Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 14

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LIVRE 3 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Nepos est déposé. Orestés fait son fils Augustule empereur. Odoacer se rend maître de l’Italie, & détruit l’Empire d’Occident. Il traite avec Euric. Euric fait aussi la paix avec les Puissances des Gaules, à qui l’Empereur d’Orient avoit refusé du secours.


Nous avons laissé à Ravenne Orestés que Nepos envoyoit commander dans les Gaules, en même tems qu’il y faisoit aussi passer Licinianus, avec ordre de remettre aux Visigots tous ceux des pays cédés, dont l’empereur pouvoit disposer. Orestés étoit encore suivant l’apparence à Ravenne, lorsqu’on y sçut que l’Auvergne avoit été livrée aux Visigots, et par conséquent lorsque le traité conclu entre Euric et Nepos devint public par son exécution. Quoique l’amour de la patrie ne fut plus à beaucoup près aussi vif dans les Romains sujets de cet empereur, qu’il l’étoit dans les contemporains des Camilles et des Scipions, tout le monde se souleva contre un traité si pernicieux et non pas moins infâme ? Que n’aura-t’on pas dit alors sur ce qu’il en avoit coûté pour dompter les Gaules, et sur les malheurs dont leur perte menaçoit l’Italie. Ainsi toute l’armée que commandoit Orestés se révolta contre un empereur qui trahissoit la république, et il fut aisé au géneral de donner à Rome un nouveau maître. Ce nouvel empereur fut son propre fils connu sous le nom d’Augustule ou de Petit Auguste, que l’enfance où il étoit encore lui fit donner. L’évenement dont je parle arriva le 28 d’août de l’année quatre cens soixante et quinze[1]. Nepos bientôt après fut réduit à se réfugier sur le territoire de l’empire d’Orient. Il s’y retira, et il y vécut jusqu’en l’année quatre cens quatre-vingt ; se portant toujours pour empereur légitime d’Occident, et toujours reconnu pour tel par l’empereur d’Orient.

Augustule n’est gueres moins célebre pour avoir été le dernier empereur d’Occident qu’Auguste l’est pour avoir été le premier empereur des Romains. Personne n’ignore que ce fut sous le regne d’Augustule que le trône de l’empire d’Occident fut renversé. Voici de quelle maniere Procope raconte ce mémorable évenement : » Dans le tems que Zenon était Empereur d’Orient, Momyllus qui étoit encore dans la premiere jeunesse, & à qui les Romains donnoient à cause de cela le nom d’Augustule, étoit Empereur d’Occident. Son pere Orestés gouvernoit l’Etat avec beaucoup de capacité. Mais il étoit arrivé dans les tems précedens que les Romains Occidentaux, pour se précautionner contre des accidens pareils à l’invasion d’Alaric & à celle d’Attila dont le seul souvenir les faisoit trembler,… avoient pris à leur service des corps de troupes composées de Scirres, d’Alains, & de Gots. Plus les avantages que les Empereurs faisoient à ces étrangers étoient grands, plus ils témoignoient de considération pour eux, plus ces Princes abbatoient le courage des troupes composées de leurs Sujets naturels. Nos Barbares enorgueillis se rendirent donc les Tyrans des Romains, sous le prétexte qu’ils vouloient remplir tous les devoirs de bons & fideles Confédérés. Enfin l’impudence de ces troupes mercenaires devint si grande, qu’après s’être fait accorder par force plusieurs graces, elles osferent bien demander qu’on leur assignât des terres dans l’enceinte de l’Italie.

J’interromps la narration de Procope pour dire, qu’apparemment ces auxiliaires alleguoient qu’il étoit nécessaire qu’on leur donnât des quartiers en Italie, afin qu’ils n’eussent plus de si longues marches à faire, quand il faudroit la défendre, soit contre les Visigots des Gaules, soit contre les Vandales d’Afrique : Procope va reprendre la parole.

» L’avenement d’Augustule à l’Empire parut aux troupes auxiliaires dont je parle, une conjoncture favorable, pour se faire accorder une demande si hardie. Ils presserent donc Orestés son pere, de leur donner le tiers des terres de l’Italie, & sur le refus qu’il en fit, ils le massacrerent. Un Officier de ces troupes auxiliaires qui s’appelloir Odoacer, & qui commandoit la garde étrangere de l’Empereur, leur promit, s’ils vouloient bien le prendre pour Chef, de les mettre en possession du tiers des terres de l’Italie. A ces conditions tous les Confédérés le reconnurent pour leur Prince. Odoacer s’étant ainsi rendu le maître des troupes, & ensuite de l’Italie, il se contenta de déposer Augustule qu’il laissa vivre comme particulier, mais il mít réellement ses soldats en possession du tiers des terres de ce pays, ainsi qu’il leur avoit promis. Son exactitude à leur tenir parole, les attacha si fortement à lui, qu’ils le maintinrent dans l’exercice de l’autorité qu’il avoit usurpée, de maniere qu’il la gardoit encore dix ans après l’entier accomplissement de la parole. «  Cette distribution de terres n’avoit pas pû se faire en un jour ; & il paroît qu’il eût fallu y employer quatre ans, quand on fait attention qu’Odoacer regna véritablement quatorze ans en Italie.

Voici ce qu’on trouve dans la Chronique de Marcellin au sujet de ce Prince. » Sous le Consulat de Basiliscus & d’Armatus, c’est-à-dire, l’année de Jesus-Christ quatre cens soixante & seize, Odoacer un des Rois des Gots se rendit maître de Rome, où il fit tuer Orestés, dont le fils Augustule fut deposé & relegué dans un Château de la Campanie appellé Lucullanum. Ainsi l’Empire d’Occident qu’Octavianus Cæsar le premier des Augustes, avoit commencé d’établir l’année sept cens dix de la fondation de Rome, finit avec cet Augustule, après avoir duré plus de cinq cens ans, & Rome passa sous la domination des Rois Gots.

Ce ne fut donc point à la tête d’aucune nation particuliere qu’Odoacer se rendit maître de Rome et de l’Italie, mais à la tête de celles des troupes auxiliaires de l’empire d’Occident, qui avoient leurs quartiers dans les pays qui sont entre la pointe de la mer Adriatique et le Danube. Elles étoient, comme nous l’avons vû, composées de differentes nations, et Odoacer qu’elles firent leur chef, étoit auparavant le roi de quelqu’essain du peuple gothique, puisque Marcellin et Isidore De Seville le qualifient de roi des Gots. On conçoit sans peine pourquoi ces troupes barbares demandoient des terres en Italie. Nous avons vû à quel point les peuples du nord aimoient l’huile et le vin ; et les pays où elles avoient eu jusques-là leurs quartiers, n’en produisoient gueres alors, au lieu que l’Italie produisoit une grande abondance de ces denrées. Il faut que ces Hôtes vissent les Italiens dans une extrême foiblesse, lorsqu’ils oserent demander le tiers des terres à ces vainqueurs des nations qui avoient été si long-tems en possession d’ôter aux autres peuples le tiers de leurs propres terres et quelquefois davantage.

Suivant le récit de Malchus de Philadelphie[2], auteur qui a écrit dans le cinquiéme siecle l’histoire de son tems, dès qu’Odoacer fut le maître de Rome, il engagea le sénat d’envoyer des ambassadeurs à Zenon pour lui porter les ornemens imperiaux qui étoient dans cette capitale, et pour lui dire que les Romains d’Occident renonçoient au droit d’avoir leur empereur particulier, et qu’ils n’en vouloient plus d’autres à l’avenir, que l’empereur d’Orient. Ces ambassadeurs devoient ajouter, que dans ce dessein, les Romains avoient choisi Odoacer aussi habile politique que grand capitaine, pour les gouverner sous les auspices de Zenon : qu’ils le supplioient donc, qu’ils le conjuroient de créer Odoacer patrice, et de lui envoyer une commission pour commander en Occident au nom de l’empire d’Orient. Zenon répondit à ces ambassadeurs : que des derniers empereurs que l’empire d’Orient avoit donnés aux Romains d’Occident, ils en avoient fait mourir un ; sçavoir Anthemius ; qu’ils avoient réduit Julius Nepos qui étoit l’autre, à se réfugier en Dalmatie ; que Nepos malgré sa prétenduë déposition, n’étoit pas moins le legitime souverain du partage d’Occident ; que c’étoit donc à ce prince qu’Odoacer devoit s’adresser, s’il vouloit être fait patrice, et que s’il pouvoit obtenir de lui cette dignité, il s’habillât alors comme un grand officier de l’empire Romain devoit être vêtu. Sur-tout, ajouta Zenon ; qu’Odoacer ne manque jamais de reconnoissance envers Nepos, s’il peut une fois en obtenir la dignité qu’il demande. Je transcris ici le passage de l’histoire de M. De Valois, où il est parlé de cet évenement, parce qu’on y trouve outre la narration de Malchus, quelques circonstances curieuses, que l’auteur moderne a prises apparemment dans des garants, capables d’en répondre, mais que je ne connois pas.

Odoacer ne suivit pas les conseils de Zenon, ou bien il ne put pas obtenir de Nepos ce qu’il lui demandoit. Cassiodore dit dans sa chronique, qu’en quatre cens soixante et seize, Odoacer après avoir tué Orestés et Paulus frere d’Orestés, prit bien le nom de roi ; mais qu’il le prit sans porter ni les marques de la royauté, ni les vêtemens de pourpre, c’est-à-dire, sans prendre pour cela ni les marques de la royauté, qui étoient en usage parmi les nations Gothiques, ni aucune robe de pourpre, ou qui fût ornée du moins, de bandes d’étoffe de couleur de pourpre. C’étoit à ces robes qu’on reconnoissoit les personnes pourvuës des grandes dignités de l’empire. Cassiodore qui n’a composé sa chronique que plusieurs années après la mort d’Odoacer, n’auroit point écrit ce qu’on vient de lire, si ce prince eût changé quelque chose dans ses vêtemens ou dans ses titres durant le cours de son regne. Du moins cet auteur auroit-il parlé d’un pareil changement sur l’année où il seroit arrivé ; c’est ce qu’il ne fait point.

Voyons ce qui pouvoit se passer dans les Gaules dans le tems que l’Italie étoit en confusion, soit à cause des troubles qui durent accompagner la déposition de Nepos, soit à cause de l’invasion, et du nouveau partage des terres qu’y fit Odoacer.

On peut bien croire que dès qu’Augustule eût été proclamé empereur[3], et Nepos déposé, Augustule protesta contre le traité dont saint Epiphane avoit été le médiateur, je veux dire la convention par laquelle Nepos avoit cédé aux Visigots les droits de l’empire sur les Gaules. Augustule aura encouragé également les provinces obéissantes, les provinces confédérées, les Francs et les Bourguignons à s’opposer à l’exécution de ce pacte. Les forces de toutes ces puissances réunies ensemble auront arrêté les progrès d’Euric durant l’année quatre cens soixante et seize. Elles auront mis des bornes à ses conquêtes d’autant plus facilement, que non-seulement leurs troupes devoient être nombreuses ; mais que le pays qu’elles avoient à défendre contre l’ennemi qui vouloit subjuguer toutes les Gaules, étoit comme remparé par la Loire, ou par d’autres barrieres naturelles. On a vû qu’Euric avoit d’un côté poussé ses conquêtes jusqu’à ce fleuve, et que d’un autre il les avoit étenduës jusqu’au Rhône ; qu’il n’avoit passé que près de son embouchure, pour occuper les pays qui sont entre la Durance et la Méditerranée. Chacun des deux partis aura donc été assez fort pour garder sa frontiere, mais il ne l’aura point été assez pour percer la frontiere de son ennemi. Voilà, suivant les apparences, quel étoit l’état des Gaules, lorsqu’on y apprit qu’Odoacer étoit le maître de l’Italie, et le trône d’Occident renversé. Dans cette conjoncture, chacune des puissances des Gaules aura pris les mesures qui lui convenoient davantage. Euric aura recherché l’amitié d’Odoacer, et les ennemis d’Euric auront proposé aux Romains d’Orient d’agir de concert avec eux contre Euric, et contre Odoacer, pour chasser le premier de la Gaule, et le second de l’Italie. Voici les faits sur lesquels notre conjecture si plausible par elle-même, se trouve encore appuyée. Procope dit au commencement de son histoire de la guerre des Gots : » Tant que la Ville de Rome demeura sa maîtresse, l’autorité des Empereurs fut toujours reconnuë dans les Gaules, & jusques sur les bords du Rhin ; mais dès qu’Odoacer se fut emparé de cette Capitale, il céda aux Visigors toutes les Gaules, sans se réserver rien au-dela des Alpes qui les séparent de la Ligurie.

En effet Odoacer & Euric ne pouvoient traiter ensemble, sans que le premier article de leur convention fût la confirmation de l’accord qu’Euric avoit fait avec Nepos, dont Odoacer remplissoit réellement la place, et sans qu’Odoacer approuvât et agréât tout ce qu’Euric avoit fait déja, et tout ce qu’il feroit dans la suite en vertu de ce traité.

En second lieu nous sçavons que les Romains des Gaules eurent recours à l’empereur d’Orient, mais qu’ils ne le trouverent pas disposé à s’unir avec eux, pour faire la guerre contre Odoacer, et pour la continuer contre Euric. Nous l’apprenons de Candidus Isaurus, qui avoit écrit l’histoire de l’empire d’Orient depuis l’année quatre cens cinquante-sept jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-onze, et qui lui-même vivoit dans ce tems-là. C’est une des grandes pertes qu’ayent faite nos annales, que celle de l’histoire dont nous parlons ; car les fragmens que Photius nous en a conservés, sont encore plus propres à nous faire regretter l’ouvrage, qu’ils ne le sont à nous instruire. Voici le contenu d’un de ces fragmens : » Après la déposition de Nepos & celle d’Augustule, Odoacer se rendit maître de l’Italie, & même de la Ville de Rome. Il envoya ensuite une ambassade à l’Empereur Zenon, à qui les Romains des Gaules, qui s’étoient déclarés contre ce Roi des Gort, en avoient aussi envoyé une de leur côté. Mais Zenon se détermina en faveur d’Odoacer » Ce fut donc avec Odoacer que Zenon s’allia, apparemment en l’année quatre cens soixante et dix-sept. On peut bien croire que les francs et les bourguignons étoient entrés dans le projet qui fut proposé à Zenon, et que les romains des Gaules se faisoient fort de ces deux nations.

Il ne faut pas confondre les ambassadeurs d’Odoacer dont nous venons de parler avec la députation du peuple Romain de l’empire d’Occident, que ce même Odoacer avoit envoyée à Constantinople dès qu’il se fut rendu maître de l’Italie, c’est-à-dire, dès l’année quatre cens soixante et seize, et qui comme nous l’avons dit, fut si mal reçûë par Zenon. Mais Odoacer qui ne se sera point rebuté pour ce premier refus, et qui d’ailleurs étoit informé que les conjonctures rendroient Zenon, contre lequel il s’étoit formé en orient un puissant parti, plus traitable, lui aura envoyé une seconde ambassade[4], celle dont il est ici question, et qui fut traversée dans sa négociation par les députés des Gaules. Alors Zenon qui ne faisoit que de rentrer dans Constantinople, dont il avoit été chassé en quatre cens soixante et seize, peu de jours peut-être après avoir rebuté les députés d’Odoacer, ne voulut pas s’engager dans une entreprise aussi vaste que celle qui étoit proposée par la députation des Gaules. L’empereur d’Orient avoit encore eu le tems de s’informer de la véritable situation des affaires d’Occident. Il se sera donc déterminé à traiter avec Odoacer, qui de son côté aura promis alors à Zenon bien des choses qu’il ne lui tint pas, puisqu’à quelques années de-là cet empereur donna commission à Theodoric roi des Ostrogots, comme nous le dirons plus bas, de faire la guerre contre Odoacer, et de le dépoüiller de l’autorité qu’il avoit usurpée en Italie.

Dès que les puissances des Gaules auront vû qu’elles ne devoient plus se promettre que l’empereur d’Orient voulût bien faire aucune diversion en leur faveur, elles auront dû songer à convenir d’une suspension d’armes avec Odoacer, et à faire leur paix avec les Visigots ; il n’y avoit plus d’autre moyen d’empêcher l’entiere dévastation des Gaules. De son côté le roi des Visigots avoit plusieurs motifs d’entendre à un accord, pourvû que les conditions lui en fussent honorables et avantageuses. En premier lieu, les pays dont il étoit actuellement maître, étoient assez étendus pour y donner des quartiers commodes à tous ses Visigots. En second lieu, ces Visigots n’étoient peut-être point en assez grand nombre pour en former des armées capables de faire de nouvelles conquêtes, et pour en laisser en même-tems dans les pays subjugués, un corps suffisant à les tenir dans la sujetion. Cependant les Visigots étoient presque les seuls des sujets d’Euric à qui ce prince, qui méditoit déja de faire fleurir l’arianisme dans ses états et de persécuter les orthodoxes, pût se fier. Presque tous les Romains des Gaules étoient alors catholiques. En troisiéme lieu, les affaires qu’Euric avoit en Espagne, qu’il avoit entrepris de soumettre entierement à sa domination, lui devoient faire souhaiter d’avoir la paix avec les puissances des Gaules. Enfin Genseric roi des Vandales d’Afrique, qui lui fournissoit des subsides, comme nous me nous l’avons vû, étoit mort en quatre cens soixante et seize. Il avoit laissé ses états à son fils Honoric ou Huneric, et Huneric qui avoit épousé une fille de Valentinien III n’avoit point autant d’aversion pour les Romains qu’en avoit son pere. Ce qui est très-certain, c’est que postérieurement à l’occupation de l’Auvergne par les Visigots, il y eut un traité de paix ou de tréve conclu entre les Visigots d’un côté, et les Bourguignons et leurs amis ou alliés de l’autre ; et que les Gaules en conséquence de cet accord joüirent durant plusieurs années d’une espece de calme.

  1. Pet. Rat. temp. lib. 6. p. 365.
  2. In except. de Leg. pag. 185.
  3. En l’année 473.
  4. Pet. Rat. temp. lib. 6. cap. 27.