à l’Aigle ?
Et n’ai-je pas raison de dire a haute voix :
  Tout est perdu, pour la troisième fois ? »
    Ici le jaseur, hors d’haleine,
    Et quoique avec bien de la peine,
    Mit fin à sa narration.
    J’en trouvai l’histoire plaisante ;
    Mais, y faisant réflexion,
  Je la trouvai trop longue et trop piquante.
    Mais quoi ! c’étoit un Perroquet ;
    Il faut excuser son caquet[38].

RÉPONSE DU MOINEAU AU PERROQUET.


Ah ! ah ! vous parlez donc, monsieur le Perroquet,
    Et jasez dedans votre cage ?
  À ce qu’on dit, parbleu, vous faites rage.
    D’où vous vient un si grand caquet,
Vous qui depuis longtemps souffrez un esclavage
    Qui doit vous avoir abattu ?
    Dès que je vous ai entendu
À tort et à travers parler d’une autre chose
    Que de celle qu’on vous apprit,
    J’ai bien vu qu’un Perroquet cause
    Sans savoir, souvent ce qu’il dit.
Sachez donc, Perroquet, qu’entre la volatille
Qui reconnoît toujours les Aigles pour ses rois,
Et qui a du respect pour toute leur famille,
    Dont elle exécute les lois,
  Un jeune oiseau dont l’âme est généreuse,
    Grande, belle, et majestueuse,
Qui joint à la vertu la noblesse du sang,
    Peut bien souvent changer d’espèce ;
Son mérite suffit avecque la noblesse,
Pour pouvoir aspirer au plus illustre rang.
    Cent oiseaux autrefois brûlèrent
    Pour des Aigles, et les aimèrent
    Sans l’oser jamais déclarer.
    Ceux-ci ne l’osant espérer,
    Mille oiseaux plus petits l’osèrent,
    Qui pouvoient moins le mériter ;
    Mais, ayant le cœur de tenter,
    Firent si bien tourner la chance,

Qu’ils eurent lieu, de l’emporter.
    Ce n’est pas toujours une règle
Que l’on puisse manquer de respect à son Roi
    Pour aimer quelquefois un Aigle,
    Sans s’écarter de son emploi.
C’est entre les oiseaux chose fort naturelle
  De s’adonner aux plaisirs de l’amour ;
    Chacun d’eux veut faire sa cour,
    Chacun cherche à charmer sa belle,
Et, si dans peu de temps il n’y voit pas de jour,
Il tâche d’allumer une flamme nouvelle.
    Ce n’est pas être ambitieux,
Et un jeune Moineau n’est pas audacieux
Quand il aime une Aiglonne, encor qu’incomparable :
  Il faut aimer ce que l’on trouve aimable,
    Et il faut aimer tout de bon.
    C’est être privé de raison,
    Et c’est se rompre en vain la tête,
    D’improuver de si justes feux.
    Chacun cherche à faire conquête,
Et, sans se mettre en peine où l’on porte ses yeux,
On cherche seulement à devenir heureux,
    Sans s’arrêter à la manière.
    D’ailleurs, quand on dit : « Je le veux »,
    On peut faire offre de ses vœux
À la plus belle Aiglonne, et même à la plus fière,
    Quand elle met bas la fierté,
Qu’elle veut suppléer à l’inégalité.
    Pourvu qu’un jeune oiseau soit brave,
Vigoureux, plein d’amour, galant au dernier point,
    Une Aiglonne ne dédaigne point
De recevoir les vœux d’un si charmant esclave.
Un si parfait oiseau ne peut être indiscret ;
    Il peut témoigner sa tendresse,

Et recevoir quelque caresse,
    Sans faire le moindre secret.
Quoi ! un Moineau bien fait, dont la taille est passable,
Pour aimer une Aiglonne est-il inexcusable ?
Ne peut-il pas tenter une jeune beauté ?
    D’ailleurs, s’il est de qualité,
    Le parti n’est-il pas sortable ?
    Mais, en un mot, il est oiseau,
Et, entre les oiseaux, il est bien pardonnable
Qu’une Aiglonne orgueilleuse aime un jeune Moineau
Sage, discret, civil, adroit, vaillant et beau.
L’aiglonne n’aime pas comme les tourterelles :
    Elle est sensible aux moindres coups ;
    Les feux d’un Moineau lui sont doux
    Quand elle les connoît fidèles ;
    Et, s’il se trouve des jaloux,
Elle entend leurs discours comme des bagatelles.
    Qu’y a-t-il donc de surprenant ?
    Un jeune oiseau qui est galant,
Qu’on connoît généreux et de noble famille,
    Qui sert son prince avec ardeur,
    Qui ne fait rien qu’avec honneur,
    Son alliance est-elle vile ?
S’il y a des oiseaux qui s’en sont étonnés,
Ce sont des envieux, qui sont abandonnés
Aux cruels mouvements d’une étrange folie.
    Quoiqu’une Aiglonne soit sortie
D’un des plus grands oiseaux qui volent dans les cieux,
    Croyez-vous qu’elle se ravale
    Et qu’il lui soit peu glorieux
De choisir un Moineau dont l’âme est sans égale,
    Qui a pour elle du respect,
    Qui n’a point d’aile ni de bec
    Que pour cette Aiglonne royale ?
    Où est cette loi qui défend

Que l’on ne puisse mettre ensemble
    Deux oiseaux que l’amour assemble
Et qui n’ont rien en eux que d’illustre et de grand ?
    C’est une injustice qu’on rend,
Et c’est un sentiment sans doute trop barbare,
    Et qu’on peut appeler cruel,
    De quelque raison qu’il se pare,
  Que de blâmer un amour mutuel.
    L’Aiglonne, quoique glorieuse,
Pour aimer le Moineau doit-elle être honteuse ?
Un feu si naturel sera-t-il condamné ?
    Mais un Moineau passionné
Qui peut mettre en un jour cinquante oiseaux en poudre,
    Qui a le dieu Mars à côté,
    Dont le cœur fier s’est pu résoudre
    À modérer sa vanité
  Et le traiter avec égalité,
    Si ce moineau est si fidèle,
    Qu’est-ce qui vous donne sujet
De déclamer si fort contre tout ce qu’il fait ?
    Si votre cerveau se dérègle,
  Pour avoir bu par trop de vin nouveau,
    Faut-il en faire souffrir l’Aigle ?
Apprenez, Perroquet, qu’il faut changer de voix,
    Et parler mieux une autre fois.
    Lorsque j’aurai repris haleine,
    Vous pourrez vous donner la peine
De poursuivre pourtant votre narration.
    L’histoire en est assez plaisante,
    Et, sans faire réflexion
    Si elle peut être piquante,
    Puisque ce n’est qu’un Perroquet,
    On se moque de son caquet.

JUNONIE


OU


LES AMOURS DE MADAME DE BAGNEUX.
  1. Fils de madame de Longueville. Mademoiselle de Montpensier parle ainsi, dans ses Mémoires, de ce projet de mariage :
    «… A propos de madame de Longueville, elle m’avoit toujours donné de grandes marques d’estime et d’amitié ; depuis que je l’eus revue et que M. de Lauzun fut arrêté, elle me fit parler tout de nouveau par Mme de Puisieux et mademoiselle de Vertus d’épouser son fils. On lui avoit fait quelques propositions pour le faire roi de Pologne ; les Polonois vouloient ôter le roi Michel, dont ils ne s’accommodoient pas, et l’empereur vouloit bien démarier sa sœur, et… il ne vouloit pas consentir qu’ils eussent un autre roi s’il n’épousoit sa sœur. Madame de Longueville me fit dire qu’elle me demandoit encore une fois si je voulois faire l’honneur à son fils de l’épouser ; qu’il n’y avoit royaume, ni sœur de l’empereur à quoi elle ne me préférât… — Je lui répondis que je ne voulois pas me marier. » Nous ayons cité ces lignes, qui ne se rapportent pas au passage qui nous occupe, parcequ’elles rappellent les démarches antérieures faites par madame de Longueville pour assurer à son fils, à peine âgé de vingt ans, moins l’honneur d’une alliance disproportionnée que les immenses richesses de mademoiselle de Montpensier.
  2. Voy., sur M. de Lauzun, une note de M. Boiteau dans le 1er volume de l’Histoire amoureuse, p. 132 et suiv.
  3. Le mot dernier, employé en ce sens, avoit été introduit par les Précieuses. Voy. notre édition du Dictionnaire des Précieuses (Bibl. elzev.) ; Paris, Jannet, 2 vol in-16, t. 1.
  4. La liste est longue des partis proposés à Mademoiselle et refusés par elle : la complaisance avec laquelle ses Mémoires énumèrent tour à tour tant de soupirants rappelle assez la fable du héron et se termine de même.
    D’abord la reine d’Angleterre veut lui persuader que le prince de Galles est amoureux d’elle ; mais elle se flatte d’épouser l’empereur : cette ambition, soutenue par Mazarin, trouve de l’opposition à la Cour, et lui attire les réprimandes de la Reine ; le prince de Lorraine veut ensuite la marier avec l’archiduc, puis avec le duc de Neubourg ; Monsieur, frère du Roi, échoue ; voici venir le roi d’Angleterre, qu’elle avoit déjà refusé et qu’elle refuse encore. Le duc de Lorraine lui offre le prince Charles son neveu, et se présente lui-même ; Turenne se joint à ces persécuteurs et appuie auprès d’elle le roi de Portugal : elle eût alors préféré épouser le duc de Savoie. Condé lui-même la trouve, malgré son âge, un parti sortable pour son jeune fils, le duc d’Enghien ; mais ni le duc de Savoie ni le duc d’Enghien ne devoient terminer ce célibat obstiné. C’est alors qu’elle songe à Lauzun. Elle refuse de nouveau Monsieur, frère du Roi, et aussi, malgré les démarches réitérées de madame de Longueville, le brillant comte de Saint-Paul.
  5. Lauzun n’étoit pas encore lieutenant général ; il avoit cédé sa charge de colonel général des dragons et n’avoit que celle de capitaine des gardes du corps. Il n’obtint que plus tard ses autres emplois et dignités.
  6. C’est-à-dire vivre à l’écart, agir en son particulier.
  7. Contribuer quelque chose, et non : en quelque chose. — La locution usitée au XVIIe siècle étoit calquée sur le latin : aliquid contribuere.
  8. Faire confidence avec quelqu’un, c’étoit mettre sa confiance en quelqu’un. — Nous disons encore maintenant, avec un semblable emploi du mot confidence : Il est en grande confidence avec M. N.
  9. Un pareil langage n’a rien d’étonnant dans un temps où les poètes, faisant l’éloge des dames, ne manquoient jamais de chanter leur sein ; où elles-mêmes décrivoient volontiers toutes leurs beautés dans leurs portraits.
  10. Il parut au XVIIe siècle tant de pièces, élégies, sonnets, etc., sous ce titre de Jouissances, que le sieur de La Croix, auteur d’un art poétique, a fait de la Jouissance un genre de poésie particulier, comme l’épithalame ou la ballade. Les femmes elles-mêmes, et des plus considérées, faisoient des pièces de ce genre ; il en est jusqu’à dix que je pourrois citer.
  11. C’est ce qui faisoit dire à mademoiselle de Montpensier, quand on lui annonça l’arrivée du roi d’Angleterre, dont on lui avoit proposé l’alliance : « Je meurs d’envie qu’il me dise des douceurs, parceque je ne sais encore ce que c’est ; personne ne m’en a osé dire. » Toutefois elle ajoutoit : « Ce n’est pas à cause de ma qualité, puisque l’on en a dit à des reines de ma connoissance ; c’est à cause de mon humeur, que l’on connoît bien éloignée de la coquetterie. Cependant, sans être coquette, j’en puis bien écouter d’un roi avec lequel on veut me marier ; ainsi je souhaiterois fort qu’il m’en pût dire. » (Mém., édit Maëstricht, 1, 236.)
  12. Tout le passage qui précède semble avoir été inspiré par les lignes que voicy, tirées des Mémoires de Mademoiselle : « L’affaire qui me paroissoit la plus embarrassante étoit celle de lui faire entendre qu’il étoit plus heureux qu’il ne pensoit. Je ne laissois pas de songer quelquefois à l’inégalité de sa qualité et de la mienne. J’ai lu l’histoire de France et presque toutes celles qui sont écrites en françois ; je savois qu’il y avoit des exemples dans le royaume que des personnes d’une moindre qualité que la sienne avoient épousé des filles, des sœurs, des petites-filles, des veuves de rois ; qu’il n’y avoit point de différence de ces gens-là à lui que celle qu’il étoit né d’une plus grande et plus illustre maison qu’eux, et qu’il avoit plus de mérite et plus d’élévation dans l’âme qu’ils n’en avoient eu. Je surmontai cet obstacle par une multitude d’exemples qui se présentoient à mon souvenir… Je me souvins que j’avois lu dans les comédies de Corneille une espèce de destinée pareille à la mienne, et je regardois du côté de Dieu ce que le poète avoit imaginé par des vues humaines. J’envoyai à Paris, acheter toutes les œuvres de Corneille… Les œuvres de Corneille arrivées, je ne fus pas longtemps à trouver les vers que je vais mettre ici ; je les appris par cœur :
    Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
    Lyse, c’est un accord bientôt fait que le nôtre… »
    (Mém., édit. citée, VI, 32-34.)
    Les vers de Corneille cités ici sont tirés de La suite du menteur, acte IV, sc. 1re.
  13. Deux partis se présentoient alors pour Mademoiselle, M. de Longueville et Monsieur, frère du roi. Mademoiselle avoit écarté le premier et ne vouloit pas entendre parler du second.
    Tout le passage qui suit se retrouve dans les Mémoires de Mademoiselle, mais avec une différence qu’on remarque, d’ailleurs, dans tout le cours de son récit et de celui-ci : c’est que dans les Mémoires c’est Mademoiselle qui presse, tandis que Lauzun recule ; ici c’est le contraire.
    « J’allai à Saint-Cloud chercher le corps de Madame pour le conduire à Saint-Denis… J’allai coucher ce soir-là à Paris, et m’en retournai le lendemain à Saint-Germain, où M. de Lauzun me vint dire, chez la Reine, qu’il me supplioit très humblement de ne lui plus parler. Il me dit qu’il avoit été assez malheureux pour avoir déplu à Monsieur, parcequ’il étoit serviteur de Madame ; il croiroit, dit-il, que toutes les difficultés que vous lui feriez viendroient de moi… — Je lui dis que ce qu’il vouloit que je fisse me mettoit au désespoir ; que je ne voulois pas absolument épouser Monsieur. — Il me répondit toujours que j’avois tort, que je devois obéir, qu’il me demandoit en grâce de ne lui plus parler, qu’il me fuiroit… — Je lui répondis : « Au moins, marquez-moi un temps, c’est-à-dire dites-moi : Si dans six mois votre affaire n’est pas faite avec Monsieur, je vous parlerai. Pourvu que vous disiez que votre résolution à ne pas me voir ait des bornes, je serai satisfaite… » — Il me dit ; « Je vois bien que nous ne finirons jamais, et qu’il faut nécessairement que ce soit moi qui prenne le premier congé… » — Je lui dis : « Répondez-moi sur le temps, parce que sûrement je romprai l’affaire avec Monsieur. » — Il me dit : « Ce n’est ni à vous ni à moi à fixer un temps, ni à régler d’une affaire qui est entre les mains du Roi ; je ne saurois vous faire d’autre réponse. » (Mémoires de Mademoiselle, édit. Maëstricht, 6, p. 109 et suiv.)
  14. Tout ce texte est fort mauvais et ne présente pas de suite ; aucune édition, aucune copie manuscrite ne nous a autorisé à le modifier.
  15. Voici un exemple de l’emploi du mot cajoler qui montre bien qu’il étoit pris ici dans son véritable sens : « La politesse de notre galanterie, dit Huet, évêque d’Avranches, dans son traité de l’origine des romans, vient, à mon avis, de la grande liberté dans laquelle les hommes vivent avec les femmes. Elles sont presque recluses en Italie et en Espagne, et sont séparées par tant d’obstacles qu’on ne leur parle presque jamais, de sorte qu’on a négligé de les cajoler agréablement, parceque les occasions en étoient fort rares. »
  16. M. de Lauzun ne pouvoit douter des sentiments de Mademoiselle ; toute la conduite de cette princesse les lui montroit assez, et elle s’étoit même déjà expliquée à ce sujet d’une manière fort claire avec madame de Nogent, sœur du comte : «… Le dimanche venu, je causois avec madame de Nogent, chez la Reine ; je lui avois parlé si souvent et lui avois tenu tant de discours qui avoient rapport à M. son frère, qu’il ne se pouvoit pas faire qu’elle n’eût pénétré mes intentions… Ce jour-là, je lui disois : « Vous seriez bien étonnée de me voir dans peu mariée ? J’en veux demander, lui dis-je, la permission au Roi, et l’affaire sera faite dans vingt-quatre heures. » Elle m’écoutoit avec une très grande attention. Je lui dis : « Vous pensez peut-être à qui je me marierai ? je ne serois pas fâchée que vous l’eussiez deviné. » Elle me dit : « C’est sans doute à M. de Longueville ? » Je lui répondis : « Non, c’est un homme de très-grande qualité, d’un mérite infini, qui me plaît depuis longtemps. J’ai voulu lui faire connoître mes intentions, il les a pénétrées, et, par respect, il n’a osé me le dire. » Je lui dis : « Regardez tout ce qu’il y a de gens ici, nommez-les l’un après l’autre, je vous dirai oui lorsque vous l’aurez nommé. » Elle le fit, et, après m’avoir parlé de tout ce qu’il y avoit de gens de qualité à la Cour, et que je lui avois toujours dit que non, et que cela eut duré une heure, je lui dis tout d’un coup : « Vous perdez votre temps, parcequ’il est allé à Paris ; il en doit revenir ce soir. » L’aveu ne pouvoit être plus formel, car, quelques jours auparavant, M. de Lauzun avoit dit à Mademoiselle : « Je m’en vais à Paris, et je serai ici sans faute dimanche. » (Voy. Mém. de Madem., édit. citée, 6, p. 92-93, et cf. p. 91.)
  17. « L’on parla de faire un voyage en Flandres, et, quoique l’on eût la paix, le Roi, qui ne marche pas sans troupe, en fit assembler pour faire un corps d’armée qui seroit commandé par le comte de Lauzun, qu’il fit lieutenant général. Le jour de Pâques, je le trouvai dans la rue ; je ne saurois exprimer la joie que j’eus de voir venir son carrosse au mien, ni l’honnêteté avec laquelle je le saluai. Il me parut qu’il me faisoit, de son côté, une révérence plus gracieuse qu’à l’ordinaire : cette pensée me fit un très grand plaisir. » Mademoiselle raconte ensuite longuement tous les détails de ce voyage où elle continua à poursuivre Lauzun, toujours indifférent, quelquefois brutal, et qui sembloit toujours reculer davantage plus elle s’avançoit. Voy. Mém. de Mademoiselle, édit de Maëstricht, 6, p. 51 et suiv.
  18. Ne faudroit-il pas lire : qu’il seroit capable d’entretenir seul…, etc. ?
  19. Il s’agit ici du voyage que fit en effet le Roi en 1671, pour aller visiter ses nouvelles conquêtes.
  20. Le récit de Mademoiselle diffère encore de celui-ci en ce qu’il retire à Lauzun l’initiative qu’on lui prête ici :
    « Lorsque nous fûmes retournés à Saint-Germain, je vis M. de Lauzun sur la porte ; je lui dis, comme je passois : « J’ai rompu l’affaire de Monsieur. Ne voulez-vous pas me parler ? Il me semble que j’ai beaucoup à vous dire. » Il me répondit d’une manière gracieuse : « Ce sera quand vous voudrez. » Je lui dis de se trouver le lendemain chez la Reine. Il fut ponctuel à me venir écouter à l’heure que je lui avois marquée. Je lui rendis compte de tout ce que j’avois fait… Je lui demandai s’il n’étoit pas temps de reprendre mon autre affaire… Il me répondit qu’il étoit obligé de me dire de ne rien presser…
    « Je suis naturellement impatiente ; je souffrois avec peine les longueurs d’une affaire qui m’occupoit assez fortement pour troubler mon repos. Je liai une autre conversation avec M. de Lauzun ; je lui dis qu’absolument je voulois exécuter mon dessein, et que j’avois pris celui de lui nommer la personne que j’avois choisie. Il me répondit que je le faisois trembler. Il me disoit : « Si, par caprice, je n’approuve votre goût, résolue et entêtée comme vous êtes, je vois bien que vous n’oserez plus me voir. Je suis trop intéressé à me conserver l’honneur de vos bonnes grâces pour écouter une confidence qui me mettroit au hasard de les perdre : je n’en ferai rien, je vous supplie de tout mon cœur de ne me plus parler de cette affaire. » Plus il se défendoit de s’entendre nommer, plus j’avois envie de le faire ; comme il s’en alloit toujours lorsqu’il m’avoit précisément répondu ce qu’il avoit à me dire, j’avoue que j’étois fort embarrassée moi-même de lui dire : C’est vous. » (Mém. de Montp., édit. citée, t. VI, p. 126-129.)
  21. « Un jeudi au soir, je le trouvai chez la reine. Je lui dis : « Je suis déterminée, malgré toutes vos raisons, à vous nommer l’homme que vous savez. » Il me dit qu’il ne pouvoit plus se défendre de m’écouter ; il me répondit sérieusement : « Vous me ferez plaisir d’attendre à demain. » Je lui répondis que je n’en ferois rien, parceque les vendredis m’étoient malheureux. Dans le moment que je voulus le nommer, la peine que je conçus que cela lui pourroit faire augmenta mon embarras. Je lui dis : « Si j’avois une écritoire et du papier, je vous écrirois le nom ; je vous avoue que je n’ai pas la force de vous le dire. J’ai envie, lui dis-je, de souffler sur le miroir, cela épaissira la glace ; j’écrirai le nom en grosses lettres, afin que vous le puissiez bien lire. » Après nous être entretenus longtemps, il faisoit toujours semblant de badiner, et moi je lui parlois bien sérieusement. » (Mém. de Madem., édit. citée, t. VI, p. 129.)
  22. « Il se trouva qu’il étoit minuit. Je lui dis : « Il est vendredi, je ne vous dirai plus rien. » Le lendemain j’écrivis dans une feuille de papier : «C’est vous. » Je le cachetai et le mis dans ma poche. Je le rencontrai chez la Reine. Je lui dis : « J’ai le nom dont il est question écrit dans ma poche, et je ne veux pas vous le donner un vendredi. » Il me répondit : « Donnez-moi le papier, je vous promets de le mettre sous mon lit pour ne le lire qu’après que minuit sera sonné. Je m’assure, me dit-il, que vous ne douterez pas que je ne veille jusqu’à ce que j’entende l’horloge, et que je n’attende avec impatience que l’heure soit venue…… » Je lui dis : « Vous vous tromperiez peut-être à l’heure, vous ne l’aurez que demain au soir. » Je ne le vis que le dimanche, à la messe. Il vint l’après-dîner chez la Reine ; il causa avec moi, comme avec tous ceux qui étoient au cercle…. Je sortois mon papier, je le lui montrois, et, après, je le remettois quelquefois dans ma poche et d’autres fois dans mon manchon. Il me pressa extrêmement de le lui donner ; il me disoit que le cœur lui battoit… Je lui dis : « Voilà le papier. » (Mém. de Madem., édit citée, VI, p. 130-131.)
  23. « Après être sorties de l’église (dans le récit de Mademoiselle, l’on est encore au dimanche), nous allâmes chez M. le dauphin. La Reine s’approcha du feu. Je vis entrer M. de Lauzun, qui s’approcha de moi sans oser me parler, ni presque me regarder. Son embarras augmenta le mien. Je me jetai à genoux pour me mieux chauffer. Il étoit tout auprès de moi. Je lui dis, sans le regarder : « Je suis toute transie de froid. » Il me répondit : « Je suis encore plus troublé de ce que j’ai vu. Je ne suis pas assez sot pour donner dans votre panneau ; j’ai bien connu que vous vouliez vous divertir… » Je lui répondis : « Rien n’est si sûr que les deux mots que je vous ai écrits, ni rien de si résolu dans ma tête que l’exécution de cette affaire. » Il n’eut pas le temps de répliquer, ou ne se trouva pas la force de soutenir une plus longue conversation. » (Mém. de Madem., loc. cit.)
  24. Madame de Nogent, sœur de M. de Lauzun, fut moins difficile à persuader : « J’avois écrit sur une carte : Monsieur, M. de Longueville, et M. de Lauzun. Comme je causois, le soir, avec madame de Nogent, je lui montrai ces trois noms, et je lui dis : « Devinez lequel de ces trois hommes j’ai envie d’épouser ? » Elle ne me fit d’autre réponse que celle de se jeter à mes pieds et me répéter qu’elle n’avoit que cela à me dire. » (Mém. de Madem., édit. citée, 6, p. 133.)
  25. Il semble, au contraire de ce qui est avancé ici, que Lauzun n’ait jamais osé parler lui-même au Roi de ce grand projet de mariage. Il eut la plus grande peine du monde à laisser mademoiselle de Montpensier écrire à ce sujet à Sa Majesté. « Il me remettoit toujours d’une journée à une autre, sans y vouloir consentir ; à la fin, après l’avoir extrêmement pressé, et m’être fâchée contre lui des longueurs qu’il apportoit à une affaire qu’il devoit savoir me donner de l’inquiétude, j’écrivis ma lettre avec tant de précipitation, de crainte qu’il ne changeât de sentiment, que je n’eus pas la patience de prendre le temps qu’il m’auroit fallu pour en faire une copie. Je crois même que je ne me donnai pas celui de la relire. » Mademoiselle se rappela dans la suite quels étoient à peu près les termes de sa lettre, et la refit pour l’insérer dans ses Mémoires (t. 6, p. 147 et suiv., édit. citée).
  26. Madame Henriette mourut le 30 juin 1670. Plusieurs des faits qui précèdent sont postérieurs à cette date. Il est certain qu’il fut alors grandement question de marier avec Mademoiselle Monsieur, duc d’Anjou, frère du Roi. Mais si Monsieur désiroit cette alliance pour faire entrer dans sa maison les biens immenses de Mademoiselle, celle-ci, qui connoissoit l’arrière-pensée du prince, et qui d’ailleurs aimoit Lauzun, s’y refusa toujours. On trouve à ce sujet de grands détails dans ses Mémoires, édit. citée, t. 6, initio.
  27. « Lorsque M. de Lauzun m’eut renvoyé ma lettre, je la donnai à Bontemps pour la donner au Roi, qui me fit une réponse très honnête. Il me disoit qu’il avoit été un peu étonné, qu’il me prioit de ne rien faire légèrement, d’y bien songer, et qu’il ne me vouloit gêner en rien ; qu’il m’aimoit, qu’il me donneroit des marques de sa tendresse lorsqu’il en trouveroit des occasions. » (Mém. de Madem., 6, p. 150.)
  28. «… Le Roi joua cette nuit-là jusqu’à deux heures… Il me trouva dans la ruelle de la Reine ; il me dit : « Vous voilà encore ici, ma cousine ? Vous ne savez pas qu’il est deux heures ? » Je lui répondis : « J’ai à parler à Votre Majesté. » Il sortit entré deux portes, et il me dit : « Il faut que je m’appuie, j’ai des vapeurs. » Je lui demandai s’il vouloit s’asseoir. Il me dit : « Non, me voilà bien. » Le cœur me battoit si violemment que je lui dis deux ou trois fois : « Sire ! Sire ! » Je lui dis, à la fin : « Je viens dire à Votre Majesté que je suis toujours dans la résolution de faire ce que je me suis donné l’honneur de lui écrire… » Il me dit : « Je ne vous conseille ni ne vous défends cette affaire ; je vous prie d’y bien songer avant de la terminer. J’ai encore, me dit-il, un autre avis à vous donner : Vous devez tenir votre dessein secret jusqu’à ce que vous soyez bien déterminée. Bien des gens s’en doutent ; les ministres m’en ont parlé ; M. de Lauzun a des ennemis : prenez là-dessus vos mesures. » Je lui répondis : « Sire, votre Majesté est pour nous, personne ne sauroit nous nuire. » (Mém., 6, 156 et suiv.)
    Le secret de ce mariage, exactement gardé par Lauzun et par Mademoiselle, avoit été surpris par Guilloire, secrétaire des commandements de cette princesse, et il en avoit averti M. de Louvois. Lauzun avoit su cette indiscrétion et l’avoit apprise à Mademoiselle, qui ne consentit à garder Guilloire auprès d’elle que sur l’avis formel du comte. Guilloire, au dire de Segrais, avoit même entretenu Mademoiselle à ce sujet. « M. Guilloire, dit Segrais qui parloit plus librement que moi à Mademoiselle, par la confiance que sa charge lui donnoit auprès d’elle, lui dit tout ce qu’un véritable zèle pouvoit lui faire dire là-dessus ; et un jour, étant dans l’antichambre, je l’entendis lui dire dans sa chambre, assez haut, en lui parlant : « Vous êtes la risée et l’opprobre de toute l’Europe. » (Mém. anecd. de Segrais, œuvres, 1755, 2 vol in-18, t. 1, p. 79 et suiv.)
  29. La nouvelle de ce mariage, dont le projet avoit été tenu si secret jusque-là, éclata vite. On connoît la fameuse lettre adressée à M. de Coulanges à ce sujet, le lundi 15 décembre 1670, par Mme de Sévigné : « Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante…, etc. »
    Le jeudi 18 décembre, Mme de Sévigné alla complimenter mademoiselle de Montpensier : « Ce même jeudi, j’allai dès neuf heures du matin chez Mademoiselle, ayant eu avis qu’elle alloit se marier à la campagne, et que le coadjuteur de Reims (Charles-Maurice Le Tellier) faisoit la cérémonie. Cela étoit ainsi résolu le mercredi au soir, car pour le Louvre cela fut changé dès le mardi. » (Cf. Segrais, œuvres, 1755, 2 vol in-18, t. 1, p. 80.) — « Mademoiselle écrivoit ; elle me fit entrer, elle acheva sa lettre, et puis, comme elle étoit au lit, elle me fit mettre à genoux dans sa ruelle…; elle me conta une conversation mot à mot qu’elle avoit eue avec le Roi. Elle me parut transportée de la joie de faire un homme heureux…. Sur tout cela je lui dis : « Mon Dieu ! Mademoiselle, vous voilà bien contente ; mais que n’avez-vous donc fini promptement cette affaire dès lundi ? Savez-vous bien qu’un si grand retardement donne le temps à tout le royaume de parler, et que c’est tenter Dieu et le Roi que de vouloir conduire si loin une affaire si extraordinaire ? » Elle me dit que j’avois raison, mais elle étoit si pleine alors de confiance que ce discours ne lui fit alors qu’une légère impression… À dix heures elle se donna au reste de la France, qui venoit lui faire compliment. » (Mad. de Sévigné, lettre du 24 déc. 1670.)
    Mademoiselle de Montpensier, dans ses Mémoires, ne parle point de cette visite et de cette prédiction de madame de Sévigné ; mais elle énumère complaisamment les noms de tous les grands personnages qui vinrent, au nom de la noblesse de France, remercier elle et le Roi de l’honneur que recevoit tout le corps de la noblesse dans un de ses membres, etc.
  30. « Ce qui s’appelle tomber du haut des nues, dit madame de Sévigné, c’est ce qui arriva hier au soir aux Tuileries ; mais il faut reprendre les choses de plus loin… Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée. Le mardi se passa à parler, à s’étonner, à complimenter. Le mercredi, Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun, avec dessein de lui donner les titres, les noms et les ornements nécessaires pour être nommé dans le contrat de mariage, qui fut fait le même jour. (Cf. Mém. de Montp., 6, 201.) Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés : le premier, c’est le comté d’Eu, qui est la première pairie de France, et qui donne le premier rang ; le duché de Montpensier, dont il porta hier le nom toute la journée ; le duché de Saint-Fargeau, le duché de Châtellerault, tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fût dressé ; il y prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui étoit hier, Mademoiselle espéra que le Roi signeroit le contrat, comme l’avoit dit ; mais, sur les sept heures du soir ; la Reine, Monsieur et plusieurs barbons firent entendre à Sa Majesté que cette affaire faisoit tort à sa réputation ; en sorte qu’après avoir fait venir Mademoiselle et M. de Lauzun, le Roi leur déclara devant M. le Prince qu’il leur défendoit absolument de songer à ce mariage. » (Lettre du vendredi 19 déc. 1670.)
  31. « Les ministres conseillèrent au roi d’écrire une lettre à tous les ambassadeurs qu’il avoit dans les pays étrangers pour leur donner part, des raisons qu’il avoit eues de rompre mon affaire. » (Mém. de Mademoiselle, 6, 236.)
  32. On a remarqué sans doute qu’il n’est pas question, dans le cours de ce récit, de la lettre de mademoiselle de Montpensier au Roi. Beaucoup d’autres circonstances sont omises ; nos notes y ont suppléé pour la plupart.
  33. « Nous traitâmes à fond de tout ce que nous avions à faire, et prîmes la résolution que MM. les ducs de Créquy et de Montauzier, le maréchal d’Albret et M. de Guitry, iroient le lendemain trouver le Roi pour le supplier de ma part de trouver bon que j’achevasse mon affaire. Il se passa tant de circonstances, dans ces moments-là que je ne me souviens pas précisément de ce que ces messieurs étoient chargés de dire au Roi. Je sais pourtant que, lorsque là résolution de les faire parler fut prise, je dis à M. de Lauzun : « Pourquoi n’allons-nous pas nous-mêmes faire cette affaire ? » Il me dit qu’il étoit plus respectueux d’en user de cette sorte. » (Mém. de Montp., 6, 164.)
  34. Il s’agit du mariage de mademoiselle d’Alençon, sœur du second lit de mademoiselle de Montpensier, avec Louis-Joseph de Lorraine, duc de Guise, le 15 mai 1667. Mademoiselle avoit d’abord été assez opposée à cette alliance, qui devint ensuite pour elle un précédent sur lequel elle s’appuya pour déroger encore davantage.
  35. Mademoiselle avoit en réalité quarante-trois ans, et M. de Lauzun trente-sept ans. Elle étoit née en mai 1627 et lui en 1633.
  36. Tous trois ses ministres.
  37. Mademoiselle de Montpensier, dans ses Mémoires, et madame de Sévigné, dans ses Lettres, n’ont pas manqué d’insister sur la douleur bruyante de Mademoiselle et sur la facile fermeté avec laquelle Lauzun supporta le refus du Roi. Pour nous, Lauzun, ambitieux, ne paroît avoir vu dans toute cette affaire, qu’une occasion de fortifier et d’augmenter son crédit auprès du Roi par une soumission aveugle à ses volontés, soumission dont il ne manquoit, dans aucun cas, de lui faire sentir le prix. Poursuivi par mademoiselle de Montpensier, pour qui son indifférence est fort visible dans toutes les paroles, dans tous les actes que rapporte de lui, en les admirant, mademoiselle de Montpensier, trop prévenue en faveur de sa passion, le comte de Lauzun avoit, par ses charges et ses gouvernements, une fortune qui pouvoit suffire au luxe de sa table et de ses équipages ; celle que lui auroit apportée son mariage ne devoit lui servir qu’à faire avec plus d’éclat sa cour au Roi, et il n’en faisoit même pas un mystère à Mademoiselle. Sa soumission devoit accroître son crédit : il fut soumis.
  38. Ces deux derniers vers font allusion à une chanson fort à la mode quarante ans auparavant, et qu’on chantoit encore à cette époque. Le refrain étoit :

    Perroquet, perroquet,
    S’en doit rire dans son caquet.