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Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 3/3

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Maurice Lamertin (6p. 80-95).
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III

Ce n’est certainement pas le hasard qui a fait coïncider, avec les diverses phases de la conquête des provinces belges, autant de transformations dans le régime intérieur de la République. Leur première invasion est contemporaine de la suspension de Louis XVI et de la suppression de la royauté ; leur perte après Neerwinden, du gouvernement révolutionnaire ; leur occupation après Fleurus, de la chute de Robespierre et de la fin de la Terreur ; leur réunion enfin, de la Constitution de l’an III et du Directoire. Ce curieux parallélisme atteste l’extraordinaire importance attribuée par la France révolutionnaire à la possession de la Belgique. Pour s’en emparer, elle a bandé tous les ressorts de son énergie et recouru aux plus extrêmes mesures de salut public. Au moment où elle est arrivée au but de ses efforts, sa fièvre se calme et elle se donne, dans ses frontières agrandies, l’organisation politique par laquelle s’achève la Révolution.

Car avec la Constitution de l’an III (22 août 1795) s’arrête la poussée démocratique qui, depuis 1789, n’avait cessé de grandir. Il n’est plus question de « régénérer » la nation, mais de l’organiser. On veut maintenant fonder les droits de l’homme sur un régime stable et, si l’on peut dire, conservateur. On se défie autant des royalistes que des « anarchistes », et la propriété est déclarée la base de l’ordre social.

C’est par ce régime nouveau, entré en vigueur quatre semaines après sa réunion à la France, que la Belgique a été initiée à la Révolution. Celle-ci commence pour elle au moment où elle se clôt en France. Mais comment eût-il été possible de lui appliquer de but en blanc la Constitution de l’an III ? Depuis Jemappes rien ne l’y avait préparée ; le seul résultat des crises qu’elle avait traversées avait été de la désorganiser et de l’exploiter. Du nouvel ordre des choses elle ne connaissait encore que les violences qu’il lui avait prodiguées.

Sans doute, il ne pouvait plus être question d’abandonner les habitants, devenus citoyens français, aux rigueurs de l’occupation militaire. Mais les soumettre brusquement à toutes les lois de la République, c’eût été bouleverser de fond en comble leur organisation politique et leur organisation sociale, puisque ces lois innovaient également dans tous les domaines et qu’elles transformaient aussi profondément le droit privé que le droit public. On se décida à n’avancer que par étapes et à ne détruire qu’au fur et à mesure que l’on édifierait. Le 5 octobre 1795, un arrêté des représentants déclara que les « pays réunis » continueraient d’être gouvernés « sur le pied actuel » en attendant que les nouvelles lois de la République y fussent proclamées.

À vrai dire, le « pied actuel » c’était le chaos. Depuis Fleurus, on avait improvisé au gré des circonstances. Les représentants s’étaient contentés de jeter par dessus les anciennes institutions une administration provisoire fonctionnant tant bien que mal en marge de l’occupation militaire. Nul effort de coordination. Les anciens impôts subsistaient côte à côte avec les réquisitions ; les cours de justice conservaient un reste d’existence et les vieilles institutions municipales fonctionnaient toujours. Ni les confréries religieuses, ni les corporations de métiers, ni les bailliages et les châtellenies n’avaient été supprimés. En attendant mieux, ils rendaient encore quelques services et garantissaient contre l’anarchie. Après un premier moment de confiscations hâtives, il avait fallu revenir en arrière. Les dîmes avaient été rétablies et les revenus des communes remis à la disposition de celles-ci[1].

Le décret du 1er octobre imposait l’obligation de substituer à ce désordre l’organisation républicaine dont les départements devaient former les cadres. C’était une tâche singulièrement difficile. Il ne fallait point compter sur l’appui de la nation. Dans toutes les classes, elle était mécontente, soupçonneuse, aigrie ou décidément hostile. Les commerçants capitalistes, les entrepreneurs industriels enrichis par le renouveau économique du XVIIIe siècle et qui, au début, en Belgique comme en France, avaient applaudi à la Révolution et à la chute de l’Ancien Régime, étaient ruinés et désillusionnés. Aucun de leurs espoirs ne s’était réalisé. La réouverture de l’Escaut, si pompeusement proclamée, n’avait servi de rien, puisque les Anglais tenaient la mer et bloquaient l’embouchure du fleuve. La réunion du pays à la France ouvrait bien à l’industrie belge l’immense marché de la République, mais elle lui fermait en même temps les Provinces-Unies, l’Allemagne et tous ses débouchés traditionnels. Les bureaux de douanes que l’on se hâtait d’établir sur les frontières la soumettaient à un régime tout nouveau, qui n’était pas fait pour elle et qui l’emboîtait de force dans le cadre économique de la France. D’ailleurs les réquisitions, le maximum, les nécessités de l’occupation militaire avaient étouffé les derniers restes du commerce. Les capitaux se cachaient, les matières premières n’arrivaient plus. Seuls l’agiotage et la contrebande alimentaient un trafic aléatoire, illégal et clandestin.

La situation était d’autant plus critique que l’on n’avait pas confiance dans sa durée. L’Autriche n’avait pas renoncé à la possession de la Belgique. La guerre se prolongeait avec des chances diverses et rien ne pouvait garantir qu’une fois de plus, les armées impériales ne réapparaîtraient pas dans le pays. Sans doute, la vieille fidélité dynastique avait disparu depuis la révolution brabançonne. Sauf quelques familles de la haute aristocratie et quelques anciens fonctionnaires, personne ne souhaitait le retour de François II. Il n’y avait pas en Belgique comme en France un parti royaliste. Si la nation eût été maîtresse de ses destinées, elle se fût certainement constituée en république comme elle l’avait fait en 1790 et comme elle l’avait essayé trop tard en 1792. Rien n’était changé à cet égard. Au lieu que la maison de Habsbourg fût, comme était en France la maison de Bourbon, le centre de ralliement de tous les mécontents et l’espoir des conservateurs, on n’éprouvait pour elle que froideur sinon hostilité. L’insignifiance de l’émigration en donne la preuve frappante. La liste des émigrés publiée en l’an III dans le département de la Dyle ne comprend qu’un peu plus de trois cents individus, presque tous grands seigneurs, employés de la cour ou de l’administration ; celle du département des Deux-Nèthes n’en renferme qu’une centaine, parmi lesquels dix-sept religieux anglais[2].

Mais si la grande majorité des Belges ne voulaient pas redevenir « autrichiens », ils ne voulaient pas non plus, et peut-être voulaient-ils moins encore, devenir français. Appauvris, froissés et humiliés par la conquête, ils regrettaient l’autonomie dont ils avaient joui avant elle. C’était un moyen de protester contre le régime que l’on subissait, que de se targuer de loyalisme. Faute de mieux, les « malveillants » criaient Vive l’empereur. Quelques agents autrichiens, d’ailleurs, se glissaient dans le pays, y répandant des bruits inquiétants sur la situation militaire, y distribuant de l’argent. Le moindre échec des armées républicaines était grossi et relevait les courages. Les fonctionnaires se sentent entourés d’une hostilité qui leur fait craindre parfois une « nouvelle Vendée » ou des « Vêpres siciliennes ». Ils signalent avec indignation les affiches « incendiaires » que des inconnus placardent sur les murs et qui « jettent le refroidissement dans le cœur de nos amis »[3].

Mais l’occupation est trop rigoureuse pour qu’un soulèvement soit possible. La trahison de Pichegru (31 décembre 1795) et un peu plus tard les succès de l’archiduc Charles sur le Rhin, ne provoquèrent que des coups de mains isolés et sans portée. Le 3 janvier 1796, un ancien soldat au service de l’Autriche, Charles de Loupoigne dit Jacquemin, entre à Genappe à la tête d’une bande de 40 à 50 hommes et au cri de Vive l’empereur y abat l’arbre de la liberté, y foule aux pieds la cocarde tricolore, puis se retire en enlevant, outre 104 chevaux, le frère de l’un des administrateurs du département. En automne, des désordres sont signalés à Afflighem et dans diverses communes des environs de Bruxelles. L’opinion, si elle n’ose prendre ouvertement parti pour les révoltés, leur est évidemment favorable. Le jury acquitte systématiquement ceux d’entre eux que les autorités françaises sont bien obligées de traduire devant les tribunaux[4].

Le sentiment public est tellement mauvais que, malgré l’insécurité générale et le nombre croissant des bandits et des « chauffeurs », le Directoire refuse, au mois de mai 1796, d’organiser dans le pays des gardes nationales. On n’ose même permettre aux habitants de faire des patrouilles. En revanche, un des premiers soins du gouvernement est d’organiser la gendarmerie. Le 17 novembre 1795, le général Wirion est placé à sa tête. Dès le milieu de l’année suivante, elle comprend 200 brigades de 5 hommes et son action est d’autant plus efficace qu’elle se compose presque exclusivement de Français et que la population est désarmée[5].

Plus que tout le reste, le mépris affiché par les fonctionnaires et les soldats pour le clergé et pour le culte catholique irrite et aigrit le peuple. Le Directoire a beau recommander de ménager « les préjugés des Belges », il ne peut empêcher chez ses subordonnés, et moins encore parmi les troupes, les manifestations d’un anticléricalisme que lui-même professe et affirme en toute occasion. Pour la plupart des agents français, c’est un scandale insupportable que de « voir encore des moines promener leurs frocs dans les communes », et de tolérer « l’impudeur des prêtres qui portent avec clochettes, ombrelle et huit torches le viatique en plein jour ». L’administration centrale de l’Escaut écrit au ministre de l’Intérieur que « l’attachement à tout ce qui fait la domination des prêtres est porté jusqu’au fanatisme le plus hébété et le plus opiniâtre »[6]. Et ce dépit s’augmente encore de constater que personne n’observe le repos du décadi, que l’on n’employe pas le calendrier républicain et que les fêtes nationales n’ont d’autre assistance que les militaires et les enfants des écoles qui y viennent par ordre. Même insuccès pour les représentations patriotiques et républicaines organisées dans les théâtres. Y joue-t-on au contraire une pièce anti-jacobine, les spectateurs affluent aussitôt[7]. La presse ou pour mieux dire ce qui subsiste de la presse, ne cache pas son hostilité au régime.[8] À Liège, le Troubadour de Delloye le crible d’allusions et de brocards. Le Républicain du Nord, fondé à Bruxelles en décembre 1795 par Lambrechts, commissaire du directoire du département, rédigé par Norbert Cornelissen et dont il paraît deux fois par décade des résumés en flamand destinés aux campagnes, ne se soutient qu’à coups de subventions officielles. L’emprunt forcé, décrété moins de trois mois après la réunion du pays, paraît d’autant plus insupportable qu’il est exigé des habitants à titre de citoyens français.

Si l’opposition est profonde et générale, elle n’est pourtant pas très dangereuse parce qu’elle manque de centre. Mais il est presque impossible de vaincre la résistance passive et l’apathie voulue par lesquelles elle déconcerte, en échappant à ses prises et en évitant tout éclat, l’action des pouvoirs publics. Pour le seconder dans une tâche que rend encore plus malaisée son ignorance des gens et des choses dans ce pays mécontent, le gouvernement ne peut compter que sur un bien petit nombre de collaborateurs ralliés à ses principes : anciens joséphistes, comme Lambrechts, prêtres défroqués, comme Rouppe, démocrates convaincus, comme les Bassenge. Encore sont-ils eux-mêmes en butte à la haine déclarée des jacobins auxquels le Directoire se montre de plus en plus hostile et que la phraséologie à la mode taxe d’anarchistes. Peu nombreux, ils sont actifs et remuants et, dans les contrées industrielles du pays de Liège où la crise économique exaspère les esprits, il semble bien que plusieurs d’entre eux adhèrent au communisme de Babeuf.

Dès avant même l’entrée en fonctions du Directoire, la Convention, deux jours avant de se séparer, avait confié la mission de républicaniser et de moderniser le « peuple égoïste et mécontent de tout gouvernement », qu’elle venait d’annexer, à deux de ses membres : Portiez de l’Oise et Pérès de la Haute-Garonne (24 octobre 1795). Ils appartenaient au parti que la réaction de thermidor avait appelé à la direction des affaires. Avec tant d’autres, ils considéraient la Révolution comme terminée et que la grande affaire était maintenant d’organiser l’État, quand bien même l’État cesserait d’être républicain. Pérès, après avoir été préfet de Sambre-et-Meuse, devait mourir baron de l’Empire et Portiez, doyen de la Faculté de droit de Paris. Leur consigne était de rallier la Belgique au gouvernement et de se méfier des « anarchistes ». Ils eurent à cœur de s’inspirer surtout de ce dernier point et encoururent le reproche d’avoir redouté beaucoup plus les « satellites de Robespierre que ceux de Stoffel et de Charette »[9].

Leurs fonctions de Commissaires de la République auprès du Conseil de gouvernement siégeant à Bruxelles ne durèrent d’ailleurs que quelques semaines. Le Directoire leur substitua, dès le 22 novembre 1795, un titulaire nommé par lui : le citoyen Bouteville[10].

Il avait fait son apprentissage en qualité d’agent national auprès de l’administration d’arrondissement de Liège. C’était un homme actif, zélé, plein d’idéalisme républicain, également ennemi des « tyrans » et du « fanatisme ». À ses yeux, les « sectaires du culte catholique » ne sont que des « imbéciles » et des « raisons faibles », les tenants de l’Ancien Régime, que des « troupeaux d’esclaves »[11]. Mais s’il parle encore comme Publicola Chaussard, il agit tout autrement. Son mépris pour la « superstition » ne l’empêche pas d’exiger qu’on en respecte les manifestations extérieures[12]. Il ne prétend pas imposer les droits de l’homme, mais les faire aimer. Il voit dans les Belges de « nouveaux frères » qu’il faut traiter avec bienveillance. Il recommande à la sollicitude du Directoire « le ci-devant Liégeois, amant idolâtre, et le ci-devant Belge, ami aussi sage que solide de la liberté ». Il ne se dissimule pas d’ailleurs « qu’une grande partie des habitants, toujours aveuglés par le fanatisme, déteste le gouvernement républicain »[13].

La besogne qui lui incombait était formidable. Il fallait fournir de leur personnel les administrations départementales, les tribunaux, les municipalités. Conformément à la constitution de l’an III, ce personnel était électif. Mais il était trop certain que les électeurs n’eussent choisi que des opposants, et le Directoire avait prudemment confié à Bouteville le soin de désigner, sous son approbation, les hommes chargés d’initier les Belges au fonctionnement des nouvelles institutions.

Que d’obstacles à surmonter pour mener à bien cette tâche au milieu d’une population soupçonneuse et hostile ! À qui se fier pour trouver des hommes sûrs ? Comment faire entrer au service de la République des gens qui, soit par scrupules de conscience, soit par crainte de se compromettre, se refusaient à accepter aucune fonction ? Dans le pays flamand, la langue compliquait encore les difficultés. Il était même impossible d’en appeler à l’intérêt pour amadouer les récalcitrants. Car les fonctions municipales étaient gratuites, et les traitements des juges et des administrateurs départementaux, trop modiques pour séduire personne, étaient en outre payés avec une irrégularité déplorable. Le pauvre Bouteville voyait son travail se défaire à mesure. Sauf dans le département de l’Ourthe, les titulaires, à peine désignés, envoyaient leur démission. Des personnes qui avaient accepté la veille refusaient le lendemain. Les municipalités faisaient attendre indéfiniment les listes des candidats qui leur étaient demandées. Parmi ceux qui se présentaient spontanément, se glissaient des « anarchistes, les plus mortels ennemis de la liberté ». Il fallait les écarter avec la certitude d’encourir leur rancune et d’être dénoncé par eux comme fauteur des ci-devant et instigateur d’une nouvelle Vendée. Et à tout cela s’ajoutaient encore les directives envoyées de Paris par le ministre de la police, les conflits provoqués sur place par l’autorité militaire, les observations ou les remontrances du Directoire sur les frais de bureau et les déplacements du malheureux commissaire. L’administration alla jusqu’à lui retirer la disposition de l’hôtel d’Arenberg où on l’avait tout d’abord logé à Bruxelles et à exiger de lui une reddition de comptes assez humiliante. Au milieu de tant de déboires, il continuait pourtant à faire de son mieux, passant jours et nuits en correspondances ou en conférences, mais non sans ressentir cruellement les morsures de la « dent d’acier de la calomnie ».

Vers la fin de l’année, en dépit de tous les obstacles, il était arrivé au bout de sa tâche. La nouvelle organisation est constituée et ce qui subsistait encore de celle de l’Ancien Régime a vécu. Au chef-lieu de chaque département, siège « l’administration départementale » composée de cinq membres flanqués d’un « commissaire du gouvernement ». Les municipalités fonctionnent. Il en existe une dans toutes les communes de plus de 5000 habitants. Les autres sont groupées en « administrations municipales de canton » où chacune d’elles délègue un « agent municipal ». Un « commissaire national » représente le gouvernement auprès de chaque municipalité de ville ou de canton. Dans chaque canton, la justice est rendue par un juge de paix. Au-dessus d’eux il y a par département un tribunal criminel, un tribunal civil et de trois à six tribunaux correctionnels.

À cette machine toute neuve, il appartient d’appliquer les lois votées en France puisqu’elles sont devenues celles de la Belgique. Elles sont innombrables et touchent à toutes les parties de l’ordre social. C’est pourquoi il importe de ne les promulguer qu’ « avec une sage lenteur ». Il en est de tout à fait essentielles et qu’il faut introduire immédiatement. Pour d’autres, qui heurteraient trop brutalement les « préjugés » du peuple, on attendra qu’il les puisse recevoir sans dommage. Le Directoire s’inspire en ceci d’un opportunisme qui tient compte plus encore de l’intérêt de la France, que de celui des départements réunis. Plus ils sont précieux, plus il convient de les ménager. « Si nous ne savons pas nous assurer la mine féconde que la ci-devant Belgique nous ouvre, écrit Bouteville, alors et seulement alors pourrions-nous concevoir de véritables craintes sur le salut de l’affermissement de la République », et plus loin il affirme que « la ci-devant Belgique est la véritable ressource pour la restauration de nos finances »[14].

La promulgation commença au mois d’octobre 1795. Elle débuta naturellement par les lois qui, dès l’origine de la Révolution, avaient sapé les fondations de l’Ancien Régime. La Belgique eut sa nuit du 4 août par voie d’arrêtés. Les plus « bienfaisantes » des lois françaises, c’est-à-dire celles qui abolissent la féodalité, les dîmes, le retrait lignager, les substitutions, les maîtrises et les jurandes y furent coup sur coup décrétées. Nul effort d’ailleurs pour les adapter aux particularités locales du pays. La nomenclature des droits féodaux supprimés en comprend quantité dont on n’avait jamais entendu parler en Belgique et n’en mentionne pas d’autres qui y existaient. Évidemment, c’est le principe seul qui est en cause. L’ancien édifice féodal saute en l’air comme par un coup de mine. La destruction de la noblesse, des corporations de métiers, des entraves que le droit coutumier impose à la mobilité du sol est aussi brutale qu’elle est nécessaire à l’établissement de l’ordre nouveau. On touche ici aux « bases fondamentales de la constitution française ». Nul ménagement, nul régime transitoire n’est admissible en faveur d’institutions dont il est indispensable tout d’abord de déblayer le terrain.

Dès qu’elles ont disparu, c’est-à-dire dès que tous les groupements juridiques, sociaux et professionnels qui protégeaient les individus contre l’emprise de l’État sont anéantis et que la propriété, affranchie des survivances du droit coutumier, n’est plus qu’une chose commerçable, l’œuvre de reconstitution commence.

Le 15 décembre 1795, est publié le Code des délits et des peines qui remplace, par l’uniformité de la législation, la variété des coutumes et des jurisprudences. Le régime financier qu’a inauguré, le 8 octobre de la même année, la suppression de toutes les douanes intérieures, se complète, le 20 décembre, par l’application au pays du tarif douanier français. Le 30 décembre, le système nouveau des impôts est introduit par les lois sur le timbre et l’enregistrement ; le 16 juin 1796, la contribution foncière substitue aux irrégularités et aux inégalités du passé « une contribution sage, régulière, commune à tous les biens, égale à tous les citoyens, proportionnée à leurs revenus et n’admettant aucun privilège ». Le 25 août 1796, apparaît la loi des patentes en matière de commerce et d’industrie. Enfin, le 14 novembre 1796, les anciennes impositions directes, aides, subsides, tailles, etc. sont abolies et les impôts de la République établis à leur place « pour faire jouir les départements réunis de la constitution française dans toute sa plénitude ».

En même temps, l’état des biens et celui des personnes sont remaniés conformément aux principes républicains. Le 15 février et le 22 mai 1796, on promulgue les lois organiques du régime hypothécaire et du notariat. Le 17 juin est institué l’état-civil et avec lui le divorce par consentement mutuel. Ainsi, de même que la terre est arrachée à la féodalité, l’homme l’est à l’Église. L’État dépouille la religion du contrôle qu’elle avait exercé jusqu’alors sur la vie humaine par les sacrements qui président à la naissance, au mariage et à la mort. La société dépouille son caractère catholique et l’État y assigne la même place au croyant, à l’hérétique ou au dissident. L’histoire de chaque famille se trouvait jusqu’ici dans les sacristies ; la voici confiée aux archives municipales. L’État désormais ignore le prêtre. Dans le même temps où il rompt avec l’Ancien Régime il sort de l’Église. Sans doute, il ne la détruit pas ; il se borne à la confiner dans la sphère des intérêts religieux et lui défend d’empiéter sur son domaine. Conséquent avec lui-même, il lui enlève l’instruction et la bienfaisance qu’elle avait jusqu’alors possédées presque sans partage. Le 7 octobre 1796, il introduit en Belgique la loi sur les hospices civils, et Bouteville est chargé d’organiser des écoles primaires et des écoles centrales.

Mais il est indispensable encore de soumettre le clergé à la surveillance de la police. On ne peut lui laisser, chez les nouveaux Français, une situation qu’il a perdue chez les anciens. L’opération est délicate, car il est populaire, respecté et aussi influent que le peuple est religieux. La loi du 21 février 1795 sur la liberté des cultes ayant virtuellement supprimé la constitution civile du clergé, celle-ci ne fut pas introduite en Belgique. On se contenta provisoirement d’y imposer (6 décembre 1796) la disposition de la loi du 7 vendémiaire an IV, interdisant de paraître en public « avec les habits, ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses ou à un ministre d’un culte ». Au reste, on ferma les yeux sur son application. Durant les premiers temps du Directoire, les prêtres séculiers furent traités avec une modération relative. Mais il n’en pouvait aller de même pour les réguliers. La Constitution de l’an III ne reconnaissant « ni vœux religieux, ni aucun engagement contraire aux droits naturels de l’homme », les condamnait à disparaître. Au surplus, tous les « amis de la Liberté » insistaient sur l’urgence de mettre à la raison ces suppôts du « fanatisme » et de la superstition. Joseph II n’avait-il pas déjà porté la hache dans les couvents inutiles ? La République ne pouvait évidemment se refuser à achever l’œuvre commencée par un « despote ». Le 1er septembre 1796, toutes les maisons conventuelles des neuf départements réunis étaient supprimées conformément à l’acte constitutionnel et à l’uniformité des principes. Par mesure transitoire, on tolérait les congrégations adonnées « à l’éducation publique ou au soulagement de malades ». Toutes les autres devaient se disperser et défense était faite à leurs membres de continuer à porter l’habit. Leur subsistance serait assurée par des bons « qui ne pourront être employés qu’en acquisition de biens nationaux situés dans la ci-devant Belgique ». On peut estimer à une dizaine de milliers le nombre des religieux atteints par la loi[15]. Dès le 5 janvier 1797, ils étaient obligés de se présenter devant les administrations municipales et d’y faire connaître leurs nom, âge, profession future, résidence et moyens d’existence « sous peine d’être regardés comme vagabonds, gens sans aveu et traités comme tels »[16].

En les sécularisant, la République, du même coup, sécularisait leurs biens. L’immense capital immobilier que la piété des fidèles avait affecté, au cours des siècles, à l’entretien des moines passait de la propriété de l’Église dans celle de l’État dont il raffermissait le crédit et garantissait le maintien. Tous les acheteurs de « biens noirs » seront désormais ses plus fermes appuis et une indissoluble solidarité unira leurs intérêts à sa conservation.

Durant les quelques mois qui s’écoulent de la fin de 1795 au commencement de 1797, la Belgique passa donc de l’Ancien Régime à la Révolution. En un an, elle reçut passivement du Directoire l’organisation que la France avait mis sept ans à se donner au milieu des péripéties tragiques de la guerre civile et de la guerre étrangère. Tout le passé national était balayé : circonscriptions, coutumes, autorités, institutions politiques, judiciaires, administratives, ecclésiastiques, et la vie sociale comme la vie religieuse fut atteinte en son fond. On ne se reconnaissait plus dans son propre pays. Jamais un bouleversement aussi complet et une refonte aussi totale ne s’accomplirent en un temps aussi court.

Pourtant, la transformation était moins frappante par la nouveauté de ses principes que par la rigueur, le radicalisme et la rapidité de leur application. Ce qui triomphait, c’était ce « Joséphisme » contre lequel six ans plus tôt, la Belgique s’était insurgée. Dans l’État comme dans l’Église, l’œuvre de la Révolution continuait et achevait celle de l’Empereur. Elle reprenait pour ainsi dire les mêmes thèmes, mais combien amplifiés ! Toutes les réformes qu’elle imposait, Joseph avait songé avant elle à les introduire. N’avait-il pas voulu substituer des cercles aux provinces, refondre et régulariser le fonctionnement des institutions, soumettre le clergé au contrôle du gouvernement, instaurer la tolérance religieuse, faire même du mariage un contrat civil[17] ? Les droits de l’homme l’emportaient là où le despotisme éclairé avait échoué.

Mais ce que Joseph avait tenté de faire, il l’avait fait comme souverain légitime des Belges et en vertu de ses prérogatives constitutionnelles. Il n’avait pas prétendu « austriaciser » ses sujets, et si maladroitement qu’il s’y fût pris, il n’avait cessé de se conduire, à leur égard, en « prince naturel », discutant la portée de leurs libertés sans en nier l’existence et cherchant à les amener, par les voies légales, à accepter ses réformes. Maintenant, au contraire, on n’avait plus qu’à subir la loi et à se laisser assimiler à une constitution étrangère. Proclamés Français, les Belges devaient nécessairement passer sous le régime que la France avait fait pour elle et non pour eux.

Tout moyen de protester leur était enlevé du fait même que leur nationalité n’existait plus. En les réformant, la République, fatalement, devait les « franciser ».

C’est à des Français de France, en effet, que fut confiée la tâche de mettre en action les institutions nouvelles. Tous les postes les plus importants leur furent attribués. À côté des quelques Belges ralliés au régime et qu’ils ont mission de surveiller et d’initier à leur besogne, ils remplissent les fonctions de commissaires nationaux, d’administrateurs des départements, de juges, de percepteurs des impôts, d’agents des douanes, d’officiers d’état-civil. Ils occupent les bureaux des administrations et l’on en trouve jusque dans ceux des municipalités. Partout, avec les nouveaux usages administratifs, ils introduisent leur langue. Dans les régions flamandes, ils la substituent à l’idiome national. « Les agents des communes rurales, écrit le ministre de l’Intérieur en 1796, qui ne savent pas la langue française… sont incapables de remplir leurs fonctions et doivent être remplacés »[18]. Et parmi les étrangers chez qui le gouvernement recrute son personnel, que d’éléments suspects ! « La République, dit Bouteville, a longtemps et trop longtemps vomi ce qu’elle avait de plus impur dans la ci-devant Belgique »[19]. Et il s’en prend surtout aux agents militaires de toute espèce à qui l’on a bien dû s’adresser, et dont le style et l’orthographe ont laissé parfois de si curieux spécimens dans les archives.

Il faut reconnaître d’ailleurs que dans son ensemble, l’administration républicaine est active, zélée, intelligente. On reste confondu devant l’énormité du travail accompli par elle dans un pays où tout était à faire. Au surplus, elle n’est ni rogue, ni pédantesque, ni brutale. Quantité de ses agents se sont fixés en Belgique, y ont pris femme et y ont fondé des familles par lesquelles leurs idées et leurs mœurs s’infiltrent dans la nation. Néanmoins, le dédain railleur qu’ils affichent pour les usages et surtout pour les croyances du peuple, le choque ou l’indigne. Ils font scandale en s’abstenant ostensiblement le dimanche d’assister à la messe. Et les moines défroqués, que la suppression des couvents a fait revenir dans leurs foyers, y entretiennent contre eux une sourde hostilité. Dans son ensemble, la nation, si elle se résigne, est mécontente. Le sentiment qui y domine est celui de gens devenus des étrangers dans leur propre pays, traités en incapables et d’autant plus irrités qu’ils jouissaient jadis d’un plus large degré d’autonomie.

Et pourtant, c’est durant cette année 1796, qu’au milieu de la stupeur des uns et de la résistance passive des autres, la Belgique moderne s’est constituée. Ce qui a été détruit ne devait pas être réédifié et presque tout ce qui a été construit subsiste encore de nos jours. Le passé contre lequel s’essayait depuis le règne de Marie-Thérèse, l’esprit des temps nouveaux, a disparu sans retour. Liée à la France, la Belgique a conservé l’empreinte qu’elle en a reçue. Sous sa pression, les cadres dans lesquels la tradition retenait les hommes se sont brisés. Les institutions et la société elle-même se sont simplifiées, régularisées et rationalisées. La notion du citoyen s’est dégagée en même temps qu’une conception nouvelle de la propriété. Satisfaction a été donnée à des besoins que l’évolution économique comme l’évolution morale rendaient de plus en plus impérieux. Dégagée de l’archaïsme que le respect des droits acquis laissait peser sur elle, l’activité humaine a pris un cours plus rapide et des allures plus souples. La France d’aujourd’hui, disait Dumouriez en 1793, est plus différente de celle de 1788 que de l’état des Gaules au temps de Jules César[20]. On relève le même contraste entre la Belgique de 1794 et celle de 1796. En moins de deux ans, la Révolution française l’a transformée en lui imposant ces réformes nées de l’esprit et des désirs du XVIIIe siècle, qui ont trouvé dans la déclaration des droits de l’homme leur expression la plus complète.

  1. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 14.
  2. Voy. plus haut, p. 67, n 2.
  3. J’emprunte ces détails à une lettre de Bouteville du 6 janvier 1796, insérée dans le registre n° 1 de sa Correspondance (n° 50), aux Archives générales du royaume à Bruxelles.
  4. Correspondance de Bouteville, ibid., nos 50, 65.
  5. Arrêtés, t. I, p. 348, II, p. 159, 163, 167. V, p. 77.
  6. L. de Lanzac de Laborie, La domination française en Belgique, t. I, p. 75 (Paris, 1895).
  7. Descamps, loc. cit., p. 239.
  8. Voy. P. Verhaegen, Essai sur la liberté de la presse en Belgique durant la domination française. Annales de la Société Archéologique de Bruxelles, t. VI [1892], p. 194, 324, t. VII [1893], p..52, 145.
  9. Voy. une lettre de Bouteville dans le Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 4e série, t. IV [1877], p. 62.
  10. Cf. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II p. 35 et suiv.
  11. Voy. Bulletin de la Commission royale d’Histoire, loc. cit., p. 71.
  12. Il faut se garder, dit-il, de « piquer le ballon rempli de gaz fanatique et en exciter indiscrètement l’explosion ». Ibid.
  13. Voy. son rapport au gouvernement intitulé : Compte de la mission du citoyen Bouteville, commissaire du gouvernement dans les neuf départements réunis (Bruxelles, an V).
  14. Registre n° 1 de sa Correspondance aux Archives générales du royaume, n° 56.
  15. Bouteville, dans le Compte de sa mission, p. 24, estime de 13 à 14.000 le nombre des bons à délivrer aux ex-religieux mais il exagère peut-être pour faire ressortir la difficulté de sa situation. En 1796, la population des couvents de Bruxelles comprenait 571 individus, dont 275 hommes répartis en onze communautés et 296 femmes appartenant à douze communautés. C. Pergameni, La population des communautés religieuses de Bruxelles en 1796. Bulletin de la Commission royale d’Histoire, t. LXXVII [1908] p. 204 et suiv. P. Verhaegen, op. cit., t. II, p. 508, évalue le nombre des religieux à environ 10.000.
  16. Arrêtés, t. VI, p. 378.
  17. Voy. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 381 et suiv.
  18. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 331.
  19. Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 4e série, t. IV [1877] p. 58.
  20. Mémoires, t II, p. 118 (Londres, 1794).