Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 15

La bibliothèque libre.

LIVRE 2 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.

Mort de Theodose le jeune, Empereur des Romains d’Orient. Qui étoit Attila, et quel étoit son dessein ? Sur le bruit de sa venuë dans les Gaules, les Romains concluent la paix avec les Francs & font un Traité de Pacification avec les Armoriques.


Avant que de parler de l’invasion d’Attila, je crois devoir dire un mot de ce qui se passoit en Orient, lorsque le roi des Huns se disposoit à entrer dans les Gaules. Theodose le jeune qui regnoit à Constantinople, tandis que son cousin Valentinien, auquel il avoit cedé l’administration de l’empire d’Occident, regnoit à Rome, mourut l’année quatre cens cinquante. Comme il ne laissoit point de fils, sa sœur Pulchérie qui regnoit veritablement en Orient, ainsi que Placidie regnoit en Occident, crut que si le sexe dont elle étoit, lui interdisoit l’espérance de monter sur le thrône, il ne devoit pas l’empêcher du moins d’y placer le mari qu’elle daigneroit prendre. Son choix tomba sur Martian, qui étoit déja l’un des premiers officiers de l’empire d’Orient, et qui cependant ne devoit son avancement qu’à son merite. Pulchérie le fit donc proclamer empereur, et dès qu’il fut assis sur le thrône, elle l’épousa. Martian étoit véritablement digne de porter le diadême, mais il n’étoit pas un fils qui succedoit à son pere ; et comme le siége de l’empire d’Orient se trouvoit placé dans un païs naturellement rempli de gens inquiets et factieux, Attila ne devoit pas craindre que Martian fût de long-tems en état de donner de puissans secours à l’empire d’Occident. Le nouvel empereur devoit avoir besoin long-tems de toutes ses forces, pour maintenir la tranquillité et la paix dans ses propres Etats.

Nous rapporterons ici une remarque qu’ont faite les sçavans à l’occasion de l’exaltation de Martian, parce qu’elle peut être de quelqu’usage dans l’histoire de nos rois. Les sçavans ont donc observé[1], que Martian est le premier des empereurs romains qui a été couronné par les mains des pontifes de l’Eglise chrétienne. Quoique depuis long-tems ses prédecesseurs fissent profession du christianisme, néanmoins ils n’avoient point fait encore de leur inauguration, une cérémonie religieuse. L’installation des empereurs consistoit uniquement dans l’exercice de la premiere de leurs fonctions, qui étoit celle de recevoir le serment de fidelité que leur prêtoient les troupes, et le serment que leur prêtoit ensuite le sénat, comme representant le reste du peuple Romain.

Nous avons vû dans le commencement de cet ouvrage que les Huns avoient soumis les Alains et les autres nations Scythiques qui habitoient sur les rives du Danube, et sur le rivage du Pont-Euxin. Attila étoit le seul monarque de tous ces peuples.

Ce prince, comme nous l’avons dit, étoit successeur de Rugila qui avoit rendu de si grands services à Aëtius. Rugila avoit laissé, par sa mort, ses états à deux freres, Bléda et Attila. Le dernier ou plus cruel ou plus rusé que Bléda, s’étoit défait de lui dès l’année quatre cens quarante-quatre, et depuis ce tems-là, il regnoit seul. Cette horrible action pouvoit bien avoir allumé une haine personnelle entre lui et Aëtius, l’ami de Rugila.

Attila avoit autant d’audace et de courage qu’en ait eu aucun autre prince barbare, et il avoit d’un autre côté autant de conduite et de capacité qu’en ait eu aucun capitaine Romain. Ce qu’on pouvoit sçavoir alors de l’art militaire, il l’avoit appris en servant dans les armées de l’empire. Il avoit même auprès de lui des Romains dont il pouvoit tirer des lumieres, lorsqu’il s’agissoit d’affaires sur lesquelles il ne pouvoit point prendre un bon parti, sans être auparavant informé de plusieurs détails concernant la situation des lieux, où il faudroit agir. Priscus Rhétor qui fut employé à négocier avec lui, nous apprend que ce prince avoit eu long-tems un secretaire nommé Constantius né dans les Gaules, et qui avoit été remplacé par Constantinus un autre Romain. On peut voir dans les fragmens de l’historien que je viens de citer, et qui nous sont demeurés, plusieurs autres particularités curieuses touchant la cour et la personne d’Attila. Nous nous contenterons donc de dire ici, pour achever de donner une idée du caractere de ce roi, qui merita d’être distingué par le surnom terrible du Fleau de Dieu , dans un tems où le ciel employoit tant d’autres provinces comme des instrumens de sa vengeance, qu’il n’y eût jamais de Grec plus artificieux ni d’Afriquain plus perfide que lui. Du reste, aucun souverain ne sçauroit être, ni plus absolu dans ses Etats, qu’il l’étoit dans les siens, ni plus accredité dans les païs voisins qu’il l’étoit aussi, supposé même qu’on ne l’y crût qu’un homme : en effet il passoit en plusieurs contrées pour fils de Mars. Dans d’autres on étoit persuadé que Mars avoit du moins une prédilection particuliere pour lui, et que c’étoit pour en donner une marque autentique, que ce dieu avoit voulu que son épée fût découverte miraculeusement par un pastre dans le lieu où elle avoit été enterrée durant plusieurs siécles, et qu’elle tombât dans la suite entre les mains du prince dont nous parlons.

On peut bien croire qu’un roi barbare du caractere d’Attila, rouloit toujours dans son imagination le projet d’une entreprise contre les Romains, soit pour aggrandir son royaume, ou seulement pour s’enrichir par le pillage de quelque province. Il avoit déja fait plusieurs incursions sur le territoire de l’empire d’Orient, lorsque vers l’année quatre cens quarante-neuf il forma le vaste dessein de se rendre le maître des Gaules, et de les répartir entre les differens essains de barbares qui l’auroient suivi. Les Gaules étoient encore alors, malgré les malheurs qu’elles avoient essuyés, la plus riche et la meilleure province de l’empire d’Occident. D’ailleurs la temperature des Gaules convenoit mieux aux nations Scythiques et aux nations Germaniques, dont la patrie étoit un païs froid, que la Grece et même que l’Italie. Les conjonctures étoient favorables au roi des Huns ; ces Gaules se trouvoient alors partagées entre plusieurs puissances qui paroissoient trop animées à s’entre-détruire, pour craindre qu’elles se donnassent jamais des secours sérieux. La haine des unes étoit un garant de l’amitié des autres. Ainsi, persuadé qu’il trouveroit des partisans dans les Gaules, dès qu’il y auroit mis le pied, il ne doutoit pas de s’y établir, et de s’y rendre même en peu de tems le maître de la destinée de ceux qui l’auroient aidé à faire réüssir son entreprise.

Ce qui l’encourageoit encore à la tenter, c’est qu’il ne craignoit point de trouver à l’approche du Rhin la même résistance que les Vandales y avoient trouvée en l’année quatre cens six. Nous avons vû que ces barbares y eurent d’abord à combattre la nation des Francs, alliée des Romains, et que même peu s’en fallut qu’ils n’eussent été défaits avant que d’être parvenus jusqu’au lit de ce fleuve. Le projet d’Attila, comme on le verra par la suite, étoit de passer le Rhin auprès de l’embouchure du Nécre. Or supposé que la tribu des Francs qui habitoit sur les bords de cette riviere, fut toujours demeurée fidelle aux engagemens qu’elle avoit avec les Romains, supposé qu’elle fût encore disposée à leur rendre en bon allié le même service qu’elle avoit tâché de leur rendre en quatre cens six : heureusement pour le roi des Huns, elle étoit actuellement hors d’état de s’opposer avec succès à leur passage. Voici ce qu’on trouve sur ce sujet-là dans Priscus Rhetor.

Notre auteur, après avoir dit que le roi des Huns acheva de se déterminer après la mort de Theodose le jeune arrivée en quatre cens cinquante, à porter la guerre dans l’empire d’Occident, quoiqu’il sçût bien qu’il y auroit affaire à de braves nations, ajoute : » Ce qui l’enhardissoir à entrer hostilement dans le pais des Francs, étoit la mort d’un de leurs Rois, dont les enfans se disputoient la Couronne. L’Aîné avoit eu recours au Roi des Huns, & le Cadet au Patrice Aëtius. J’ai vû ce Puîné à Rome où il étoit pour ses affaires, & je me souviens bien qu’il n’avoit point encore de poil au menton, mais qu’il portoit des cheveux blonds d’une si grande longueur, qu’ils lui flotoient sur les épaules. Aëtius l’adopta, & après que l’Empereur & lui ils l’eurent comblé de présens, ils le firent encore déclarer l’ami & l’allié du peuple Romain, avant que de le renvoyer dans son pais. »

Quelques-uns de nos écrivains ont prétendu que le jeune prince Franc que Priscus avoit vû à Rome dans le tems dont il parle implorer le secours de l’empereur contre Attila, devoit être notre roi Merovée le successeur et même suivant les apparences, le fils de Clodion, et très-certainement le pere de Childéric. Il est vrai que les tems s’accordent en quelque chose. Autant que nous en pouvons juger par l’endroit où la chronique de Prosper marque le commencement du regne de Merovée, ce prince parvint à la couronne vers l’année quatre cens quarante-six, et ce doit être vers l’année quatre cens cinquante, et peu de tems avant l’irruption d’Attila, que Priscus vit à Rome le jeune prince Franc dont il fait mention.

Mais en examinant à fonds ce point d’histoire, il paroît évident que le jeune prince dont Priscus parle, ne peut avoir été notre roi Merovée ; Childeric a dû commencer son regne vers quatre cens cinquante-sept, puisque suivant les Gestes des Francs, il avoit déja regné vingt-quatre ans, quand il mourut, en l’année quatre cens quatre-vingt-un. Or Childeric fut chassé par ses sujets parce qu’il séduisoit leurs filles et leurs femmes, et il fut chassé au plus tard en l’année quatre cens cinquante-neuf, comme j’espere de le prouver quand je parlerai de son rétablissement. Il falloit donc que cette année-là Childeric eût au moins dix-huit ans, et par conséquent qu’il fût né en quatre cens quarante et un. Donc Childeric ne sçauroit avoir été le fils du prince Franc, lequel en quatre cens cinquante n’avoit point encore de poil au menton ; d’où il s’ensuit manifestement que le prince que Priscus vit à Rome vers l’année quatre cens cinquante, ne sçauroit avoir été Merovée. Quel étoit donc ce jeune prince ? Le fils du roi d’une des tribus des Francs, et comme nous l’allons voir, il étoit selon les apparences, le fils du roi d’une tribu de cette nation qui habitoit auprès du Nécre. C’étoit le fils d’un roi de quelqu’essain des Francs appellés Mattiaci qui s’étoit établi sur cette riviere après avoir passé le Mein. D’ailleurs, et cette observation me paroît d’un grand poids, c’étoit dans la cité de Tournai, dans celle de Cambrai et dans les contrées adjacentes que regnoit Merovée et non pas sur les bords du Nécre. Or c’étoit près de l’embouchure du Nécre dans le Rhin, qu’Attila vouloit passer et qu’il passa ce fleuve. C’étoit près de-là qu’il devoit entrer dans le païs tenu par les Francs.

Attila étoit encore animé à poursuivre l’exécution de son projet par les sollicitations de Genséric, roi des Vandales d’Afrique. Ce dernier prince ne pouvoit pas se cacher que la cour de Ravenne et celle de Constantinople ne songeassent perpetuellement à trouver le moyen de le chasser d’un établissement d’où il tenoit toute la Méditerranée en sujettion, et les côtes de l’Italie et de la Gréce dans des alarmes continuelles. Genséric cependant ne pouvoit plus compter alors sur aucun allié qu’il pût opposer à ses ennemis ; il venoit de se broüiller avec Theodoric, dont il auroit pû sans cela esperer du secours, et le sujet de leur broüillerie étoit si grave, qu’il devoit craindre que le roi des Visigots n’aidât même à le dépoüiller. Le roi des Vandales avoit fait épouser à son fils Hunneric la fille du roi des Visigots. Quelque-tems après le mariage, Genséric crut ou sans fondement, ou bien avec fondement, que cette princesse avoit voulu l’empoisonner, afin de faire regner plûtôt son mari ; et dans cette persuasion, il lui fit couper le nez, et il la renvoya mutilée ainsi à son pere, qui témoigna un ressentiment proportionné à l’outrage. Genséric crut alors que le meilleur moyen qu’il eût d’éloigner l’orage, c’étoit d’engager Attila connu pour un prince inquiet, et qui méditoit sans cesse quelqu’entreprise extraordinaire, à tourner ses armes contre les Gaules, où les Visigots avoient leur établissement, et de lui envoyer en même-tems l’argent nécessaire pour l’exécution d’un projet si vaste. Le roi des Huns acheva donc de se résoudre à venir incessamment dans les Gaules avec l’armée la plus nombreuse qu’il lui soit possible de ramasser.

Comme l’armée à la tête de laquelle Attila y entra au commencement de l’année quatre cens cinquante et un, devoit être composée de nations, dont quelques-unes étoient indépendantes de ce prince, et très-éloignées de ses Etats, ainsi que nous le verrons, en faisant le dénombrement de ses troupes, on conçoit bien qu’il lui aura fallu faire plusieurs négociations, avant que de pouvoir s’en assurer. Or il est impossible que tous ceux que le roi des Huns aura pour lors invités à joindre leurs armes aux siennes, ayent accepté ses propositions. Ceux qui les auront refusées, en auront fait part aux Romains, et quelques-uns même de ceux qui les auront agréées, auront été indiscrets, de maniere que les Romains peuvent en avoir été bientôt informés par la confidence de leurs amis, et par l’indiscretion de leurs ennemis. Les Romains auront sçu le projet d’Attila, avant que la mort de Theodose eût déterminé Attila à l’exécuter incessamment. D’ailleurs, comme nous le dirons, Attila pour faire réussir son projet, traita avec les Alains, qui depuis dix ans étoient dans les Gaules, où ils avoient des quartiers sur la Loire ? Ne se seroit-il trouvé personne parmi eux assez fâché de la mort de Bléda, ou bien assez ami du patrice Aëtius, qui dans tous les tems avoit eu de si grandes liaisons avec cette nation, pour l’avertir des menées d’Attila ? Aëtius n’avoit-il pas des espions dans les Etats de ce prince ? Enfin suivant le cours ordinaire des choses, un projet tel que celui du roi des Huns, ne sçauroit être mis en exécution que dix-huit mois après qu’il a été conçû, et un an après qu’il a été ébruité. Ainsi puisque ce prince est entré dans les Gaules dès le mois de février de l’année quatre cens cinquante et un, comme nous le verrons, il faut que son projet y ait été sçû au plus tard, dès l’année quatre cens cinquante. Il y a plus : comme la possibilité qui est dans ces sortes d’entreprises, fait que plusieurs personnes les imaginent souvent, avant que celui qui est destiné à les exécuter, les ait projettées, ou qu’il se soit résolu déterminément à les tenter, on aura parlé dans les Gaules du dessein d’Attila peut-être avant qu’il l’eût formé, et ce qu’on en aura dit trois ou quatre ans avant l’évenement, aura paru si bien fondé au patrice Aëtius, qu’il aura voulu pacifier les Gaules à quelque prix que ce fût.

D’ailleurs nous avons des preuves historiques qu’on fut informé du projet d’Attila dans les Gaules, long-tems auparavant qu’il y entrât pour l’exécuter. Gregoire de Tours, avant que de parler des ravages qu’Attila y fit, et du siége qu’il mit devant Orleans, raconte que le saint homme Aravatius, qui pour lors étoit évêque de Tongres, se mit en prieres sur la nouvelle qui couroit que les Huns alloient faire une invasion en-deçà du Rhin. Il ne cessa durant plusieurs jours, dit notre historien, de demander au ciel d’écarter les malheurs prêts à fondre sur les Gaules. Mais ce prélat convaincu qu’il n’avoit aucun sujet de croire que ses prieres fussent exaucées, prit le parti d’aller à Rome pour les y continuer sur le tombeau des saints apôtres. Il fit donc ce pelerinage, où tout ce qu’il put obtenir, fut d’apprendre par révelation, qu’il ne seroit pas le témoin des malheurs de sa patrie, et que le Seigneur l’appelleroit à lui, avant que les Huns eussent passé le Rhin. En effet, le saint étant revenu dans son diocèse de Tongres, il y mourut après avoir pris congé de tous ses amis, et cela dans le tems qu’Attila étoit encore au-delà de ce fleuve. Les prieres du saint personnage Aravatius, son pelerinage à Rome et sa mort, évenemens arrivés tous entre le tems, où l’on apprit dans les Gaules qu’Attila y feroit bien-tôt une invasion, et cette invasion même, montrent que ce tems-là fut assez long, et nous autorise à supposer qu’on s’y préparoit dès quatre cens quarante-neuf à repousser ce prince, quoiqu’il n’y ait mis le pied, qu’à la fin de l’hiver de quatre cens cinquante et un. M De Tillemont dit[2] en parlant de l’invasion d’Attila dans l’empire. » On commençoit apparemment en quatre cens quarante-neuf à entendre le bruit de cette tempête, puisque Saint Leon s’excuse[3] de se trouver au Concile d’Ephése, sur l’état flottant & incertain où l’on se trouvoit alors. »

On lit dans Idace immédiatement après la mention qu’il fait de la mort de Placidie, décedée au mois de novembre de l’année quatre cens cinquante, qu’au mois d’avril précedent, on avoit vû la partie boréale du ciel s’enflammer après le coucher du soleil, et devenir de couleur de sang ; que d’espace en espace on remarquoit des rayons brillants, et que ce phénomene qui fut le présage de si grands évenemens, dura plusieurs heures. C’est le phénomene si connu aujourd’hui sous le nom d’aurore boréale. Isidore parle aussi des prodiges qui annoncerent aux peuples selon lui, la venue d’Attila, long-tems avant son invasion. Il y eut, dit Isidore, de frequens tremblemens de terre. La lune levante fut éclipsée, et on vit une comete terrible du côté de l’occident. Du côté du pole, le ciel parut de couleur de sang, et l’on y remarqua d’espace en espace des lances d’un feu brillant. Tous ces prodiges qui n’étoient point arrivés en un jour, devoient être cause que les peuples parlassent très-souvent, des avis certains qu’on recevoit dans les Gaules concernant les projets d’Attila, et qu’ils fissent de ces nouvelles le sujet ordinaire de leurs entretiens.

Dès qu’Aëtius et les autres officiers de l’empereur auront vû que le nuage se formoit, ou du moins qu’il étoit formé, ils n’auront point attendu qu’il se fût approché du Rhin, pour traiter avec les Francs, tant Ripuaires que Saliens, et même avec les Armoriques. Ces officiers auront eu encore plus d’empressement pour se reconcilier avec des ennemis qui auroient été si dangereux durant l’orage qu’on alloit essuyer, qu’à demander du secours aux Bourguignons et aux Visigots comme aux alliés de l’empire. Je crois donc que ce fut vers quatre cens cinquante, que les officiers du prince signerent la paix, et même qu’ils contracterent une alliance du moins défensive, avec les Armoriques, ainsi qu’avec tous les rois Francs qui s’étoient faits dans les Gaules des Etats indépendans. Je crois même que la négociation de cette paix ne fut pas bien longue, quoique l’accord entre l’empereur et les Armoriques fût au fond si difficile à moyenner, à cause des interêts et des prétentions, auxquelles il étoit nécessaire de renoncer pour y parvenir, qu’il n’auroit pas été possible de le conclure, ou que du moins il ne l’auroit été qu’après des pourparlers continués durant des années entieres, en des tems où les conjonctures eussent été moins urgentes. Mais la crainte d’un péril éminent, qui est le plus persuasif de tous les mediateurs, sçait concilier en huit jours des puissances qui se croyent elles-mêmes bien éloignées de tout accommodement : elle sçait leur faire signer un traité de ligue offensive, dans le tems qu’elles paroissent encore éloignées de signer même un traité de paix. L’Europe vit dans le dernier siécle un exemple celebre de ces alliances inattendues, lorsque la campagne triomphante que le roi Louis XIV avoit faite en mil six cens soixante et sept dans les Païs-Bas espagnols, engagea l’Angleterre, la Suede et la Hollande reconciliées seulement depuis quelques mois par la paix de Bréda, à conclure la ligue si connue sous le nom de la Triple alliance. Elle fut signée en moins de jours qu’il n’auroit fallu de mois, pour convenir sur une seule des conditions que ce traité renferme, si la crainte du pouvoir exhorbitant de la France n’eût pas rempli, pour ainsi dire, toutes les fonctions d’un médiateur, que dis-je, d’un arbitre décisif et respecté.

Quelles furent les conditions des traités qu’Aëtius fit alors avec les tribus des Francs établies dans les Gaules, et de la pacification accordée aux Armoriques ? Nous les ignorons. Nous ne sçavons même positivement qu’il y eut un accord fait entre ces Francs et les Romains, et entre les Romains et les Armoriques vers l’année 450 que parce qu’après avoir vû les Francs et les Armoriques en guerre ouverte avec l’empereur, en quatre cens quarante-six, nous voyons les uns et les autres servir comme troupes auxiliaires dans l’armée qu’Aëtius mena contre Attila en quatre cens cinquante et un. Tous les monumens litteraires du cinquiéme siécle qui nous restent, ne nous apprennent rien de ce qui se passa dans les Gaules depuis l’année quatre cens quarante-sept, jusqu’à l’année quatre cens cinquante et un. Les fastes de Prosper qui sont le plus instructif de tous ces monumens, ne rapportent même sur l’année quatre cens quarante-cinq, et sur les trois années suivantes que le nom des consuls de chaque année. Ces fastes ne parlent que de l’héresie d’Eutyche sur l’année quatre cens quarante-neuf, et des affaires d’Orient sur l’année quatre cens cinquante. D’où vient ce silence ? Prosper n’a-t-il rien écrit sur ces années qui doivent avoir été fertiles en grands évenemens ? Les Francs ou les Romains des Gaules qui ont fait dans les siécles suivans les copies de ces fastes qui sont venues jusqu’à nous, y auroient-ils supprimé quelque chose par des motifs que nous ne sçaurions deviner aujourd’hui.

Pour revenir aux conditions de nos traités, autant qu’on peut deviner, en raisonnant sur les convenances et sur l’histoire des tems postérieurs à l’invasion d’Attila ; les Romains auront permis aux Francs Saliens et aux Francs Ripuaires de tenir paisiblement, et sans dépendre de l’empire en qualité de sujets, ce qu’ils avoient occupé dans les Gaules, moyennant qu’ils cessassent tous actes d’hostilité, et qu’ils s’engageassent à fournir des troupes auxiliaires toutes les fois qu’on auroit une juste occasion de leur en demander. Quant aux Armoriques, Aëtius leur aura accordé une suspension d’armes durable, jusqu’à ce qu’on fût convenu avec eux d’un accommodement définitif, et il aura promis au nom de l’empereur que durant cet armistice les officiers du prince n’entreprendroient point de réduire, ni par menées, ni par force les provinces confédérées, à condition qu’elles reconnoîtroient toujours l’empire pour souverain, et qu’elles seroient gouvernées en son nom par les officiers civils et militaires qu’elles choisiroient, et qu’elles installeroient elles-mêmes, qu’elles payeroient chaque année une certaine somme à titre de redevance, et que du reste elles se conduiroient en tout, suivant l’expression consacrée, en bons et loyaux serviteurs de la monarchie romaine ; ut comiter majestatem imperii romani colerent. En vertu de cet accommodement, les provinces confédérées n’auront plus été sujettes qu’en apparence ; elles seront devenuës libres en effet.

Il est vrai cependant qu’un auteur connu, rapporte le contenu d’un traité de ligue offensive et défensive, conclu à l’occasion de la venuë d’Attila dans les Gaules, entre Aëtius, Theodoric roi des Ostrogots, et Mérovée roi des Francs Saliens. En voici les articles essentiels. » Les Romains les Visigots & les Francs feront la guerre de concert, & il ne sera point loisible à aucune des trois Puissances de se départir de l’alliance. Chacune d’elles demeurera en paisible possession des Villes & des Contrées qu’elle occupe actuellement. Si quelqu’un des contractans manque à son engagement, il sera traité comme ennemi par les deux autres. Chacune des Puissances donnera aide & secours à ses Alliés, ainsi qu’elle les donneroit à ses propres Sujets. Tout le butin que feront les armées de la Ligue, & tous les païs qu’elles pourront conquérir, seront partagées par égales portions entre les trois Puissances contractantes. » Ce traité seroit assûrément d’un grand secours, pour expliquer l’histoire du cinquiéme siécle, s’il étoit autentique. Ainsi c’est dommage que l’auteur qui le rapporte, et qui ne dit point où il l’a pris, ne soit autre que Forcadel, pour tout dire en un mot, le Varillas du seiziéme siécle.

La pacification générale dont nous venons de parler, étoit bien le premier moyen qu’il falloit employer, pour mettre les Gaules en sûreté contre les entreprises d’Attila, mais elle n’étoit pas le seul. Cependant nous allons voir que Valentinien négligea long-tems de mettre en œuvre les autres moyens, qui n’étoient guéres moins nécessaires.

  1. Valesius Rerum Franc. lib. 3. p. 139.
  2. Tom. 6. pag. 146.
  3. Leo. Epi. 27.