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Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 3/1

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Maurice Lamertin (6p. 270-285).
I

La Loi fondamentale établissait les principes de l’ « amalgame » ; il importait maintenant de l’organiser. En Hollande, la tâche ne présentait aucune difficulté. Toutes les institutions essentielles du régime y fonctionnaient déjà et il y suffisait d’une simple mise au point. La question se présentait tout autrement en Belgique où, depuis 1814, on n’était pas encore sorti du provisoire et de l’improvisé. Le moment était venu de donner à cet « accroissement de territoire » son état définitif en l’englobant dans le royaume, c’est-à-dire en étendant aux provinces du Sud le système constitutionnel et administratif des provinces du Nord.

Sans doute le roi trouvait-il que la manière un peu hâtive dont, quatre mois auparavant, il s’était emparé du titre royal, manquait de décorum. Conformément à la Loi fondamentale, il voulut se montrer à ses nouveaux sujets dans la pompe d’une « inauguration » et renouer ainsi, en apparence, la tradition des anciens souverains. La cérémonie s’accomplit à Bruxelles, le 21 septembre 1815, en plein air, suivant l’antique coutume, devant l’église Saint-Jacques-sur-Coudenberg, à l’endroit même où, en 1794, l’empereur François II avait juré le maintien de la Joyeuse Entrée et reçu le serment des États de Brabant[1].

Après les derniers événements, on ne pouvait guère compter sur l’enthousiasme du peuple. C’eût été un motif de frapper les esprits par une solennité éclatante. Malheureusement, par raison d’économie, on avait visé au bon marché. L’estrade n’était pas même achevée et les ouvriers y travaillaient encore quand le cortège y monta. On remarqua en souriant que sous le manteau de velours des ducs de Brabant, dont le roi s’était paré pour la circonstance, il portait un pantalon blanc et des bottes à l’écuyère[2]. On observa surtout que parmi ses ministres figurait un seul Belge, le duc d’Ursel. Le discours qu’il prononça en hollandais devant les États-Généraux, détonna singulièrement aux oreilles des nobles et des bourgeois francisés auxquels il s’adressait. Quant à la foule, qui avait compté sur une abondante distribution de médailles d’argent, son indignation fut grande de n’être aspergée que de pièces de cuivre. La « canaille » s’en vengea en donnant à Guillaume le surnom de « Koperen Koning »[3]. Les ministres étrangers durent emporter de ce commencement de règne, une impression assez morne. L’ambassadeur anglais, lord Clancarty, le plus dépité parce que le plus intéressé à l’avenir du royaume, se borna à écrire à Londres que tout s’était très bien passé.

Durant la première année que la cour et le gouvernement passèrent à Bruxelles (octobre 1816 - septembre 1817), l’impression de malaise laissée par ce début ne fit que s’accentuer. La noblesse trouvait les soirées du palais mortellement ennuyeuses. Le roi la rebutait par sa gravité et ses allures autoritaires. Il parlait le français avec répugnance et il le parlait mal. La reine était mal habillée et voulait trop visiblement être aimable pour l’être en effet[4]. On se sentait désorienté au milieu des Hollandais de l’entourage des souverains. Leur calvinisme, leur politesse cérémonieuse, leur froideur, tout ce qui dans leurs goûts et leurs habitudes différait des mœurs belges, paraissait bizarre, archaïque ou ridicule. Dans les bureaux des ministères et des administrations où ils foisonnaient comme à la cour, il en allait de même. Aux États-Généraux, les députés du Nord et ceux du Midi se regardaient en étrangers. La communauté de religion ne parvenait pas à rapprocher les uns des autres catholiques belges et catholiques hollandais. Nulle mauvaise volonté d’ailleurs. On cherchait à s’accorder sans y parvenir. Par condescendance pour leurs collègues du Sud, les députés du Nord se servaient fréquemment de la langue française. Mais on se choquait malgré soi ; on eût voulu s’unir et on restait divisés. Tout indiquait la juxtaposition de deux peuples : la faconde des Belges, leur liberté d’allures, contrastaient avec le décorum, le flegme et le sérieux de leurs nouveaux compatriotes. À part soi, ceux-ci se considéraient comme les plus solides et ceux-là comme les plus modernes[5].

À cela s’ajoutait l’agitation que le clergé continuait à entretenir contre la Loi fondamentale. La réprobation que le roi avait témoignée publiquement aux évêques au lieu de leur en imposer, n’avait eu pour résultat que d’accentuer chez eux une résistance qui leur apparaissait comme un devoir de conscience. Dominés et excités par Mgr. de Broglie, ils étaient décidés à ne pas faiblir. Au mois de septembre, ils publiaient un « jugement doctrinal » qui n’allait à rien moins qu’à soulever les fidèles contre l’État. Ils y déclaraient que c’était « se rendre coupable d’un grand crime » que de «  concourir au maintien et à l’observation de la Loi fondamentale » ; ils interdisaient de prêter le serment qu’elle imposait aux fonctionnaires ; ils affirmaient enfin qu’en abandonnant la direction de l’instruction à un souverain non catholique, elle trahissait « honteusement » les plus chers intérêts de l’Église[6]. Ainsi, au moment même où le roi jurait d’observer la constitution, le peuple entendait ses pasteurs non seulement la condamner comme impie, mais le provoquer à n’y pas obéir. Ni sous Joseph II, ni sous la République, ni sous l’Empire, le pouvoir spirituel n’avait jamais revendiqué en des termes aussi catégoriques et aussi hardis, sa prééminence sur le pouvoir temporel.

Le péril était d’autant plus grand que ces excitations agissaient sur des masses aigries par la misère. La victoire des alliés sur Napoléon avait plongé l’industrie belge dans une crise douloureuse. Ce n’était pas assez qu’un cordon de douanes et des droits quasi prohibitifs lui fermassent le marché français, elle se trouvait encore en butte à la concurrence de l’Angleterre dont les manufactures, depuis la disparition du blocus continental, inondaient les Pays-Bas de leurs produits. Il avait fallu diminuer la fabrication, congédier des ouvriers, réduire le taux des salaires. De 1815 à 1816, le nombre des toiles de lin vendues au marché de Gand, passe de 78,265 à 56,923. Des grèves et des émeutes éclatent dans tous les centres industriels. À Gand, le peuple brûle des étoffes anglaises sur les places publiques. Cependant, l’exportation des blés vers la Hollande fait hausser le prix du pain. En 1817, la disette est affreuse. En Flandre, dès le mois de mai, on coupe les grains et les fourrages et l’on arrache les pommes de terre sans attendre leur maturité. Le sac de pommes de terre qui coûtait six francs un an auparavant, en coûte vingt. Des gens meurent de misère ; dans quantité de villes on pille les marchés. La mendicité se répand en même temps que le chômage. Rien qu’à Gand, 15,000 ouvriers des usines de coton se trouvent sans travail. Les progrès récents de l’industrie aggravent la situation : plus elle nourrissait de gens, plus son arrêt en plonge dans la détresse. Et naturellement le peuple s’en prend au gouvernement de ses souffrances. Il accuse les ministres hollandais du roi de s’entendre avec les marchands d’Amsterdam et de Rotterdam pour accaparer les grains et affamer les Belges. Pour comble d’embarras, les finances de l’État sont inquiétantes. Le budget de 1815 accuse un déficit de 40 millions de florins.

Incontestablement le règne commençait mal. Pourtant Guillaume ne s’en inquiéta pas : il avait raison. Soutenu par le concert des Puissances, il savait qu’il n’avait rien à craindre du mécontentement des Belges. Se soulever contre lui, c’eût été se soulever contre l’Europe dont il était le mandataire et la « sentinelle ». Au surplus, c’était l’Europe qui portait la responsabilité des griefs qu’on lui attribuait injustement. Il était évident que la crise industrielle n’était que la conséquence de la crise internationale dont on sortait à peine. Quant au clergé, son exaspération contre la Loi fondamentale découlait de la conformité de celle-ci aux huit articles. Ses protestations, par-dessus de la tête de Guillaume, s’en prenaient donc à une décision solennellement ratifiée par le Congrès de Vienne. Il s’insurgeait en réalité contre l’irrévocable, et par cela même, si bruyante et si gênante qu’elle fût, sa campagne ne pouvait aboutir qu’à un échec. Les puissances catholiques, l’Autriche en tête, la désapprouvaient formellement. Le pape lui-même n’osait l’encourager et par considération pour Metternich, se montrait moins ultramontain que Mgr. de Broglie et ses collègues[7].

Aux motifs de sécurité que le roi trouvait à l’extérieur, s’adjoignaient ceux qu’il puisait dans la constitution même de son pouvoir. Qu’avait-il à craindre de la Belgique ? D’avance, toute opposition légale y était impossible. Aux États-Généraux, où chacune des deux parties du royaume, en dépit de la différence des populations, possédait le même nombre de 55 députés, le gouvernement, certain de l’adhésion des Hollandais, n’avait qu’à détacher une seule voix du bloc belge pour disposer d’une majorité conforme à ses vues. Et rien ne lui était plus facile que d’agir sur la représentation nationale, car il la façonnait à son gré. D’après la Loi fondamentale, le roi nommait directement les membres de la première Chambre. Par étroitesse de vues et par excès de confiance en lui-même, il eut soin de n’y faire entrer que des vieillards timides ou fatigués, dépourvus de la moindre énergie et qui s’empressèrent toujours respectueusement de lui complaire[8]. Dans son mépris pour le parlementarisme, l’idée ne lui vint pas qu’un jour peut-être il serait la victime de la nullité et de l’impuissance auxquelles il les avait réduits et qu’en les écrasant sous son autorité, il les mettait dans l’impossibilité de la défendre. Par sa faute, ils se montrèrent incapables de servir autrement qu’en obéissant.

À la différence de cette première Chambre, que son servilisme eut bientôt discréditée, la seconde Chambre était élective, mais elle l’était sous la pression constante du gouvernement. Ses membres étaient nommés, non point au suffrage direct, mais par les États-Provinciaux. Ceux-ci eux-mêmes émanaient du vote de trois catégories d’électeurs : l’ordre équestre, l’ordre des villes et l’ordre des campagnes.

L’ordre équestre se trouvait à la disposition du roi qui en désignait les membres. Dans l’ordre des villes, c’étaient les « régences » municipales (conseils communaux) élues par un petit nombre de censitaires, qui procédaient au choix de leurs députés[9]. L’ordre des campagnes, enfin, se composait d’électeurs nommés au second degré par les propriétaires les plus imposés[10]. Nulle unité d’ailleurs dans ce corps électoral déjà si compliqué. La Loi fondamentale réservait au roi le droit d’édicter les règlements qui en déterminaient dans chaque ville et dans chaque province la composition. Suivant les régions le cens variait, mais il était toujours très élevé, et s’il arrivait qu’on le modifiât, c’était pour l’élever encore davantage. De plus on votait à domicile, les autorités se chargeant de recueillir et de dépouiller les bulletins. Une semblable organisation laissait filtrer partout l’influence du pouvoir. En fait, par pression directe ou déguisée, il déterminait à son gré la majorité des États-Provinciaux et par cela même celle des États-Généraux. Les gouverneurs qui, dans chaque province, présidaient les États, leur recommandaient ouvertement les candidats officiels, et il était bien rare qu’on ne déférât point à leurs désirs. Très souvent, c’est sur des fonctionnaires que se portait le choix. Ils abondaient à la seconde Chambre et leur complaisance était d’autant plus grande que le roi pouvait casser ceux d’entre eux dont le vote lui avait déplu[11]. C’était en même temps un moyen de se débarrasser pour toujours de leur opposition, un arrêté ayant rendu inéligibles les fonctionnaires révoqués. Ainsi constituée, on voit quelle illusoire garantie la seconde Chambre des États-Généraux fournissait à la nation en face du souverain. Il fallut attendre l’éveil de l’opinion et la constitution de partis politiques, pour voir se dessiner peu à peu une opposition devant laquelle le gouvernement se sentit d’autant plus désorienté qu’il ne l’avait pas crue possible.

On était encore loin de là en 1815. Complètement rassuré sur l’exercice de son pouvoir, le roi affichait volontiers des allures de souverain constitutionnel et libéral. Il avait sans cesse à la bouche la Loi fondamentale et l’on ne peut méconnaître qu’il la respectait rigoureusement « comme il la comprenait ». Il la comprenait, cela va sans dire, dans le sens le plus étroit. À ses yeux, elle abandonnait à la couronne tous les pouvoirs qu’elle ne lui refusait pas expressément. Toutes les questions qu’elle n’avait pas explicitement tranchées, toutes celles dont elle remettait la solution à plus tard, c’était au roi à en décider. La presse, dont elle reconnaissait en principe la liberté (§ 227), demeura sous l’empire d’un arrêté pris en 1815 (20 avril) et qui la soumettait au régime le plus sévère[12]. L’inamovibilité de la magistrature ne fut établie qu’en 1830. Largement interprétée, la constitution eût pu donner naissance à une sorte de régime parlementaire. Interprétée suivant les vues de Guillaume, elle se prêta très bien à l’absolutisme. Le respect que le roi professa toujours pour elle n’avait rien d’hypocrite. Il ne lui fit pas violence : il se contenta de pousser jusqu’au bout les droits qu’elle lui reconnaissait. En 1819, van der Duyn observait très justement que tout en ménageant les formes, il exerce « la puissance réelle pour ne pas dire absolue »[13].

On l’a accusé d’avoir voulu « hollandiser » la Belgique. Il ne paraît pas que cette accusation soit plus fondée que celle d’avoir voulu la « protestantiser ». Rien dans sa conduite n’indique qu’il ait eu le dessein de la violenter. Son but fut incontestablement d’unir en un même tout les deux peuples sur lesquels l’Europe l’avait appelé à régner, de les « amalgamer » non seulement par le territoire mais par la communauté des mêmes institutions et de la même administration. Il n’était pas et ne voulait pas être le roi de la Hollande mais le roi des Pays-Bas, et il se proposa de faire de ceux-ci sinon une seule nation, du moins un même État. On ne découvre chez lui aucune intention de traiter les Belges comme les Prussiens, par exemple, traitèrent les Polonais. Il se proposa non de subordonner une partie de ses sujets à l’autre, mais de les adapter les uns aux autres par l’action de son gouvernement. Son œuvre, comme celle des souverains éclairés du XVIIIe siècle, fut purement monarchique. C’est moins l’unité de civilisation que l’unité politique qu’il eut en vue. Sa tentative même d’imposer la langue néerlandaise aux provinces belges s’explique avant tout par l’intérêt de l’État.

Mais pour atteindre au but qu’il visait, il fut bien obligé de recourir de préférence à des Hollandais. Il était sûr de rencontrer parmi eux un dévoûment absolu à sa personne et à ses desseins. S’il les favorisa ce fut sans doute beaucoup plus à cause de leurs sentiments monarchiques qu’à cause de leur nationalité. Pour peu qu’on y réfléchisse, on comprend qu’il lui était impossible de livrer l’administration à ces Belges qui avaient rejeté la Loi fondamentale et dont la plupart soutenaient contre lui les protestations des évêques. Il utilisa tous ceux d’entre eux qui étaient utilisables. Ce n’est pas sa faute s’ils ne constituèrent jamais qu’une minorité. S’il fut ou plus exactement, s’il parut être injuste à leur égard, on doit reconnaître que cette injustice était inévitable.

Son administration ne s’inspira pas du tout de l’esprit hollandais mais de l’esprit napoléonien. Si bizarre que cela puisse paraître à première vue, on y retrouve tous les traits fondamentaux du gouvernement impérial. Qu’importe que les préfets et les départements portent maintenant les noms de gouverneurs et de provinces s’ils n’en continuent pas moins à fonctionner comme auparavant ? Sans doute, l’identité n’est pas complète. La Loi fondamentale ne permet pas le retour à l’arbitraire et au despotisme policier des derniers temps de l’Empire. Mais il n’en est pas moins évident que, sous le règne de Guillaume, l’administration a été aussi complètement l’instrument du souverain, a exercé une action aussi profonde, a été aussi irresponsable vis-à-vis de la nation, que sous le règne de Napoléon. N’est-il pas caractéristique que, dès les premiers jours, le roi se soit entouré de parti-pris d’hommes formés au service de l’État français ? Si van Maanen, de Coninck-Outrive, de Celles, Holvoet, Gagel, Wichers, Appelius, van Gobbelschroy, de Keverberg et quantité d’autres sont d’anciens préfets ou d’anciens maîtres des requêtes au Conseil d’État, n’est-ce pas la preuve évidente que sous le nouveau régime se continue la tradition du régime antérieur ? Le royaume des Pays-Bas a beau constituer la barrière de l’Europe contre la France, sa politique a beau s’opposer à la politique française, ce n’en est pas moins la tradition française qui inspire et qui dirige sa monarchie administrative. Guillaume comprend que les agents de l’empereur constituent son meilleur appui contre les réactionnaires et les cléricaux. Car c’est l’État moderne qu’ils ont édifié sur les ruines de l’Ancien Régime et, en servant le roi, c’est lui qu’ils servent. « Il est à remarquer, dit un rapport confidentiel, que les fonctionnaires et les partisans modérés du gouvernement précédent sont aujourd’hui les sujets les plus zélés et les plus affectionnés du roi, et c’est ce que les prêtres et les complices de leurs cabales sentent fort bien, lorsqu’ils disent que ce ne sont que les Buonapartistes qui ont accepté la constitution »[14].

Qu’entendaient-ils par Buonapartistes ? Évidemment cette classe d’hommes nouveaux, acheteurs de biens nationaux, jacobins nantis, fonctionnaires et industriels qui, sous le Consulat et sous l’Empire, sont devenus, par conviction et par intérêt, les plus fermes soutiens de l’État. Toutes les raisons qui les ont ralliés à Napoléon les groupent maintenant autour de Guillaume, puisque Guillaume comme Napoléon est le garant du régime moderne. Comme lui, ils se disent libéraux, et ils le sont en effet dans la mesure où le libéralisme se confond avec l’attachement aux principes de la société civile. Cela revient à dire qu’ils sont avant tout anticléricaux, car c’est l’Église qui maintenant, par la revendication de ses anciennes prérogatives, dirige le mouvement contre la société nouvelle que la Révolution triomphante a stabilisée.

Qu’elle l’emporte, et c’en sera fait de toutes les conquêtes obtenues après tant de formidables épreuves. Par la brèche qu’elle aura ouverte passera tout le reste de l’Ancien Régime, et sur les ruines de l’État moderne se rétabliront, par l’alliance du trône et de l’autel, tous les abus et tous les privilèges qui, à mesure que l’on s’en éloigne, paraissent plus monstrueux. Ne voit-on pas, en France, le clergé grouper autour de lui tous les ennemis de la Charte, susciter à Louis XVIII des difficultés incessantes, conspirer avec le comte d’Artois, exiger le retour des jésuites, organiser la « terreur blanche » contre les partisans des droits de l’homme, bref, se poser en adversaire irréconciliable de l’ordre social, menacé par lui d’une révolution réactionnaire ? Et dans les Pays-Bas, sa conduite n’est-elle pas plus significative encore ? Ne proteste-t-il pas contre la Loi fondamentale, contre la tolérance, contre les lois civiles les plus essentielles à la liberté de conscience et à l’égalité des citoyens ? Pour lui résister, il n’est évidemment qu’un moyen : faire bloc autour du roi, protecteur de l’État, et par cela même protecteur des principes sur lesquels il est fondé. La liberté politique importe peu : ce qui importe, c’est la défense de la liberté civile contre l’Église qui la menace. Le libéralisme consiste en ce moment-là, non point à attaquer les prérogatives royales, mais au contraire à les soutenir, puisqu’elles sont le rempart indispensable à la défense du régime nouveau contre l’Ancien Régime. Ainsi pense Reyphins, ainsi pense Dotrenge[15], juristes formés par la législation et l’administration napoléoniennes et qui, durant les premières années de l’existence du royaume, seront les coryphées de ces libéraux belges dont l’attachement à l’État laïc et à la société civile fera les plus fermes appuis de la couronne. S’ils la défendent, ce n’est point par attachement à la Hollande. Leurs principes, leur formation, leur langue, tout cela vient de France, et c’est un spectacle curieux et paradoxal que de voir Guillaume, cette sentinelle de l’Europe contre la France, forcé de s’appuyer, par nécessité politique, sur une clientèle de libéraux d’éducation toute française.

Bien plus ! On le voit protéger ces émigrés français qui, forcés par la Restauration de chercher un asile dans son royaume, abondent à Bruxelles ou s’installent, au gré des hasards de leur existence cahotée, dans les grandes villes de Belgique. C’est un pêle-mêle extraordinaire que ces réfugiés : régicides frappés par la loi du 12 janvier 1816, anciens dignitaires de l’Empire, hommes politiques, pamphlétaires, journalistes, appartenant aux classes sociales les plus diverses, mais unis en une haine commune contre les Bourbons[16]. Quelques-uns, arrivés à la fin de leur carrière, comme Cambacérès, Sieyès ou Merlin, ne songent plus qu’à se ménager dans les Pays-Bas un exil confortable. D’autres, moins bien nantis, s’inscrivent au barreau, vivent de leçons et surtout cherchent dans le journalisme un exutoire à leur activité et à leurs passions politiques. Une ancienne « merveilleuse » du temps du Directoire, Mme Hamelin, a fait de son salon leur quartier général.

C’est là que, groupés autour de Vadier, de Cambon, de Rouyer de l’Hérault, de Prieur de la Marne et de bien d’autres, ils entretiennent leurs espoirs et leurs rancunes. C’est là qu’on prépare les articles de cette quantité de gazettes, L’Observateur allemand, La Gazette de Brème, La Gazette du Rhin, Le Nain Jaune, Le Mercure Surveillant, qui inlassablement attaquent, persiflent et raillent le gouvernement de Paris, la réaction, l’obscurantisme, le cléricalisme, le drapeau blanc et la Sainte-Alliance. Bruxelles devient un foyer d’intrigues bonapartistes et libérales contre la France de la Restauration. Et malgré les représentations des ministres de Louis XVIII, malgré les conseils de prudence qu’il reçoit de la Russie, de l’Autriche et même de l’Angleterre[17], le roi laisse faire et témoigne en faveur des pamphlétaires français une mansuétude qui touche à la complicité. Lui, si ardent à poursuivre les journalistes belges, il se retranche maintenant derrière la Loi fondamentale et invoque la liberté de la presse. Visiblement il est bien aise d’une campagne qui, puisqu’elle attaque le cléricalisme des Bourbons, condamne en même temps le cléricalisme belge. Il jouit agréablement, au surplus, des louanges dont le comblent ses protégés et du libéralisme dont ils lui font gloire. Il laisse le prince d’Orange leur manifester publiquement des sympathies compromettantes. Il n’a vraisemblablement pas tout connu du complot ridicule où la vanité du prince l’a entraîné en 1816 dans l’espoir insensé de détrôner Louis XVIII à son profit, avec l’aide des bonapartistes[18]. Il est impossible pourtant qu’il en ait tout ignoré et du moins peut-on lui reprocher, en cette affaire, d’avoir sacrifié à sa complaisance pour les libéraux français et à son antipathie pour les Bourbons, la correction que lui imposait sa mission européenne.

Il n’a pas assez de pénétration d’ailleurs pour observer que les réfugiés, par leur prestige, par leur talent, par l’action sociale qu’ils exercent, répandent autour d’eux cette influence française dont il voudrait affranchir la Belgique. Sous l’Empire, Bruxelles, réduit à n’être plus qu’une simple préfecture, n’avait eu que l’activité intellectuelle d’une ville de province. Et voici que dans le même moment où il est élevé au rang de seconde capitale du royaume des Pays-Bas, il devient un ardent foyer de propagande politique libérale et d’agitation politique. L’activité qu’y déployent les réfugiés le fait sortir peu à peu de son engourdissement et de son apathie. L’opinion se passionne pour leurs polémiques, s’intéresse à leurs principes, s’inspire de leurs idées, s’éprend de leur style, de leur esprit, de leur faconde et, dominée par eux, s’oriente toujours davantage vers la France et vers Paris. Incontestablement, les gens qui lisent ne lisent que des journaux français. Ceux du pays cherchent à en imiter le ton et se forment à leur exemple. La presse, attentive à tout ce qui paraît à Paris, en lance aussitôt des contrefaçons. Le théâtre du Parc, où les réfugiés font venir des troupes françaises, joue devant une salle comble. Jamais, semble-t-il, depuis la fin du XVIIIe siècle, l’emprise de la France sur la Belgique n’a été aussi grande qu’à ce moment. On s’y abandonne parce qu’on n’a plus à la craindre, parce qu’elle n’agit plus que par son prestige, et qu’elle ne s’impose plus comme jadis par la violence et la conquête. Aussi bien, ne sont-ce point les mêmes problèmes qui, des deux côtés de la frontière, se trouvent à l’ordre du jour ? Ici et là, la même lutte ne se livre-t-elle pas entre adversaires et partisans du monde nouveau né de la Révolution ?

La portée du conflit allait bien au delà des questions de l’heure, mais personne encore ne pouvait en prévoir les répercussions lointaines. Pour le moment, elle semblait circonscrite aux limites de la Loi fondamentale et le roi, satisfait de l’appui que lui apportaient les libéraux, comptait sur leur adhésion perpétuelle et se croyait habile en secondant partout leurs progrès.

Dans presque toutes les grandes villes, ils dominaient dans les loges maçonniques. Elles s’étaient reconstituées sous l’Empire, au gré des circonstances, et elles avaient attiré vers elles la bourgeoisie anticléricale. Peu influentes d’ailleurs et n’entretenant les unes avec les autres que des rapports peu suivis, elles s’étaient soigneusement abstenues d’attirer sur elles l’attention de la police napoléonienne. Mais, après 1815, elles aussi avaient ressenti l’influence des réfugiés français. À Bruxelles, Prieur de la Marne était secrétaire et orateur des « Amis philadelphes », et dans toutes les autres loges l’action des proscrits de la Restauration était prépondérante. Le roi songea tout de suite à les utiliser à son profit et à les détacher du Grand-Orient de France pour les unir en un seul corps national. En 1818, il parvint à faire reconnaître son second fils, le prince Frédéric, comme grand-maître de toutes les loges du Royaume[19]. En même temps, une propagande entretenue dans l’armée par les plus hautes autorités militaires s’efforça de faire entrer les officiers dans la maçonnerie[20]. Ainsi le gouvernement aurait la haute main sur les centres les plus actifs de l’opinion libérale qu’il s’obstinait à confondre, au moins en Belgique, avec l’opinion monarchique. Évidemment, le roi travaillait à se constituer un parti. Il ne s’avisait pas qu’en s’alliant aux libéraux et aux francs-maçons il approfondissait le fossé qui le séparait des catholiques.

S’en fût-il avisé d’ailleurs, il ne s’en fût pas inquiété. Il savait bien que dans les provinces du Sud, ils étaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, que seuls, grâce au clergé, ils atteignaient et influençaient l’opinion du peuple, que, dans les régions flamandes surtout, leur situation était d’autant plus forte que la foi était plus vive ; mais qu’avait-il à en redouter ?

Il est certain qu’ils ne pouvaient songer et qu’ils ne songeaient pas à une révolte. Agir sur les États-Généraux leur était plus impossible encore, puisque le gouvernement disposait à sa guise des élections et qu’au surplus, assuré du vote des Hollandais et des libéraux belges, il ne craignait aucune opposition. Il suffirait donc au roi de parler haut et au besoin d’agir ferme pour rappeler à l’ordre et maintenir dans le devoir les « fanatiques » ou les mauvais citoyens qui boudaient l’État. De très bonne foi, il était convaincu qu’ils constituaient un péril pour le royaume et que son devoir était de les mater. Ne protestaient-ils pas contre la Loi fondamentale ? Ne les voyait-on pas applaudir publiquement aux mesures par lesquelles la « Chambre introuvable » cherchait en France à restaurer le règne de l’Église au profit de l’Ancien Régime ? L’influence française, qui lui apparaissait si bienfaisante chez les libéraux, lui apparaissait chez les catholiques comme une menace permanente pour la sécurité des Pays-Bas. Sa politique interne et sa politique extérieure lui commandaient également de combattre une faction si dangereuse. Son anticléricalisme, pur de toute arrière-pensée confessionnelle, se justifiait à ses yeux par raison d’État. Il n’était que de tenir la dragée haute aux « apostoliques ». La manière forte à leur égard était la seule bonne. Joseph II et Napoléon lui avaient montré la voie à suivre. L’essentiel pour réussir était de ne pas se brouiller avec les libéraux. Mais leur concours ne lui était-il pas garanti ? Comment eussent-ils hésité à collaborer avec lui contre des gens qui rejetaient leurs principes avec horreur, les abreuvaient d’outrages et osaient railler leurs doctrines « qu’on a nommées libérales comme les Grecs appelaient les furies euménides » ?[21]

Si l’on jette un coup d’œil sur la situation politique telle qu’elle se dégage immédiatement après 1815, elle apparaît donc sous un aspect assez simple. Pour le roi, la tâche essentielle est de constituer l’ « amalgame » des deux parties du royaume. Il le doit, de par le mandat qu’il a reçu de l’Europe, et il le veut, de par son intérêt de souverain. Pour accomplir cette œuvre difficile, il ne compte que sur son pouvoir personnel, appuyé par les Hollandais et par les libéraux de Belgique. Un obstacle se dresse devant lui : la résistance catholique qui se confond à ses yeux avec le péril français. Le bien de l’État exige qu’elle soit abattue. Sa cohésion politique, sa prospérité et sa sécurité sont à ce prix.

  1. H. Vander Linden, L’inauguration de Guillaume 1er, roi des Pays-Bas. Bulletin de l’Acad. Roy. de Belgique. Classe des Lettres, 1921, p. 378 et suiv.
  2. Son portrait dans la salle des séances de l’Académie de Belgique le représente sous ce costume.
  3. Vander Linden, loc. cit., p. 394.
  4. Gedenkstukken 1813-1815, p. XXVI.
  5. Sur cette incompatibilité, les contemporains sont unanimes. Le ministre russe, Phull, va jusqu’à parler de haine nationale. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 591 et suiv. Son compatriote Czernicheff dit que les Belges et les Hollandais sont comme le feu et l’eau. Ibid., p. 633. Voy. encore Ibid., p. 453, l’opinion de l’Autrichien Binder. D’après un Hollandais, les Belges sont « verbitterd tegen alles wat uit Holland komt… Elk herbergier, elk daglooner is een politiek en acht zich meer in staat om regent te zijn dan in Holland de verstandigste mannen ». Ibid., t. II, p. 62. D’après un autre, la réunion avec la Belgique est « een temporair onheil » dont Dieu a voulu châtier la Hollande, Ibid., t. III, p. 390.
  6. Ch. Terlinden, Guillaume Ier et l’Église catholique, t. I, p. 103 et suiv. (Bruxelles, 1906).
  7. Terlinden, op. cit., p. 147.
  8. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 667. Meyendorff dit qu’elle ne se compose que « d’invalides pensionnés qui ne sont considérés ni individuellement ni collectivement ».
  9. À Verviers, par exemple, il y a 514 votants et 293 éligibles parmi lesquels sont pris les électeurs nommant le collège électoral de 24 membres qui désigne les membres de la « régence ». À Gand (1817) les ayant droit de voter (stemgerechtigde) doivent payer 50 florins d’impôts directs non compris le droit de patente. Ils nomment les 60 électeurs (kiezers) qui choisissent les membres de la Régence parmi les contribuables payant au moins 100 florins d’impôts directs non compris le droit de patente.
  10. En Hainaut, suivant les localités, le cens de ces électeurs était de 20 à 60 florins de contributions directes.
  11. En février 1818, le budget n’ayant passé qu’à la majorité des deux tiers des voix, il ordonne de rayer de la liste des personnes invitées à la Cour, les trente-trois membres des États qui ont voté contre. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 246.
  12. Le 6 mars 1818, la cour spéciale que cet arrêté instituait pour les délits de presse fut supprimée. Mais les pénalités demeurèrent draconiennes et la facilité de poursuivre était si grande qu’en fait les journalistes ne pouvaient se permettre aucune critique sans s’exposer à une accusation.
  13. Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 347.
  14. Gedenkstukken 1815-1825, p. 20.
  15. Voy. à cet égard sa lettre à Falck du 10 août 1815, tout à fait caractéristique de son anticléricalisme. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II, p. 579 et suiv.
  16. Sur leur rôle, voy. P. Duvivier, L’exil du comte Merlin dans les Pays-Bas (Malines, 1911) et Les anciens conventionnels sous la Restauration. L’exil de Cambacérès à Bruxelles, t. I. (Bruxelles, 1923). Add. Notes et souvenirs inédits de Prieur de la Marne, publ. par G. Laurent (Paris, 1912) ; Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. 188, 191, 194.
  17. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 204, 207, 213, 594-596. En septembre 1816, le roi finit par proposer une loi réprimant les attaques contre les souverains étrangers. Ibid., p. 597.
  18. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 486, 601, 605. 609, 611, 615. Il recommença en 1820. Ibid., p. 264, 278. Pour sa participation au complot bonapartiste d’août 1821, voy. de Noailles, Le comte Molé, t. IV, p. 358 (Paris, 1925).
  19. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 249. Cf. Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. 195, 402, 403.
  20. R. Starklof, Das Leben des Herzogs Bernhard von Sachsen-Weimar Eisenach, t. I, p. 238 (Gotha, 1865) ; H. von Gagern, Das Leben des Generals Friedrich von Gagern, t. I, p. 569 (Leipzig, 1856).
  21. F. van der Haeghen, Bibliographie gantoise, t. V, p. 322.