Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 13

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LIVRE 3 CHAPITRE 13

CHAPITRE XIII.

Julius Nepos cede les Gaules aux Visigots, qui se mettent en possession de l’Auvergne.


Tandis que Sidonius engageoit Ecdicius à revenir en Auvergne, pour la défendre une seconde fois contre les Visigots, saint Epiphane évêque de Pavie, négocioit à Toulouse au nom de Julius Nepos, le traité par lequel l’empereur cedoit cette contrée aux Visigots, et même leur délaissoit toutes les Gaules. Voici ce qu’on lit concernant cette négociation dans la vie de ce prélat, écrite par Ennodius, auteur né dans le cinquiéme siecle, et qui fut lui-même évêque de Pavie dans le sixiéme. » Il y eut alors de grands démêlés entre Julius Nepos & les Visigots, dont le principal quartier étoit à Toulouse. Euric qui gouvernoit despotiquement, & qui ne respectoit pas beaucoup un Empereur, encore mal affermi sur le trône, entreprenoit tous les jours sur les païs qui par rapport au gouvernement civil, doivent être de la dépendance de l’Italie, bien qu’à l’égard de l’Italie ils se trouvent situés au-delà des Alpes, la barriere naturelle qui la sépare des Gaules. Nepos craignoit de son côté que l’usurpation ne devînt titre, & il vouloit recouvrer la portion de l’Etat dont la Providence l’avoit fait Souverain, c’est-à-dire ici, de l’Italie. »

Avant que de continuer à traduire Ennodius, nous observerons trois choses. La premiere, c’est qu’Ennodius qui étoit sujet des Gots, et qui vouloit flater cette nation, a tourné son récit de la cession des Gaules de maniere qu’il y insinue sans le dire, que dès avant Nepos toutes les Gaules appartenoient déja aux Visigots, apparemment en vertu de la cession qu’ils ont prétendu quelquefois, qu’Honorius leur en eût faite, pour les obliger à évacuer l’Italie. Cette convention avoit été concluë peu de tems après la prise de Rome par Alaric I. En ce cas Euric n’étoit point un usurpateur, mais un possesseur fondé sur des droits légitimes, quand il vouloit se rendre maître de toutes les Gaules. Euric n’étoit proprement usurpateur, que par rapport aux districts que l’Italie avoit gagnés sur les Gaules, et que ce prince revendiquoit parce qu’ils étoient, par rapport aux Gaules, en-deça des Alpes, qui de tout tems avoient été les bornes de chacune de ces deux grandes provinces ? Pourquoi si Ennodius n’avoit pas cette vûë-là, suppose-t-il en écrivant, que Nepos n’eût point été proclamé empereur de tout le partage d’occident, mais seulement de l’Italie ? La seconde, ainsi qu’on va le lire, c’est que les Visigots, qui comme on l’a vû ci-dessus, avoient passé le Rhône, et s’étoient emparés d’Arles et de Marseille, sous le consulat de Jordanus et de Severus, marqué dans les fastes sur l’année quatre cens soixante et dix, tâchoient en quatre cens soixante et quatorze de se rendre maîtres des cités situées entre les Alpes et le bas-Rhône, et qui étoient encore soumises au gouvernement des officiers de l’empereur. L’inconvenient de laisser ces barbares se rendre maîtres des cités dont nous parlons, étoit d’autant plus grand, qu’elles leur ouvroient l’entrée de l’Italie. Notre troisiéme observation roulera sur ce que Nepos se contentoit de pouvoir conserver l’Italie, résolu qu’il étoit d’abandonner les Gaules à leur destinée, mais qu’il prétendoit néanmoins avant que de les abandonner, en démembrer les contrées qu’il jugeoit nécessaire de garder, afin d’être toujours le maître des gorges des Alpes, et que dans cette vûë il vouloit faire reconnoître dans son traité les contrées dont il s’agit, pour être des annexes de l’Italie, parce que sous quelques empereurs, elles avoient veritablement été de ses dépendances et comprises pendant quelque-tems dans ses limites légales.

Lorsque saint Epiphane eut audience d’Euric, il lui dit après les préambules ordinaires sur les maux de la guerre, et sur les avantages de la paix : » L’Empereur Nepos à qui la Providence a donné le gouvernement de l’Italie, m’envoye ici pour vous proposer une paix, qui faisant cesser toute défiance, rétablisse une bonne correspondance entre l’Italie & les Gaules, ces deux puissantes contrées, qui confinent l’une avec l’autre. S’il est le premier à proposer la paix, ce n’est point qu’il craigne la guerre. Vous sçavez en general quelles sont les bornes légitimes de chacun de ces deux païs, & jusqu’où s’est étendu le district des Officiers employés d’un côté à gouverner les Gaules, & le district des Officiers employés de l’autre à gouverner l’Italie. Que l’Empereur que le Roi des Visigots se contiennent chacun dans les limites du partage qui lui est échu, & qu’un Romain qui a mérité d’être élevé sur le trône puisse se dire votre ami. »

L’ambassadeur de Nepos jugea par le maintien d’Euric, et par le ton dont ce prince profera quelques mots en sa langue naturelle, qu’il avoit été attendri. D’un autre côté, Leon, c’étoit un Romain dont le roi des Visigots se servoit dans ses affaires les plus importantes, et dont nous aurons à parler au sujet des lettres que Sidonius Apollinaris lui a écrites, tenoit la contenance d’un homme qui pense qu’il faille accepter les propositions qu’il vient d’entendre. Mais l’incertitude où pouvoit être encore saint Epiphane ne dura pas long-tems. Euric répondit par le moyen d’un interpréte. Que les traits de l’éloquence romaine l’avoient percé nonobstant le bouclier qu’il portoit à la main, et la cuirasse qu’il avoit endossée. Il ajoûta ensuite : j’accepte les conditions que vous me proposez, et je jure de m’y tenir. Vous, de votre côté, promettez que l’empereur votre maître accomplira le traité tel que vous me l’avez offert, et que je viens de l’accepter. Je me fie à votre simple parole ; il seroit superflu que vous la confirmassiez par un serment. Le traité fut donc rédigé et signé sur le champ, et le vénerable évêque ne songea plus qu’à s’en retourner en Italie. Il est fâcheux que nous n’ayons point ce traité, à l’aide duquel nous éclaircirions bien des choses. Mais nous n’en sçavons gueres plus que ce que nous en apprend Ennodius, dont le but principal est encore de faire honneur à son héros d’avoir été l’entremetteur d’une convention, qui paroît si lâche aujourd’hui.

Avant que d’en venir au recit des suites qu’eut le traité dont saint Epiphane fut le mediateur, il est bon de faire encore quelques reflexions sur la narration d’Ennodius. Je remarquerai d’abord que cet auteur n’a pas raison d’attribuer tout le succès de cette negociation à saint Epiphane. La negociation avoit été du moins ébauchée par Faustus évêque de Riez, par Grécus évêque de Marseille, par Basilus évêque d’Aix, et par d’autres prelats de leur voisinage[1], qui aimoient mieux voir le Visigot maître de leurs diocèses, que de les voir mis à feu et à sang. C’est ce qui paroît par une lettre de Sidonius Apollinaris, de laquelle nous rapporterons le contenu dans le quatorziéme chapitre de ce livre. En second lieu, je remarquerai qu’il se peut bien faire que l’interprete dont Euric se servit pour répondre à saint Epiphane, n’ait point été un truchement, mais simplement un officier, dont l’emploi fut à peu près le même que celui des chanceliers des rois de France, ou des rois d’Angleterre, et dont une des fonctions auroit été par conséquent de faire entendre aux sujets de ce prince ses volontés, et de les leur interpreter. Après que le roi des Visigots s’étoit énoncé avec la brieveté convenable aux souverains, cet officier disoit le reste. Supposé que cet interprete ait été un veritable truchement, employé à redire mot à mot en latin, ce qu’Euric lui avoit dit en langue gothique, il ne s’ensuivroit pas pour cela qu’Euric, qui suivant toutes les apparences, étoit né dans les Gaules, ou qui du moins y étoit venu encore enfant, ne sçût point le latin. D’ailleurs il étoit fils de Theodoric I et nous avons parlé de l’éducation que ce prince avoit fait donner à ses fils. Euric aura voulu se conformer à quelqu’article du céremonial des rois Visigots où il étoit dit, qu’ils ne répondroient qu’en leur propre langue aux ministres étrangers ausquels ils donneroient audiance, dans la crainte que ces princes en parlant une autre langue que la leur, ne donnassent quelqu’avantage sur eux à un ambassadeur dont cette langue auroit été la langue naturelle. En effet on voit par la narration d’Ennodius qu’Euric entendit très-bien saint Epiphane qui parloit en latin. Peut-être aussi les Visigots avoient-ils assujetti leurs premiers rois à cet usage, afin que tout le conseil entendît ce que le roi traiteroit avec les étrangers. Quand Annibal se servit d’un truchement dans le pour-parler qu’il eut avec Scipion l’Afriquain avant la bataille de Zama, croit-on que le general carthaginois se soit assujetti à tous les dégoûts d’une conversation où l’on ne répond, et où l’on n’entend qu’à l’aide d’organes empruntés, parce qu’il ne sçavoit pas le latin, lui qui avoit fait la guerre en Italie seize ans durant. Il n’y a point d’apparence ; il en aura usé, comme il en usa, uniquement pour se conformer à l’esprit d’une loi en vigueur dans la république de Carthage, et faite il y avoit déja long-tems, pour empêcher que ses officiers ne pussent communiquer avec l’ennemi, soit de vive voix, soit par écrit, sans l’intervention d’un tiers.

Pour revenir au latin d’Euric, ce fut lui qui, comme nous le dirons bien-tôt, fit rediger par écrit la loi nationale des Visigots, qui avant ce prince avoient vécu suivant une coutume non écrite. Or l’on n’a jamais vû ce code d’Euric qu’en latin, et les sçavans conviennent qu’il doit avoir été écrit en cette langue. Voilà ce qui n’auroit point été, si le législateur et même ses sujets naturels n’eussent sçû le latin.

Ma troisiéme reflexion concernera Leon, qui bien que Romain et catholique, étoit employé par Euric dans ses affaires les plus importantes. Leon étoit parvenu à sa place par son éloquence qui lui avoit fait remporter plusieurs des prix qui se distribuoient alors à ce talent. Il étoit arriere petit-fils d’un orateur celebre nommé Fronton. Sidonius dit dans une des deux lettres qu’il adresse à ce Leon qui le pressoit d’écrire l’histoire : » Vous êtes plus en état de composer les Annales de notre tems, que je ne le suis, vous qui êtes le depositaire des secrets d’un Prince très-accredité, qui prend connoissance des affaires de tout l’Empire, qui est informé des droits & des pretentions de toutes les Puissances, qui est au fait de leurs alliances, comme de leurs demeslés ; & qui est si bien instruit & des forces de chacune d’elles & de l’importance des pays qu’elle occupe. » On voit bien que cette lettre dont nous ne rapportons ici d’avance un extrait qu’à l’occasion de Leon, doit avoir été écrite après l’occupation de l’Auvergne par les Visigots, et quand Euric étoit devenu l’arbitre des Gaules ; c’est ce que nous exposerons ci-dessous. Sidonius dans une autre lettre écrite vers le même tems, exhorte Leon à se donner du relâche, et il lui dit entr’autres choses : « Suspendez pour quelque tems la composition de ces discours, où vous faites parler le Prince, & que tout le monde apprend ensuite par ceur pour les reciter à ses amis. » Ainsi Leon étoit non-seulement l’homme de confiance d’Euric, mais il étoit encore son organe, et ce prince se servoit de lui pour mettre en stile oratoire ce qu’il avoit à dire. La faveur de Leon ne finit pas même avec la mort d’Euric, et il fut l’un des principaux ministres d’Alaric second fils de ce prince. C’est ainsi que le qualifie Gregoire de Tours dans l’endroit de ses ouvrages où il rapporte que ce Leon perdit les yeux, pour avoir conseillé au roi Alaric de faire baisser le toît d’une église qui cachoit une belle vûë.

Il se peut donc bien faire que Leon qui étoit present à l’audiance qu’Euric donnoit à saint Epiphane, ait été l’interprete dont ce prince se servit pour faire sa réponse. C’est par la seconde des lettres de Sidonius que nous avons extraites, qu’on sçait que Leon étoit catholique. Sidonius lui écrit en parlant d’Apollonius de Tyane, dont il lui envoyoit la vie : ce philosophe, à la religion catholique près, étoit assez semblable à vous.

Il est apparent par ce qu’Ennodius dit de l’accord fait entre Euric et Nepos, que la base, que le fondement de leur traité étoit une convention, qui laissoit les Visigots maîtres de garder tout ce qu’ils tenoient déja dans les Gaules, et d’en occuper le reste s’ils pouvoient, à condition qu’ils laisseroient l’empereur joüir paisiblement de l’Italie et de ses annexes, telles qu’elles étoient spécifiées dans ce traité. Mais il reste encore une difficulté très-importante. Nepos ceda-t’il les Gaules aux Visigots pour les tenir désormais en toute proprieté et souveraineté, ou bien Nepos ceda-t’il seulement cette grande province de l’empire aux Visigots pour la tenir ainsi, et de la même maniere qu’ils avoient tenu, ou dû tenir jusques-là, une partie de la premiere Narbonnoise, une partie de la seconde Aquitaine, en un mot tous les pays où ils s’étoient établis par concession des empereurs ; c’est-à-dire, pour y joüir seulement d’une partie des revenus du fisc, laquelle leur tiendroit lieu de la solde qui leur étoit dûë, comme à des troupes auxiliaires, que la monarchie Romaine avoit prises à son service, et à condition d’y laisser toujours joüir l’empereur des autres droits de souveraineté ? S’il s’agissoit d’une pareille cession faite dans le douziéme siecle, nous dirions, a-t’elle été faite à condition que les princes, qui devoient en joüir, tiendroient les Gaules en qualité de vassaux et de feudataires de l’empire Romain ; ou avec la clause qu’ils les tiendroient en toute souveraineté, et sans relever, ni être mouvans de personne. Voici mes conjectures touchant cette question. Véritablement elles ne sont fondées que sur les évenemens posterieurs ou sur quelques mots échappés aux auteurs du cinquiéme et du sixiéme siecles ; je dis échappés, car ces écrivains n’ont pas songé à nous instruire là-dessus.

En premier lieu, Jornandès dit dans le quarante-septiéme chapitre de son histoire des Gots, où il donne une idée génerale des conquêtes d’Euric : « Ainsi Euric ayant accepté les offres d’amitié que les Vandales d’Afrique lui avoient faites, il se rendit maître des Espagnes, & des Gaules, sur lesquelles il regna dès lors en vertu de son propre droit. Il soumit même les Bourguignons, & il mourut enfin dans Arles, la dix-neuviéme année de son regne. » Il me semble plus je relis ce passage, qu’il signifie, qu’Euric avoit acquis sur l’Espagne et sur la Gaule un droit que n’avoient pas les rois Visigots ses predecesseurs, et qu’il contraignit même les Bourguignons, qui étoient après les Visigots, le peuple le plus puissant qui fût alors entre les nations barbares établies dans ces deux grandes provinces de la monarchie Romaine, à reconnoître ce droit, et à lui promettre au moins, de lui rendre les mêmes déférences, et les mêmes services qu’ils étoient tenus auparavant de rendre aux empereurs. En effet c’est dans ce sens-là qu’il faut entendre l’endroit de Jornandès, où il dit, qu’Euric soumit les Bourguignons ; car on voit par la suite de l’histoire, qu’ils ne furent jamais sujets du roi Visigot, et que leur monarchie subsista toujours en forme de corps d’Etat ou de royaume particulier, jusqu’à ce qu’ils furent subjugués par les enfans de Clovis. Il est certain en un mot, comme nous le dirons plus bas, qu’Euric étoit, quand il mourut, l’arbitre des Gaules, et que les Francs mêmes lui faisoient leur cour.

En second lieu, le pouvoir legislatif n’appartient qu’au seigneur suzerain, qu’à celui qui a le domaine suprême dans un territoire ; or Euric et son fils Alaric II, ont exercé dans les Gaules, du moins dans la partie de cette province où ils étoient les maîtres de l’exercer, le pouvoir legislatif dans toute son étenduë. Avant le regne d’Euric, les Visigots bien qu’ils fussent établis depuis soixante années dans les Gaules, n’avoient point encore eu de loi redigée par écrit. Euric fit rediger le code que nous avons encore sous le nom de la loi des Visigots . On ne sçauroit dire que cette loi n’étant que pour les Visigots, Euric a pû, comme leur souverain particulier, la publier, bien qu’il ne fût pas seigneur suprême dans la partie du territoire de l’empire, où ils étoient domiciliés. Il est bien vrai que le code d’Euric est fait principalement pour être la loi nationale des Visigots ; mais comme nous le verrons dans la derniere partie de notre ouvrage, ce code statuë beaucoup de choses concernant les Romains habitans dans les provinces où les Visigots avoient leurs quartiers. Si ces Romains eussent encore été sujets de l’empire, Euric ne pouvoit point ordonner tout ce qu’il statuë, concernant leur état et leurs possessions.

Alaric II, le fils et le successeur d’Euric, exerça encore d’une maniere plus autentique le pouvoir legislatif dans les provinces des Gaules soumises à son pouvoir. Il y fit faire par ses jurisconsultes, une nouvelle redaction du droit Romain. Jusques-là les anciens habitans, les Romains de ces provinces avoient eu pour loi le code publié par l’empereur Theodose le jeune, et Alaric leur donna le code que nous avons encore sous le nom du code d’Alaric , à la place du code theodosien.

Enfin, comme nous le dirons plus au long quand il en sera tems, Alaric Ii fit battre des especes d’or à son coin. On sçait que les rois barbares qui tenoient quelque province de l’emseulement à titre de confederés, n’en faisoient point frapper de ce metail. Nos rois francs eux-mêmes, n’ont fait fabriquer des monnoyes d’or à leur coin, qu’après que l’empereur Justinien leur eût cedé la pleine et entiere souveraineté des Gaules. Venons presentement à l’exécution du traité conclu par la mediation de saint épiphane entr’Euric et Julius Nepos, et voyons d’abord ce qu’en écrit Jornandès : » Euric voulant, comme nous l’avons déja dit, profiter de la confusion ou les frequentes mutations de Prince avoient jetté l’empire d’Occident, se rendit maître de la Cité d’Auvergne. Décius Senateur, sorti d’une des plus illustres familles de ce pays, & fils de l’Empereur Avitus, y commandoit alors pour les Romains. » Cette qualité de fils de l’empereur Avitus nous fait connoître suffisamment que le Décius de Jornandès est la même personne que l’Ecdicius beau-frere de Sidonius Apollinaris. Notre historien reprend la parole. » Décius disputa courageusement le terrain aux Visigots ; mais voyant bien enfin qu’il n’étoit point assez fort pour leur tenir tête, il leur abandonna la Ville de Clermont la Patrie & la Plaine d’Auvergne, pour se retirer dans la montagne. Julius Nepos étant informé de l’état des choses, fit donner ordre à Décius de quitter les Gaules pour se rendre à la Cour ; & il envoya Orestés, Maître de la Milice, commander dans cette Province. Orestés après avoir assemblé son armée, partit de Rome, & il s’avança jusques à Ravenne, où il trouva bon de faire quelque sejour. »

Il est sensible par ce récit qu’un des articles du traité de Nepos avec Euric, étoit que le traité demeureroit secret jusqu’à ce que l’Auvergne eût été remise aux Visigots. Ecdicius qui ne sçavoit rien du traité, défendit sa patrie de bonne foi, et ne pouvant plus faire mieux, il abandonna la plaine, et se jetta dans la montagne pour y attendre du secours d’Italie. Nepos qui ne vouloit pas lui communiquer son secret, et qui ne devoit pas compter sur lui pour l’exécution du traité, ne songe qu’à le tirer des Gaules. Il l’appelle donc à la cour, et il dit qu’il veut envoyer dans les Gaules son armée pour les défendre. En effet Nepos fait partir Orestés à la tête de l’armée d’Italie ; mais son intention n’étoit pas qu’elle arrivât dans les Gaules avant que les ordres secrets dont étoient chargés ceux qui devoient remettre l’Auvergne aux Visigots, eussent été executés pleinement. Ainsi Orestés qui la commandoit, n’avoit point encore passé Ravenne, lorsqu’il apprit que les païs qu’on l’envoyoit défendre, avoient été livrés à Euric. On verra dans le chapitre suivant quelles suites eut cette nouvelle, quand elle fut sçûë dans le camp d’Orestés.

L’explication que je viens de faire du passage de Jornandès est confirmée par les particularités qui se trouvent dans celles des lettres de Sidonius où il parle des circonstances de la cession de l’Auvergne faite aux Visigots. Voici ce qu’il écrit à Papianilla qui avoit été sa femme avant qu’il fût évêque, et qui étoit sœur d’Ecdicius. » Le Questeur Licinianus, qui vient de Ravenne (c’étoit lui qui avoit le secret de Nepos), m’a écrit dès qu’il a eu mis le pied dans les Gaules, pour me donner part de son arrivée, & par ses Lettres il m’apprend qu’il apporte à votre frere Ecdicius dont l’élevation ne nous donnera pas moins de joye que mon avancement vous en a donné, les provisions de la dignité de Patrice. En faisant réflexion à l’âge d’Ecdicius, on trouve cet honneur prématuré, mais on trouve qu’il s’est fait attendre long-tems quand on pense à ses services. C’est toujours une belle action à Julius Nepos d’avoir exécuté la promesse qu’Anthemius’un de ses prédecesseurs avoir faite à votre frere. Nepos, quand il en use avec tant d’équité, se montre aussi digne de l’Empire » par ses sentimens qu’il l’est par ses vertus militaires. Voilà de quoi encourager tous les bons citoyens. » Ce fut donc pour obliger Ecdicius à quitter les Gaules, et à se rendre plûtôt à la cour, que Nepos le fit patrice de l’empire d’Occident. Sidonius se seroit bien donné de garde de loüer Julius Nepos autant qu’il le loüe, si lorsqu’il écrivit la lettre qu’on vient d’extraire, il eût été instruit du secret de ce prince.

Sidonius ne sçavoit même rien encore de la commission de Licinianus lorsqu’il écrivit à Felix la lettre, où il le prie de lui mander quels ordres avoit apporté de la cour le questeur, et si tout le bien qu’on disoit de cet officier étoit véritable. Notre auteur après avoir parlé avec beaucoup d’éloge de Licinianus, ajoûte donc : » Il a de plus la réputation d’un homme integre, & d’un Citoyen incapable d’imiter la conduite que tiennent communément les Romains chargés de traiter avec les Barbares. Ces indignes Ministres se soucient peu du succès de leur ambassade, pourvû que l’Ambassadeur y trouve son compte. »

Cependant l’instruction que Licinianus avoit reçûë, ne demeura pas secrete long-tems. Sidonius étoit déja informé de cette convention, bien qu’elle n’eût pas encore été mise en exécution, lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons donner quelques extraits. Elle est adressée à Graecus, évêque de Marseille, et qui par reconnoissance du bon traitement qu’il avoit reçu du roi des Visigots, avoit bien voulu entrer dans les interêts de ce souverain, et même relever de lui. Euric après s’être rendu maître de cette ville, l’avoit laissée en possession de son état, qui lui donnoit le droit de se gouverner en république sous la protection de l’empire, et à peu près comme se gouvernent aujourd’hui les villes impériales d’Allemagne. C’est ce qu’on peut prouver par un passage d’Agathias qui sera rapporté en son lieu, et dans lequel il est dit expressément, que la ville de Marseille avoit toujours été gouvernée en république, jusques aux tems où elle vint au pouvoir des princes enfans du roy Clovis.

Comme Marseille étoit une des premieres villes dont Euric se fût emparé après la rupture, il avoit voulu donner en la traitant bien, un exemple qui disposât d’autres villes à se soumettre à son gouvernement. Sidonius mande donc à Graecus dans notre lettre dont le porteur, à ce qu’il marque, étoit un homme de confiance : » On achette le repos de l’Italie aux depens de notre liberté. Les Auvergnats vont devenir esclaves, eux qui peuvent se vanter d’être sortis du même sang que les Fondateurs de Rome, & de tirer aussi leur origine des Troyens ; eux qui servoient de bouclier aux Gaules contre les traits de l’ennemi commun : eux qui ont soutenir avec tant de courage les siéges mis devant leur Ville Capitale par le Visigot, qu’ils ont mieux aimé se nourrir des herbes qui croissoient dans les crevasses de leurs murailles, que de se rendre ; de maniere que contre l’ordinaire on voyoit alors la terreur dans le Camp des Assiegeans, & la confiance dans la Place attaquée. Voilà quels sont les fideles Sujets qu’on veut livrer aux Barbares. Qu’on nous laisse du moins soutenir encore des sieges, & nous défendre ; nous sommes prêts à subir les dernieres extrêmités pour demeurer Romains. » Sidonius ajoute ensuite, que livrer une province au barbare, c’est donner un maître cruel à ses habitans ; mais que livrer l’Auvergne aux Visigots, c’est condamner ses citoyens au supplice. On a vû que les Auvergnats étoient extrêmement haïs des Visigots à cause que la longue resistance qu’ils avoient faite, avoit empêché long-tems ces barbares d’étendre leurs quartiers dans les provinces voisines. » Enfin dit Sidonius, si vous & vos amis qui entrez si avant dans cette infâme négociation, vous livrez notre Patrie, ayez du moins quelque soin de notre vie. Faites construire des cabanes où nous puissions nous retirer, & préparez-nous du pain. »

Notre évêque dont les parens étoient les plus puissans citoyens de l’Auvergne, ne pouvoit point voir sans horreur sa patrie livrée à un maître, qui peut-être en confieroit le gouvernement à leurs ennemis particuliers. Cependant l’Auvergne fut remise aux Visigots, et Euric y fit aller Victorius pour y commander en son nom. Nous avons déjà parlé de ce Victorius, et nous en parlerons encore dans la suite. Quant à Sidonius Apollinaris, les Visigots qui le regardoient comme leur ennemi déclaré, soit à cause de ce qu’il avoit fait pour les empêcher de se rendre maîtres de sa patrie, soit à cause de son zele contre l’arianisme qu’ils professoient, le tinrent éloigné de l’Auvergne, et sous differens pretextes ils l’empêcherent long-tems d’y résider. Enfin ils lui permirent d’y revenir, et il eut la consolation de passer les dernieres années de sa vie parmi les Auvergnats, qui étoient à la fois ses compatriotes et ses diocésains. Il étoit apparemment déja de retour dans son évêché, lorsqu’il dit en envoyant à Volusianus les vers qu’on l’avoit pressé de faire à la loüange de saint Abraham confesseur. » Je ne veux point differer à faire ce que l’on souhaite de moi. Vous sçavez le crédit que vous avez toujours sur ma veine, & les égards que je dois aux sollicitations du Comte Victorius. Si je suis son pere, suivant l’ordre Ecclésiastique, il est mon superieur suivant l’ordre Civil. Aussi je l’aime comme mon fils, & je l’honore comme mon pere. » Nous parlerons ci-dessous un peu plus au long, des circonstances de l’exil et du retour de l’évêque d’Auvergne dans sa patrie.

Sidonius ne traite ici Victorius que de comte, quoique Gregoire De Tours dise positivement qu’il avoit l’emploi de duc. Mais comme l’observe le Pere Sirmond, Sidonius n’a égard ici qu’à celles des fonctions de Victorius qui regardoient l’Auvergne en particulier. Comme les rois barbares qui se formerent des monarchies des débris de celle de Rome, conserverent l’usage de mettre dans chaque cité un gouverneur qui avoit le nom de comte, et de donner à plusieurs de ces gouverneurs un superieur qui avoit le titre de duc, ainsi que le faisoient les empereurs dans l’ordre militaire, Sidonius et Gregoire De Tours ne sçauroient avoir pris une de ces qualités pour l’autre. L’évêque de Clermont ne qualifie donc Victorius de comte, que parce qu’il demeuroit toujours en Auvergne, ainsi que le remarque Gregoire De Tours, et qu’il la gouvernoit immédiatement par lui-même, comme il en avoit le pouvoir en qualité de lieutenant d’Euric dans la premiere Aquitaine. Nous parlerons dans la derniere partie de cet ouvrage des comtes et des ducs institués par les rois barbares.

Comme il est certain que Nepos, qui avoit été élevé à l’empire en quatre cens soixante et quatorze, fut déposé dès l’année suivante, et par conséquent que les officiers qui avoient reçu de lui leur commission, furent privés dès lors de leur autorité ; on ne sçauroit reculer la remise de l’Auvergne aux visigots faite par les officiers de Nepos, au-delà de l’année quatre cens soixante et quinze.

  1. Sidonius, ep. VI, lib vii.