Aller au contenu

Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 4/2

La bibliothèque libre.
Maurice Lamertin (6p. 204-211).
◄  I.
III.  ►
II

Le mécontentement provoqué par la rupture de Napoléon avec le pape fut très profond : il ne fut pas général. Depuis l’occupation française, l’influence de l’Église sur la nation avait diminué d’une manière très sensible. Il ne lui était plus possible de fermer la bouche à ses adversaires, elle avait perdu le monopole de l’enseignement, et l’administration tout en la surveillant la tenait à l’écart. L’État la protégeait à condition qu’elle se soumît à sa tutelle et obéît à ses directives. Il ne s’intéressait à elle que par considération politique et il n’était que trop visible que les sentiments qu’il professait à son égard étaient ceux d’une indifférence dédaigneuse. S’il admettait qu’il fallût une religion pour le peuple, c’est qu’il considérait le peuple comme trop inculte pour s’en pouvoir passer. Il était utile de le laisser sous l’empire des croyances arriérées qui réprimaient ses instincts et lui rendaient sa misère plus tolérable. Mais comment admettre que les hommes éclairés attachassent encore quelque importance à des dogmes et à des cérémonies que Voltaire avait accablés de ses sarcasmes ? L’attitude des préfets leur indiquait celle qu’ils devaient prendre : on ne les voyait à l’église qu’aux jours de Te-Deum ; ils se contentaient, le dimanche, d’y envoyer leurs femmes. Une froideur de bon goût dissimulait chez eux ce qui subsistait de l’anticléricalisme révolutionnaire.

Il s’affirmait avec moins de retenue chez les anciens jacobins, qu’il consolait de tant de choses auxquelles il avait fallu renoncer après brumaire. Beaucoup d’entre eux restaient énergiquement « anti-prêtres ». À leurs yeux, l’Église demeurait l’ennemie irréconciliable de la Révolution. Les regrets qu’on lui attribuait de la disparition de l’Ancien Régime la rendait suspecte aussi aux acheteurs de biens nationaux et aux notables ralliés au gouvernement. Sans doute, ils ne constituaient qu’un groupe au sein de la nation. Mais leur fortune et leur importance sociale compensaient leur petit nombre. Aussi longtemps qu’ils soutiendraient le gouvernement, celui-ci n’aurait pas à s’inquiéter d’une agitation fomentée par un clergé dont le prestige, si grand qu’il fût encore, n’était plus comparable à ce qu’il avait été au temps de Joseph II. Contre l’Église il existait désormais, sinon officiellement, du moins d’une manière latente, un parti anticlérical, tout acquis à la défense des prérogatives de l’État.

Malheureusement, l’État devait bientôt mettre ses partisans à une épreuve trop rude pour leur dévouement. Les fabricants et les entrepreneurs étaient les plus fidèles d’entre eux. Ils avaient applaudi à sa politique parce qu’elle avait ranimé, dès les débuts du Consulat, la prospérité économique. La guerre entreprise contre le commerce anglais et l’organisation du blocus continental par les décrets de Berlin (21 novembre 1806) et de Milan (23 novembre et 17 décembre 1807) avaient soulevé tout d’abord leur enthousiasme. Les Chambres de commerce de Verviers, de Tournai, de Courtrai et de Gand n’avaient pas manqué de féliciter le gouvernement de mesures qui abolissaient si complètement la concurrence étrangère[1].

Elles s’aperçurent assez tôt que leurs espoirs ne se réalisaient pas. Si le blocus avait tout d’abord galvanisé l’activité de l’industrie, ses conséquences ne tardèrent pas à lui susciter de graves difficultés. La fabrique des toiles de coton, dont les progrès avaient été si surprenants tout d’abord, se trouva la première atteinte. Car, pour frapper le commerce anglais, Napoléon avait augmenté la taxe perçue sur l’entrée du coton brut et il en résulta une hausse désastreuse de la matière première. Le gouvernement avait espéré compenser le fléchissement de l’industrie cotonnière par le développement de celle des toiles de lin. Mais dès 1808, la guerre d’Espagne fermait aux linières belges le marché de la péninsule, qui avait été jusqu’alors leur débouché principal et, en généralisant la crise, généralisait les inquiétudes. Il devenait trop évident que le blocus continental ne favorisait guère que la contrebande et qu’entre l’Empire, si démesurément qu’il s’agrandît sur le continent et l’Angleterre, qui possédait la maîtrise des mers, la partie n’était pas égale. Les efforts obstinés de Napoléon pour abattre son adversaire exerçaient une répercussion de plus en plus sensible sur les impôts. Les droits réunis augmentaient sans cesse et avec eux augmentait le coût de l’existence. De 40 centimes par hectolitre, la taxe sur la bière finit par monter à 3 francs[2], et l’on peut mesurer à cette hausse formidable les souffrances du public et la gêne de l’industrie. Le prix des denrées coloniales devenait inabordable. L’institution, en 1809, de licences d’importation des produits anglais à condition d’exporter pour la même valeur de marchandises françaises, avait échoué devant les mesures prohibitives prises par la Grande-Bretagne. C’est à peine si, durant quelque temps, elle avait ramené dans le port d’Ostende une activité factice.

En 1813, le mouvement économique était tombé dans un marasme complet. Le préfet de l’Escaut constatait que la fabrication des toiles était réduite au dixième de ce qu’elle avait été. À l’automne, 1,300 ouvriers étaient renvoyés à Gand des filatures de coton. Dans la Dyle, les manufactures, qui occupaient encore 15,725 travailleurs en 1808, n’en comptaient plus trois ans après que 9,362. À partir de 1811 déjà, les faillites se multipliaient, même à Verviers, la ville la plus prospère des départements réunis[3]. En 1814, Liévin Bauwens devait suspendre ses payements.

La situation était d’autant plus fâcheuse qu’on ne doutait pas qu’elle ne fût due à la politique du gouvernement et à l’ambition de l’empereur. Le peuple souffrait plus encore que les classes aisées. Outre le renchérissement de l’existence et le manque de travail, il avait à supporter le fardeau de plus en plus lourd de la conscription. Elle pesait sur lui de tout son poids puisque la faculté du remplacement, introduite et constamment élargie depuis 1799, en exonérait les riches. Au début, quelques mesures avaient été prises pour la rendre moins oppressive en Belgique. Mais les souvenirs de la guerre des paysans n’avaient pas tardé à s’évanouir et il avait fallu se courber sous la loi commune. À partir de 1806, les exigences de l’armée vont croissant avec une rapidité effrayante. En 1807, on appelle non seulement les conscrits de la classe, mais encore, par anticipation, ceux de l’année suivante. Même mesure en 1808, aggravée par un appel supplémentaire des recrues de 1806 à 1809. En 1809, le contingent, grossi des jeunes gens de 1810 convoqués à l’avance, atteint le chiffre de 110,000 hommes ; il passe à 120,000 en 1812 et à 160,000 en 1813, grâce aux appels anticipés des classes de 1814 et de 1815, auxquelles il faut ajouter encore 100,000 gardes nationaux mis en activité.

Naturellement, les recrues cherchent à échapper à ces exigences, mais plus elles s’y efforcent et plus le gouvernement les pourchasse et resserre autour d’elles les mailles du filet. Une véritable traque à l’homme s’organise, aussi ingénieuse que brutale. Depuis 1808, elle absorbe l’activité des préfets au point qu’il s’en faut de peu qu’ils n’apparaissent comme des agents recruteurs. Leur zèle, inlassablement, fouaille l’apathie et la mauvaise volonté des maires et impose aux évêques et aux curés de mettre leur autorité morale au service de l’armée. La gendarmerie patrouille en permanence à la recherche des réfractaires ; des garnisaires sont logés au domicile des parents dont le fils a disparu, à leurs frais s’ils peuvent payer, aux frais de la commune s’ils sont insolvables.

À partir de 1808, on va jusqu’à arrêter les pères et mères des récalcitrants et même leurs « bonnes amies »[4]. Des colonnes mobiles, semant la terreur sur leur passage, parcourent les départements. Il semble que, comme l’esclave antique, le conscrit en fuite soit réputé voleur de son propre corps. Et, en effet, ce corps n’appartient-il pas à l’empereur ? Il est criminel non seulement de le lui dérober, mais de l’endommager en vue de le rendre inapte au service. Tous ceux qui se seront volontairement mutilés, qui se seront fait enlever le pouce ou arracher des dents, afin de ne pouvoir presser la détente du fusil ou déchirer la cartouche, seront incarcérés. Et inlassablement, avec des détails dignes de négriers, les préfets signalent aux maires les subterfuges des jeunes gens qui s’exercent au strabisme ou qui simulent des hernies « par une simple introduction d’air »[5].

La guerre dévore tant d’hommes que force est bien de lui sacrifier les enfants des notables que le gouvernement a épargnés aussi longtemps qu’il l’a pu. Les nécessités sont trop pressantes pour qu’il puisse s’embarrasser plus longtemps de les ménager. Le mécontentement s’en agrandira sans doute, mais les fils incorporés dans l’armée répondront, en qualité d’otages militaires, de l’obéissance des pères. Il importe peu que l’opinion se révolte, si sa révolte, comprimée par la crainte, n’ose se manifester. Dès 1809, les jeunes gens des familles les plus riches sont désignés pour les écoles militaires. S’ils se cachent, leurs pères, déclarés responsables, sont amenés à Paris par la gendarmerie et gardés à vue. En 1813, l’institution des gardes d’honneur astreint au service les fils des cinq cents contribuables les plus imposés de chaque département.

Ajoutez que l’étau de la police se resserre en même temps que celui de l’armée. La liberté de l’esprit est aussi étroitement comprimée que la liberté du corps. Une véritable inquisition civile pèse sur la société. Personne n’est plus sûr de n’être pas dénoncé au préfet ou même au ministre par les espions qui grouillent partout. À la moindre imprudence on est suspect et plus on est élevé dans l’échelle sociale, plus on est en péril. M. et Mme de Beaufort et bien d’autres de leurs pareils reçoivent l’ordre d’aller s’installer à Paris. Le gouvernement refuse la démission des gens en place qu’il oblige à participer aux mesures odieuses auxquelles il a recours, car rien n’est respecté dès qu’il s’agit du service de l’empereur. Il faut que les préfets se résignent à violer l’intimité des familles et à recenser les héritières qui pourront être contraintes à épouser des officiers. De même qu’ils sont devenus agents recruteurs, ils deviennent agents de police. Il est visible qu’à partir de 1811 la « haute police », organisée en commissariats généraux, tend à se subordonner le gouvernement civil. Elle fait arrêter ou jeter en prison, sans autre motif, les suspects, les indésirables ou les « mal pensants », qui gênent ou inquiètent l’autorité. Avec la vitesse croissante d’un corps qui tombe, le gouvernement glisse au bon plaisir et au despotisme pur. À Anvers, le préfet d’Argenson, qu’indignent les progrès de l’illégalité et de l’arbitraire et qui voudrait se concilier ses administrés par la bienveillance et la justice, est dénoncé à Savary par le commissaire Bellemare, et la protection du ministre de l’Intérieur ne parvient pas à le sauver. S’il réussit à déjouer les intrigues ourdies avec la complicité du parquet pour l’impliquer dans une affaire de concussion, le procès Werbroeck devait causer sa chute.

Ce que l’affaire Anneessens avait été au début du régime autrichien, l’affaire Werbroeck le fut au déclin du régime impérial[6]. L’émotion qu’elle souleva s’explique beaucoup moins par son importance et par la personnalité de l’accusé que par le prétexte qu’elle offrit au public d’épancher son ressentiment et ses rancœurs. Werbroeck avait toujours passé pour un adhérent convaincu du système français. Jadis, au Conseil des Anciens, il avait voté pour Bonaparte et il en avait été récompensé par sa nomination de maire d’Anvers. Mais depuis longtemps la police le soupçonnait de favoriser la contrebande et de frauder l’octroi, et après une longue campagne, contrecarrée par les préfets, elle avait enfin obtenu, grâce aux efforts de Bellemare, le 8 juin 1811, un arrêté qui le suspendait de ses fonctions. Quelques mois plus tard, le dossier de l’affaire ayant été placé sous les yeux de Napoléon, l’empereur avait ordonné, pour faire un exemple, des poursuites criminelles. En dépit des objurgations du préfet, le prévenu avait été jeté en prison et, au mépris de la loi, on avait séquestré ses biens. L’affaire fut plaidée à Bruxelles, devant la cour d’assises de la Dyle, au printemps de 1813. Les précautions avaient été minutieusement prises pour amener une condamnation. Tous les jurés, triés sur le volet, étaient Français. Parmi les avocats de Werbroeck on se montrait Pierre Berryer, venu de Paris pour prêter son assistance à l’accusé. Soit que la culpabilité fût douteuse ou que l’éloquence du défenseur l’ait fait passer pour telle, les débats aboutirent, contre toute attente, à une sentence d’acquittement. L’opinion s’était passionnée pour une affaire dont chacun savait l’importance qu’y attachait l’empereur. L’échec personnel que le verdict lui infligeait fut accueilli par un enthousiasme significatif. « La foule attendit le maire à sa sortie du palais de justice, détela sa voiture et la traîna triomphalement jusqu’à son hôtel, sous les fenêtres duquel les fanfares se succédèrent pendant toute la soirée. »

Acclamer la victime du despotisme, c’était huer le despote. Napoléon ne s’y trompa point. Son orgueil était en jeu : la loi n’avait qu’à se plier à sa volonté. De Dresde, où il dirigeait les opérations militaires qui allaient aboutir au désastre de Leipzig, ses ordres s’abattirent aussitôt, cassants et hautains. Il fit incarcérer un avocat bruxellois qui avait plaidé avec trop de vivacité, et Berryer n’échappa au même sort que sur les instances de Cambacérès.

Une lettre impériale, insérée au Moniteur, accusa le jury de corruption et, par une illégalité flagrante, le Sénat fut saisi de l’affaire sous le prétexte que la constitution lui donnait le droit d’intervenir en cas d’actes attentatoires à la sûreté de l’État, et que « le souverain étant la loi suprême et toujours vivante, c’est le propre de la souveraineté de renfermer en soi tous les pouvoirs nécessaires pour assurer le bien, pour prévenir et réparer le mal »[7]. Ainsi l’Empire, au bord de l’abîme, en arrivait à formuler la doctrine du pur absolutisme et à emprunter le langage non plus de César, mais de Dioclétien. Le procès fut renvoyé devant la cour de Douai. Les événements ne lui laissèrent pas le temps de rendre un arrêt qui eût incontestablement été un service. Quant au vieux Werbroeck, il mourut en prison. Mais l’émotion soulevée par ses malheurs et son triomphe se perpétua dans le peuple. Il a conservé le souvenir de Werbroeck comme celui d’Anneessens, en les embellissant, et sur les scènes flamandes, on représente encore devant des auditoires attendris et indignés « De Maire van Antwerpen »[8].

  1. Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France, t. I, p. 486.
  2. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 205.
  3. Ibid., p. 42-44.
  4. Publ. de la Soc. Hist. du Limbourg, t. XXX [1894], p. 23.
  5. Mémorial administratif du département de l’Ourthe, 1808, t. I, p. 165.
  6. Voy. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 286 et suiv. ; A. Thijs, Un drame judiciaire sous l’empire français (Anvers, 1901) ; P. Verhaegen, Le procès de Werbrouck et l’octroi d’Anvers. Revue Générale, t. CVII, [1922], p. 381 et suiv.
  7. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 299.
  8. La pièce est de Fr. Gittens.