Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 16

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LIVRE 2 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Guerre d’Attila.


Avant que de raconter les évenemens de cette guerre, il convient de rendre compte aux lecteurs de la maniere dont Attila vouloit executer son dessein, et d’exposer, pour s’expliquer avec nos expressions, quel étoit son projet de campagne. Nous avons vû dans le premier livre de cet ouvrage que du tems d’Attila, les Alains étoient une des nations sujettes au roi des Huns ; et nous avons parlé déja plus d’une fois dans ce second livre, du corps de troupes auxiliaires composé d’Alains, qu’Aëtius avoit fait venir dans les Gaules, et à qui ce général avoit assigné des quartiers stables aux environs d’Orleans. Nous avons vû aussi que ces Alains avoient Sambida pour roi, lorsqu’ils s’établirent dans ces quartiers, et que quelques années après, ce Sambida avoit eu Eocarix pour successeur. Il faut que ce dernier fût déja mort, lorsqu’Attila vint dans les Gaules, puisque Jornandès appelle Sangibanus, le prince qui regnoit alors sur les Alains, établis dans l’Orleannois et dans les païs adjacens. Attila dont ils étoient en quelque maniere sujets, négocia si bien avec Sangibanus, et il sçut l’intimider si à propos, que ce dernier manquant aux engagemens qu’il avoit avec l’empire romain promit de livrer Orleans au roi des Huns, et de se déclarer pour lui.

Les convenances, et ce qui se passa dans la suite, ne permettent pas de douter que dès qu’Attila se crut assûré d’entrer dans Orleans sans coup férir, il ne résolût d’y marcher aussi-tôt qu’il auroit passé le Rhin, pour se rendre maître d’une ville, qui sembloit faite exprès pour lui servir de place d’armes. En effet, l’assiette d’Orleans bâtie au centre des Gaules, et située sur la Loire qui les partage, l’ont renduë dans tous les tems de troubles une ville d’une extrême importance. Durant les guerres que les Anglois firent aux successeurs de Philippe de Valois, l’un et l’autre partis, firent leurs plus grands efforts, pour s’en rendre maîtres ou pour la conserver, et les Huguenots en firent encore leur place d’armes en mil cinq cens soixante et deux qu’ils leverent l’étendart de la révolte pour la premiere fois. Lors de la seconde prise des armes, un de leurs premiers soins fut encore celui de s’emparer d’Orleans.

Environ deux siécles avant qu’Attila vînt dans les Gaules, l’importance dont étoit la ville capitale de la cité qui s’appelle aujourd’hui l’Orleannois, engagea l’empereur Aurelien, qui lui donna le nom d’Aurelia, à la rebâtir, ou du moins à l’envelopper d’une nouvelle enceinte de murailles[1]. Mais attendu l’état où les Gaules étoient en quatre cens cinquante, l’occupation d’Orleans devoit être un évenement décisif. En effet, celui qui en seroit maître, se trouveroit posté entre les Visigots et les Francs, comme entre les Romains et les Armoriques, et conséquemment à portée d’empêcher la jonction de leurs forces, soit en leur donnant à tous de la jalousie en même-tems, soit en attaquant durant la marche les corps de troupes, qui se seroient mis en mouvement, pour se rendre au lieu où tous ces peuples seroient convenus de s’assembler. D’ailleurs plusieurs des voyes militaires, ou de ces chemins ferrés, dont les romains avoient construit un si grand nombre dans les Gaules, passoient par Orleans, et ces chaussées étoient presque la seule route par laquelle une armée qui traînoit avec elle beaucoup d’attirail, et de machines de guerre d’un transport difficile, pût marcher diligemment.

Comme nous avons déja dit qu’Attila avoit à son service des Romains des Gaules, on ne demandera point de qui ce prince avoit tiré une notion si juste de la topographie du païs. D’ailleurs, il y avoit depuis plus de dix ans un corps d’Alains, sujets d’Attila, en quartier sur la Loire, et il étoit impossible que plusieurs de ces Alains ne fussent pas retournés dans leur patrie, soit pour y faire des recruës, soit par d’autres motifs.

Dans le tems même qu’Attila prenoit des mesures, pour s’assurer d’un lieu d’où il pût empêcher à force ouverte les nations qui occupoient les Gaules, de réunir leurs forces contre lui, il tâchoit encore de les rendre suspectes les unes aux autres, pour leur ôter même le dessein de se joindre en corps d’armée, et de l’attaquer toutes ensemble. Il tâchoit donc de persuader aux Romains qu’il étoit leur ami, et qu’il n’en vouloit qu’aux Visigots, tandis qu’il assuroit ces derniers qu’il n’en vouloit qu’aux Romains. C’étoit le meilleur moyen de semer parmi ses ennemis une mésintelligence capable de retarder du moins, l’union de leurs forces, et ce retardement devoit lui faciliter son entreprise. En effet ce moyen lui réussit. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans Jornandès.

» Attila résolu d’entreprendre l’expédition à laquelle il avoit été déterminé par les subsides que Genséric lui avoit fournis, songea d’abord à mettre aux mains les Romains & les Visigots qui devoient le défaire, s’ils se réunissoient pour le combattre. Dans ce dessein, il envoya des Ambassadeurs à l’Empereur Valentinien, qui lui rendirent une lettre, dans laquelle le Roi des Huns assuroit qu’il n’avoit point intention de rien entreprendre contre la République, avec laquelle il se tiendroit heureux de pouvoir vivre en bonne intelligence : Que son unique projet étoit de tirer raison du Roi des Visigots, & qu’il souhaitoit de tout son cœur que l’Empire n’entrât point dans cette querelle. Toutes les protestations les plus fortes d’attachement inviolable, en un mot, toutes les expressions les plus propres à persuader que celui qui écrivoit la lettre, s’expliquoit de bonne foi, y étoient employées. Dans le même tems, Attila écrivit à Theodoric une autre lettre aussi sincere que la premiere, & dans laquelle il l’exhortoit de renoncer à l’alliance des Romains, en le faisant ressouvenir de la mauvaise foi avec laquelle ils en avoient usé avec lui dix ans auparavant. Cet homme rusé attaquoit ses ennemis par des artifices, avant que de les attaquer les armes à la main. » On voit bien que c’est de l’expédition de Litorius Celsus contre les Visigots qu’Attila entend parler dans la lettre dont Jornandès rapporte le contenu. Prosper nous donne la même idée que l’historien des Gots, de la conduite que tenoit le roi des Huns. » Attila après s’être rendu très-puissant, en joignant à ses Etats ceux de Bléda, son frere, qu’il avoit tué, assemble une armée nombreuse composée des Peuples ses voisins, en déclarant qu’il n’en vouloit qu’aux Visigots, contre lesquels il prenoit les interêts de l’Empire Romain. »

Comme Valentinien n’eut point dans le tems, une copie de la lettre qu’Attila écrivoit à Theodoric, ni Theodoric une copie de celle qu’Attila écrivit à Valentinien, l’empereur et le roi des Visigots purent croire chacun de son côté, que le roi des Huns ne lui en vouloit pas, et qu’il convenoit de s’informer plus particulierement de ses intentions, afin de voir s’il n’étoit pas possible de faire quelqu’usage de l’armée qu’il mettoit sur pied. A en juger par la suite de l’histoire, Valentinien et Theodoric se laisserent abuser long-tems, puisqu’Attila, comme nous allons le voir, étoit en-deçà du Rhin, avant que les deux autres puissances se fussent conciliées, et qu’ils eussent fait les dispositions nécessaires, pour s’opposer avec succès à son invasion. Aëtius lui-même s’étoit-il ébloui au point de croire que la paix faite avec les Francs et les Armoriques, mettoit les provinces obéissantes des Gaules en état de ne rien craindre, ou bien ce capitaine ne fut-il pas écouté à la cour de son prince, lorsqu’il y aura representé la convenance qu’il y avoit à prendre de bonne heure toutes les mesures possibles contre un ennemi aussi actif et aussi rusé que le roi des Huns ? Nous l’ignorons ; mais nous trouvons encore dans le peu de mémoires qui nous restent de ce tems-là, un évenement auquel on peut imputer en partie l’inaction de Valentinien. Il perdit à la fin du mois de novembre de l’année quatre cens cinquante Placidie qui étoit à la fois sa mere et son premier ministre.

La mort de cette princesse dut déranger les affaires autant et encore plus que l’auroit fait la mort même de l’empereur. Tous ceux qui remplissoient alors les secondes places, aspirerent sans doute à la premiere. Chacun d’eux tâcha de devenir le supérieur de ceux qui avoient été ses égaux, tant que Placidie avoit vêcu. Chacun d’eux aura voulu tourner à son profit une partie des revenus de l’empire, à peine suffisans pour bien soutenir la guerre qu’on alloit essuyer. Ainsi durant un tems la cour aura été plus occupée de leurs interêts que des interêts de l’empire, et l’on aura peut-être répondu à ceux qui répresentoient qu’il falloit avant tout pourvoir aux besoins des Gaules, et conférer une espece de dictature à Aëtius, le seul qui fût capable de les défendre : qu’un prince aussi artificieux qu’Atn’auroit point écrit et publié que son projet étoit d’entrer dans les Gaules, si son dessein sérieux n’eût pas été de marcher d’un autre côté : que ses preparatifs regardoient sans doute l’empire de Constantinople, et que c’étoit à Martian de prendre ses précautions : qu’en tout cas la paix qu’on venoit de conclure avec les Francs comme avec les Armoriques, et l’alliance que l’empire entretenoit avec les Visigots, mettroient le général qui seroit chargé par le prince du soin de défendre les Gaules, en état d’empêcher les Huns d’y pénétrer.

Tandis que la cour perdoit le tems à raisonner sur le projet d’Attila, ce prince se mit en marche. Ce fut à la fin de l’année quatre cens cinquante, ou au commencement de l’année suivante. Le chemin qu’il avoit à faire, et le tems où il prit Mets, qui fut la veille de Pâques de l’année quatre cens cinquante et un, empêchent de croire qu’il soit parti plus tard. Personne n’ignore que les peuples qui habitent dans les païs froids, ne voyagent pas aussi volontiers durant l’été que durant l’hyver, qui rend praticables les terrains les plus humides, et qui donne le moyen de passer sur la glace, les rivieres et les fleuves. Il falloit bien que les Vandales et les autres barbares, qui firent dans les Gaules en quatre cens sept la fameuse invasion dont nous avons fait mention tant de fois, eussent marché durant l’hyver, et à la faveur de la gelée, puisqu’ils passerent le Rhin la nuit du dernier decembre au premier janvier. A en juger par les convenances et par les évenemens subséquens, les Huns auront remonté le Danube, en marchant sur la rive gauche de ce fleuve, et quand ils auront eu gagné la hauteur du lieu où est aujourd’hui la ville d’Ulm, ils auront pris sur leur droite, afin de n’avoir point à traverser la Montagne Noire. Enfin en recüeillant toujours sur la route les essains de barbares qui avoient promis de les joindre, ils seront arrivés au Nécre, qu’ils auront suivi jusqu’à son embouchure dans le Rhin, et ce fut, comme nous le verrons bien-tôt, auprès de ce confluent, qu’ils passerent le fleuve qui servoit de barriere aux Gaules.

L’armée d’Attila étoit de plusieurs centaines de milliers d’hommes. Voici le dénombrement qu’en fait Sidonius Apollinaris. « Tous les barbares conspirent contre les Gaules qui vont être inondées par les peuples nés sous la grande & sous la petite Ourse. Le hardi Gélon est accompagné du Rugien, & ils sont suivis du féroce Gépide. Le Bourguignon marche après le Scyrus : Le Hun, le Bellonotus, le Neurus, le Basterne, le Turingien & le Bructère sont avec eux. La Tribu des Francs qui habite sur les bords fangeux du Nécre, les joint. Les Forêts de la Montagne noire tombent sous la coignée de ces Barbares, & leurs arbres changés en barques, joignent ensemble les deux rives du Rhin. » On verra ci-dessous la suite de ce passage de Sidonius.

C’est à ceux qui écrivent sur l’ancienne Germanie, à expliquer, autant qu’il est possible de le faire, quels étoient les peuples qu’Attila avoit rassemblés sous ses enseignes. Nous nous contenterons de faire deux observations à ce sujet. La premiere sera que les nations que Sidonius nomme, en faisant le dénombrement des troupes d’Attila, n’étoient pas toutes entieres dans son camp. Il n’y avoit qu’une partie du peuple de ces nations qui se fût attachée à la fortune de ce prince. Nous verrons par exemple que s’il y avoit des Francs et des Bourguignons dans l’armée de ce roi, il y avoit aussi des Francs et des Bourguignons dans l’armée d’Aëtius. La guerre dont nous parlons, n’étoit point une guerre de nation à nation, c’étoit une guerre que tous les peuples qui vouloient envahir les Gaules, venoient faire aux peuples qui en étoient en possession. Ma seconde observation sera que le lieu où Attila passa le Rhin, et le secours qu’il reçut d’une tribu des Francs qui habitoit alors sur le Nécre, acheve de persuader que c’étoit la couronne de cette tribu que se disputoient les deux freres, dont l’un étoit à Rome, lorsque Priscus Rhetor s’y trouva vers l’année quatre cens cinquante. Nous avons vû déja que le roi des Huns avoit compté principalement sur la facilité que la querelle qui étoit entre ces deux princes, lui donneroit pour entrer dans les Gaules, et ici nous le voyons passer le Rhin sur un pont construit avec des arbres coupés dans la Forêt Noire, au pied de laquelle on peut dire que le Nécre coule.

Dès qu’Attila fut en-deçà du Rhin, il prit le chemin d’Orleans, et il marcha avec autant de diligence qu’il lui étoit possible d’en faire à la tête d’une armée aussi nombreuse que la sienne, et qui étoit souvent obligée de se détourner, ou de s’étendre, pour trouver de la subsistance. Attila n’avoit ni munitionnaires avec lui, ni magasins sur sa route, et la saison de l’année où l’on étoit, ne lui permettoit point de tirer du plat-païs les secours qu’on en tire vers la fin de l’été, quand la campagne est couverte de fruits mûrs et de moissons qu’on recueille. Ce fut donc la nécessité d’avoir des vivres qui le contraignit suivant l’apparence, d’attaquer quelques places qui étoient hors du chemin qu’il lui falloit tenir, et dans lesquelles, suivant ce qui arrive en de pareils cas, les habitans du plat-païs avoient retiré leurs effets, à moins qu’il n’en ait usé ainsi, pour faire prendre le change aux Romains, en leur donnant à penser que c’étoit sur la Meuse, et non pas sur la Loire qu’il vouloit avoir sa place d’armes. Quoiqu’il en soit, dès qu’il eut pris Mets qu’il força, et qu’il saccagea la veille de Pâques, il cessa de ruser, et tira droit à Orleans. Mais avant que de parler du siége de cette ville, il faut rendre compte de ce que les Romains avoient fait, tandis qu’Attila traversoit la Germanie, qu’il passoit le Rhin, et qu’il saccageoit une partie des deux provinces Germaniques, et des deux Belgiques.

Aëtius étoit encore à la cour de Valentinien, où durant long-tems on avoit tantôt cru et tantôt traité de vision l’entreprise d’Attila, lorsqu’enfin on y fut pleinement convaincu qu’elle étoit sérieuse, et qu’elle étoit même sur le point de s’exécuter. On renvoya donc au plûtôt ce général dans les Gaules, pour s’opposer à l’invasion des Huns, mais on ne put lui donner que quelques troupes qui encore n’étoient pas complettes, des lettres adressées à ceux dont il pourroit avoir besoin, des pouvoirs pour traiter avec les ennemis, ou bien avec les alliés, en un mot, tout ce qui s’appelleroit aujourd’hui des secours en papier. On lui remit entr’autres une lettre écrite par l’empereur à Theodoric, pour engager ce roi des Visigots à aider les Romains de toutes les forces de sa nation. Comme les Visigots étoient assez puissans pour faire tête seuls à l’ennemi, on croyoit avec raison qu’il ne seroit point aussi facile de leur faire épouser la cause commune, qu’il le seroit de la faire épouser aux Bourguignons, aux Francs, et aux autres barbares établis dans les Gaules, que leur foiblesse livroit à l’ennemi, et qui ne pouvoient esperer de salut qu’en réunissant leurs forces à celles des Romains. Voici le contenu de la dépêche que les ambassadeurs de Valentinien rendirent aux Visigots, ou du mémoire qu’ils leur lurent par ordre de l’empereur. » Vous êtes la plus brave des Nations étrangeres, & la prudence exige de vous que vous joigniez vos forces aux nôtres, pour repousser Attila, qui prétend subjuguer le genre humain. C’est un Tyran qui croit que tout ce qui lui est possible, lui est permis. Les Nations doivent leur haine à un ennemi qui veut les détruire toutes. Si vous ne pouvez pas oublier l’évenement malheureux de l’année quatre cens trente neuf[2], du moins rappellez-en toutes les circonstances. Vous vous souviendrez pour lors, que les Huns en furent la véritable cause. Ce furent les artifices de cette Nation qui sont plus à craindre que son épée, qui engagerent ceux des Romains qu’on sçait avoir été les promoteurs de cette expédition, à l’entreprendre. Quand vous seriez résolus à ne rien faire pour nos interêts, les vôtres seuls suffiroient pour vous animer à punir une injure dont vous n’êtes point encore assez vengés. Joignez-vous donc à nous dans cette occasion. Que votre valeur serve votre ressentiment. Un autre motif vous engage encore à vous joindre à nous. Vous devez du secours à la République, vous qui êtes un de ses membres, puisque vous habirez dans son Territoire. Jugez par le soin que l’ennemi commun a pris pour nous brouiller, combien notre union lui doit être funeste. Ces représentations & les instances des Ambassadeurs de Valentinien toucherent Theodoric, & il leur répondit : Romains, mon intention est de faire tout ce que vous me proposez ; je suis, & je me déclare l’ennemi d’Attila, & me voilà prêt à marcher par tout où nous pourrons le rencontrer. Il estt, je ne l’ignore pas, vainqueur de plusieurs Nations belliqueuses ; mais le titre de victorieux n’impose point aux Visigots. On ne doit craindre les hazards de la guerre, que lorsqu’on fait une guerre injuste, mais quand on défend une cause approuvée par le Dieu des armées, on ne doit point avoir peur de l’évenement des combats. Tous les Visigots applaudirent au discours de leur Roi. »

Suivant la narration de Sidonius Apollinaris qui vivoit alors, Theodoric ne se laissa point persuader avec tant de facilité, de joindre ses forces à celles de Valentinien. Il s’en faut beaucoup, suivant cet auteur, que le roi barbare ait montré pour lors autant de bonne volonté que le dit Jornandès. Mais l’historien des Gots qui lui-même étoit Got, et qui étoit du nombre de ceux de cette nation qui vivoient en Italie sous la domination des Romains d’Orient, après que ces derniers l’eurent conquise sur les Ostrogots vers le milieu du sixiéme siécle, aura un peu alteré la verité. Il aura dépeint sa nation comme toujours portée par son inclination naturelle à servir l’empire, afin de diminuer l’aversion que ses vainqueurs avoient pour elle.

Sidonius Apollinaris écrit donc dans le panegyrique de l’empereur Avitus, que ce Romain s’étoit retiré à la campagne au sortir de la préfecture du prétoire des Gaules, et qu’il y vivoit dans une espece de retraite, quand sa patrie fut inondée, pour ainsi dire, par un torrent formé de toutes les ravines du nord. « Les troupes d’Attila courent déja pais des Belges, & Aëtius qui vient d’Italie pour défendre les Gaules, est encore aux débouchés des Alpes ; l’armée qu’il amene avec lui, est presque sans Soldats. C’est sur les Visigots qu’il compte. Il présume qu’ils voudront bien remplir le vuide qui est dans son camp. Ainsi ce Général devient proye des soucis les plus cuisans, aussi-tôt qu’il est informé que ces Barbares ont résolu d’attendre dans leurs quartiers les Huns, dont ils n’ont point de peur. Enfin il prend le parti d’avoir recours à l’entremise d’Avitus, & d’un ton de suppliant, il lui dit dans une assemblée des principaux personnages des Gaules : Avitus, vous dont le monde Romain attend aujourd’hui son salut, il ne vous est pas nouveau de voir Aëtius recourir à vous. Dès que vous avez voulu empêcher que les Visigots vainqueurs de Litorius Celsus & des Huns, ne fissent de nouvelles conquêtes sur l’Empire, les Visigots ont remis l’épée dans le foureau. Ils la tireront aujourd’hui pour son service, si vous le voulez, N’est-ce pas la crainte de vous déplaire qui retient tant de milliers de ces Barbares dans les bornes de leurs Concessions. Quoiqu’au fond du cœur ils soient nos ennemis, ils ne veulent pas rompre une paix que vous avez conclue. C’est l’amitié qu’ils ont pour vous qui sert de rempart à nos Provinces ouvertes. Allez, Avitus, amenez à notre secours leurs enseignes victorieuses. Si la défaite des Huns commandés par Litorius, laquelle nous jetta dans de si grandes allarmes, aboutit enfin à notre gloire par votre moyen, vous pouvez nous en faire acquérir une nouvelle par une seconde défaite des Huns. Engagez les Visigots à les battre une autre fois. Dès qu’Aerius eut cessé de parler, Avitus promit de faire tout ce qui lui seroit possible, & sa promesse fut réputée un gage assûré du succès. Il part donc, & bien-tôt cet homme qui sçavoit manier à son gré l’esprit de nos Visigots, leur fait prendre les armes. »

Ainsi ces barbares se mirent aux champs, et ils joignirent l’armée Romaine. Aëtius continua de commander en chef après cette jonction, et c’étoit de lui que les Visigots prenoient l’ordre. On voyoit, dit Sidonius, des troupes de cavalerie, dont les Soldats étoient couverts de peaux, obéir aux signaux que la trompette Romaine donnoit. Le Visigot fait son service avec la ponctualité la plus exacte. Il semble qu’il craigne de se trouver dans quelqu’un des cas où le Soldat Romain qui s’y trouve, perd, suivant nos loix militaires, une partie de sa solde, »

Pour peu qu’on ait d’habitude avec les auteurs du cinquiéme et du sixiéme siécle, on ne sera point étonné de voir que Sidonius désigne ici les Visigots, en les appellant des cavaliers couverts de peaux. Les barbares affectoient de porter des habits faits de peaux, quoiqu’ils se fussent établis dans des païs où il se fabriquoit des étoffes, et où il n’étoit pas aussi nécessaire de se fourer que dans les contrées dont ils étoient la plûpart originaires. Si quelqu’un, dit l’Auteur du Poëme de la Providence qui se trouve parmi les Ouvrages de Saint Prosper Disciple de Saint Augustin, demande pourquoi Dieu a créé les Loups les Loups cerviers & les Ours, qu’il fasse réflexion à la beauté comme à l’utilité des fourures qui se font des peaux de ces bêtes féroces. Les Grands & les Rois des Scythes & des Gots ne preferenc-ils pas ces fourures aux étoffes de soye teintes en pourpre » ? Sidonius parle en une infinité de ses ouvrages des vêtemens de peaux que portoient les barbares, comme d’un habillement qui leur étoit propre, et par lequel il étoit aussi facile de les distinguer du Romain, que par leur longue chevelure. Dans le discours que Sidonius fit aux citoïens de Bourges, pour les engager à choisir Simplicius leur compatriote, pour évêque, il leur dit que s’il est jamais question d’envoyer une députation dans quelqu’occasion importante, Simplicius s’acquittera d’une pareille fonction aussi-bien qu’aucun autre, et qu’il a déja été plusieurs fois envoyé avec succès par ses concitoïens, vers des rois habillés de peaux, et vers des officiers vêtus de pourpre. Sidonius oppose ici les barbares aux romains, en désignant les uns et les autres par les vêtemens qui leur étoient propres.

Après la jonction des Visigots, l’armée Romaine s’approcha de la cité d’Orleans, dont on voyoit bien alors qu’Attila vouloit faire le théâtre de la guerre. Il semble que les regles de l’art militaire vouloient qu’Aëtius se retranchât sous la capitale, et qu’il y attendît les Huns dans un camp bien fortifié. Mais Aëtius qui n’avoit pas encore assemblé toutes ses forces, comprit que s’il se laissoit une fois entourer par l’armée innombrable d’Attila, il ne pourroit plus être joint par les Francs et par les autres alliés de l’empire qui devoient venir à son secours de toutes les parties septentrionales des Gaules, et qui n’avoient pas voulu s’éloigner de leur païs, tant que les Huns avoient été à portée d’y entrer.

Les maximes de l’art militaire prescrivent au général qui fait la guerre au milieu de son propre païs contre des ennemis étrangers, de ne point leur livrer une bataille rangée, qu’il n’y soit forcé par quelque nécessité insurmontable. Ainsi le dessein d’Aëtius étoit très apparemment, de ne point en venir à une action décisive, mais il vouloit si jamais il se trouvoit réduit à donner une bataille, ne la point donner du moins, que tous les secours qui étoient en marche pour se rendre à son camp ne l’eussent joint. Dans cette résolution il prit un parti sage, quoiqu’il puisse avoir été traité alors par bien du monde, de parti trop timide ; ce fut celui de s’éloigner d’Orleans, pour occuper probablement, sur les bords de la Seine quelque poste avantageux, où il pût être joint facilement par ses alliés, et où l’ennemi ne pût point l’attaquer, sans s’exposer à une défaite presque certaine.

Il est vraisemblable qu’Aëtius n’avoit point été jusqu’au tems où il fit le mouvement timide en apparence, duquel nous venons de parler, sans avoir des avis certains de la trahison de Sangiban roi de ces Alains, qui avoient des quartiers sur la Loire, et de la promesse qu’il avoit faite au roi des Huns de lui livrer Orleans. Le général romain aura néanmoins dissimulé long-tems qu’il sçût rien de cette intelligence, dans la crainte qu’Attila, s’il apprenoit que son premier projet étoit découvert, avant qu’il en eût commencé l’exécution, n’en formât quelqu’autre qu’on ne pourroit point déconcerter, parce qu’on n’en seroit point instruit à tems. Mais dès qu’Attila se fut avancé à une certaine distance d’Orleans, et lorsqu’il fallut que l’armée Romaine s’éloignât de cette place, il ne fut plus nécessaire de feindre, et les regles de la guerre ne le permettoient pas. Ainsi Aëtius prit toutes les précautions qu’il lui convenoit de prendre, nonobstant qu’elles dussent donner à connoître aux ennemis qu’il étoit au fait de leur projet de campagne. En premier lieu, Aëtius fit rompre en plusieurs endroits les chaussées militaires, ou les grands chemins qui aboutissoient à Orleans. Par-là il rendoit plus difficile l’accès de la place à l’armée d’Attila, qui avoit, comme on va le voir, un charroi nombreux dans son camp, et qui traînoit beaucoup de machines de guerre à sa suite. Aëtius lui ôtoit encore par précaution la facilité de se porter plus avant dans le païs. En second lieu, Aëtius et Theodoric obligerent Sangibanus et ses Alains à joindre l’armée Romaine, et ils eurent même l’attention de les faire toujours camper au milieu des troupes auxiliaires qui l’avoient déja jointe, et qu’ils avoient placées dans son centre, en faisant l’ordre de bataille.

  1. Vid. Val. Not. G. p. 228.
  2. La bataille donnée par Litorius Celsus.